Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 241-257).

XLII

La manière de pénétrer dans la grande tour du château de Coningsburg est toute particulière et se ressent de la rude simplicité des temps primitifs de sa construction. Un perron étroit et rapide conduit à une porte basse située du côté du midi de la tour, par où l’antiquaire audacieux peut encore, ou du moins pouvait, il y a quelques années, gagner un petit escalier pratiqué dans la grande muraille de la tour et conduisant au troisième étage de la bâtisse.

Les deux étages inférieurs sont des caveaux qui ne reçoivent ni air ni lumière, sauf par un soupirail carré percé au troisième étage, avec lequel ils semblent avoir communiqué par une échelle. On parvenait aux appartements supérieurs de la tour, qui comprenait en tout quatre étages, par des escaliers ménagés dans les arcs-boutants extérieurs.

C’est par cette entrée difficile et compliquée que le bon roi Richard, suivi de son fidèle Ivanhoé, fut conduit dans l’appartement circulaire qui occupe tout le troisième étage. Wilfrid profita des difficultés de la montée pour s’envelopper la figure dans son manteau, précaution qu’il crut devoir prendre pour n’être aperçu de son père qu’au moment où le roi lui donnerait le signal de se montrer à lui.

Ils trouvèrent dans cet appartement, assis autour d’une grande table de chêne, une douzaine des représentants les plus distingués des familles saxonnes appartenant aux provinces voisines. C’étaient tous des vieillards ou du moins des hommes mûrs ; car la nouvelle génération, au grand déplaisir des anciens, avait, comme Ivanhoé, franchi une partie des barrières, qui, depuis un demi-siècle, séparaient les Normands vainqueurs des Saxons vaincus.

Les regards abattus et pleins de tristesse de ces hommes vénérables, leur silence et leur attitude même formaient un contraste frappant avec la scène bruyante que présentait la cour du château. Leurs cheveux gris, leur barbe longue, ainsi que leurs tuniques sévères et leurs manteaux noirs, cadraient bien avec la simplicité grossière de l’appartement dans lequel ils étaient réunis. Ils offraient l’aspect d’une troupe d’adorateurs de l’ancien Woden, rappelés à la vie pour pleurer la décadence de leur gloire nationale. Cédric, quoique assis sur un siége de même hauteur que ses concitoyens, et sans distinction apparente, paraissait cependant agir avec l’assentiment général comme chef de l’assemblée.

À l’entrée de Richard, qu’il ne connaissait encore que comme le vaillant chevalier au cadenas, il se leva gravement et lui donna la bienvenue par la salutation usuelle Waes hael, portant en même temps un gobelet à la hauteur de ses lèvres. Le roi, nullement étranger aux coutumes de ses sujets anglais, rendit le compliment en se servant des mots habituels : Drink hael, et prit une coupe qui lui fut présentée par l’échanson. La même politesse fut faite à Ivanhoé, qui fit raison à son père sans parler, inclinant seulement la tête, de peur que sa voix ne le fît reconnaître. Quand cette première cérémonie fut terminée, Cédric se leva, et, présentant la main à Richard, il le conduisit dans une petite chapelle assez grossièrement taillée dans un des arcs-boutants extérieurs.

Comme il ne s’y trouvait d’autre ouverture qu’une étroite meurtrière, cette enceinte eût été presque totalement obscure sans l’emploi de deux flambeaux ou torches, dont la lumière rouge et enfumée permettait de distinguer le toit arqué, les murailles nues, l’autel de pierre et un crucifix de même matière.

Devant cet autel était une bière, à chaque côté de laquelle trois prêtres agenouillés, leur rosaire à la main, disaient des prières à demi-voix avec tous les signes de la plus grande dévotion ; une offrande splendide avait été payée pour ce service au couvent de Saint-Edmond, par la mère du défunt, et, pour le célébrer plus dignement, la confrérie tout entière, à l’exception du sacristain boiteux, s’était rendue à Coningsburg, où, tandis que six prêtres accomplissaient constamment les rites funéraires près du corps d’Athelsthane, les autres ne manquaient pas de prendre leur part des rafraîchissements et des amusements que l’on distribuait au château.

Les bons moines qui montaient cette pieuse garde avaient bien soin de ne pas interrompre leurs chants pendant un seul instant, de peur que Zernebock, l’ancien démon saxon, ne mît ses griffes sur le défunt Athelsthane. Ils n’étaient pas moins attentifs à empêcher qu’aucun laïque sacrilége ne touchât au poêle qui couvrait la bière ; c’était celui qui avait servi aux funérailles de saint Edmond, et auquel le contact d’un profane eût pu faire perdre la vertu qu’il tenait de cette consécration. Si ces attentions pouvaient être de quelque utilité au défunt, il avait bien le droit de les attendre de la confrérie de Saint-Edmond, car, indépendamment des cent pièces d’or données comme la rançon de l’âme, la mère d’Athelsthane avait annoncé que son intention était de léguer au couvent la plus grande partie de ses terres, afin d’obtenir des prières perpétuelles pour le repos de son âme, et pour le repos de celle de son fils et de son mari défunts.

Richard et Wilfrid suivirent Cédric le Saxon dans la chambre mortuaire, et, imitant leur guide, qui, d’un air solennel, leur désignait la bière d’Athelsthane, ils se signèrent dévotement, et murmurèrent une courte prière pour le salut du trépassé.

Après cette action de pieuse charité, Cédric leur fit de nouveau signe de le suivre, et, d’un pas muet, gravissant quelques degrés de pierre, il ouvrit avec beaucoup de précaution la porte d’un petit oratoire contigu à la chapelle. Il était de huit pieds carrés environ, pratiqué, ainsi que la chapelle, dans l’épaisseur de la muraille. L’espèce de meurtrière qui éclairait cet oratoire, et qui, extérieurement fort étroite, et s’élargissant considérablement à l’intérieur, recevait en ce moment les rayons du soleil couchant, laissait voir une femme d’un extérieur très distingué, dont la figure conservait encore les restes remarquables d’une beauté majestueuse. Sa longue robe de deuil et sa guimpe flottante de crêpe noir rehaussaient la blancheur de sa peau et la beauté de ses tresses blondes que le temps avait respectées ; sa figure exprimait la plus profonde tristesse et une pieuse résignation. Devant elle, sur une table de pierre, était placé un crucifix d’ivoire, près duquel était posé un missel dont les pages étaient richement enluminées, et qui se fermait avec des agrafes d’or.

— Noble Édith, lui dit Cédric après avoir gardé le silence pendant un instant, comme pour donner à Richard et à Wilfrid le temps de contempler la châtelaine, ce sont de dignes étrangers qui viennent prendre part à tes chagrins ; et celui-ci, ajouta-t-il, est le vaillant chevalier qui a combattu avec tant de bravoure pour la délivrance de celui que nous pleurons aujourd’hui.

— Sa bravoure mérite mes remerciements, répondit la dame, bien que ce soit la volonté du Ciel qu’elle n’ait pu être utile à ma maison. Je le remercie aussi, de même que son compagnon, de la courtoisie qui les a conduits ici près de la veuve d’Adeling, de la mère d’Athelsthane, dans cette heure de tristesse et de lamentations. Je les confie à vos soins, mon digne parent, certaine qu’ils ne manqueront pas de l’hospitalité que ces tristes murs peuvent encore leur offrir.

Les deux chevaliers s’inclinèrent profondément devant la mère éplorée, et se retirèrent avec leur guide.

Un autre escalier tournant les conduisit à une salle de même grandeur que celle où ils avaient été reçus d’abord, et qui occupait l’étage supérieur. Avant que la porte en fût ouverte, ils entendirent sortir de cette chambre les accents d’un chant lent et mélancolique. Lorsqu’ils furent entrés, ils se trouvèrent en présence d’une vingtaine de matrones et de jeunes filles de nobles familles saxonnes. Quatre jeunes filles, parmi lesquelles se trouvait Rowena, conduisaient le chœur, élevant au ciel pour l’âme du défunt, une hymne dont nous n’avons pu retrouver que deux ou trois stances.

« Sorti de la poussière, l’homme doit retourner à la poussière ; sa forme passagère et périssable est revenue à la terre et aux vers ; la corruption réclame la corruption.

« Son âme voltige sur des routes inconnues, cherchant le royaume de douleur où la flamme et les tourments effaceront la trace des souillures d’ici-bas.

« Fais, ô Vierge Marie ! qu’il sorte bientôt de ce séjour de larmes ; que les aumônes, les prières et de saints cantiques délivrent son âme captive ! »

Tandis que le chœur des jeunes filles modulait cette hymne d’une voix basse et mélancolique, les autres femmes étaient occupées à orner d’une broderie, où elles mettaient tout leur goût et toute leur adresse, un grand drap de soie destiné à recouvrir le cercueil d’Athelsthane, ou à choisir dans des corbeilles de fleurs placées devant elles des guirlandes qu’elles destinaient au même emploi lugubre. Le maintien des jeunes filles était décent, sinon empreint d’une affliction profonde ; mais, de temps en temps, un murmure ou un sourire provoquait la censure des plus sévères matrones, et, çà et là, on voyait une jeune fille plus occupée d’examiner si sa robe de deuil lui allait bien que de la triste cérémonie pour laquelle elle se préparait. Et même, si nous devons confesser la vérité, ce penchant à la distraction ne fut nullement diminué par l’arrivée des deux chevaliers étrangers, arrivée qui fit lever les yeux, regarder à la dérobée et chuchoter. Rowena seule, trop fière pour être vaine, accueillit son libérateur avec une courtoisie gracieuse. Sa physionomie était sérieuse sans être abattue ; et il est permis de douter que la pensée d’Ivanhoé et l’incertitude de son sort n’eussent pas à réclamer, dans cette gravité mélancolique, une part aussi grande au moins que la mort de son parent. Pour Cédric toutefois, qui, comme nous l’avons observé, n’était pas très clairvoyant, la tristesse de sa pupille lui parut tellement profonde, qu’il jugea convenable de dire qu’elle était la fiancée du noble Athelsthane. On peut penser si cette communication fut de nature à accroître la disposition de Wilfrid à partager le deuil de Coningsburg.

Après avoir introduit les deux chevaliers dans les différentes chambres où les funérailles d’Athelsthane étaient l’objet de soins divers, Cédric les conduisit dans un petit parloir destiné, à ce qu’il leur dit, à l’usage exclusif des hôtes de distinction, à qui une liaison moins intime avec le défunt ne permettait pas de s’unir à la douleur plus vive de ceux qui avaient été personnellement frappés par ce triste événement. Il les assura que rien ne leur manquerait, et se disposait à les quitter lorsque le chevalier noir le prit par la main.

— Permettez-moi de rappeler à votre souvenir, noble thane, dit-il, que, lorsque nous nous séparâmes, vous me permîtes, en reconnaissance du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre, de m’accorder une grâce.

— Elle vous est accordée d’avance, noble chevalier, répondit Cédric ; cependant, dans ce moment de douleur…

— J’y ai songé aussi, interrompit le roi ; mais le temps me presse, et il me semble convenable d’ailleurs, alors que la tombe va se fermer sur le noble Athelsthane, que nous déposions certains préjugés et certaines opinions préconçues…

— Chevalier au cadenas, reprit Cédric en rougissant et en interrompant le roi à son tour, j’espère que votre demande ne se rapporte qu’à vous et non à d’autres ; car, en ce qui concerne l’honneur de ma maison, il serait peu convenable qu’un étranger voulût intervenir.

— Aussi, ne veux-je le faire, répondit le roi avec douceur, qu’autant que vous reconnaîtrez vous-même l’intérêt qui m’y porte. Jusqu’à ce moment, vous n’avez vu en moi que le chevalier noir au cadenas, connaissez maintenant Richard Plantagenet.

— Richard d’Anjou ! s’écria Cédric en reculant de surprise.

— Non, noble Cédric, Richard d’Angleterre, dont le plus cher intérêt, le plus profond désir est de voir tous ses enfants unis ensemble sans distinction de race. Eh bien ! noble thane, ton genou ne pliera-t-il pas devant ton roi ?

— Il n’a jamais plié devant le sang normand, répondit Cédric.

— Réserve donc ton hommage, dit le monarque, jusqu’à ce que j’aie prouvé que j’en suis digne, en protégeant également les Normands et les Anglais.

— Prince, répondit Cédric. J’ai toujours rendu justice à ta bravoure et à ton mérite. Je n’ignore pas tes droits à la couronne, comme descendant de Mathilde, nièce d’Edgar Atheling et fille de Malcolm d’Écosse… Mais Mathilde, quoique de sang royal, n’était pas héritière de la monarchie saxonne.

— Je ne veux pas discuter ici mes droits, noble thane, dit Richard avec calme ; mais je te dirai de regarder autour de toi, et de voir quel autre titre tu trouveras à opposer au mien.

— Est-ce pour de tels discours, prince, que tu es venu ici ? continua Cédric ; est-ce pour me rappeler la ruine de ma race avant même que la tombe se soit fermée sur le dernier rejeton de la royauté saxonne ?

Son visage s’assombrit en prononçant ces paroles.

— C’est un acte d’audace, ajouta-t-il, et de témérité.

— Non pas, de par la sainte croix ! répliqua le roi. J’ai agi avec la confiance et la franchise qu’un brave homme doit mettre dans un autre.

— Tu as raison, messire roi ; car j’avoue que tu es roi et que tu le seras en dépit de ma faible opposition. Je n’ose recourir au seul moyen de l’empêcher, bien que tu aies placé cette forte tentation à portée de ma main.

— Et maintenant revenons à ma demande, dit le roi, et je te la réclame avec autant de confiance que si tu n’avais pas refusé de reconnaître ma souveraineté légitime. Ce que j’exige de toi comme homme de parole et d’honneur, à peine d’être reconnu sans foi, parjure et infâme, c’est de pardonner et de rendre ton affection paternelle au brave chevalier Wilfrid d’Ivanhoé. Tu avoueras que, dans cette réconciliation, j’ai un intérêt : le bonheur de mon ami et le désir de voir toute dissension s’éteindre entre mes fidèles sujets.

— C’est donc Wilfrid qui t’accompagne ? demanda Cédric en montrant son fils.

— Mon père ! mon père ! s’écria Ivanhoé en se prosternant aux pieds de Cédric, accorde-moi ton pardon !

— Tu l’as obtenu, mon fils, reprit Cédric en le relevant. Le fils de Hereward respecte sa parole, même quand elle a été donnée à un Normand. Mais que je te voie reprendre le costume de tes ancêtres anglais ; pas de manteau court, pas de bonnet pimpant, pas de plumage fantasque dans ma modeste maison. Celui qui veut être le fils de Cédric, continua le Saxon, doit se montrer digne des Saxons ses ancêtres. Tu veux parler, ajouta-t-il sévèrement ; mais je sais d’avance ce que tu as à me dire. Lady Rowena doit porter deux ans le deuil en mémoire de celui qui devait être son époux. Tous nos ancêtres saxons nous désavoueraient si nous songions à une nouvelle union pour elle, tandis que la tombe de celui qu’elle devait épouser, de celui qui, par sa naissance et ses aïeux, était plus que nul autre digne de sa main, est à peine fermée. Le spectre d’Athelsthane lui-même se dépouillerait de son linceul, et se présenterait devant nous pour prévenir un tel déshonneur à sa mémoire.

On eût dit que les paroles de Cédric avaient conjuré un spectre ; car à peine eut-il prononcé ces paroles, que la porte s’ouvrit d’elle-même, et qu’Athelsthane, couvert de son linceul, parut devant eux, pâle et les yeux hagards, semblable à un esprit de l’autre monde[1].

L’effet produit par cette apparition sur les spectateurs fut épouvantable. Cédric recula de terreur jusqu’au mur de l’appartement, et s’y appuya comme un homme incapable de se soutenir, regardant son ami avec des yeux qui paraissaient fixes et la bouche entrouverte.

Ivanhoé se signa en récitant des prières latines, saxonnes ou anglo-normandes, selon qu’elles se présentaient à sa mémoire, tandis que Richard s’écriait alternativement en latin ou en français : Benedicite ! et Mort de ma vie !

En même temps, un tapage effroyable se fit entendre au bas de l’escalier, les uns criant :

— Qu’on arrête les moines perfides !

D’autres :

— Qu’on les descende au caveau !

D’autres enfin :

— Qu’on les lance des créneaux les plus élevés !

— Au nom du Ciel ! s’écria Cédric en s’adressant à ce qui lui paraissait être le spectre de son ami décédé, si tu es un être mortel, parle ! Si tu es un esprit, dis-nous quelle cause t’amène auprès de nous, et ce que je peux faire pour le repos de ton âme ? Vivant ou mort, noble Athelsthane, parle à Cédric !

— C’est ce que je ferai, répondit le spectre très tranquillement, lorsque j’aurai repris haleine et que vous m’en aurez donné le temps. Vivant, demandes-tu ? Je suis aussi vivant que peut l’être un homme qui s’est nourri de pain et d’eau pendant trois jours qui m’ont paru trois siècles ; oui, de pain et d’eau, Cédric ! Par le Ciel et tous les saints du paradis ! je n’ai pas goûté une meilleure nourriture depuis trois mortels jours, et c’est par un miracle de Dieu que je suis maintenant ici pour le dire.

— Comment ! noble Athelsthane, s’écria le chevalier noir, je vous ai vu renversé par le féroce templier vers la fin de l’assaut de Torsquilstone, et Wamba, qui n’était pas loin de vous, nous a dit que vous aviez eu la tête fendue jusqu’aux dents !

— Vous avez mal vu, messire chevalier, reprit Athelsthane, et Wamba a menti. Mes dents sont en bon état, et je vous le prouverai tout à l’heure en soupant. Ce n’est cependant pas la faute du templier : son épée tourna dans ses mains, de sorte que je ne reçus qu’un coup du plat de la lame, amorti par le manche de ma bonne masse d’armes avec lequel je l’avais paré. Si j’avais eu mon casque d’acier, je m’en serais moqué, et je lui aurais rendu un coup qui eût retardé sa retraite. Tel que j’étais, je tombai à terre, étourdi à la vérité, mais non blessé. D’autres combattants des deux côtés furent assommés et massacrés sur moi, de sorte que je ne repris mes sens que pour me trouver dans un cercueil (par bonheur, il était ouvert !) placé devant l’autel de l’église de Saint-Edmond. J’éternuai plusieurs fois, je gémis, puis enfin je revins tout à fait à moi ; et je voulais me lever, quand le sacristain et l’abbé, pleins de terreur, accoururent au bruit, surpris sans doute et loin d’être contents de trouver encore vivant l’homme dont ils se proposaient d’être les héritiers. Je demandai du vin ; ils m’en donnèrent ; mais il était sans doute fortement drogué, car je dormis encore plus profondément qu’auparavant, et ne me réveillai qu’au bout de je ne sais combien d’heures. Cette fois, je me trouvai les bras emmaillotés, les pieds liés par tant de force, que mes chevilles me brûlent encore rien que d’y penser. L’endroit où je fus déposé était complètement obscur : c’était, je crois, les oubliettes de leur couvent maudit, et je jugeai, par l’odeur étouffante et humide qui s’exhalait, que ce devait être un lieu de sépulture. J’avais des idées confuses de ce qui m’était arrivé, lorsque la porte de mon cachot cria, et deux coquins de moines entrèrent. Ils voulaient me persuader que j’étais en purgatoire ; mais je reconnus trop bien la voix poussive et courte d’haleine du père abbé. Par saint Jérémie ! ce n’était plus le ton dont il me demandait jadis une seconde tranche de venaison ; le chien avait dîné à ma table depuis Noël jusqu’à la fête des Rois.

— Remettez-vous, noble Athelsthane, dit le roi ; respirez un peu, contez votre histoire à loisir. Par ma foi ! une pareille histoire est aussi curieuse à entendre qu’un roman.

— Oui, mais, par la croix de Bromeholm ! il n’y a pas de roman dans l’affaire, s’écria Athelsthane. Un pain d’orge et une cruche d’eau, voilà ce qu’ils m’ont donné, les traîtres ! eux que mon père et moi avons enrichis, quand leur meilleure ressource était des tranches de lard et des mesures de blé qu’ils obtenaient à force de cajoleries des pauvres serfs et esclaves, en échange de leurs prières ! Quel nid de vipères sales et ingrates ! Donner du pain d’orge et de l’eau de ruisseau à un patron comme je l’avais été ! Je les enfumerai dans leur repaire infect, dussé-je être excommunié !

— Mais, au nom de Notre-Dame ! noble Athelsthane, s’écria Cédric en saisissant la main de son ami, comment as-tu fait pour échapper à ce péril imminent ? Leurs cœurs se sont-ils amollis ?

— Leurs cœurs s’amollir ! répéta Athelsthane. Est-ce que les rochers fondent au soleil ? J’y serais encore si quelque mouvement dans le couvent n’eût fait quitter à ce tas de coquins leur tanière. Je viens d’apprendre que c’était leur procession qui se dirigeait vers ce château pour manger mon repas des funérailles, quand ils savaient bien où et comment j’étais enterré vivant. Je les entendais psalmodier leurs prières des morts, ne pensant guère qu’elles fussent chantées pour le salut de mon âme par ceux qui affamaient ainsi mon corps. Ils étaient partis cependant, et j’avais longtemps attendu ma nourriture, ce qui n’est pas étonnant ; le sacristain goutteux était trop occupé de sa propre pâture pour songer à la mienne. Enfin il descendit d’un pas chancelant, et toute sa personne exhalait une forte odeur de vin épicé. La bonne chère avait attendri son cœur, car il me laissa une bonne tranche de pâté et une petite bouteille de vin, au lieu de ma pitance ordinaire. Alors je mangeai, je bus et je repris des forces ; puis, pour surcroît de bonheur, le sacristain, trop étourdi pour bien remplir son devoir de guichetier, ferma les verrous en dehors de leur gâche, de manière que la porte resta entrebâillée. La lumière, la nourriture et le vin firent travailler mon imagination ; l’anneau auquel mes chaînes étaient attachées était plus rouillé que le coquin d’abbé ne l’avait supposé ; le fer même ne pouvait résister à l’humidité de ce cachot infernal.

— Respire un moment, noble Athelsthane, dit Richard, et prends quelques rafraîchissements avant de continuer une histoire si terrible.

— Voilà cinq fois de suite que je me restaure aujourd’hui ! s’écria Athelsthane ; et cependant une tranche de ce jambon savoureux ne saurait être la malvenue, et je vous prie, brave chevalier, de me faire raison avec une coupe de vin.

Bien qu’ils ne fussent pas encore revenus de leur étonnement, les chevaliers obéirent au châtelain ressuscité, qui continua son histoire. Il avait, à la vérité, maintenant, un plus grand nombre d’auditeurs que ceux qui l’avaient écouté d’abord ; car Édith, sa mère, ayant donné les ordres nécessaires dans le château, avait suivi le mort vivant dans l’appartement destiné aux étrangers, accompagnée de toutes les personnes qui avaient pu pénétrer dans cette étroite chambre ; tandis que d’autres, pressés sur les escaliers, avaient imparfaitement saisi l’histoire, qu’ils avaient transmise à ceux qui se tenaient au-dessous, et ceux-ci la transmettaient aux manants du dehors sous une forme tout à fait différente du récit primitif. Athelsthane, toutefois, continua comme il suit le reste de sa narration :

— Quand je me vis dégagé de l’anneau de ma chaîne, je montai l’escalier aussi lestement que pouvait le faire un homme chargé de fers et affaibli par trois jours de jeûne ; et, après avoir bien tâtonné, je fus enfin dirigé, par les sons d’un joyeux rondeau, vers un appartement où le digne sacristain disait une messe au diable en compagnie d’un grand frère à la face renfrognée, aux larges épaules, et portant l’habit gris et le capuchon ; il ressemblait beaucoup plus à un voleur qu’à un prêtre. Je fondis sur eux, et la vue de mon linceul, aussi bien que le bruit de mes chaînes, me donnant plutôt l’air d’un habitant de l’autre monde que de celui-ci, tous les deux restèrent pétrifiés ; mais, quand j’eus renversé d’un coup de poing le sacristain, l’autre maraud, son camarade de bouteille, me porta un coup avec son gros bâton.

— Je parierais la rançon d’un comte que c’était notre frère Tuck, s’écria Richard se tournant vers Ivanhoé.

— Que ce soit le diable ou un moine, peu m’importe ! dit Athelsthane. Heureusement, il manqua son coup ; et, quand il me vit approcher pour en venir aux prises, il s’enfuit à toutes jambes. Mon premier soin fut de rendre la liberté aux miennes, au moyen de la clef aux entraves, qui se trouvait suspendue avec d’autres au ceinturon du sacristain. J’eus même la pensée de fendre la tête à ce scélérat avec son trousseau de clefs ; mais le souvenir du morceau de pâté et de la petite bouteille de vin dont il avait adouci ma captivité me toucha le cœur. De sorte que je me contentai d’une couple de bons coups de pied, et je le laissai étendu sur le plancher ; et, après avoir expédié à la hâte une tranche de viande et une bouteille de vin qui formaient le festin des deux vénérables frères, je courus à l’écurie, où je retrouvai mon meilleur palefroi, qui sans doute avait été choisi pour l’usage du père abbé lui-même. Je galopai jusqu’ici de toute la vitesse de l’animal ; chacun fuyait devant moi à mesure que j’avançais, me prenant pour un spectre, d’autant plus que, pour ne pas être reconnu, je m’étais en partie couvert la figure de mon linceul. Je ne sais même si j’aurais pu pénétrer dans mon propre château si l’on ne m’avait pris pour l’aide du jongleur qui est dans la grande cour et qui a trouvé le moyen d’égayer mes gens, réunis pour célébrer les funérailles de leur seigneur. L’intendant a cru que mon costume faisait partie de la mascarade d’un saltimbanque, et j’ai pu ainsi pénétrer dans l’intérieur, où je n’ai eu que le temps d’embrasser ma mère et de manger un morceau avant de me mettre en quête de vous, mon noble ami.

— Et vous me retrouvez, dit Cédric, prêt à reprendre, dès demain, nos projets pour l’honneur et la liberté ! Jamais il ne se lèvera un soleil plus propice à la délivrance de la noble race saxonne !

— Ne me parlez plus de délivrance ! reprit Athelsthane ; c’est assez de m’être délivré moi-même ! Je ne songe à présent qu’à punir ce grand coquin d’abbé. Il sera pendu au sommet de ce château de Coningsburg, dans sa chape et son étole ; et, si les escaliers sont trop étroits pour laisser passer son énorme carcasse, je le ferai hisser du dehors au moyen d’une poulie.

— Mais, mon fils, fit observer Édith, fais attention à son saint caractère !

— Faites attention, ma mère, à mes trois jours de jeûne, répliqua Athelsthane ; je veux qu’ils périssent tous ! Front-de-Bœuf a été brûlé vif pour une faute bien moins grave ; car il tenait bonne table pour ses prisonniers ; seulement, on avait mis trop d’ail dans les ragoûts. Mais ces fripons hypocrites et ingrats, qui si souvent sont venus, sans invitation, me flatter à ma table, ne m’ont pas même donné de ragoût à l’ail ; aussi ils mourront, je le jure par l’âme de Hengist !

— Mais vous oubliez le pape, mon noble ami ! reprit Cédric.

— En dépit du pape, en dépit du diable, reprit Athelsthane, ils mourront ; n’en parlons plus. Quand ce seraient les meilleurs moines de la terre, le monde saura s’en passer.

— Fi donc ! illustre Athelsthane, poursuivit Cédric ; oubliez de pareils misérables quand une carrière si glorieuse se déroule devant vous ; dites à ce prince normand que, tout courageux qu’il est, il n’occupera pas sans contestation le trône d’Alfred tant qu’il existera un descendant du saint Confesseur pour le lui disputer.

— Quoi ! s’écria Athelsthane, est-ce là le noble roi Richard ?

— C’est Richard Plantagenet lui-même, répondit Cédric ; mais je n’ai pas besoin de vous rappeler que, venu ici librement, nous ne pouvons le maltraiter ni en faire notre prisonnier ; vous savez ce que vous devez à votre hôte ?

— Oui, certainement ! s’écria Athelsthane ; et je sais aussi quel est mon devoir de sujet, car je lui offre ici mon fidèle hommage, mon cœur et mon épée.

— Mon fils, dit Édith, songe à tes droits royaux !

— Songez à la liberté de l’Angleterre, prince dégénéré ! s’écria Cédric.

— Mère et ami, reprit Athelsthane, trêve à vos exhortations. Le pain, l’eau et le cachot servent à mortifier l’ambition d’une manière merveilleuse ; je sors de la tombe en homme plus sage que je n’y suis descendu. Une partie de ces folles vanités a été versée dans mon oreille par ce perfide abbé Wolfram, et vous pouvez juger maintenant si c’est un conseiller auquel on puisse se fier. Depuis que ces complots s’agitent, je ne sais où je suis ; j’éprouve des indigestions ; je ne reçois que des coups et des contusions, et je vois que tout cela ne pourra se terminer que par la disette, l’emprisonnement et le meurtre de plusieurs milliers de gens tranquilles. Je vous dis que je ne veux être roi que dans mes propres domaines et non ailleurs, et que mon premier acte d’autorité sera de faire pendre l’abbé.

— Et ma pupille Rowena, demanda Cédric, j’espère que vous ne voulez pas l’abandonner ?

— Mon père Cédric, répondit Athelsthane, soyez raisonnable. Lady Rowena se soucie peu de moi ; elle préfère à toute ma personne le petit doigt du gant de mon cousin Wilfrid. Elle est là pour le reconnaître. Allons, ne rougissez pas, ma belle parente ! il n’y a rien de répréhensible à ce que vous aimiez mieux un chevalier galant qu’un seigneur de province. Ne riez pas non plus, Rowena, car un linceul et un visage maigre ne sont pas, Dieu le sait, un sujet de gaieté ! Mais, si vous voulez rire absolument, je vous en donnerai un meilleur sujet. Donnez-moi votre main, ou plutôt prêtez-la moi, car je ne vous la demande que par amitié. Bien ! Maintenant, cousin Wilfrid d’Ivanhoé, continua-t-il, approche. Je renonce à cette main en faveur… Eh ! par saint Dunstan, notre cousin Wilfrid a disparu !… Cependant, à moins que mes yeux ne soient troublés par le jeûne que j’ai enduré, je l’ai vu là debout il n’y a qu’un instant.

Tout le monde se retourna, et chacun chercha Ivanhoé ; mais il avait disparu. On apprit enfin qu’un juif était venu le demander, et que, après un très court entretien avec lui, il avait demandé Gurth et son armure, et qu’il avait quitté le château.

— Belle cousine, dit Athelsthane à Rowena, si j’avais lieu de penser que cette disparition subite d’Ivanhoé ne provînt pas de quelque motif très sérieux, je reprendrais les droits…

Mais il n’eut pas plutôt abandonné sa main en apprenant la disparition d’Ivanhoé, que Rowena, qui sentait tout l’embarras de sa position, avait saisi cette occasion de s’échapper de la chambre.

— Assurément, dit Athelsthane, les femmes sont de tous les animaux les derniers auxquels on puisse se fier ; j’en excepte pourtant les moines et les abbés. Je veux être un païen si je ne m’attendais pas à recevoir d’elle un remerciement, et peut-être un baiser. Il faut que ce maudit linceul soit ensorcelé ; tout le monde semble me fuir. Je reviens donc à vous, noble roi Richard, vous offrant de nouveau la foi et l’hommage que, comme votre fidèle sujet…

Mais le roi Richard avait aussi disparu, et personne ne savait où il était allé.

Enfin, on apprit qu’il s’était rendu en toute hâte dans la grande cour, qu’il avait fait venir le juif qui avait parlé à Ivanhoé, et qu’après deux minutes d’entretien, il s’était jeté sur un cheval, avait forcé le juif à monter sur un autre, et était parti d’un train qui, selon Wamba, mettait la peau du mécréant dans un si grand péril, qu’il n’y avait plus à y compter.

— Ma foi ! s’écria Athelsthane, il est évident que Zernebock s’est emparé de mon château pendant mon absence ! Je reviens couvert d’un linceul, gage de la victoire que j’ai remportée sur le tombeau, et tous ceux à qui j’adresse la parole semblent s’évanouir au son de ma voix ; mais à quoi bon s’en plaindre ! Venez, mes amis. Que ceux d’entre vous qui restent encore me suivent à la grande salle du banquet, de peur que d’autres ne disparaissent aussi. La table, j’espère, sera garnie comme il convient aux obsèques d’un ancien noble saxon ; mais hâtons-nous, car qui sait si le diable n’emporterait pas aussi le souper !

  1. La résurrection d’Athelstane a été souvent critiquée comme outrepassant les règles de la vraisemblance, même dans un ouvrage aussi romanesque. C’est un tour de force auquel l’auteur a été obligé d’avoir recours, vaincu par les supplications véhémentes de son éditeur et ami, qui ne pouvait se consoler de la mort d’Athelsthane. W. S.