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III

J’ignore, Casimir, quelles sont vos idées en matière d’exégèse ; car nous causons rarement d’autre chose que de musique ou de cuisine. Je me plais à vous voir chevaucher, dans un même jour, trois ou quatre pianos que vous laissez fourbus ; ou, mieux encore, dévorer des touffes de salade fraîche que parfument la pimprenelle, l’aimable cerfeuil et de tout jeunes oignons. Vous ressemblez alors à ce bouc friand de feuilles vertes qui brouta la première vigne plantée en Grèce par Dionysos. On fit une outre avec sa peau et on trépigna dessus ; je vous souhaite le même destin pour que, dans la mort comme dans la vie, vous soyez une source de musique. Mais quant aux passages délicats de la Bible, j’ignore si vous savez en résoudre subtilement les difficultés. Niez-vous que les livres de Moïse soient un assemblage de diverses traditions, cousues ensemble tant bien que mal ? En ce cas vous devez croire que le jour où Miryam, sœur de Moïse, entonna un hymne sauvage au bord de la Mer Rouge et dansa en marquant le rythme sur un tambourin, la prophétesse était centenaire, ou peu s’en faut. Car Moïse avait alors quatre-vingts ans ; et un autre récit de la Bible nous montre Miryam déjà grande et veillant sur son frère, lorsque l’enfant prédestiné flottait le long du Nil dans une corbeille de joncs.

Au passage qui nous occupe, l’ensemble du cantique paraît être une interpolation. Après l’avoir lu, on trouve ces deux versets : « Et Miryam, soeur d’Aaron, prit en main le tambourin, et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et des danses, et Miryam chanta ainsi :

  « Chantez à l’Éternel,
  Car il a été grand et glorieux :
  Chevaux et cavaliers,
  Il les a jetés à la mer. »

Or, le cantique précédent commence par les mêmes paroles ; d’où l’on peut induire qu’elles en furent le germe.

D’ailleurs l’hymne entier est digne de ce verset, qu’une antique tradition avait sans doute conservé ; Hændel ne pouvait choisir un texte mieux approprié à son génie. La deuxième partie d’Israël en Égypte s’ouvre par ces mots : « Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent à l’Éternel le cantique suivant. Ils dirent : Chantez à l’Éternel, car il a été grand et glorieux… » Et, le chant de triomphe achevé, le maître, qui s’est répandu en duos, soli, chorals, fugues magnifiques, évoque devant nous l’image de la prophétesse toute frémissante d’inspiration, et qui s’écrie : « Chantez à l’Éternel, car il a été grand et glorieux… » Tous reprennent ces paroles ; et l’œuvre s’achève par un chœur splendide qui a déjà ébloui l’auditeur. Qu’il m’eût semblé dur de ne l’entendre qu’une fois !

Les premières mesures de l’orchestre, avec leur rythme saccadé, ont un caractère solennel qui fait pressentir une chose extraordinaire. En effet, après un trille lancé par les cordes à toute volée, les huit voix du chœur éclatent brusquement comme la clameur d’un peuple. « Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique… » Et ils le chantent, Baille, pour notre plus grande joie. Rappelez-vous comme nous nous poussions le coude, clignant de l’œil l’un vers l’autre et faisant avec nos lippes une moue d’admiration. Rien de plus simple, de plus beau, de plus religieux que la phrase initiale, dite par les ténors à l’unisson des contralti. Les voix se fondent en une sonorité mâle et douce, tandis que la basse instrumentale monte ou descend avec une pesante rapidité. Ce premier motif, sur les paroles : « Je chanterai au Seigneur » est suivi sans transition par un thème de fugue allègrement rythmé, qui se déroule en une lumineuse vocalise. « Car il a triomphé glorieusement » chantent les deux chœurs alternés, s’exaltant l’un l’autre dans leur joie guerrière. Le second chœur, sur un rythme haché, crie : « Le cheval et son cavalier, il les a jetés dans la mer. » Les trois motifs se poursuivent et s’entrelacent. On voit flotter au vent l’éclatante banderole des vocalises ; de barbares syllabes se heurtent comme des cymbales ; et, dans le tumulte, l’action de grâces monte avec une religieuse lenteur. Puis la masse chorale, groupant ses forces, devient une trombe d’harmonie. Des clameurs entrecoupées sortent d’innombrables poitrines : « Le cheval ! le cheval ! et son cavalier ! il les a jetés ! il les a jetés dans la mer ! » Les basses, avec une gravité pleine d’émotion, élèvent de nouveau le cantique à l’Éternel, tandis que la pure splendeur des trompettes évoque pour moi l’image d’une chevauchée au bord de la mer, d’une procession radieuse, d’un peuple en marche sur le bleu du ciel avec ses bêtes chargées de butin. Le chœur s’achève par un rappel successif des trois thèmes. Cette fois toutes les parties martèlent ensemble les syllabes héroïques : « Chevaux et cavaliers, il les a jetés dans la mer » et, longtemps après que les voix se sont tues, on entend retentir encore ce rythme terrible.

Je ne puis étudier en détail les autres chœurs de la partition. Certes, le maître a une richesse d’idées inépuisable, quoi qu’en disent nos jeunes malades ; mais, s’il a merveilleusement varié son œuvre, je serais bien en peine de trouver des expressions nouvelles pour traduire ma croissante admiration. J’omets le duo de soprani dont j’ai parlé. Il est suivi par une sorte de choral, qui sert d’introduction à un chœur massif : les voix y entrent si bien les unes dans les autres que les anges, ravis de cette mêlée, se mettent à souffler dans leurs trombones. « Il est mon Dieu : je le glorifie ; le Dieu de mes pères : je l’exalte. » Là-dessus apparaissent les deux barbes que j’ai célébrées ; et elles nous développent leur duo comme pourraient le faire un seigneur d’Éléphantide avec un prince de Rhinocère.

« Les flots les recouvrirent ; ils s’enfoncèrent dans le gouffre comme des pierres. » Dès le prélude ces hautbois qui nasillent dans le grave, cette basse entêtée ne disent rien qui vaille pour Pharaon. Les voix s’élèvent peu ; ce chœur funèbre a quelque chose de sourd et de voilé, comme les tambours de la mort.

Hændel, qui tire les plus puissants effets de contrastes fort simples, déchaîne maintenant les voix, les cuivres, les timbales. La plus pure joie éclate dans l’expression qu’il donne à ce verset : « Ta droite, ô Éternel, est admirable de force ; ta droite, ô Éternel, a broyé l’ennemi. » Il faut voir avec quelle bienheureuse alacrité les deux chœurs se renvoient leurs exclamations de triomphe.

Je ne dis rien des deux morceaux qui suivent : ils ne furent pas exécutés à Bâle.

Quelle intelligence du texte éclate dans ce chœur : « Au souffle de tes narines les eaux furent amoncelées : les ondes se tinrent toutes droites, les flots se durcirent au cœur de la mer. » C’est un calme andante, un murmure presque doux quand il s’élève ; je pense au « faible souffle » qui passa sur la face de Job, hérissant tout le poil de sa chair. La force divine est sûre d’elle-même ; elle n’a pas besoin de se montrer brutale. Rien de plus expressif que ces longues tenues, ces notes répétées obstinément, la profondeur de ces basses, cette lente ascension, par tons entiers, de la partie de soprano. On voit les flots debout ; l’abîme congelé forme deux murailles étincelantes. Tout cela serait admiré dans l’œuvre d’un Berlioz ou d’un Wagner. Lorsque j’entends parler de notre invention du pittoresque, la critique moderne me fait pitié.

Je n’ai plus que deux chœurs à signaler. L’un est précédé par une large introduction : « Qui est comme toi, Seigneur, parmi les dieux ? qui est comme toi sublime en louanges, prodigue de merveilles ? Tu étendis ta droite… » Au milieu d’un grave silence, des basses caverneuses exposent un sujet de fugue : « Et la terre les engloutit. » J’engage ceux qui méprisent la scolastique à méditer les trois pages de ce chœur.

L’autre a les proportions d’une colossale architecture. Les instruments, par un rythme saccadé, préparent l’entrée des voix qui, l’une après l’autre, disent : « Les peuples entendront et ils seront effrayés. » Un subit abaissement des voix montre quelle terreur Israël a de son Dieu, à l’heure même où Jéhova fait tant de miracles pour le conduire au pays de miel et de lait où reposent les patriarches. « Ils seront pris d’épouvante ; le peuple de Canaan se fondra. » Voilà ce que la musique rend visible : l’évanouissement d’une race tout entière. Pendant que les huit voix du chœur semblent elles-mêmes stupéfaites de ce qu’elles annoncent, le staccato de la basse ne s’interrompt jamais : Moab tremble, Édom tressaille, Ismaël claque des dents, les visages sont éperdus, les genoux fléchissent, les mains se lèvent suppliantes. « Devant la force de ton bras ils seront muets comme la pierre. » Le chœur se développe avec une magnifique ampleur, une variété merveilleuse dans les combinaisons. Il devient touffu comme une forêt. C’est une masse tumultueuse que sillonnent des gammes ascendantes. A travers les peuples hostiles, les nations hérissées de lances, des chemins frayés par Dieu mènent Israël vers son héritage sacré.

Nous entendîmes ensuite l’air divin en mi majeur et le chœur final, précédé cette fois d’une très ample introduction. Sans être soutenue par les instruments, Miryam éleva sa voix claire et perçante : « Chantez au Seigneur, car il a triomphé glorieusement. » Le chœur répondit : « L’Éternel régnera toujours et à jamais ! » Le scintillement des violons, l’éclat des cuivres, le sourd galop des timbales me rendirent ma vision d’une chevauchée lumineuse. Il me semble que la splendeur des trompettes a pâli depuis un siècle. Oh ! je n’oublie pas notre Wagner ; je me rappelle fort bien cette marche funèbre où le thème de l’Épée flamboie terriblement. Mais pourquoi les trompettes, chez Hændel comme chez Bach, ont-elles cette limpidité céleste, cette radieuse pureté, cette joie héroïque ? « Le cheval et son cavalier, cria la prophétesse, il les a jetés dans la mer. » Le chœur reprit : « L’Éternel régnera toujours et à jamais ! » Puis les contralti entonnèrent le motif : « Car il a triomphé glorieusement » et le chœur se déroula jusqu’à la fin avec une sauvage magnificence.

Rappelez-vous, Baille, qu’au moment où les eaux de l’abîme, soulevées par la musique, engloutirent Pharaon, ses chars et ses cavaliers, il fallut nous faire violence pour ne pas pousser des cris : sans le respect du lieu où nous étions, la fureur de notre enthousiasme eût effrayé tout le monde. Il y a pourtant de grandes œuvres qui n’appellent pas l’applaudissement. Celui qui vient d’entendre la Passion selon saint Matthieu se retire ému jusqu’au fond de l’âme ; il n’a point de paroles, et toute marque d’approbation lui paraîtrait sacrilège. On éprouve quelque chose d’analogue après le Parsifal de Wagner. Vous ne sauriez applaudir, si vous êtes resté cinq heures dans les ténèbres de Bayreuth, les yeux fixés sur des héros vaporeux comme des songes, bien qu’ils saignent de la plus douloureuse humanité. Quand vous n’êtes plus ébloui par l’étrange lumière où s’agitaient ces merveilleux fantômes, vous allez souper discrètement. Un malaise délicieux vous trouble l’esprit, le cœur et les sens ; que pourriez-vous dire ? Au contraire, après Israël en Égypte, nous n’aurions pu nous taire sans étouffer. Une fois hors de l’église, nous hurlâmes dans la nuit : « Chevaux et cavaliers, il les a jetés à la mer ! » Mais il n’en faudrait pas conclure, n’est-il pas vrai, Baille ? que Hændel ignore les plus profondes angoisses de l’âme humaine. Celles qui étreignent un cœur solitaire le touchaient aussi bien que celles d’une multitude opprimée. J’en prends à témoin, parmi tant d’autres, cette mélodie chargée de sanglots : « Il fut rejeté par les hommes » — que le maître écrivit, baigné de larmes, avec toute la pitié de son cœur[1].

Deux auditions de l’œuvre de Hændel nous parurent à peine suffisantes. A l’issue de la seconde nous allâmes nous réjouir en compagnie de Bâlois fort aimables ; et ce ne fut pas sans boire ni manger. Les solistes d’Israël en Égypte nous régalèrent des plus exquises mélodies. Il y eut des discours dans les deux langues, plusieurs toasts, beaucoup de bonne humeur, de bruyantes et joyeuses acclamations. Quelques-uns s’attardèrent à causer, boire, fumer ; des bouffées de mélodie flottaient dans la salle et, de temps à autre, le piano chantait tout seul. Nous sortîmes à l’aube, laissant jaillir de nous mille motifs de fugue ; et nous traversâmes ainsi les rues de Bâle, sous les regards d’une police à la fois défiante et paternelle.

Quelques heures après nous étions debout, étrillés, sanglés, caparaçonnés, prêts à nous repaître encore de musique : ce que nous fîmes jusqu’à l’heure du repas chez notre excellent Volkland, le plus cordial des hommes. Il nous fit asseoir à sa table. Une plantureuse nourriture nous mit la joie au cœur, et je vis que le gracieux vin blanc de notre hôte trouvait un vif plaisir à se laisser boire. Vous savez, honnête Casimir, que l’après-midi fut consacrée aux œuvres d’orgue de notre Saint-Père le Bach[2], belle occasion pour vous de labourer quelques pianos, et que nous nous achevâmes au théâtre, où l’on voulut bien nous donner le Jules César de Shakespeare. Vous l’avouerai-je ? après une journée si pleine j’aurais peut-être ébauché un somme. Mais toute la nuit j’en fus empêché par deux touristes (mâle et femelle) qui, dans la chambre contiguë à la mienne, échangèrent d’une voix rauque leurs stupides impressions. Ne pouvant jouer du flageolet, je pensai à mille choses d’autrefois ; et je psalmodiai ce distique, jadis improvisé près de Bayreuth par un jeune Mage de mes amis :

  Gorgé jusques aux dents de rouges aloyaux,
  Hændel éclate en chants terribles et loyaux.

Il le fit, je m’en souviens, par une après-midi de lumière, de chansons et de Johannisberg. Ce jour-là nous avions prié la sainte Kabbale d’aller voir à la cave si, par hasard, nous n’y étions pas ; et, libres de toute servitude, nous devisions gaîment dans la campagne ensoleillée.

  1. C’est un air de contralto en mi bémol, dans la partition du Messie.
  2. J’emprunte cette noble expression à M. Édouard Michel, qui est une des lumières de Marseille.