Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne/Introduction


INTRODUCTION



Marguerite avait vingt-cinq ans, lorsque, en 1578, elle accompagna sa mère, la reine Catherine, en Gascogne.

Elle était alors dans tout l’épanouissement de son opulente beauté. Brantôme, dans sa Vie des Dames illustres, porte aux nues ses qualités physiques. Tous ses contemporains sont d’accord avec lui. Brune comme son père Henri II, le front très découvert, les yeux expressifs, pleins d’intelligence et de malice, la lèvre inférieure un peu forte, le menton charnu, la taille bien prise, la peau d’une blancheur d’albâtre, la gorge admirablement moulée, les pieds petits, Marguerite était bien cette beauté sensuelle, « plus divine qu’humaine, disait don Juan d’Autriche en la voyant au Louvre, plus faite pour perdre et damner les hommes que pour les sauver. » Et ce n’est pas à tort que les capitaines espagnols répétaient en leurs propos soldatesques « que la conquette d’une telle beauté valait plus que celle d’un royaume et que bien heureux seraient les soldats qui, pour la servir, pourroient mourir sous sa bannière[1]. »

À la fête qui fut donnée au Louvre aux ambassadeurs de Pologne, chargés d’apporter la couronne au duc d’Anjou, elle apparut « si belle et si superbement et richement parée et accoutrée, avecques si grande majesté et grâce, que tous en demeurèrent perdus », et que l’un d’eux, Laski, le paladin de Siradie, s’écria : « Non ; je ne veux rien plus voir que telle beauté[2]. »

Marguerite ajoutait à ses charmes physiques une rare culture intellectuelle. Amyot lui avait donné de sérieuses notions de style et dans la fréquentation de Ronsard elle avait contracté le goût de la poésie. Dans ses Lettres, comme dans ses Mémoires, on retrouve la marque de leurs doctes leçons. En outre, la société de sa mère l’avait tout naturellement disposée aux finesses diplomatiques ; et elle se serait montrée bien peu la fille de la rusée Florentine, si elle n’avait acquis d’elle la souplesse d’esprit, l’élégance de la forme et cette séduction irrésistible qui se dégageait de toute sa personne.

Ce n’était pas la première fois que Marguerite de Valois venait dans le Midi de la France. Déjà, en 1564, elle y avait suivi sa mère, au cours de cette longue pérégrination, entreprise par toute la Cour de France à travers les provinces du Lyonnais, de la Provence, du Languedoc et de la Guienne et qui la faisait ressembler à une immense caravane. Vains efforts tentés pour pacifier le royaume et dont le résultat ne répondit guère à l’attente de Catherine.

Née à Saint-Germain-en-Laye le 14 mai 1553[3], Marguerite n’avait alors que onze ans. Elle était toute enfant, rieuse, insouciante, ne songeant qu’aux plaisirs. Peu à peu cependant, en grandissant, elle devint auprès de sa mère, qui jusqu’à ce moment avait négligé son éducation morale, un facile instrument de gouvernement. Ses frères aussi commencèrent à rechercher son appui. Il faut voir dans ses Mémoires comment le duc d’Anjou la prit un jour dans une allée du parc de Plessis-les-Tours, et, l’initiant à la politique, l’arracha le premier à son ignorance heureuse. « Ce langage me fut fort nouveau, écrit-elle, pour avoir jusques alors vescu sans dessein, ne pensant qu’à danser ou aller à la chasse, n’ayant mesme la curiosité de m’habiller ny de paroistre belle, pour n’estre encore en l’aage de telle ambition[4]… » Elle lui promit de seconder ses desseins auprès de la Reine-Mère et de lui demeurer toujours fidèle. Un an ne s’était pas écoulé que ce versatile prince la prenait en aversion et lui vouait une haine qui deviendra le principal malheur de sa vie.

C’est que Marguerite atteignait dix-sept ans et que son cœur avait parlé. Toute jeune elle n’avait pas joué impunément avec Henri de Guise, ne l’avait pas vu grandir à ses côtés, ne l’avait pas accompagné aux conférences de Bayonne, ne s’était pas trouvée avec lui au Louvre, à chacune de ses villégiatures, sans être touchée de sa supériorité intellectuelle sur celle de ses frères et sans s’être laissée prendre à sa réputation de bravoure, à son élégance, à ses charmes physiques, qui faisaient de lui un des plus beaux gentilshommes de la Cour de Charles IX. Henri de Guise fut le seul amour sérieux de la Reine Marguerite, celui de sa prime jeunesse, amour contrarié et pour cela peut-être toujours durable, dont elle se plaira à évoquer le souvenir aux heures tristes de son existence. Découvert par du Guast, l’insolent confident du duc d’Anjou, c’est cet amour qui exaspèrera le fils chéri de Catherine et qui, précipitant la disgrâce du futur chef de la Ligue, aliénera à tout jamais à Marguerite le cœur vindicatif de son frère.

Atteinte d’une maladie contagieuse, contractée sous les murs de Saint-Jean d’Angély pendant l’automne de 1569, Marguerite avait à ce point inquiété sa mère que celle-ci écrivait à cette date à la duchesse de Guise « Ma fille m’a fait belle peur, lui voyant le pourpre, que Chapelain et Castela en estoient morts, n’ayant que Milon qui l’a bien guérie et sauvée. Elle est bien faible et bien maigre[5]. » Sitôt remise, on songea à la marier au roi de Portugal.

Mais l’habileté de Fourquevaux, ambassadeur auprès du roi d’Espagne, ne parvint pas à vaincre les hésitations de ses ministres ni celles du gouvernement Portugais[6]. Le rapprochement entre Catherine et les chefs réformés, scellé par la paix de Saint-Germain (1570), fit échouer définitivement ce projet d’union. Un moment le cardinal de Lorraine espéra, grâce à la connivence des deux jeunes gens, unir son neveu à la sœur du roi de France et asseoir ainsi sur une base plus solide la fortune de sa maison. La colère de Charles IX déjoua cet audacieux projet. Chassé du Louvre, Guise dut dévorer son affront en silence ; et, comme chez lui l’ambition passait avant le sentiment, il s’en consola en épousant peu de temps après Catherine de Clèves. Union aussi malheureuse que devait l’être celle de Marguerite.

Car c’est à ce moment que furent entamées les premières négociations avec le Roi de Navarre et que Jeanne d’Albret, il est bon de le signaler ici, en rappelant à Charles IX la promesse que Henri II avait faite à son époux, prit l’initiative de ce funeste mariage. Certes, elle le regretta dès qu’elle se fut rendu compte des embûches semées sous ses pas, et alors qu’avant de mourir elle conseillait à son fils d’emporter, aussitôt après son mariage, sa jeune femme dans l’air plus pur de la Navarre et du Béarn : « Elle est belle et bien advisée et de bonne grâce, lui écrivait-elle après sa première entrevue avec sa future belle-fille, mais nourrie en la plus maudite et corrompue compagnie qui fut jamais… Je ne vouldrais pour chose du monde que vous y fussiez pour y demeurer… Voilà pourquoi je désire vous marier et que vous et vostre femme vous vous retiriez de cette corruption ; car, encore que je la croyais bien grande, je la trouve encore davantage. Ce ne sont pas les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes. Si vous y étiez, vous n’en échapperiez jamais sans une grande grâce de Dieu[7]. »

Jeanne mourut à Paris le 9 juin et le mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite fut célébré en grande pompe le 18 août 1572. Triste union, contractée malgré le non consentement des époux, malgré les défenses de l’Église et qu’éclairaient déjà, allumées dans l’ombre, les sanglantes lueurs de la Saint-Barthélemy[8].

Il semble que Marguerite ait porté malheur à tous ceux qu’elle a aimés. La vie d’Henri de Guise n’est qu’une émouvante tragédie. Son frère d’Alençon, sur qui elle reporta de bonne heure sa plus tendre affection, meurt misérablement, jeune encore, après sa pitoyable expédition des Flandres. La Môle est décapité sur la place de grève ; et Bussy d'Amboise, sans parler de tous ceux ensuite qui défrairont la chronique scandaleuse, après de nombreuses tentatives d’assassinat, trouve la mort dans le château de Montsoreau.

Dupleix affirme que Marguerite n’aima jamais son mari. Elle-même du reste l’avoue plus tard dans une de ses lettres : « J’ai reçeu du mariage tout le mal que j’ai jamais eu, et je le tiens pour le seul fléau de ma vie. Que l’on ne me dise pas que les mariages se font au ciel ; les cieux ne commirent pas une si grande injustice[9]. » Néanmoins l’heure n’a pas sonné encore de cette désunion complète. Et, bien qu’Henri de Navarre soit pris pour le moment dans les filets de l’astucieuse Madame de Sauves, bien que Marguerite, l’âme de toutes les fêtes du Louvre, se montre plus que coquette avec de très nombreux adorateurs, les apparences sont conservées. Malgré quelques brouilles passagères, suscitées par la méchanceté du Roi et la haine de du Guast, la politique, à défaut de l’amour, réunit souvent les deux époux ; et, ce n’est pas sans une certaine tristesse qu’un matin de février 1576 la reine de Navarre apprend la fuite de son mari. On sait comment le Béarnais parvint à tromper la surveillance d’Henri III et de Catherine et comment, sous le prétexte d’une chasse dans la forêt de Senlis, il s’échappa du Louvre avec quelques amis fidèles, gagna Alençon et, après mille dangers, se retira dans ses États. « Et, se levant avant que je fusse éveillée, écrit Marguerite dans ses Mémoires, pour se trouver, comme j’ay dict cy-devant, au lever de Madame ma mère où Madame de Sauve alloit, il ne se souvenoit point de parler à moy, comme il avoit promis à mon frère, et partit de ceste façon sans me dire à Dieu[10]. »

Restée seule au Louvre, « suspecte aux Huguenots parce que j’estois catholique et aux catholiques parce que j’avois espousé le roy de Navarre, » ses Mémoires nous apprennent ce qu’elle eut à souffrir de l’animosité de sa mère et des violences du Roi son frère, rejetant sur elle, non sans quelque raison, toute la responsabilité de cet évènement qui contrariait si fort leurs projets. Vainement Marguerite se défend de n’avoir été pour rien dans l’évasion de son mari, qui, ne cesse-t-elle de le répéter, est parti sans rien lui dire : « Ce sont petites querelles de mary à femme, répond Catherine ; mais on sçait bien qu’avec doulces lettres, il vous regaignera le cœur, et que, s’il vous mande l’aller trouver, vous y irez, ce que le roy mon fils ne veult pas[11]. »

Pour occuper sa solitude, Marguerite s’adonna aux Lettres : « Je receus ces deux biens de la tristesse et de la solitude, à ma première captivité, de me plaire à l’estude et m’adonner à la dévotion, biens que je n’eusse jamais goustés entre les vanitez et magnificence de ma prospère fortune[12]. »

Henri de son côté, à peine arrivé en Guienne, envoya Jean de Durfort, vicomte de Duras, à la Cour, avec mission de lui ramener sa femme (20 septembre 1576). Le Roi refusa brutalement et congédia l’ambassadeur. Il voulait garder sa sœur comme otage entre catholiques et réformés. Marguerite ne se découragea pas : « Je représentay au Roy, écrit-elle, que je ne m’estois pas mariée pour plaisir ny de ma volonté ; que ç’avoit esté de la volonté et auctorité du roy Charles mon frère, de la royne ma mère, et de luy ; que puisque ils me l’avoient donné, qu’ils ne ne pouvoient point empêcher de courre sa fortune ; que j’y voulois aller ; que s’ils ne me le permettoient, que je me desroberois et y irois de quelque façon que ce fut, au hazard de ma vie. » Mais Henri III demeura inflexible et la repoussa, lui disant « que depuis que le roy de Navarre s’etoit refaict huguenot, il n’avoit jamais trouvé bon que, catholique, sa sœur alloit le rejoindre[13].  »

Aussi ne voulant et ne pouvant plus rester dans une Cour qui venait de déclarer la guerre au roi son mari, Marguerite prit le prétexte de sa mauvaise santé pour aller aux eaux de Spa. Au fond, elle voulait recruter des partisans à son frère bien-aimé d’Alençon, qui avait pris le titre de duc d’Anjou depuis l’avènement au trône d’Henri III et qui convoitait ardemment la couronne ducale des Flandres.

Il faut lire dans les Mémoires de Marguerite les deux jolis chapitres, dignes pendants des lettres qu’elle écrira plus tard de Bagnères, consacrés à ce voyage mouvementé. Il faut voir comment, partie avec l’insouciance de ses jeunes années, elle courut au retour les plus grands dangers, guettée par don Juan d’Autriche à la tête des bandes espagnoles, suivie de près par les protestants et parvenant à grand peine à gagner La Fère, où l’attendait son frère d’Alençon. « Nous passâmes près de deux mois, qui ne nous furent que deux petits jours, en cet heureux estat… La tranquillité de nostre Cour, au prix de l’agitation de l’aultre d’où il partoit, luy rendoit tous les plaisirs qu’il y recepvoit si doux qu’à toute heure il ne se pouvoit empescher de me dire : « Ô ma royne ! qu’il fait bon avec vous ! Mon Dieu, ceste compagnie est un paradis comblé de toutes sortes de délices, et celle d’où je suis party un enfer remply de toutes sortes de furies et tourmens[14]. » Ce que Marguerite ne dit pas, c’est qu’à la Fère elle vit pour la première fois, à côté du duc d’Anjou dont il était un des favoris, le bel Harlay de Chanvallon, et que là débuta sans doute cette passion pour lui qui devait lui susciter de si cruelles infortunes.

Marguerite rentra à Paris à la fin de l’année 1577, « voulant faire mon voiage de Gascogne, écrit-elle, et ayant préparé toutes choses pour cest effect. » Mais cette fois encore le Roi la berça de vaines promesses ; et elle dut assister, pendant les six premiers mois de 1578, au règne insolent des Mignons, à leurs sanglantes querelles, à la nouvelle fuite du duc d’Anjou qu’elle favorisa de toutes ses forces, aux caprices de sa mère, à la faiblesse et à la conduite ignominieuse du Roi son frère, objet pour tous de moqueries et de dédain, aux sourdes rumeurs de la Ligue déjà menaçante, et par dessus tout à l’élévation de la maison de Lorraine par la popularité toujours croissante dont jouissait son ami d’enfance, Henri de Guise, le vainqueur de Dormans, le glorieux Balafré.

— En s’enfuyant du Louvre le 3 février 1576, Henri de Navarre, malgré les attaches amoureuses qui pouvaient l’y retenir, obéit moins à ses secrets pressentiments qu’il y courait les plus graves dangers qu’à sa mystérieuse destinée et aux supplications de son parti, désemparé depuis l’assassinat de Coligny par la défection du duc d’Anjou, la faiblesse du prince de Condé et la diplomatie de Catherine qui paralysait tous ses efforts. Aussi est-ce avec joie qu’après avoir repris publiquement la religion de sa mère il fut salué par tous le chef des Réformés.

La Cour de France prit peur. Catherine commença par détacher d’Alençon du parti des Politiques ; puis, par la paix de Beaulieu, dite aussi « de Monsieur », signée en mai 1576, elle octroya à son fils rebelle l’Anjou, la Touraine et le Berry, à Condé la Picardie, au roi de Navarre le gouvernement de Guienne, aux protestants le libre exercice de leur culte dans toutes les villes du royaume sauf Paris, la création de chambres mi-partie, l’abandon de quelques places de sûreté, l’admission de leurs enfants dans toutes les écoles ; enfin elle convoquait à Blois les États-Généraux.

Jamais le nouveau parti, après seize années de luttes sanglantes et quatre édits de pacification, n’avait obtenu semblable satisfaction. La Reine-Mère pouvait donc espérer voir ses vœux réalisés ; et, en mettant sur la même ligne catholiques et protestants dont elle pensait devenir le suprême arbitre, croire à l’apaisement définitif du royaume. Mais elle comptait sans les Guise et leur insatiable ambition. Ceux-ci soulevèrent la Picardie, pays très catholique, qui refusa de livrer Péronne à Condé ; et ils jetèrent dans tout le royaume les bases de cette redoutable association, dite la Ligue, qui devait les pousser jusque sur les marches du trône. Vainement Henri III, justement effrayé, chercha à déjouer leurs projets en s’en faisant proclamer le chef. Cet acte, contraire à l’esprit du dernier édit, ne servit qu’à mécontenter les Réformés et à tenir en éveil leur jeune prince.

Tour à tour à Pau, à Nérac, à Agen, à La Rochelle, partout expédiant des ordres, relevant par sa présence le moral de ses troupes, et gagnant à lui, plus par son affabilité et sa bonne grâce que par des sièges en règle, la plupart des villes de la Gascogne et de la Guienne, Henri de Navarre, à peine âgé de vingt-trois ans, sut, en cette année 1576, non seulement faire reconnaitre son autorité dans ses États, mais, en recommandant publiquement à ses lieutenants la stricte observation de l’édit, donner des preuves de ce grand sens politique, qui sera sa maîtresse qualité.

À cet effet, il s’entend avec Damville, gouverneur du Languedoc et chef militaire du parti des Politiques, reçoit dans sa ville d’Agen, devenue sa principale résidence, toute la noblesse catholique et à sa tête le vieux Monluc qui vient, à la veille de sa mort, prendre ses ordres, gagne Villeneuve-sur-Lot, place très importante, et établit des gouverneurs à ses gages dans toutes les villes de la province. Cependant Bordeaux refuse de lui ouvrir ses portes, et il ne peut obtenir des États réunis à Blois en décembre 1576 la confirmation de la paix de Beaulieu. Bien au contraire, cette assemblée où la Ligue dominait, supplia le Roi « d’ordonner que l’exercice de la R. P. R. fut défendu tant en public qu’en particulier » et décida « qu’on inviterait le Roi de Navarre, le prince de Condé et le maréchal de Damville à venir en personne à Blois, afin qu’ils consentissent à cet article et donnassent l’exemple à leur parti en rentrant eux-mêmes dans le sein de l’Église catholique. »

C’était provoquer la reprise des hostilités. Repoussant l’invitation des États, Henri de Navarre y répondit en lançant d’Agen, le 21 décembre 1576, un manifeste « à la Noblesse, Villes et Communautez de son gouvernement de Guyenne, » où il se plaignait du manque de foi de ses adversaires. Il terminait par ces belles paroles :

« La religion se plante au cœur des hommes par la force de la doctrine et persuasion et se confirme par l’exemple de vie et non par le glaive. Nous sommes tous Français et concitoyens d’une même patrie : partant il nous fault accorder par raison et douceur et non par la rigueur et cruaulté qui ne servent qu’à irriter les hommes… Prenons donc ceste bonne et nécessaire résolution de pourveoir à nostre conservation générale contre les pratiques et artifices des ennemys de nostre repos ; et je proteste devant Dieu, qui est nostre juge et qui pénètre jusqu’au plus profond de noz cœurs, que soubs l’auctorité du Roy mon seigneur, je vous maintiendroy tous en ma protection ; j’empescheray de tout mon pouvoir et par vostre advis et conseil des Officiers de la Couronne et principaulx seigneurs amateurs de la paix et tranquillité, qui sont en ce dict pays, toutes violences, foules et oppressions ; je feray rendre également justice à un chascun, tant de l’une que de l’aultre religion et avec pareil traictement ; je vous tiendray tous chers comme ma propre vie, courray sus avec vous à tous ceulx qui entreprendront de troubler nostre concorde publique. En quoy je n’espargneray ma vie, en tous les moyens que Dieu m’a donnez[15]. »

La campagne ne fut pas heureuse pour les protestants, durant la première moitié de l’année 1577. Au nord, le nouveau duc d’Anjou s’empara sur eux de la Charité-sur-Loire, une de leurs meilleures places fortes ; en Languedoc, Catherine gagna définitivement le maréchal de Damville qui trahit pour le marquisat de Saluces la cause du roi de Navarre ; et, en Guienne, ce dernier ne put, malgré le coup d’audace d’Eauze, s’emparer ni de Mirande, ni de Jegun, ni de Beaumont de Lomagne. Il est vrai que le capitaine Fabas et Rosny lui ouvrirent à ce moment les portes de La Réole ; mais ce succès fut atténué par l’échec de Langoiran sous les murs de Saint-Macaire, où d’Aubigné tomba grièvement blessé d’une arquebusade[16]. Henri de Navarre essaya bien de relever le moral de ses troupes en mettant le siège devant Marmande. Mais là encore, malgré sa bravoure et celle de Lanoue, il dut se contenter d’un succès relatif et signer avec le maréchal de Biron, qui arrivait avec des forces imposantes, une trêve nécessaire aux deux partis[17]. Les insuccès réitérés de Condé, obligé de lever le siège de Saintes, puis peu après de rendre à Mayenne le port de Brouage, joints à sa mésintelligence avec le roi de Navarre dont il jalousait la supériorité, faillirent faire perdre aux protestants ce qu’ils avaient péniblement gagné par la trêve de Monsieur. Aussi accueillirent-ils favorablement les propositions de paix de la Cour de France et signèrent-ils, le 15 septembre 1577, la trêve de Bergerac, confirmée le 5 octobre suivant par l’édit de Poitiers. Ils obtenaient comme par le passé le libre exercice de leur religion dans tout le royaume, la restitution de leurs charges, la création de nouvelles chambres mi-partie, enfin un plus grand nombre de places de sureté dont Périgueux, La Réole et le Mas-Verdun pour le gouvernement de Guienne.

Tout faisait croire à une paix durable. Mais comme toujours les deux partis se montrèrent mécontents. La Ligue trouva outrées les concessions faites aux Réformés et devint de plus en plus menaçante. De leur côté, les religionnaires ne désarmèrent pas.

Laissant sa jeune sœur Catherine de Bourbon le représenter à Pau et à Nérac, Henri de Navarre s’était retiré à Agen, poste avancé, d’où il surveillait plus facilement la basse Guienne, le Périgord et le pays Toulousain. Ayant à se plaindre de l’amiral de Villars que la Cour lui avait imposé comme lieutenant en Guienne, Henri avait à la conférence de Bergerac demandé son remplacement. On lui envoya le maréchal de Biron, Armand de Gontaud, rude soldat, médiocre diplomate. Nous verrons dans la suite que le roi de Navarre ne gagna pas au change.

Tout d’abord leurs relations furent presque amicales. Les lettres qu’écrivit Biron aux Consuls d’Agen en septembre 1577 le prouvent suffisamment[18]. Ceux-ci, on le sait, commençaient à supporter difficilement dans leurs murs la présence du jeune prince et de son turbulent entourage[19]. Malgré les sages édits que depuis un an il avait promulgués dans l’intérêt de cette ville, soit pour faire observer la discipline, soit pour empêcher les pillages, maintenir l’exercice des deux cultes, et procurer par ces moyens une aisance et une sécurité relatives, ils voyaient d’un mauvais œil leurs charges s’aggraver chaque jour davantage par l’entretien des troupes de plus en plus nombreuses qui formaient dans la ville garnison, par la multiplicité des emprunts forcés ordonnés par le jeune prince, et surtout par la construction de deux forts que celui ci, contrairement aux anciens privilèges, avait voulu élever, l’un à l’ouest de la ville, sur l’emplacement même du couvent des Jacobins, l’autre à l’est, à la porte du Pin[20]. Aux plaintes réitérées des autorités agenaises, Biron répond « qu’il a trouvé le Roy de Navarre en fort bonne disposition », et il les assure « que ledit Roy est tout plein de très bonne volonté, dont nous ne pouvons espérer que toute bonne yssue de son bon zèle[21]. » Malgré ces assurances, le Béarnais maintenait ses dispositions défensives et évitait pour ce motif de revenir à Agen.

Biron eut le dernier mot. Il obtint que les garnisons seraient retirées de cette ville, le jour on y installerait la chambre de l’Édit ; et, le 30 mai 1578, les nouveaux conseillers ayant fait leur entrée, le roi de Navarre, arrivé la veille, remit aux Consuls les clefs de la cité, leur demandant toutefois de lui rester fidèles. Henri n’avait pas regagné Lectoure, où il s’établissait plus solidement encore, que « tous les forts et marques de guerre » étaient déjà rasés dans Agen.

En même temps que la seconde ville de Guienne reprenait sa liberté, ses habitants recevaient la nouvelle que par Lettres patentes du 18 mars 1578 Henri III, pour payer à sa sœur Marguerite la dot promise lors de son mariage, lui cédait « en échange des soixante sept mille cinq cens livres de rante qu’elle devoit prandre par chascun an sur lesdites receptes générales, son domaine d’Agenois, Rouergue, Quercy et les quatre jugeries de Verdun, Rieux, Rivière et Albigeois, sises en la sénéchaussée de Tholoze, etc[22]. »

C’était donner aux Agenais un nouveau maître, avec lequel ils eurent, nous le verrons dans la suite, plus à compter qu’ils ne le croyaient tout d’abord et qui fut la cause de nouvelles divisions dans cette malheureuse cité. Car, si le roi de Navarre n’y faisait plus que de rares apparitions, il y avait laissé d’assez nombreux partisans, se trouvant sans cesse aux prises avec le restant de la population catholique, divisée elle-même en deux tronçons, les ultras, affiliés à la Ligue et non les moins turbulents, et les modérés, c’est-à-dire les consuls, les jurats, les bourgeois, les financiers qui, fidèles avant tout à leur roi, ne demandaient que la paix et la tranquillité.

Et ce n’était pas seulement Agen qui présentait ce lamentable spectacle. Toutes les villes de la province, grandes ou petites, étaient divisées comme elle, les unes où le parti protestant dominait, comme à Nérac, Clairac, Monflanquin, etc., les autres, et c’était le plus grand nombre, où les catholiques, mécontents des concessions toujours plus considérables accordées aux réformés par la faiblesse du monarque, ne supportaient qu’avec peine leur audace et leur insolence, et, comme à Langon notamment, à Bazas ou à La Réole, en venaient chaque jour aux mains avec eux.

Enfin, pour comble d’infortunes, des bandes indépendantes, composées de gens sans aveu, parcouraient sans cesse le pays, et, arborant tour à tour les couleurs des deux partis, ne vivaient que de pillage, se livrant aux pires actes de violence et de brigandage. Vainement le roi de Navarre en Armagnac, Biron à Bordeaux et à Agen, Damville en Languedoc, se multiplient et échangent de continuelles missives pour réprimer ces désordres et, avec plus ou moins de bonne foi, faire respecter l’édit de pacification ; ils n’y parviennent qu’à grand peine et souvent reconnaissent leur impuissance.

La situation, au milieu de cette année 1578, restait donc fort troublée en Guienne et en Gascogne. Il ne fallait qu’une étincelle pour rallumer partout la guerre. La Reine-mère, tenue très exactement au courant des évènements, s’en rendait aisément compte. Aussi, malgré sa santé déjà chancelante, malgré les inquiétudes que lui donnait son fils le duc d’Anjou, poursuivant follement la conquête du royaume des Flandres, malgré l’influence néfaste des mignons sur son autre fils Henri III, malgré surtout les sourdes menées de la maison de Lorraine, résolut-elle d’entreprendre un second voyage dans tout le midi de la France. Dans son désir d’asseoir une paix durable, Catherine était alors réellement sincère. Ses lettres en font foi. Contrairement à ce que l’on a écrit jusqu’à ce jour sur elle, elles nous prouveront par les nombreux extraits que nous en donnerons avec quel zèle elle poursuivait l’apaisement du royaume et travaillait, sans arrière pensée aucune à ce moment, à la grandeur et à la prospérité de la France.

Catherine amenait avec elle sa fille Marguerite. Les deux reines se faisaient suivre de toute leur maison. Le prétexte du voyage était de conduire sa femme à Henri de Navarre, qui, à plusieurs reprises on le sait, avait manifesté le désir de l’avoir auprès de lui. Le but réel, de chercher par sa présence, en s’abouchant directement avec les chefs des principaux partis, d’abord son gendre, puis Condé, Damville et plus loin Lesdiguières, Bellegarde et le duc de Savoie, à réviser quelques articles douteux de l’édit de Bergerac, et, soit en jetant entre eux des germes de division, comme on l’a écrit, soit plutôt en s’efforçant de les contenter par de larges concessions, à pacifier définitivement les provinces rebelles.

Quant aux moyens, ils ne manquaient jamais à la fille des Médicis. Elle comptait sur sa vieille expérience, sur la séduction encore très grande de sa personne, sur son ascendant incontesté d’ancienne régente du royaume, sur son habileté diplomatique, sur la rivalité qui existait entre les principaux meneurs. Elle escomptait aussi les charmes irrésistibles que ne pouvaient manquer d’exercer sur ces jeunes et bouillants capitaines les plus belles de son escadron volant, ces superbes créatures qui, au dire de Brantôme qui se plaît à les énumérer[23], étaient apparues naguère, à cette fête toute païenne donnée par elle sur la terrasse de Chenonceau en l’honneur de la dernière victoire du duc d’Anjou, « demi-nues, les cheveux épars comme des épousées, faisant le service. » Plus encore que sur elles, elle comptait sur sa fille Marguerite, sur sa soumission, sur sa jeunesse, sur sa beauté.

Bien que plusieurs écrivains aient soutenu le contraire[24], nous croyons que Marguerite suivit sa mère sans tristesse aucune, ni regrets de quitter la Cour. Dans ses Lettres comme dans ses Mémoires, elle le proclame hautement. « Revenues que nous fusmes d’Alençon, ayant toutes choses prestes pour mon partement, je suppliay encore le Roy de me laisser aller. Lors la Royne ma mère, qui avait aussi un voiage à faire en Gascogne pour le service du Roy (ce païs-là ayant besoin de luy ou d’elle), elle se résolut que je n’irois pas sans elle[25]. » Sans sa mère, que serait-elle devenue au Louvre ? Henri III, malgré ses caresses apparentes, la détestait. Son frère aîné, le duc d’Anjou, combattait dans les Flandres. Aussi est-ce avec joie qu’elle entreprit ce voyage, où, novice encore dans les ruses de la politique, elle comptait prendre quelque ascendant sur l’esprit, sinon sur le cœur, de son mari et retrouver à la Cour de Nérac le prestige et la considération auxquels lui donnait droit son titre de Reine de Navarre.



  1. Brantôme, Vie des Dames illustres, édit. Lalanne, t. viii.
  2. Idem.
  3. C’est par erreur que plusieurs auteurs la font naître à Fontainebleau, tantôt en 1552 comme Mongez, Hilarion de Coste, le Père Anselme, etc., tantôt même en 1551.
  4. Mémoires de Marguerite de Valois, édit. Charpentier, p. 22.
  5. Bibl. nat. Fonds français. No 3,227, p. 80. — Idem : Mémoires de Marguerite ; éd. Charpentier, p. 29.
  6. Voir, entre autres nombreux documents sur cette affaire, les Lettres de Charles IX à M. de Fourquevaux (1565-1572), publiées par M. le chanoine Douais. (Paris, Picard, 1897.)
  7. Le Laboureur : Additions aux Mémoires de Castelnau, t. ii p. 903. — Idem : Mongez, Histoire de la reine Marguerite de Valois, p. 56.
  8. Voir, principalement dans les Mémoires de Marguerite, le récit de cette nuit célèbre et des dangers qu’elle courut.
  9. Bibliothèque nationale. Fonds Dupuy, No 217.
  10. Mémoires de Marguerite, édit. Charpentier, p. 94. — Idem : Journal de l’Estoile, etc., etc.
  11. Idem, p. 103.
  12. Idem. p. 106.
  13. Mémoires de Marguerite, édit. Charpentier, p. 119.
  14. Idem, pp. 175-176.
  15. Lettres missives du Roi de Navarre, publiées par Berger de Xivrey. Tome i, pages 113-117.
  16. Voir sur tous ces combats les Mémoires du temps : d’Aubigné, Mémoires et Histoire universelle ; Sully, Œconomies royales ; etc., etc.
  17. Voir pour cette affaire de Marmande les longs détails qu’en donne d’Aubigné au tome ii, p. 257 (éd. de 1626), de son Histoire universelle, et ceux quelquefois contradictoires de Sully dans ses Œconomies royales. Dans sa Notice sur la ville de Marmande (Villeneuve-sur-Lot, 1872), le regretté Ph. Tamizey de Larroque en a reproduit les principaux passages.
  18. Arch. mles d’Agen. BB. 33. La plupart des lettres du maréchal de Biron aux Consuls d’Agen ont été publiées par M. G. Tholin dans le Recueil de la Société académique de cette ville, t. ix, 2e série, p. 125-160, 1885.
  19. Nous ne reproduirons pas ici la légende, devenue fameuse quoique entièrement fausse, d’après laquelle en cette année 1577 Henri de Navarre aurait surtout mécontenté les bons bourgeois d’Agen, en s’avisant avec ses favoris « d’éteindre au milieu d’un bal les chandelles pour faire main basse sur les belles dames gasconnes et violenter, soit une certaine Anne de Cambefort, qui, nouvelle Lucrèce, se serait précipitée par la fenêtre pour conserver son honneur », soit une autre, Catherine Duluc, fille d’un médecin, que certains auteurs, sans aucune preuve à l’appui, substituent à la première. Cette accusation, inventée à plaisir pour la première fois par un libelle ligueur de 1586, L’avis d’un catholique anglais, relevée déjà énergiquement par Duplessis-Mornay dans sa Lettre d’un gentilhomme catholique français, contenant brève réponse aux calomnies d’un certain prétendu anglais (Mémoires de la Ligue, t. v, in-4o, p. 437), mais de nouveau accréditée par quelques-uns de nos anciens annalistes, Labénazie, Labrunie et naturellement Saint-Amans à la page 398 du tome premier de son Histoire du département de Lot-et-Garonne, a été définitivement jugée et reconnue fausse de toutes pièces par M. Ph. Tamizey de Larroque, à la page 343-344 du tome xvii de la Revue de Gascogne et, en même temps que lui, par une substantielle note de M. O. Fallières, le consciencieux éditeur de l’Abrégé chronologique de Labrunie, aux pages 116-118 du tirage à part de cet ouvrage. Une fois pour toutes il a été fait par eux justice de ces ridicules et invraisemblables accusations.
  20. Voir, pour tout le séjour d’Henri IV à Agen à cette époque, la remarquable étude de M. G. Tholin, La ville d’Agen pendant les guerres de religion, chapitres x et xi, parue seulement dans la Revue de l’Agenais, tomes xvi et xvii, et dont malheureusement il n’a été fait aucun tirage à part.
  21. Lettres du maréchal de Biron : Op. cit.
  22. Archives municipales d’Agen, BB. 33. p. 30.
  23. Brantôme : Vie des Dames illustres. Art. Catherine de Médicis.
  24. Notamment l’Estoile dans son Journal.
  25. Mémoires de Marguerite, édit. Charpentier, p. 209.