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II

Lorsque nous entrâmes, le soir de la répétition générale, dans la vieille église bâloise, c’est bien le Paradis que nous aperçûmes au fond de la cathédrale enguirlandée de lumières. Du moins les tableaux des maîtres primitifs et ma propre imaginative ne me permettent pas de concevoir le Ciel autrement. Au pied de l’orgue radieux, pareil à une colossale flûte de Pan, on avait groupé les musiciens de l’orchestre, puis la foule des choristes, face au public ; et toutes ces bouches, qui allaient être si éloquentes, étaient tournées vers nous comme de vivantes trompettes. En bas de l’estrade nous devinâmes, caché par une vaste lyre de feuillage, le chef d’orchestre dont l’archet seul devait nous apparaître, rayonnant dans toutes les directions, serein ou frénétique, vibrant parfois comme un trille et décrivant, pour battre de lentes mesures carrées, une immense auréole autour du pupitre invisible. Nous, royalement assis au cœur de l’église dans des chaires sculptées, nous regardions onduler ces profondes masses chorales, à coup sûr composées de Trônes, Principautés, Vertus et Dominations, d’où la parole divine allait jaillir avec une irrésistible puissance.

Les soli entendus le matin, et sur lesquels je n’ai pas à revenir, nous avaient mis en appétit de musique : mais la faim la plus vorace trouverait de quoi s’apaiser dans les chœurs d’Israël en Égypte, substantiels en diable, et où il y a, certes, à boire et à manger. On nous joua, pour nous mettre en goût, le début d’un magnifique concerto d’orgue (en sol mineur). Hændel, lorsqu’il dirigeait ses oratorios, tenait l’orgue ; et, entre leurs diverses parties, il jouait des concertos avec accompagnement d’orchestre. Il en existe, je crois, dix-huit, qui sont de la plus grande beauté. Un personnage nommé Fétis a commis l’inqualifiable ânerie (je prends ce mot dans le sens, généralement usité, de grossière sottise, mais j’en demande bien pardon à l’humble et douce bête qui fut, au jour des Rameaux, la monture de Notre-Seigneur), cet homme, dis-je, a commis l’ânerie monstrueuse de déclarer que ces concertos n’étaient point dans le grand style de l’orgue. La vérité est qu’ils renferment des allegros, gavottes et bourrées qui sont d’une joie titanique ; et les cuistres tels que Fétis ne comprennent guère que l’on puisse être grand si l’on n’est pas funèbrement grave. C’est le contraire qui serait plutôt vrai. Hændel, parce qu’il était robuste et grand, avait en lui une profonde source de joie. Il a des inventions ineffablement comiques ; mais ce comique-là dériderait le Jérémie de la Chapelle Sixtine. Même, au rythme de ses gigantesques bourrées, on verrait tourner et bondir ensemble tous les prophètes et toutes les sibylles. Vous me comprendrez, Baille, vous qui écrasez les claviers de l’orgue avec tant de joie, et que les rabelaisiennes gaietés de Bach et de Hændel font rire jusqu’aux oreilles, ô vieux satyre de Michel-Ange !

Du reste, le largo qu’on nous exécuta était d’un tout autre caractère : solennel dans le début, où retentissent les trilles mordants du hautbois et où s’élance comme une fusée la gamme ascendante de tout l’orchestre ; d’une angélique suavité dans la réponse de l’orgue ; implacablement rythmé dans cette descente des instruments à cordes que les archets raclent alors avec une si brutale franchise ; et, parmi ces inspirations diverses qui reparaissent tour à tour, plein d’une mystérieuse rêverie. Il est singulier que la musique puisse nous émouvoir autant sans que nous sachions le moins du monde de quoi elle nous entretient.

Le chœur se leva, et, après un court récit du ténor, il entonna une lamentation inouïe, qui est peut-être ce qu’il y a de plus sublime dans l’ouvrage entier. Elle fait penser au double chœur qui ouvre la grande Passion de Bach, et qui me semble dépasser tout ce qui a été fait dans la musique. La supériorité demeure à Bach, au double point de vue de l’architecture, vertigineuse dans le portail de la Passion, et aussi de la profondeur des sentiments ; mais la supériorité de Bach n’est certes pas écrasante, et peut-être fallait-il autant de génie — un génie tout autre, mais aussi rare — pour écrire le chœur d’entrée d’Israël en Égypte. L’inspiration, comme le sujet l’exige, est ici moins universelle ; mais si ce n’est pas l’humanité entière qui est appelée au salut, c’est tout un peuple dont le cœur éclate en sanglots et qui fait monter vers son Dieu le cri d’une douleur immense. Il n’y a rien de plus grand.

« Et les enfants d’Israël gémissaient à cause de leur servitude. » Parmi les huit voix du chœur, seuls, les contralti du premier groupe font entendre cette plainte lente et grave, d’une indicible tristesse. Un motif plus rapide, qui bientôt sera reproduit par les voix, se dessine à l’orchestre et toutes les femmes, à l’unisson, chantent sur une mélopée d’où la note sensible est exclue et qui a une âpre saveur de plain-chant : « Et leur cri monta jusqu’à Dieu ! » Personne ne s’aviserait de songer à l’époque où cette musique fut écrite : Israël se lamente, et Dieu écoute. Sur le thème plus vif qui a été exposé à l’orchestre les voix claires, soprani et ténors, disent la dureté des fils de Cham et la cruelle servitude d’Israël : « Ils les accablèrent de corvées ; ils les firent peiner durement. » Les contralti prennent le même motif et, tandis que toutes ces voix se mêlent dans un puissant tumulte dominé par les soprani qui s’élèvent aux régions aiguës, les basses, jusque-là silencieuses, reprennent avec lenteur la sauvage introduction : « Et leur cri monta jusqu’à Dieu… »

L’exposé que je viens de faire peut donner une faible idée de l’art avec lequel le maître se servait des voix. On répète à satiété que Hændel est fort simple ; et ce haut éloge, dans la bouche de quelques-uns, devient une critique. Mais il faudrait dire que cette simplicité est en partie le résultat d’une science prodigieuse. Bach a une plus grande variété de combinaisons ; il s’ingénie davantage ; mais j’estime que Hændel, avec des moyens moins compliqués, produit d’aussi puissants effets. Il faut ajouter que sa musique, en raison de la simplicité des moyens, est beaucoup plus apte que celle de Bach à être exécutée par de grandes masses chorales. Mais si Hændel est toujours simple, précis, lumineux, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il se contente aisément et qu’il ne pousse pas très loin la recherche. Il a des combinaisons qui peuvent se réduire à un petit nombre ; mais il les emploie avec une infaillible sûreté. Il est précieux pour un écrivain d’avoir une infinité de vocables à son service ; mais l’art d’écrire ne consiste-t-il pas avant tout dans un groupement harmonique et imprévu de mots généralement très simples ? On peut dire que, dans la musique chorale de Hændel, pas une note n’est perdue. Rien n’échappe de sa pensée. Pour moi, qui n’ai pourtant qu’une connaissance très sommaire de l’art musical, je ne goûte jamais aussi vivement la joie de comprendre que lorsque j’écoute la musique de Bach ou de Hændel, Bach exigeant d’ailleurs un peu plus d’effort. C’est quelque chose comme le plaisir qu’on éprouve à pénétrer jusqu’au fond d’une vérité scientifique, plaisir connu, je pense, de peu de personnes. Loin de diminuer l’émotion, cette extrême clarté ne fait que la rendre plus directe et plus forte. Je ne crois pas avoir plus d’aptitude à comprendre Bach et Hændel que d’autres maîtres aussi profondément admirés, Beethoven, par exemple ; mais je me figure que ces deux-là sont vraiment les plus intelligibles de tous. Quoi qu’il en soit, jamais je n’ai retrouvé, à entendre les merveilleux chœurs de Wagner (Lohengrin, Maîtres chanteurs, Parsifal), ceux de Mozart et de Gluck, ni même ceux de la neuvième Symphonie, que rien ne dépasse en sublimité, cette joie entière, physique aussi bien qu’intellectuelle, fortifiante au suprême degré, dont je me sens inondé par les chœurs resplendissants de Bach et de Hændel. Après s’en être repu pendant trois heures, on est la mansuétude même ; mais il semble qu’on tuerait un homme d’un coup de poing.

Les doubles chœurs d’Israël en Égypte présentent un vif intérêt pour qui cherche à se rendre compte de l’art souverain avec lequel le maître groupe les voix, lance une attaque, met en lumière une phrase essentielle, laisse éparses toutes les forces dont il dispose et brusquement les concentre pour frapper un grand coup. Dans le chœur d’ouverture, ce sont par exemple les ténors qui exhalent une plainte aiguë, renforcée par les contralti à l’unisson. Cela ne fait que passer : toutes les voix, maintenant, gémissent, sauf les ténors et basses du deuxième groupe, qui font entendre le même chant rapide et plein d’angoisse ; puis les basses du premier chœur sont entraînées avec les autres, et les ténors, qui s’élèvent brusquement, suivent le dessin de la basse, mais à un intervalle de dixième au-dessus. Parfois, l’unisson de toutes les voix mâles est rendu plus terrible par les contralti qui viennent s’y associer, et qui chantent à une profondeur incroyable. Écoutez, pendant que les voix féminines, avec les ténors du premier choeur, se mêlent ou se répondent, cette lente, lugubre, douloureuse ascension des voix d’hommes ! Et quels soupirs, quelles prières courtes et ardentes passent de temps à autre dans le tumulte, flottent, pour y être bientôt submergées, sur le torrent de la sauvage lamentation ! Elle s’achève par le plain-chant du début, mais avec une extraordinaire puissance, car cette fois toutes les bouches du chœur crient l’angoisse du peuple opprimé.

« Je n’ai pas l’oreille trop dure pour entendre » dit le Seigneur. Aussi l’Égypte sera frappée d’horribles plaies ; et l’Éternel conduira miraculeusement son peuple hors de la terre de Cham, lui ayant frayé un chemin à travers la Mer Rouge. Tel est le sujet de la première partie d’Israël en Égypte, après le chœur qui en est le prélude.

En écoutant proférer par la foule qui, dans Israël, est le principal interprète du maître, tant de malédictions, suivies de calamités horribles, j’admirais une fois de plus les ressources de la musique, qui groupe en un faisceau indestructible toutes les impressions nées du même sujet. Elle sait fondre dans une vivante unité les émotions les plus diverses. Les chœurs relatifs aux plaies de l’Égypte ne sont pas tous conçus dans le même esprit ; il fallait cela pour animer une aussi longue suite de désastres ; mais, avec une proportion variable, on trouverait dans la plupart d’entre eux l’exaltation féroce de l’opprimé qui voit infliger à son maître la dure peine du talion, même un châtiment très supérieur à l’offense ; l’épouvante et l’horreur devant les plaies de l’Égypte ; la magnificence du spectacle lorsque les forces de la nature sont déchaînées, avec la joie sauvage qui semble accompagner leur action et qui se communique aux témoins de ces cataclysmes ; enfin, planant sur tout cela, la grande pensée de la Bible, l’intervention directe et miraculeuse de Jéhova, et le salut promis solennellement au peuple par son Dieu. « Quand même tu serais suspendu dans le vide du ciel ou recouvert tout entier par les vagues de la mer, je serais encore avec toi » dit le Seigneur.

« Ils frémirent de boire au fleuve : Dieu changea les eaux en sang. » Le thème fugué qui traduit ce verset est significatif, par l’inattendu des intervalles, par la violence du rythme, par une courte descente chromatique, de l’horreur qu’inspire à l’Égypte son fleuve puant, rouge, où les poissons flottent putréfiés. On devine l’immense nausée de tout le peuple qui se voit inondé de sang : il y en a plein les cuves et plein les auges. Le chœur se développe à quatre voix seulement, compact, sans alternances ; à peine les basses s’interrompent-elles un moment pour reprendre avec plus de force et de poids. Quelle clameur ! Elle semble dire : « Bois si tu peux, Pharaon ; si tu n’es pas trop dégoûtée, bois, terre d’Égypte. »

Puis c’est le tour des grenouilles. Peut-être Hændel a-t-il consacré un solo à cette plaie parce que, dans le vaste tumulte d’un chœur, les bonds des grenouilles eussent pu donner lieu à des incidents burlesques. Il ne risquait rien de pareil en confiant à une voix sévère cette partie du récit.

Après viennent d’innombrables insectes. « Il dit une parole » crient toutes les voix viriles ; et aussitôt, des quatre points du ciel, les nuages de bestioles ailées fondent sur l’Égypte. Il semble que des voix d’anges, de claires voix d’argent, pures et joyeuses, retentissent dans les régions supérieures : toutes les voix de femmes, se mêlant à la tierce ou à la sixte, chantent accompagnées seulement par une fanfare de trombones : « Et il vint toute sorte de mouches ; d’innombrables essaims de rongeurs ailés s’abattirent sur le pays. » Un trait de violons court à l’orchestre avec une rapidité vertigineuse et bientôt enlace le chœur tout entier d’une fuyante ceinture de triples croches. Mendelssohn se souviendra de ce trait de violons. « Il dit : les sauterelles arrivèrent sans nombre et dévorèrent les fruits du sol. » Le chœur s’achève par quelques triomphales mesures de l’orchestre, où le basson n’oublie pas de mêler ses comiques réflexions. La sonorité de l’ensemble, avec les dialogues de voix au timbre différent, l’opposition fréquente des deux chœurs, les clairs accords de trombones et la fuite éperdue des instruments à cordes, est tout à fait éblouissante.

Le chœur de la grêle dégage une singulière hilarité. On ne saurait exprimer avec plus de verve la joie de détruire. Quelle bonne humeur dans la férocité ! C’est un allegro à trois temps, dont le début rappelle un concerto d’orgue de Bach (en ut majeur). Il faut entendre ces cris de joie formidables. Rien n’égale la plénitude des chœurs de Hændel ; on a l’oreille saturée d’harmonie, et l’on résiste malaisément au désir d’entonner les parties l’une après l’autre, voire même toutes à la fois. Mais de temps en temps gronde la timbale. C’est que notre grêle est entremêlée de globes de feu, d’éclairs et de tonnerres : il s’agit d’une grêle extraordinairement terrible. Remarquez le puissant effet de toutes ces syllabes entrecoupées, que les basses des deux chœurs enveloppent d’une vocalise tonitruante. Et brusquement, dans le créneau de silence formé par les voix qui se taisent une seconde et qui vont reprendre avec fureur, flamboie l’éclair d’une trompette. Le tout s’achève par un fortissimo qui est à hurler de joie.

La Bible nous dit qu’après chacune des plaies qui frappèrent l’Égypte Dieu prit soin de raidir le cœur de Pharaon, afin qu’il ne tînt aucun compte des leçons cruelles qu’on lui donnait. Sans cela il serait vraiment inexplicable qu’après le Nil changé en sang, les grenouilles, les mouches, les sauterelles, la peste et les pustules, et encore cette grêle mêlée d’éclairs, il se fût obstiné à retenir les Hébreux. Mais voici une plaie plus affreuse que les autres. Moïse étendit sa main vers le ciel : et les ténèbres descendirent sur le pays d’Égypte. Elles durèrent trois jours. Ces ténèbres, Hændel les a rendues visibles et palpables, il en a presque donné l’odeur et le goût funèbres par un chœur à quatre voix, d’une extrême lenteur, qui fait la nuit autour de ceux qui l’écoutent, qui leur oppresse le cœur et qui les terrifie. Je ne sais rien qui donne plus fortement l’impression d’une hideuse réalité. Au début le son de l’orchestre est voilé : des hautbois et des violons jouant dans le grave se mêlent au basson, et il en résulte quelque chose comme la sonorité mystérieuse de cors que l’on écouterait en rêve. Ceci montre que Hændel savait, lorsqu’il le jugeait à propos, fondre les diverses voix de l’orchestre et donner par elles l’impression d’un seul instrument. L’orchestre, à ce début, joue très doucement, et il en est ainsi jusqu’à la fin du chœur, qui s’achève pianissimo. Mais l’orgue, qui enveloppe les chœurs d’Israël de sonorités magnifiques, fait ronfler tout à coup une effrayante pédale de trente-deux pieds : l’impression en est si puissante qu’elle devient presque douloureuse. Le chœur chante : « Il fit descendre d’épaisses ténèbres sur tout le pays ; mais des ténèbres que l’on aurait pu saisir. » Cela s’assombrit de plus en plus ; les harmonies deviennent lugubres ; les bémols se multiplient jusqu’à former des grappes sur la portée. Trois jours ainsi : on ne se voit pas les uns les autres, et personne ne se lève de sa place. Les voix du chœur se séparent ; elles semblent s’interroger et se répondre, toujours très lentement, sans éclat, sans une lueur d’espérance. C’est un récitatif dialogué, des confidences échangées dans les ténèbres par des voix d’une surhumaine puissance, mais qui ont peur de s’entendre. L’orchestre fait de longues tenues ; et le chœur finit par des murmures si faibles qu’on ne les distingue plus du silence.

A peine les ténèbres furent-elles dissipées que Pharaon reprit sa parole une fois encore, et ne voulut point laisser partir Israël. Alors l’Éternel frappa un coup décisif. Ce n’est point, comme le disent certaines traductions de la Bible, un ange exterminateur, c’est une manifestation de Dieu lui-même qui accomplit l’acte de sommaire justice. Les Hébreux, après avoir mangé dans leurs familles l’agneau que l’on appela depuis l’agneau pascal (c’est-à-dire : du passage), dormaient ou songeaient au lendemain, qui devait être le jour de l’Exode. Ils avaient trempé une branche d’hysope dans le sang des bêtes et aspergé l’entrée de leurs demeures avec ce sang. Ils avaient rougi le linteau et les deux poteaux. L’Éternel Dieu passa devant les portes ainsi marquées sans toucher personne ; mais, dans chaque maison égyptienne, il frappa le fils aîné ; il les extermina tous, depuis le premier-né de Pharaon jusqu’au premier-né du détenu au cachot. C’est ce que le chœur rappelle dans un chant farouche : « Il frappa les premiers-nés d’Égypte, la fleur de leur force. » La phrase initiale fit passer devant mes yeux Jéhova : il accomplissait l’œuvre terrible avec son épée de lumière. Le chœur se précipita ; je fus entraîné par ce mineur féroce. Hændel a employé ici encore, mais sans y mêler une vocalise, les syllabes hachées, dites simultanément par toutes les voix, et entrecoupées de brefs silences. Le début d’un chœur de Samson et Dalila, un des meilleurs ouvrages de M. Saint-Saëns, est visiblement inspiré par le sujet du chœur dont je parle. M. Saint-Saëns connaît ses maîtres à fond. Cela n’empêche pas qu’il s’est complu à énumérer les raisons, en général détestables, pour lesquelles il est impossible ou superflu de monter en France les oratorios de Bach et de Hændel.

Certes, le maître a su introduire la plus vivante diversité dans un sujet qui pouvait sembler monotone : l’écrasement de l’Égypte. Mais voici qu’une toute nouvelle inspiration, heureuse et tendre, vient traverser une œuvre de colère. Jéhova se tourne vers son peuple ; il va l’emporter dans ses bras, comme un père emporte son enfant. Il n’y a point ici d’exagération ; nous ne respirons pas, avant l’heure, l’atmosphère de l’Évangile. Mais les images pastorales, si fréquentes dans la Bible pour exprimer les rapports de Dieu avec son peuple, ont été rajeunies merveilleusement par Hændel. Après un exorde où éclate la joie, il se fait un grand apaisement. Les contralti chantent une phrase toute mélodieuse dans sa naïveté pastorale. « Il les conduisit comme un troupeau. » Elle se termine par une tenue très longue ; en même temps les violons la reprennent dans le registre aigu. Les flûtes montent encore une tierce plus haut, et le motif se dessine avec une grâce exquise. Les soprani l’attaquent à leur tour ; puis ce sont les voix d’hommes ; et toujours la caressante mélodie se déroule au-dessus d’une pédale soutenue longtemps par les voix. Rien n’est beau comme ce doux et long murmure. Ce qu’on imagine en l’écoutant, c’est le calme profond des nuits étincelantes d’étoiles tandis que les troupeaux sommeillent ; c’est le vaste silence des plaines, de ces frais pâturages de Sâron qui furent, de temps immémorial, une reposée pour les bœufs. Je regrette que le chœur ait été pris dans un mouvement trop vif, qui ne permettait pas aux voix de s’étendre comme je l’aurais voulu. C’est, à vrai dire, la seule critique que j’oserai faire. Si je disais que l’exécution de l’ouvrage entier fut irréprochable, je n’adresserais pas à M. Volkland et à ses chœurs l’éloge auquel ils ont droit. Tout fut chanté non seulement avec une justesse et une précision rares, mais aussi avec une foi, un élan, une vaillance dignes de l’œuvre héroïque de Hændel.

Le chœur interrompt brusquement sa suave et pastorale rêverie. « Mais quant à son peuple… » et ici commence un thème fugué, — car il ne saurait y avoir de vraie joie sans un peu de fugue, ou des imitations subtiles, ou quelque petit canon bien nourri. « Il les emmena chargés d’or et d’argent. » Chose imprévue et pourtant bien naturelle, ces paroles sont dites avec une effusion extraordinaire. Il s’y mêle une vraie tendresse et une exultation de sauvages. Il aime son Israël, ce Dieu terrible ; il le conduit à travers les solitudes ; il marche lui-même en tête de la caravane ; il est la blanche nuée du jour et, le soir, la spirale ardente. Mais ce n’est point assez qu’il se fasse le guide de son peuple : il a eu soin de l’enrichir au départ. Et les joyaux de l’Égypte brilleront dans la sombre chevelure ou sur la peau ambrée des belles filles d’Israël. L’attaque du chœur par les voix féminines me transporte. C’est clair et vibrant comme un sujet et une réponse de fugue lancés par les premiers et seconds violons dans les hauteurs du ciel ; mais c’est plus doux, plus velouté, plus riche. Les ténors et basses reproduisent les mêmes dessins, et le chœur roule avec une force irrésistible.

Je ne dis rien du morceau suivant : « L’Égypte à leur départ se réjouit », car il ne fut point chanté à Bâle.

Une clameur s’élève. Ce sont les huit énormes voix du chœur qui, sur un rythme lent et saccadé, s’écrient : « Il souffla sur la Mer Rouge. » L’orgue en même temps a ouvert toutes ses écluses et lâché ses grandes eaux. Puis, après un silence, les voix seules disent avec terreur : « Et elle fut séchée. »

« Il les conduisit à travers l’abîme comme à travers une solitude. » Cette fois ce sont les basses qui exposent le sujet. Il est, presque jusqu’à la fin, formé de notes égales, et fait songer à des pas immenses, réguliers, d’une force et d’une pesanteur colossales. Je retrouve là cette nuance de comique à la Michel-Ange qui me plaît par-dessus tout. Hændel a eu soin de faire accompagner par le basson ces enjambées formidables. Tandis qu’elles arpentent le lit de la Mer Rouge, le vent d’est souffle avec force ; et les traits rapides qui partent de tous côtés dans la masse tumultueuse du chœur me font voir la mer, violemment caressée à rebrousse-poil, qui fuit devant le souffle de Dieu. Remarquez le passage où, pour donner plus de vigueur à son attaque, Hændel fait chanter ensemble les soprani des deux chœurs. Le deuxième groupe, aussitôt qu’il a donné les premières notes du sujet, redevient libre ; et au lieu de continuer le principal motif il chante, une tierce au-dessus de la partie d’alto, des traits capricieux et rapides.

« Mais les eaux recouvrirent les ennemis : il n’en survécut pas un seul. » C’est un chœur à quatre voix, sauvage et broussailleux. La basse instrumentale, multipliant les triolets, galope avec frénésie ; infatigablement sonnent les trompettes et les timbales.

« Et Israël vit ce grand ouvrage que le Seigneur avait accompli sur les Égyptiens ; et le peuple craignit le Seigneur. » Les voix donnent tout ce qu’elles peuvent ; l’orgue vomit de magnifiques torrents de bruit. Les harmonies atteignent une largeur démesurée. On perd pied dans cette houle qui remplit la nef, clapote contre les vitraux et bouillonne jusqu’aux arceaux de la cathédrale.

Un chœur massif clôt la première partie d’Israël en Égypte. La forme en est palestrinienne ; on connaît ces réponses à l’octave, ces brusques attaques sur un retard. Mais Hændel, qui n’a point dépassé Palestrina dans l’art de marier divinement les voix, garde ici sa prérogative, qui est d’être le plus mâle des hommes. Il faut admirer l’imprévu, la grâce, l’élégance raffinée qui, chez le maître italien, se mêlent si curieusement à une inspiration sauvage encore. Mais George-Friederich Hændel peut dire : Je me nomme le lion. « Et le peuple crut à Dieu et à son serviteur Moïse. » Lentes et majestueuses, trois blanches se succèdent dans chaque mesure. Avec quelle sécurité le chœur marche vers sa conclusion ! « Israël craignit le Seigneur et crut en lui. » Moi aussi, j’y crois. Je ne veux pas d’autres preuves que cet enchaînement de chœurs irréfutables. Et vous, père Baille ?