Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 34

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 356-365).


CHAPITRE XXXIV.


Le roi Jean, Je te le dis, ami, c’est un véritable serpent que je rencontre sur mon chemin. Quelque part que je pose mon pied, il est toujours devant moi. Me comprends-tu ?
Shakspeare, Le roi Jean.


Il y avait grande fête au château d’York, où le prince Jean avait invité les nobles, les prélats et les chefs par les secours desquels il espérait réussir dans ses projets ambitieux sur le trône de son frère. Waldemar Fitzurse, son agent politique, homme habile, travaillait secrètement à leur inspirer le degré d’énergie nécessaire pour se déclarer ouvertement ; mais l’entreprise était différée par l’absence de certains membres de la confédération. Le courage ferme et entreprenant, quoique brutal, de Front-de-Bœuf ; la vivacité et la hardiesse de de Bracy ; la sagacité, l’expérience et la valeur renommée de Brian de Bois-Guilbert, étaient d’une grande importance pour le succès de la conspiration ; et tout en maudissant en secret leur absence, dont ils ignoraient les motifs aussi bien qu’ils n’y voyaient aucune nécessité, ni Jean ni son conseiller n’osaient commencer les opérations sans leur concours. Le juif Isaac semblait aussi avoir disparu, et avec lui s’évanouissait l’espoir de réaliser le projet d’un emprunt considérable que le prince Jean avait négocié avec l’Israélite et ses frères. Dans un moment aussi critique, le manque d’argent menaçait de leur devenir funeste.

Ce fut dans la matinée du lendemain de la prise de Torquilstone qu’un bruit vague se répandit dans York que de Bracy et Bois-Guilbert, avec leur confédéré Front-de-Bœuf, avaient été faits prisonniers ou tués. Waldemar, en apportant cette nouvelle au prince, ajouta qu’il craignait d’autant plus qu’elle ne fût vraie, qu’ils étaient partis avec un faible détachement, dans le dessein d’enlever Cedric le Saxon et sa faible escorte.

En toute autre circonstance, le prince Jean aurait regardé cet acte de violence comme une simple plaisanterie ; en ce moment il compromettait ses propres intérêts et dérangeait ses projets. Il s’emporta donc avec violence contre les auteurs d’une telle folie, leur reprochant d’enfreindre les lois, de troubler l’ordre public et d’attenter aux propriétés particulières. En un mot, le ton qu’il prit aurait été digne du roi Alfred lui-même.

« Pillards sans principes ! Si jamais je devenais roi d’Angleterre, je ferais pendre tous ces maraudeurs au dessus des ponts-levis de leurs propres châteaux, s’écria-t-il.

— Mais pour devenir roi d’Angleterre, répliqua froidement son Achitophel, il faut non seulement que Votre Grâce souffre les transgressions de ces brigands sans principes, mais leur accorde sa protection, malgré votre louable zèle pour les lois qu’ils enfreignent si souvent. Que deviendra notre entreprise si les Saxons insurgés réalisent les visions de Votre Grâce en convertissant les ponts-levis de nos manoirs féodaux en autant de gibets ? Ce fier Cedric me paraît être précisément l’homme à qui une pareille idée ait pu entrer dans la tête. Vous savez bien qu’il serait dangereux de faire un pas sans Front-de-Bœuf, de Bracy, et le templier ; cependant nous sommes trop avancés pour pouvoir reculer sans danger. »

Le prince se frappa le front d’un air d’impatience, et se promena à grands pas dans l’appartement. « Les misérables ! s’écria-t-il ; les traîtres ! les vils scélérats ! m’abandonner dans un moment aussi critique !

— Dites plutôt les fous, les insensés, les étourdis, qui s’amusent à de pareilles folies lorsque nous avons à nous occuper de choses si sérieuses.

— Que ferons-nous ? » dit le prince s’arrêtant Tout-à-coup devant Waldemar.

« Rien autre chose que ce que j’ai déjà ordonné. Je ne suis pas venu annoncer un malheur à Votre Grâce, sans avoir pris les dispositions nécessaires pour y remédier.

— Tu es toujours mon bon ange, Waldemar, et avec un chancelier tel que toi pour m’aider de ses conseils, le règne de Jean ne peut manquer de devenir célèbre dans nos annales. Quelles sont les dispositions que tu as prises ?

— J’ai donné ordre à Louis Winkelbrand, lieutenant de de Bracy, de faire sonner le boute-selle, de déployer sa bannière, et de partir à l’instant pour le château de Front-de-Bœuf, afin de reconnaître s’il est encore possible de tenter quelque chose en faveur de nos amis. »

Le visage du prince se couvrit d’une rougeur pareille à celle que produit l’orgueil blessé chez un enfant gâté qui croit avoir reçu un affront. « Par la face de Dieu ! Fitzurse, dit-il, c’est pousser la hardiesse un peu loin ! Qui vous a donné le droit de faire sonner la trompette et de déployer la bannière dans une ville où je suis en personne, sans mon exprès commandement ?

— Je prie Votre Grâce de me pardonner, » répondit Fitzurse tout en maudissant intérieurement la sotte vanité de son maître ; « mais, comme la circonstance m’a paru urgente, comme la perte de quelques minutes pouvait devenir funeste, j’ai cru devoir prendre sur moi cette responsabilité dans une affaire où il s’agit de vos plus chers intérêts.

— Je te pardonne, Fitzurse, dit gravement le prince ; ton intention excuse ta promptitude et ton excessive témérité… Mais qui nous arrive ici ? Par la sainte Croix ! c’est de Bracy lui-même ! et dans quel étrange équipage ! »

C’était effectivement de Bracy. Couvert de boue et de poussière, le visage enflammé par la rapidité de sa course, son armure sanglante et brisée, tout en lui prouvait qu’il arrivait d’un champ de bataille. Dégrafant son casque, il le posa sur la table, et se tint quelques instants debout, comme pour recueillir ses idées avant de communiquer les nouvelles qu’il apportait. Le prince prit la parole le premier :

« De Bracy, que signifie tout ceci ? parle, je te l’ordonne : les Saxons se seraient-ils révoltés ?

— Parle, de Bracy, » dit Fitzurse presque en même temps que son maître ; « n’es-tu plus un homme ? Qu’est devenu le templier ? où est Front-de-Bœuf ?

— Le templier a pris la fuite, répondit de Bracy ; quant à Front-de-Bœuf, vous ne le verrez plus ; il a trouvé un brillant trépas au milieu des poutres enflammées de son propre château, et je crois être le seul qui ait pu s’échapper pour vous apporter cette nouvelle.

— Vous en parlez bien froidement, pour une affaire qui a été si chaude, reprit Waldemar.

— Je ne vous ai pas encore dit le pire, » répliqua de Bracy ; et, s’approchant du prince Jean, il lui dit à voix basse, mais avec une sorte d’emphase : « Richard est en Angleterre ; je l’ai vu, je lui ai parlé. »

Le prince pâlit, chancela, et s’appuya sur le dos d’un banc de chêne pour se soutenir, comme un homme qui vient d’être frappé d’une flèche au milieu de la poitrine.

« Tu es fou, de Bracy, dit Fitzurse, cela ne peut être.

— C’est pourtant l’exacte vérité. J’ai été son prisonnier, je lui ai parlé.

— Tu as parlé à Richard Plantagenet ?

— Oui, à Richard Plantagenet, à Richard Cœur-de-Lion, à Richard d’Angleterre.

— Et tu as été son prisonnier ? Il est donc à la tête d’un corps de troupes ?

— Non ; il n’avait autour de lui qu’un petit nombre d’outlaws, qui même ignorent qui il est. Je l’ai entendu dire qu’il était au moment de les quitter ; il ne s’était joint à eux que pour les aider à enlever d’assaut le château de Torquilstone.

— Oui ! dit Fitzurse ; à ce trait nous devons reconnaître Richard !… vrai chevalier errant qui court les aventures, se confiant dans la force de son bras comme un autre sire Guy ou un autre sire Bevis[1] et négligeant les affaires de son royaume avec la même insouciance qu’il montre pour sa propre vie… Que te proposes-tu de faire, de Bracy ?

— Moi ? j’ai offert à Richard mes services et ceux de mes francs lanciers ; mais il m’a refusé. Je vais les conduire à Hull, m’emparer d’un navire, et me rendre avec eux en Flandre. Grâce au temps où nous vivons, un homme déterminé trouvera toujours de l’emploi. Et toi, Waldemar, veux-tu, abandonnant la politique, prendre la lance et le bouclier, te mettre en route avec moi, et partager avec moi ma bonne ou ma mauvaise fortune ?

— Je suis trop vieux, Maurice, et j’ai une fille : pourrais-je l’abandonner ?

— Donne-la-moi en mariage, Fitzurse ; et, avec l’aide de Dieu et de ma lance, je lui formerai un établissement digne d’elle et de sa naissance.

— Non, non, répondit Fitzurse : je me réfugierai dans l’église de Saint-Pierre de cette ville ; l’archevêque est mon ami intime, un ami éprouvé. »

Pendant cette conversation le prince était revenu peu à peu de l’état de stupeur dans lequel l’avait jeté cette nouvelle inattendue, et avait prêté une oreille attentive aux discours de ses deux confédérés. « Ils se détachent de moi, » se dit-il en lui-même ; « ils ne tiennent pas plus à moi que la feuille desséchée ne tient à la branche qui l’a nourrie, lorsque le vent souffle sur elle. Enfer et démons ! ne puis-je trouver en moi-même quelques ressources, lorsque ces lâches m’abandonnent ! » Il réfléchit un instant ; et l’on ne saurait peindre l’expression diabolique de sa figure et de son geste au moment où, avec un rire forcé, il interrompit leur entretien en s’écriant : « Ha ! ha ! ha ! par le sourcil de Notre-Dame ! mes braves amis, je vous ai toujours connus pour des hommes sages, entreprenants, pleins de courage ; et je suis sûr que vous ne sacrifierez pas richesses, honneurs, plaisirs, tout ce que notre noble entreprise vous promettait, au moment où il ne faut qu’un coup hardi pour vous procurer tout cela.

— Je ne vous comprends pas, dit de Bracy ; dès que le retour de Richard sera connu, il se trouvera à la tête d’une armée, et alors tout est fini pour nous. Je vous conseille, mon prince, de vous retirer en France, ou de vous mettre sous la protection de la reine-mère.

— Je ne m’inquiète nullement de ma sûreté personnelle, » dit Jean avec hauteur ; « je saurai y pourvoir en disant un mot à mon frère. Mais quelque bien disposés que je vous voie, vous, de Bracy, et vous, Waldemar Fitzurse, à m’abandonner si promptement, je ne verrais pas avec beaucoup de plaisir vos têtes exposées au dessus de la porte de Clifford, dans cette ville d’York. Penses-tu, Waldemar, que le rusé archevêque ne te laisserait pas arracher du sanctuaire même, s’il pouvait à ce prix faire sa paix avec Richard ? Et toi de Bracy, oublies-tu que Robert d’Estouteville, avec toutes ses forces, intercepte la route de Hull, et que le comte d’Essex met sur pied tous ses vassaux ? Si nous avions quelque raison de craindre ces deux feudataires de la couronne, même avant le retour de Richard, penses-tu qu’il puisse y avoir aujourd’hui le moindre doute sur le parti qu’ils embrasseront ? Crois-moi, d’Estouteville seul est assez fort pour précipiter dans l’Humber[2], toi et tes francs compagnons. »

Fitzurse et de Bracy se regardèrent ; l’épouvante était peinte sur leurs visages.

« Il ne reste plus qu’un moyen de salut, » continua le prince dont le front se couvrit d’un voile sombre, « l’objet de notre terreur voyage seul… Il faut aller à sa rencontre.

— Ce ne sera pas moi, s’écria vivement de Bracy : j’ai été son prisonnier, et il m’a accordé merci : je ne toucherais pas à une seule plume de son casque.

— Qui vous parle d’y toucher ? » lui dit Jean avec un sourire amer ; « le misérable dira bientôt que j’ai voulu insinuer qu’il devait tuer mon frère ! Non, la prison est préférable : qu’elle soit en Angleterre ou en Autriche, qu’importe ? les choses ne feront que rester dans le même état où elles étaient quand nous avons commencé notre entreprise ; elle était fondée sur l’espoir que Richard resterait captif en Allemagne. Notre oncle Robert n’a-t-il pas fini ses jours prisonnier dans le château de Cardiff ?

— Nous le savons, dit Waldemar ; mais votre grand-père Henri était assis sur son trône plus solidement que Votre Grâce ne peut l’être encore. Je dis que la meilleure prison est celle qui est creusée par le fossoyeur. Il n’est pas de donjon plus sûr que le caveau voûté d’une église. Voilà mon opinion.

— Prison ou caveau, dit de Bracy, je m’en lave les mains.

— Lâche ! s’écria le prince Jean, voudrais-tu nous trahir ?

— Je n’ai jamais trahi personne, » répondit fièrement de Bracy ; et l’épithète de lâche n’a jamais accompagné mon nom.

— Doucement, sire chevalier, dit Waldemar ; et vous, prince, pardonnez les scrupules du vaillant de Bracy ; j’espère réussir bientôt à les faire taire.

— C’est ce qui est au dessus de votre éloquence, Fitzurse, répliqua le chevalier.

— Mon cher Maurice, » dit le rusé politique, « ne t’emporte pas comme un coursier ombrageux, sans avoir examiné ce qui cause ton effroi. Ce Richard, hier encore ton plus grand désir aurait été de te mesurer avec lui corps à corps sur un champ de bataille ; cent fois je te l’ai entendu dire.

— Sans doute ; mais, comme tu le dis fort bien, c’était corps à corps, sur un champ de bataille, que j’aurais voulu le rencontrer. Jamais tu ne m’as entendu exprimer la pensée de l’attaquer seul, dans une forêt.

— Tu n’es pas un vrai chevalier si ce scrupule t’arrête. N’est-ce que dans des batailles que Lancelot du Lac et sir Tristram acquirent tant de renommée ? non : c’est en attaquant des chevaliers gigantesques au fond de forêts sombres et inconnues, qu’ils se sont fait la réputation d’hommes invincibles.

— Oui ; mais je te garantis que ni Lancelot, ni sir Tristram ; n’auraient été de force à se mesurer corps à corps avec Richard Plantagenet ; et je crois qu’ils n’étaient pas dans l’habitude de se mettre plusieurs contre un.

— Tu déraisonnes, de Bracy. Qu’est-ce que nous te proposons que tu ne doives et ne puisses faire, toi, capitaine d’une compagnie franche à la solde du prince Jean ? Tu connais notre ennemi, et tu as des scrupules, lorsqu’il y va de la fortune de ton maître, de celle de ton camarade, de la tienne ; en un mot, de la vie et de l’honneur de tous tant que nous sommes ?

— Je te dis qu’il n’a fait grâce de la vie, » répliqua de Bracy d’un ton déterminé. « Il est vrai qu’il m’a ordonné de m’éloigner de sa présence et qu’il a refusé mes services : sous ce rapport je ne lui dois ni foi ni hommage ; mais jamais je ne lèverai la main contre lui.

— Cela n’est pas nécessaire ; envoyez seulement Winkelbrand accompagné d’une vingtaine de vos lanciers.

— Vous trouverez aisément des assassins parmi vos soldats ; aucun des miens ne participera à une pareille expédition.

— Es-tu donc si obstiné, de Bracy ? dit le prince Jean, et veux-tu m’abandonner, après tant de protestations de dévoûment et de zèle pour ma personne et mon service ?

— Loin de moi une telle pensée, prince ; je vous rendrais tous les services qui s’accordent avec l’honneur d’un chevalier, soit dans les tournois, soit dans les camps ; mais ces expéditions de grand chemin ne font point partie de mes devoirs.

— Approche, Waldemar, dit Jean : est-il un prince plus infortuné que moi ? Mon père, le roi Henri, avait des serviteurs fidèles. Il lui suffit de se plaindre des ennuis que lui causait un prêtre factieux, et le sang de Thomas Becket rougit les marches même du grand autel de la cathédrale d’York. Tracy ! Briton ! Morville[3] ! braves et loyaux sujets, vos noms et le courage qui vous animait sont éteints ; et quoique Reginald Fitzurse ait laissé un fils, ce fils n’a pas hérité de la fidélité et du courage de son père.

— Il a hérité de l’une et de l’autre, mon prince ; mais, puisque de Bracy ne veut pas se charger de l’exécution de cette périlleuse entreprise, il faudra bien que je m’en charge moi-même. Mon père a acheté bien cher la réputation d’ami zélé, et cependant la preuve de loyauté qu’il donna à Henri est bien au dessous de celle que je vais vous fournir ; car j’aimerais mieux attaquer tous les saints du calendrier que de lever la lance contre Cœur-de-Lion. Toi, de Bracy, je te laisse le soin de soutenir le courage chancelant de nos amis, et te confie la garde de la personne du prince. Si vous recevez des nouvelles telles que j’espère vous en envoyer, le succès de notre entreprise est assuré. » Puis, ayant appelé un page, il lui dit : « Cours chez moi, dis à mon écuyer de se tenir prêt ; dis aussi à Stephens Wetheral, à Broad Thoresby, et aux trois hommes d’armes de Spyinglaw, de se préparer à l’instant à me suivre ; que Hugh Bardon, le chef des éclaireurs et des espions, se tienne prêt aussi à recevoir mes ordres… Adieu, prince ; jusqu’à des temps plus heureux ! » Et il sortit.

« Il va faire mon frère prisonnier, » dit le prince Jean à de Bracy avec aussi peu de componction que s’il s’agissait d’un franklin saxon. « J’espère qu’il se conformera à mes ordres, et qu’il aura pour la personne de mon cher Richard tout le respect qui lui est dû. » De Bracy ne lui répondit que par un sourire. « Par le sourcil de Notre-Dame ! reprit le prince, je lui en ai donné l’ordre le plus formel, bien qu’il soit possible que vous ne l’ayez pas entendu, parce que nous étions dans l’embrasure de la fenêtre. Oui, je lui ai donné l’ordre très clair et très positif de veiller avec soin à la sûreté de Richard ; et malheur à lui s’il ne l’exécute pas fidèlement !

— Je ferais bien de passer chez lui, dit de Bracy, pour lui faire bien connaître les intentions de Votre Grâce ; car, comme vos ordres ne sont pas parvenus à mon oreille, il serait possible que lui-même ne les eût pas entendus.

— Non, non, » interrompit le prince Jean d’un ton d’impatience ; « je te réponds qu’il m’a fort bien entendu et compris ; et d’ailleurs j’ai à t’entretenir d’un autre sujet. Maurice, approche-toi ; laisse-moi m’appuyer sur ton bras. »

Ils firent un tour dans la salle en conservant cette position familière ; et le prince Jean, du ton de la confiance la plus intime, lui parla ainsi : « Mon cher de Bracy, que penses-tu de ce Waldemar Fitzurse ? Il se flatte de l’espoir d’être notre chancelier ! Assurément nous réfléchirons avant de confier un emploi aussi important à un homme qui, par l’empressement avec lequel il se charge de cette entreprise contre Richard, montre combien peu il a de respect pour notre sang. Je suis sûr que tu crois avoir perdu quelque chose de mon amitié par ton refus obstiné d’entreprendre cette tâche désagréable. Non, Maurice ; ta vertueuse résistance te fait honneur auprès de moi. S’il est des choses que la nécessité commande d’exécuter, nous n’en méprisons pas moins les odieux instruments que nous mettons en jeu, tandis que, tout au contraire, une honorable résistance à nous servir attire notre estime à ceux qui ont eu le bon esprit, la prudence et la sagesse de ne pas céder à nos ordres. L’arrestation de mon frère n’est pas un aussi bon titre à la haute dignité de chancelier que celui que ton courageux et chevaleresque refus te donne au bâton de grand-maréchal d’Angleterre. Penses-y bien, de Bracy, et va prendre possession de ta place.

— Tyran inconstant, » murmura de Bracy en sortant de l’appartement du prince, « malheur à celui qui se fie à toi ! Ton chancelier, vraiment ! Celui qui remplira cet emploi auprès de ta personne n’aura pas peu à faire, j’en réponds. Mais grand-maréchal d’Angleterre ! » ajouta-t-il en étendant le bras comme pour saisir le bâton de commandement, et en se redressant avec fierté ; « certes, c’est un prix qui vaut la peine d’être disputé. »

De Bracy ne fut pas plus tôt sorti que le prince Jean ordonna que l’on fît venir Bardon, le chef des éclaireurs, auprès duquel s’était rendu Fitzurse. Il arriva au bout de quelques instants que le frère de Richard avait passés à parcourir l’appartement à pas inégaux et précipités, et d’un air qui peignait tout le désordre de son esprit. « Bardon, lui dit-il, que t’a demandé Waldemar ?

— Deux hommes résolus, connaissant parfaitement les lieux les plus déserts du nord du royaume, et habiles à suivre la trace d’un cavalier ou d’un piéton.

— Et tu les lui as procurés ?

— Votre Grâce peut être tranquille à cet égard. L’un est du comté d’Hexani, et aussi accoutumé à suivre les traces des voleurs des forêts de Tyne et de Teviot, que le limier celles du daim blessé. L’autre est du comté d’York, et a souvent tendu son arc dans les joyeuses forêts de Sherwood : il connaît chaque vallon, chaque bois, soit taillis, soit haute-futaie, qui se trouvent d’ici à Richemond.

— C’est bien. Waldemar part-il avec eux ?

— À l’instant même.

— Quels sont les gens qui l’accompagnent ?

— Le gros Thoresby ; Wetheral, à qui sa cruauté a fait donner le surnom de Stephens Cœur-d’Acier ; et trois hommes d’armes du nord, qui font partie de la bande de Ralph Middleton, et qu’on appelle les Piques de Spyinglaw.

— C’est bien, » répéta le prince ; et après un moment de silence, il reprit : « Bardon, l’intérêt de mon service exige que tu exerces la surveillance la plus stricte sur Maurice de Bracy, de manière cependant à ce qu’il ne s’en aperçoive point. Tu m’instruiras de temps en temps de ses démarches, de ses actions, de ses projets. N’y manque pas, car je t’en rends responsable.

Hugh Bardon s’inclina avec respect, et sortit.

« Si Maurice me trahit, comme sa conduite me porte à le craindre, » dit le prince Jean lorsqu’il fut seul, « je ferai tomber sa tête, Richard tonnât-il aux portes d’York. »



  1. Champions cités dans les ballades anglaises. a. m.
  2. Rivière d’York qui sépare ce comté de celui de Lincoln. a. m.
  3. Reginald Fitzurse, Guillaume de Tracy, Hugues de Morville et Richard Briton furent les officiers de la maison de Henri II, qui, excités par quelques expressions que leur souverain laissa échapper dans sa colère, assassinèrent le célèbre archevêque Thomas Becket. a. m.