Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 230-239).

XIX

Les voyageurs venaient d’atteindre la lisière de la forêt et allaient s’enfoncer dans ses profondeurs, qui passaient pour dangereuses à cette époque par le grand nombre d’outlaws que l’oppression et la misère avaient poussés au désespoir, et qui habitaient les forêts en bandes considérables pour pouvoir facilement défier la faible police de ce temps-là.

Malgré l’heure avancée du soir, Cédric et ses compagnons comptaient n’avoir rien à craindre de ces rôdeurs, étant accompagnés de dix domestiques outre Wamba et Gurth, sur l’assistance desquels on ne pouvait compter, vu que l’un était un captif et l’autre un bouffon.

On peut ajouter, en outre, que, en voyageant si tard à travers la forêt, Cédric et Athelsthane se fiaient à leur naissance autant qu’à leur courage. Les outlaws, que la sévérité des lois forestières avaient réduits à ce genre de vie errante et désespérée, étaient surtout des paysans et des yeomen de race saxonne, et ils étaient généralement disposés à respecter les personnes et les propriétés de leurs compatriotes.

Tandis que les voyageurs s’avançaient, ils furent tout à coup alarmés par des cris répétés et qui appelaient à l’aide. Arrivés à l’endroit d’où partaient ces cris, ils furent surpris de trouver une litière posée à terre, et à côté de laquelle était assise une jeune femme richement habillée à la mode juive, tandis qu’un vieillard, dont le bonnet jaune annonçait qu’il appartenait à la même nation, marchait çà et là avec des gestes qui exprimaient le plus profond désespoir, et se tordait les mains comme accablé sous le poids de quelque étrange désastre.

Aux questions réitérées d’Athelsthane et de Cédric, le vieux juif ne put, pendant quelque temps, répondre qu’en invoquant successivement la protection de tous les patriarches de l’Ancien Testament, contre les fils d’Ismaël qui venaient, l’épée à la main, pour les frapper, lui et les siens.

Quand il commença à se remettre de cette folle terreur, Isaac d’York – car c’était notre vieil ami – fut enfin en état d’expliquer qu’il avait loué une escorte de six hommes à Ashby, ainsi que des mules, pour transporter la litière d’un ami malade. Cette escorte était convenue de le conduire jusqu’à la ville de Doncaster. Ils étaient parvenus en sûreté jusqu’ici ; mais, ayant été informés par un bûcheron qu’il y avait une forte bande d’outlaws embusquée dans les bois devant eux, les mercenaires, dit Isaac, avaient non seulement pris la fuite, mais encore ils avaient emmené avec eux les chevaux qui portaient la litière, et les avaient laissés, lui et sa fille, dénués de tous moyens de défense et de retraite, en danger d’être pillés et peut-être assassinés par des bandits qu’ils s’attendaient à chaque instant à voir fondre sur eux.

— S’il pouvait plaire à Vos Valeurs, ajouta Isaac d’un ton de profonde humilité, de permettre au pauvre juif de voyager sous votre sauvegarde, je jure, par les tables de notre loi, que jamais faveur conférée à un enfant d’Israël, depuis les jours de notre captivité, n’aurait été reçue avec plus de reconnaissance.

— Chien de juif ! dit Athelsthane, dont la mémoire était de cette espèce mesquine qui accumule sans oublier toute sorte de bagatelles, mais surtout les petites offenses, ne te rappelles-tu pas comment tu nous as bravés dans la galerie du tournoi ? Combats ou fuis, compose avec les outlaws, si bon te semble, mais ne nous demande pas de secours ; et, s’ils dépouillent des gens comme toi, qui dépouilles tout le monde, moi, pour ma part, je les absous comme de fort honnêtes gens.

Cédric n’approuva pas le refus sévère de son compagnon.

— Nous ferions mieux, dit-il, de leur laisser deux de nos serviteurs et des chevaux pour les reconduire au dernier village. Cela ne diminuera que peu notre escorte, et, avec votre bonne épée, noble Athelsthane, et l’aide de ceux qui resteront, ce ne sera qu’une besogne facile pour nous de faire face à un de ces vagabonds.

Rowena, un peu alarmée en entendant parler d’outlaws réunis en grand nombre et si près d’eux, appuya fortement la proposition de son tuteur ; mais Rébecca, quittant soudainement sa position abattue, et se frayant un chemin à travers les serviteurs jusqu’au palefroi de la dame saxonne, s’agenouilla à la mode orientale quand on s’adresse à ses supérieurs, et baisa le bas de la robe de Rowena ; puis, se levant et rejetant son voile en arrière, elle l’implora au nom du grand Dieu qu’elles adoraient l’une et l’autre, et, par cette révélation de la loi sur le mont Sinaï à laquelle elles croyaient toutes deux, la supplia de les prendre en commisération, et de leur permettre de voyager sous leur escorte.

— Ce n’est pas pour moi que je demande cette faveur, dit Rébecca, ni même pour ce pauvre vieillard. Je sais que dépouiller et injurier notre peuple est une faute légère, sinon un mérite aux yeux des chrétiens ; et peu nous importe que cela soit fait dans la cité, dans le désert ou dans la campagne ; mais c’est au nom de quelqu’un qui est cher à bien des personnes, qui vous est cher à vous-même, que je vous supplie de permettre que l’on transporte ce malade avec soin et sollicitude sous votre protection ; car, s’il lui arrivait malheur, vos derniers moments seraient rendus amers par le regret d’avoir repoussé ma prière.

L’air noble et solennel avec lequel Rébecca fit cette supplication lui donna un double poids aux yeux de la belle Saxonne.

— Cet homme est vieux et faible, dit-elle à son tuteur, la fille jeune et belle, leur ami malade et en danger de mort ; bien que ce soient des juifs, nous ne pouvons, comme chrétiens, les abandonner dans cette extrémité. Qu’on décharge deux de nos mulets et qu’on place leur bagage en croupe de deux de nos serfs ; les mules pourront transporter la litière, et nous avons des chevaux de main pour le vieillard et sa fille.

Cédric consentit de bon cœur à cette proposition, et Athelsthane n’y ajouta que la condition qu’ils voyageraient à la queue de la troupe, où Wamba, disait-il, pourrait les protéger avec son bouclier de couenne de porc.

— Mon bouclier est resté derrière moi dans la lice, répondit le bouffon ; c’est un sort qui a été commun à plus d’un chevalier plus brave que moi.

Athelsthane rougit profondément, car telle avait été sa propre destinée le dernier jour du tournoi, tandis que Rowena, qui en était contente au même degré, pour faire compensation à la plaisanterie grossière de l’insoucieux Athelsthane, demanda à Rébecca de venir chevaucher à côté d’elle.

— Il ne serait pas convenable que je le fisse, répondit Rébecca avec une humilité mêlée de fierté, puisque ma société serait tenue à déshonneur à ma protectrice.

On avait déjà opéré à la hâte le changement de bagages, car le seul mot outlaw mettait chacun suffisamment en alerte, et l’heure avancée rendait ce mot encore plus significatif.

Au milieu de la confusion, Gurth fut descendu de cheval, et, pendant cette opération, il engagea le bouffon à relâcher la corde qui lui liait les bras ; ses liens furent rattachés avec tant de négligence, et peut-être avec intention par Wamba, que Gurth n’eut pas de peine à débarrasser complètement ses bras de leurs entraves ; puis, se glissant dans le taillis, il s’échappa.

La confusion avait été assez grande, et il se passa quelque temps avant qu’on s’aperçût de l’absence de Gurth ; car, comme il devait, pendant le reste du voyage, se tenir en croupe derrière quelque domestique, chacun supposait que c’était quelque autre compagnon qui l’avait sous sa garde ; et, quand on commença à se dire à l’oreille, les uns aux autres, que Gurth avait en effet disparu, on attendait une attaque si imminente de la part des bandes d’outlaws, qu’on ne jugea pas convenable de faire grande attention à cette circonstance.

Le sentier par lequel la troupe s’avançait était devenu si étroit, qu’on ne pouvait passer, sans être incommodé, plus de deux cavaliers de front.

Ce sentier descendait dans un vallon traversé par un ruisseau dont les bords étaient marécageux et couverts de petits saules.

Cédric et Athelsthane, qui marchaient en tête de l’escorte, virent le danger d’être attaqués dans cette passe ; mais, comme ils n’avaient ni l’un ni l’autre beaucoup d’expérience de la guerre, il ne leur vint pas à l’esprit de meilleur expédient pour prévenir ce danger que de s’avancer dans le défilé aussi vite que possible.

Marchant donc sans beaucoup d’ordre, ils venaient de traverser le ruisseau avec quelques-uns de leurs serviteurs, quand ils furent attaqués par-devant, par-derrière et sur les flancs avec une impétuosité à laquelle, dans leur position confuse et non préparée, il était impossible d’offrir une résistance efficace.

Le cri de « Dragon blanc ! dragon blanc ! Saint Georges pour la joyeuse Angleterre ! » cri de guerre adopté par les assaillants, comme appartenant à leur faux rôle d’outlaws saxons, se fit entendre de tous côtés, et de tous côtés aussi parurent les ennemis avec une rapidité d’attaque qui semblait multiplier leur nombre.

Les deux chefs saxons furent faits prisonniers en même temps, et chacun avec des circonstances ressortant de leur caractère.

Cédric, au moment où l’ennemi parut, lança le javelot qui lui restait, lequel, mieux dirigé que celui qu’il avait lancé à Fangs, cloua l’homme contre un chêne qui se trouvait par hasard derrière lui. Ayant réussi cette fois, Cédric poussa son cheval sur un second, en tirant son épée ; puis frappa avec une fureur si irréfléchie, que, son arme rencontrant une forte branche qui pendait au-dessus de sa tête, il se trouva désarmé par la force de son propre coup.

Il fut sur-le-champ fait prisonnier et arraché de son cheval par deux ou trois bandits qui fondirent sur lui ; Athelsthane partagea sa captivité, son cheval ayant été saisi par la bride, et lui-même démonté bien avant qu’il pût tirer son épée et se mettre en état de défense.

Les serviteurs, embarrassés dans les bagages, surpris et terrifiés par le sort de leurs maîtres, devinrent une proie facile pour les assaillants, tandis que lady Rowena, au centre, le juif et sa fille, à la queue de la cavalcade, subirent le même sort.

De toute la suite, personne n’échappa, excepté Wamba, qui montra en cette occasion beaucoup plus de courage que ceux qui se piquaient de plus d’esprit. Il s’empara d’une épée appartenant à l’un des domestiques, qui allait la tirer d’une main irrésolue, en frappa de tous côtés comme un lion, repoussa plusieurs ennemis qui s’approchaient de lui, et fit un effort courageux, quoique inutile, pour secourir son maître.

Se trouvant accablé, le bouffon, à la fin, se jeta à bas de son cheval, s’enfonça dans le taillis, et, à la faveur de la confusion générale, s’éloigna du théâtre du combat.

Cependant le vaillant bouffon, dès qu’il se vit en sûreté, se demanda plus d’une fois s’il ne devait pas revenir et partager la captivité d’un maître à qui il était sincèrement attaché.

— J’ai entendu des hommes parler du bonheur d’être libre, se dit-il en lui-même ; mais je voudrais que quelque sage vînt m’apprendre comment employer ma liberté, maintenant que je l’ai acquise.

Il prononçait ces mots tout haut ; une voix très rapprochée de lui répondit d’un ton bas et mystérieux :

— Wamba !

Et, en même temps, un chien, qu’il reconnut pour être Fangs, sauta sur lui et le caressa.

— Gurth ! répondit Wamba avec la même précaution.

Et le porcher parut immédiatement devant lui.

— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci avec empressement. Que signifient ces cris et ce cliquetis d’épées ?

— C’est seulement un tour de la fortune, dit Wamba : ils sont tous prisonniers.

— Qui ça, prisonniers ? s’écria Gurth avec impétuosité.

— Monseigneur, Madame et Athelsthane, Hundibert et Oswald.

— Au nom de Dieu ! reprit Gurth, comment ont-ils été faits prisonniers, et par qui ?

— Notre maître a été trop prompt à se battre, dit le bouffon, Athelsthane ne l’a pas été assez, et tous les autres ne l’ont pas été du tout ; de sorte qu’ils sont tous les prisonniers d’habits verts et de masques noirs, et tous couchés pêle-mêle sur le gazon, comme les pommes sauvages que vous faites tomber pour vos cochons. Et, en vérité, j’en rirais volontiers, ajouta l’honnête bouffon, si je pouvais m’empêcher d’en pleurer.

Et, là-dessus, il se mit à verser des larmes qui n’étaient pas feintes. La physionomie de Gurth s’anima.

— Wamba, dit-il, tu as une arme, et ton cœur fut toujours plus fort que ton cerveau ; nous ne sommes que deux, mais une attaque soudaine de la part de deux hommes résolus peut faire beaucoup. Suis-moi !

— Où, et dans quelle intention ? dit le bouffon.

— À la rescousse de Cédric !

— Mais vous avez renoncé tout à l’heure à son service, dit Wamba.

— C’est parce qu’alors, dit Gurth, il était heureux. Suis-moi !

Le bouffon allait obéir, quand un troisième personnage apparut tout à coup et leur ordonna de ne pas bouger. D’après sa mise et ses armes, Wamba conjectura que c’était un de ces outlaws qui avaient attaqué son maître. Mais, bien qu’il ne portât pas de masque, le baudrier étincelant qui pendait à son épaule et le riche cor de chasse qu’il supportait, ainsi que l’expression calme et majestueuse de sa voix et de son maintien, lui fit, malgré l’obscurité, reconnaître Locksley, le yeoman qui avait été vainqueur avec des conditions si désavantageuses dans le concours pour le prix de l’arc.

— Que signifie tout ceci ? dit-il, et qui est-ce qui s’avise de dépouiller, de rançonner et de faire des prisonniers dans cette forêt ?

— Vous pouvez voir leurs habits là-bas, dit Wamba, et reconnaître si ce sont ceux de vos enfants ou non ; car ils ressemblent au vôtre comme une cosse de pois ressemble à une autre cosse.

— Je veux m’en assurer sur-le-champ, répondit Locksley, et je vous ordonne, au péril de votre vie, de ne pas bouger de l’endroit où vous êtes jusqu’à mon retour ; obéissez, cela n’en vaudra que mieux pour vous et vos maîtres. Attendez ! il faut que je me rende aussi semblable que possible à ces hommes.

En disant cela, il déboucla son baudrier avec le cor de chasse, ôta une plume de son bonnet, et donna le tout à Wamba ; ensuite il tira de sa poche un masque noir, et, leur réitérant l’ordre de rester tranquilles, il alla mettre à exécution son plan de reconnaissance.

— Faut-il rester ici, Gurth ? dit Wamba, ou faut-il jouer des jambes ? Dans ma folle pensée, il avait trop la mine d’un voleur pour être un honnête homme.

— Que ce soit le diable, dit Gurth, si ça lui plaît, nous ne perdrons rien à attendre son retour. S’il appartient à ces brigands, il leur aura déjà donné l’alarme, et nous ne gagnerions rien à combattre ou à nous sauver. De plus, j’ai dernièrement éprouvé par expérience que les voleurs fieffés ne sont pas les hommes les plus méchants auxquels on puisse avoir affaire en ce monde.

Le yeoman revint au bout de quelques minutes.

— Ami Gurth, dit-il, je me suis mêlé parmi ces hommes, et j’ai appris à qui ils appartiennent et où ils vont. Il n’y a pas, je pense, de danger qu’ils en viennent à des violences contre leurs prisonniers. En ce moment, ce serait pure folie à trois hommes de vouloir les attaquer ; car ce sont de bons hommes de guerre, et, comme tels, ils ont placé des sentinelles pour donner l’alarme en cas de surprise. Mais j’espère bientôt réunir une force suffisante pour défier toutes les précautions. Vous êtes tous deux des serviteurs, et, comme je le pense, des serviteurs fidèles de Cédric le Saxon, l’ami des droits des Anglais. Les mains anglaises ne lui feront pas défaut dans cette extrémité. Venez donc avec moi jusqu’à ce que j’aie réuni mon monde.

En disant ces mots, il s’élança au travers de la forêt, suivi du bouffon et du porcher. Wamba n’était pas d’humeur à voyager longtemps en silence.

— Je pense, dit-il en regardant le baudrier et le cor de chasse qu’il portait toujours, que j’ai vu partir la flèche qui a gagné ce prix, et cela depuis Noël.

— Et moi, dit Gurth, je pourrais jurer par le Ciel que j’ai déjà entendu, pendant la nuit aussi bien que pendant le jour, la voix du brave yeoman qui l’a gagné, et que la lune n’a pas vieilli de soixante et douze heures depuis ce moment-là.

— Mes honnêtes amis, répliqua le yeoman, il importe peu de savoir qui je suis et ce que je fais ; si je délivre votre maître, vous aurez raison de me considérer comme le meilleur ami que vous ayez jamais eu ; et, que je sois connu sous un nom ou sous un autre, que je sache tirer l’arc aussi bien ou mieux qu’un vacher, ou que ce soit mon plaisir de me promener au soleil ou au clair de lune, ce sont là des affaires qui ne vous concernent pas, et dont, par conséquent, vous n’avez pas besoin de vous occuper.

— Nos têtes sont dans la gueule du lion, dit Wamba tout bas à Gurth, tirons-nous de là comme nous pourrons.

— Chut ! silence ! dit Gurth, ne l’offense pas par ta folie, et je crois fermement que tout ira bien.