Gallimard (p. 153-190).

VII

Je m’étais mis fort en retard, et, sitôt de retour à Paris, s’emparèrent de moi mille soucis qui déroutèrent enfin mes pensées. La résolution que j’avais prise de retourner l’été suivant à la Quartfourche tempérait mes regrets de n’avoir su pousser plus loin une aventure que je commençais d’oublier lorsque, vers la fin de janvier, je reçus un double faire-part. Les époux Floche avaient tous deux exhalé vers Dieu leur âme tremblante et douce, à quelques jours d’intervalle. Je reconnus sur l’enveloppe du faire-part l’écriture de Mademoiselle Verdure ; mais c’est à Casimir que j’envoyai l’expression banale de mes regrets et de ma sympathie. Deux semaines après je reçus cette lettre :

Mon cher Monsieur Gérard,

(L’enfant n’avait jamais pu se décider à m’appeler par mon nom de famille.

— Comment vous appelez-vous, vous ? m’avait-il demandé dans une promenade, précisément le jour où j’avais commencé à le tutoyer.

— Mais tu le sais bien, Casimir ; je m’appelle Monsieur Lacase.

— Non ; pas ce nom-là ; l’autre ? réclamait-il.)

Vous êtes bien bon de m’avoir écrit, et votre lettre a été bien bonne parce qu’à présent la Quartfourche est bien triste. Ma grand-maman avait eu jeudi une attaque et ne pouvait plus quitter sa chambre ; alors maman est revenue à la Quartfourche et l’abbé est parti parce qu’il avait été curé du Breuil. C’est après ça que mon oncle et ma tante sont morts. D’abord mon oncle est mort, qui vous aimait bien, et puis dimanche après ma tante qui a été malade trois Jours. Maman n’était plus là. J’étais tout seul avec Loly et Delphine, la femme de Gratien, qui m’aime bien ; et ç'a été très triste parce que ma tante ne voulait pas me quitter. Mais il a bien fallu. Alors maintenant je couche dans la chambre à côté de Delphine, parce que Loly a été rappelée dans l’Orne par son frère. Gratien aussi est très bon pour moi. Il m’a montré à faire des boutures et des greffes, ce qui est très amusant, et puis j’aide à abattre les arbres.

Vous savez, votre petit papier ousque vous avez écrit votre promesse, il faut l’oublier parce qu’il n’y aurait plus personne ici pour vous recevoir. Mais ça me fait beaucoup de chagrin de ne pas vous revoir parce que Je vous aimais bien. Mais je ne vous oublie pas.

Votre petit ami.
Casimir.

La mort de Monsieur et Madame Floche m’avait laissé assez indifférent, mais cette lettre maladroite et dépourvue me remua. Je n’étais pas libre en ce moment, mais je me promis, dès les vacances de Pâques, de pousser une reconnaissance jusqu’à la Quartfourche. Que m’importait qu’on ne pût m’y recevoir ? Je descendrais à Pont-l’Évêque et louerais une voiture. Ai-je besoin d’ajouter que la pensée d’y retrouver peut-être la mystérieuse Isabelle m’y attirait autant que ma grande pitié pour l’enfant. Certains passages de cette lettre me restaient incompréhensibles ; j’enchaînais mal les faits… L’attaque de la vieille, l’arrivée d’Isabelle à la Quartfourche, le départ de l’abbé, la mort des vieux à laquelle leur nièce n’assistait point, le départ de Mademoiselle Verdure… ne fallait-il voir là qu’une suite fortuite d’événements, ou chercher entre eux quelque rapport ? Ni Casimir n’aurait su, ni l’abbé voulu m’en instruire. Force était d’attendre avril. Dès mon second jour de liberté, je partis.

À la station du Breuil, j’aperçus l’abbé Santal qui s’apprêtait à prendre mon train ; je le hélai :

— Vous revoilà dans le pays, fit-il

— Je ne pensais pas en effet y revenir si tôt.

Il monta dans mon compartiment. Nous étions seuls.

— Eh bien ! Il y a eu du nouveau depuis votre visite.

— Oui ; j’ai appris que vous desserviez à présent la cure du Breuil.

— Ne parlons pas de cela ; et il étendait la main d’un geste que je reconnus. Vous avez reçu un faire-part ?

— Et j’ai envoyé aussitôt mes condoléances à votre élève ; c’est par lui que j’ai eu ensuite des nouvelles ; mais il m’a peu renseigné. J’ai failli vous écrire pour vous demander quelques détails.

— Il fallait le faire.

— J’ai pensé que vous ne me renseigneriez pas volontiers, ajoutai-je en riant.

Mais, sans doute tenu à moins de discrétion que du temps où il était à la Quartfourche, l’abbé semblait disposé à parler.

— Croyez-vous que c’est malheureux, ce qui se passe là-bas ? dit-il. Toutes les avenues vont y passer !

Je ne comprenais point d’abord ; puis la phrase de Casimir me revint à la mémoire : " J’aide à abattre des arbres… "

— Pourquoi fait-on cela ? demandai-je naïvement.

— Pourquoi ? mon bon Monsieur. Allez donc le demander aux créanciers. Au reste ça n’est pas eux que ça regarde, et tout se fait derrière leur dos. La propriété est couverte d’hypothèques. Mademoiselle de Saint-Auréol enlève tout ce qu’elle peut.

— Elle est là-bas ?

— Comme si vous ne le saviez pas !

— Je le supposais simplement d’après quelques mots de…

— C’est depuis qu’elle est là-bas que tout va mal. — Il se ressaisit un instant ; mais cette fois le besoin de parler l’emporta ; il n’attendait même plus mes questions et je jugeai plus sage de n’en point faire ; il reprit :

— Comment a-t-elle appris la paralysie de sa mère ? c’est ce que je n’ai pas pu m’expliquer. Quand elle a su que la vieille baronne ne pouvait plus quitter son fauteuil, elle s’est amenée avec son bagage, et Madame Floche n’a pas eu le courage de la mettre dehors. C’est alors que moi je suis parti.

— Il est très triste que vous ayez ainsi laissé Casimir.

— C’est possible, mais ma place n’est pas auprès d’une créature… J’oublie que vous la défendiez !…

— Je le ferais peut-être encore, Monsieur le curé.

— Allez toujours. Oui, oui ; Mademoiselle Verdure aussi la défendait. Elle l’a défendue jusqu’au temps qu’elle ait vu mourir ses maîtres.

J’admirais que l’abbé eût à peu près complètement dépouillé cette élégance de langage qu’il revêtait à la Quartfourche ; il avait adopté déjà le geste et le parler propres aux curés des villages normands. Il reprit, poursuivant son propos :

— À elle aussi ça a paru drôle de les voir mourir tous les deux à la fois.

— Est-ce que… ?

— Je ne dis rien ; — et il gonflait sa lèvre supérieure par vieille habitude, mais repartait tout aussitôt :

— N’empêche que dans le pays on jasait. Ça déplaisait de voir hériter la nièce. Et vous voyez qu’elle aussi, la Verdure, a jugé préférable de s’en aller.

— Qui reste auprès de Casimir ?

— Ah ! vous avez tout de même compris que sa mère n’est pas une société pour l’enfant. Eh bien ! il passe presque tout son temps chez les Chointreuil, vous savez bien : le jardinier et sa femme.

— Gratien ?

— Oui, Gratien ; qui voulait s’opposer à ce qu’on abattît des arbres dans le parc ; mais il n’a pu empêcher rien du tout. C’est la misère.

— Les Floche n’étaient pourtant pas sans argent.

— Mais tout était mangé, du premier jour, mon bon Monsieur. Sur trois fermes de la Quartfourche, Madame Floche en possédait deux qu’on a vendues, il y a beau temps, aux fermiers. La troisième, la petite ferme des Fonds, appartient encore à la baronne ; elle n’était plus affermée, Gratien en surveillait le faire-valoir ; mais elle sera bientôt mise en vente avec le reste.

— La Quartfourche va être mise en vente !

— Par adjudication. Mais ça ne pourra pas se faire avant la fin de l’été. En attendant je vous prie de croire que la demoiselle profite. Il lui faudra bien finir par mettre les pouces ; quand on aura déjà enlevé la moitié des arbres…

— Comment se trouve-t-il quelqu’un pour les lui acheter, si elle n’a pas le droit de les vendre ?

— Ah ! vous êtes jeune encore. Quand on vend à vil prix, on trouve toujours acquéreur.

— Le moindre huissier peut empêcher cela.

— L’huissier s’entend avec l’homme d’affaires des créanciers, qui s’est installé là-bas et — il se pencha vers mon oreille — qui couche avec elle, puisqu’il vous plaît de tout savoir.

— Les livres et les papiers de Monsieur Floche ? demandai-je, sans paraître ému par sa dernière phrase.

— Le mobilier du château et la bibliothèque feront l’effet d’une vente prochaine ; ou pour parler mieux : d’une saisie. Là-bas, personne heureusement ne se doute de la valeur de certains ouvrages ; sans quoi ceux-ci auraient disparu depuis longtemps.

— Un coquin peut surgir…

— À présent les scellés sont posés ; n’ayez crainte ; on ne les lèvera qu’à l’occasion de l’inventaire.

— Que dit de tout cela la baronne ?

— Elle ne se doute de rien ; on lui porte à manger dans sa chambre ; elle ne sait seulement pas que sa fille est là.

— Vous ne dites rien du baron ?

— Il est mort il y a trois semaines, à Caen, dans une maison de retraite où nous venions de le faire accepter.

Nous arrivions à Pont-l’Évêque. Un prêtre était venu à la rencontre de l’abbé Santal, qui prit congé de moi après m’avoir indiqué un hôtel et un loueur de voitures.

La voiture que je louai le lendemain me déposa à l’entrée du parc de la Quartfourche ; il fut convenu qu’elle viendrait me reprendre dans une couple d’heures, après que les chevaux se seraient reposés dans l’écurie d’une des fermes.

Je trouvai la grille du parc grande ouverte ; le sol de l’allée était abîmé par les charrois. Je m’attendais au plus affreux saccage et fus joyeusement surpris, à l’entrée, de reconnaître bourgeonnant le « hêtre à feuilles de pêcher », connaissance illustre ; je ne réfléchis pas que sans doute il ne devait la vie qu’à la médiocre qualité de son bois ; en avançant, je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m’enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon où j’avais découvert la lettre d’Isabelle ; mais, suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j’appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements), je m’acheminai vers le château. L’allée que je suivais était droite, bordée de buissons bas ; elle ne donnait pas sur la façade, mais sur le côté des communs ; elle menait à la cuisine et, presque vis-à-vis de celle-ci, s’ouvrait la petite barrière du jardin potager ; j’en étais encore assez éloigné lorsque je vis sortir du potager Gratien avec un panier de légumes ;

Il m’aperçut, mais ne me reconnut pas d’abord ; je le hélai ; il vint à ma rencontre, et brusquement :

— Ah ben. Monsieur Lacase ! pour sûr qu’on ne vous attendait pas à cette heure !

Il restait à me regarder, hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence ; pourtant il ajouta, plus doucement :

— Tout de même le petit sera content de vous revoir.

Nous avions fait quelques pas sans parler, du côté de la cuisine ; il me fit signe de l’attendre et entra poser son panier.

— Alors vous êtes venu voir ce qui se passe à la Quartfourche, dit-il, en revenant à moi, plus civilement.

— Et il paraît que ça n’y va pas bien fort ?

Je le regardai ; son menton tremblait ; il restait sans me répondre ; brusquement il me saisit par le bras et m’entraîna vers la pelouse qui s’étendait devant le perron du salon. Là gisait le cadavre d’un chêne énorme, sous lequel je me souvins de m’être abrité de la pluie à l’automne : autour de lui s’entassaient en bûches et en fagots ses branches dont, avant de l’abattre, on l’avait dépouillé.

— Savez-vous combien ça vaut, un arbre comme ça ? me dit-il : Douze pistoles. Et savez-vous combien ils l’ont payé ? — Celui-là tout comme les autres… Cent sous.

Je ne savais pas que dans ce pays ils appelaient pistoles les écus de dix francs ; mais ce n’était pas le moment de demander un éclaircissement. Gratien parlait d’une voix contractée. Je me tournai vers lui ; il essuya du revers de sa main, sur son visage, larmes ou sueur puis, serrant les poings :

— Oh ! les bandits ! les bandits ! Quand je les entends taper du couperet ou de la hache. Monsieur, je deviens fou ; leurs coups me portent sur la tête ; j’ai envie de crier au secours ! au voleur ! j’ai envie de cogner à mon tour ; j’ai envie de tuer. Avant-hier j’ai passé la moitié du jour dans la cave ; j’entendais moins… Au commencement, le petit, ça l’amusait de voir travailler les bûcherons ; quand l’arbre était près de tomber, on l’appelait pour tirer sur la corde ; et puis, quand ces brigands se sont approchés du château, abattant toujours, le petit a commencé à trouver ça moins drôle ; il disait : ah ! pas celui-ci ! pas celui-là ! — Mon pauvre gars, que je lui ai dit, celui-là ou un autre, c’est toujours pas pour toi qu’on les laisse. Je lui ai bien dit qu’il ne pourrait pas demeurer à la Quartfourche ; mais c’est trop jeune ; il ne comprend pas que rien n’est déjà plus à lui. Si seulement on pouvait nous garder sur la petite ferme ; je l’y prendrais bien volontiers avec nous, pour sûr ; mais qui sait seulement qui va l’acheter, et le gredin qu’on va vouloir y mettre à notre place !… Voyez-vous, Monsieur, je ne suis pas encore bien vieux, mais j’aurais mieux aimé mourir avant d’avoir vu tout cela.

— Qui est-ce qui habite au château, maintenant ?

— Je ne veux pas le savoir. Le petit mange avec nous à la cuisine ; ça vaut mieux. Madame la baronne ne quitte plus sa chambre ; heureusement pour elle, la pauvre dame… C’est Delphine qui lui porte ses repas, en passant par l’escalier de service rapport à ceux qu’elle ne veut pas croiser. Les autres ont quelqu’un qui les sert et à qui nous ne parlons pas.

— Est-ce qu’on ne doit pas bientôt faire une saisie du mobilier ?

— Alors on tâchera d’emmener Madame la baronne sur la ferme, en attendant qu’on mette la ferme en vente avec le château.

— Et Made… et sa fille ? demandai-je en hésitant, car je ne savais comment la nommer.

— Elle peut bien aller où il lui plaira ; mais pas chez nous. C’est pourtant à cause d’elle, tout ce qui arrive.

Sa voix tremblait d’une si grave colère que je compris à ce moment comment cet homme avait pu aller jusqu’au crime pour protéger l’honneur de ses maîtres.

— Elle est dans le château, maintenant ?

— À l’heure qu’il est, elle doit se promener dans le parc. Paraît que ça ne lui fait pas de mal, à elle ; elle regarde les ébrancheurs ; il y a même des jours qu’elle cause avec eux, sans honte. Mais quand il pleut, elle ne quitte pas sa chambre ; tenez, celle qui fait le coin ; elle se tient tout contre la vitre et regarde dans le jardin. Si son homme n’était pas à Lisieux pour le quart d’heure, je ne sortirais pas comme je fais. Ah ! on peut dire que c’est du beau monde. Monsieur Lacase ; pour sûr ! Si seulement nos pauvres vieux maîtres revenaient pour voir ça chez eux, ils retourneraient bien vite où ils reposent.

— Casimir est par là ?

— Je pense qu’il se promène dans le parc lui aussi. Voulez-vous que je l’appelle ?

— Non ; je saurai bien le trouver. À tantôt. Je vous reverrai sans doute, Delphine et vous, avant de partir.

Le saccage des bûcherons paraissait plus atroce encore à ce moment de l’année où tout s’apprêtait à revivre. Dans l’air attiédi les rameaux déjà se gonflaient ; des bourgeons éclataient et, coupée, chaque branche pleurait sa sève. J’avançais lentement, non point tant triste moi-même qu’exalté par la douleur du paysage, grisé peut-être un peu par la puissante odeur végétale que l’arbre mourant et la terre en travail exhalaient. À peine étais-je sensible au contraste de ces morts avec le renouveau du printemps ; le parc, ainsi, s’ouvrait plus largement à la lumière qui baignait et dorait également mort et vie ; mais cependant, au loin, le chant tragique des cognées, occupant l’air d’une solennité funèbre, rythmait secrètement les battements heureux de mon cœur, et la vieille lettre d’amour, que j’avais emportée, dont je m’étais promis de ne me point servir, mais que par instants je pressais sur mon cœur, le brûlait. Rien plus ne saurait m’empêcher aujourd’hui, me redisais-je, et je souriais de sentir mes pas se presser à la seule pensée d’Isabelle ; ma volonté n’y pouvait, mais une force intérieure m’activait. J’admirais par quel excès de vie cet accent de sauvagerie que la déprédation apportait à la beauté du paysage en aiguisait pour moi la jouissance ; j’admirais que les médisances de l’abbé eussent si peu fait pour me détacher d’Isabelle et que tout ce que je découvrais d’elle avivât inavouablement mon désir… Qu’est-ce qui l’attachait encore à ces lieux, peuplés de hideux souvenirs ? De la Quartfourche vendue, je le savais, rien ne devait lui rester ni lui revenir. Que ne s’enfuyait-elle ? Et je rêvais de l’enlever ce soir dans ma voiture ; je précipitais mon allure ; je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l’aperçus. C’était elle, à n’en pas douter, en deuil et nu-tête, assise sur le tronc d’un arbre abattu en travers de l’allée. Mon cœur battit si fort que je dus m’arrêter quelques instants ; puis, vers elle, lentement j’avançai, tranquille et indifférent promeneur.

— Excusez-moi, Madame… je suis bien ici à la Quartfourche ?

Un petit panier à ouvrage était posé sur le tronc d’arbre à côté d’elle plein de bobines, d’instruments de couture, de morceaux de crêpe enroulés sur eux-mêmes ou défaits, et elle s’occupait à en disposer quelques lambeaux sur une modeste capote de feutre qu’elle tenait à la main ; un ruban vert, que sans doute elle venait d’en arracher, traînait à terre. Un très court mantelet de drap noir couvrait ses épaules, et, quand elle leva la tête, je remarquai l’agrafe vulgaire qui en retenait le col clos. Sans doute m’avait-elle aperçu de loin, car ma voix ne parut pas la surprendre.

— Vous veniez pour acheter la propriété ? dit-elle, et sa voix que je reconnus me fit battre le cœur. Que son front découvert était beau !

— Oh ! je venais en simple visiteur. Les grilles étaient ouvertes et j’ai vu des gens circuler. Mais peut-être était-il indiscret d’entrer ?

— À présent, peut bien entrer qui veut ! Elle soupira profondément, mais se reprit à son ouvrage comme si nous ne pouvions avoir rien de plus à nous dire.

Ne sachant comment continuer un entretien qui peut-être serait unique, qui devait être décisif, mais que le temps ne me paraissait pas venu de brusquer ; soucieux d’y apporter quelque précaution, et la tête et le cœur uniquement pleins d’attente et de questions que je n’osais encore poser, je demeurais devant elle, chassant du bout de ma canne de menus éclats de bois, si gêné, si impertinent à la fois et si gauche, qu’à la fin elle releva les yeux, me dévisagea et je crus qu’elle allait éclater de rire ; mais elle me dit simplement, sans doute parce qu’alors je portais un chapeau mou sur des cheveux longs, et parce que ne me pressait apparemment aucune occupation pratique :

— Vous êtes artiste ?

— Hélas ! non, répliquai-je en souriant ; mais qu’à cela ne tienne ; je sais goûter la poésie. Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m’envelopper. L’hypocrite banalité de nos propos m’est odieuse et je souffre à les rapporter…

— Comme ce parc est beau, reprenais-je.

Il me parut qu’elle ne demandait qu’à causer et n’était embarrassée, ainsi que moi, que de savoir comment engager l’entretien ; car elle se récria que je ne pouvais malheureusement juger en cette saison de ce que pouvait devenir à l’automne ce parc, encore grelottant et mal réveillé de l’hiver — du moins ce qu’il avait pu devenir, reprit-elle ; qu’en restera-t-il désormais après l’affreux travail des bûcherons ?…

— Ne pouvait-on les empêcher ? m’écriai-je.

— Les empêcher ! répéta-t-elle ironiquement en levant très haut les épaules ; et je crus qu’elle me montrait son misérable chapeau de feutre pour témoigner de sa détresse, mais elle le levait pour le reposer sur sa tête, rejeté en arrière et laissant découvert son front ; puis elle commença de ranger ses morceaux de crêpe comme si elle s’apprêtait à partir. Je me baissai, ramassai à ses pieds le ruban vert, le lui tendis.

— Qu’en ferais-je, à présent ? dit-elle sans le prendre. Vous voyez que je suis en deuil.

Aussitôt je l’assurai de la tristesse avec laquelle j’avais appris la mort de Monsieur et Madame Floche, puis enfin celle du baron ; et comme elle s’étonnait que j’eusse connu ses parents, je lui laissai savoir que j’avais vécu auprès d’eux douze jours du dernier octobre.

— Alors pourquoi tout à l’heure avez-vous feint de ne savoir où vous étiez ? repartit-elle brusquement.

— Je ne savais comment vous aborder. Puis, sans trop me découvrir encore, je commençai de lui raconter quelle passionnée curiosité m’avait retenu de jour en jour à la Quartfourche dans l’espoir de la rencontrer et (car je ne lui parlai pas de la nuit où mon indiscrétion l’avait surprise) mes regrets enfin de regagner Paris sans l’avoir vue..

— Qu’est-ce donc qui vous avait donné si grand désir de me connaître ?

Elle ne faisait plus mine de partir. J’avais traîné jusqu’en face d’elle, près d’elle, un épais fagot où je m’étais assis ; plus bas qu’elle, je levais les yeux pour la voir ; elle s’occupait enfantinement à pelotonner des rubans de crêpe et je ne saisissais plus son regard. Je lui parlai de sa miniature et m’inquiétai de ce qu’avait pu devenir ce portrait dont j’étais amoureux ; mais elle ne le savait point.

— Sans doute le retrouvera-t-on en levant les scellés… Et il sera mis en vente avec le reste, ajouta-t-elle avec un rire dont la sécheresse me fit mal. — Pour quelques sous vous pourrez l’acquérir, si le cœur vous en dit toujours.

Je protestai de mon chagrin de la voir ne prendre pas au sérieux un sentiment dont l’expression seule était brusque, mais qui depuis longtemps m’occupait ; mais à présent elle demeurait impassible et semblait résolue à ne plus écouter rien de moi. Le temps pressait. N’avais-je pas sur moi de quoi violenter son silence ? L’ardente lettre frémissait sous mes doigts. J’avais préparé je ne sais quelle histoire d’anciennes relations de ma famille avec celle de Gonfreville, pensant l’amener incidemment à parler ; mais à ce moment je ne sentis plus que l’absurdité de ce mensonge et commençai de raconter tout simplement par quel mystérieux hasard cette lettre — et je la lui tendis — était tombée entre mes mains.

— Ah ! je vous en conjure, Madame ! ne déchirez pas ce papier ! Rendez-le-moi…

Elle était devenue mortellement pâle et garda quelques instants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux ; le regard vague, les paupières battantes, elle murmurait :

— Oublié de la reprendre ! Comment avais-je pu l’oublier ?

— Sans doute aurez-vous cru qu’elle lui était parvenue, qu’il était venu la chercher…

Elle ne m’écoutait toujours pas. Je fis un mouvement pour me ressaisir de la lettre ; mais elle se méprit à mon geste :

— Laissez-moi, cria-t-elle en repoussant brutalement ma main. Elle se souleva, voulut fuir. À genoux devant elle, je la retins.

— N’ayez pas peur de moi, Madame ; vous voyez bien que je ne vous veux aucun mal ; et, comme elle se rasseyait, ou plutôt retombait sans force, je la suppliai de ne pas m’en vouloir si le hasard avait choisi pour elle un confident involontaire, mais de me continuer une confiance que je jurai de ne point trahir ; ah ! que ne me parlait-elle à présent comme à un ami véritable et comme si je ne savais rien d’elle qu’elle-même ne m’eût appris ?

Les larmes que je répandais en parlant firent peut-être plus pour la convaincre que mes paroles.

— Hélas ! repris-je, je sais quelle mort miséable enlevait, ce même soir, votre amant… Mais comment avez-vous appris votre deuil ? Cette nuit que vous l’attendiez, prête à fuir avec lui, que pensiez-vous ? que fîtes-vous en le le voyant pas apparaître ?

— Puisque vous savez tout, dit-elle d’une voix désolée, vous savez bien que je n’avais plus à l’attendre, après que j’avais averti Gratien.

J’eus de l’affreuse vérité une intuition si subite que ces mots m’échappèrent comme un cri :

— Quoi ? c’est vous qui l’avez fait tuer ? Alors laissant tomber à terre la lettre et le panier dont les menus objets se répandirent, elle courba son front dans ses mains et commença de sangloter éperdument. Je me penchai vers elle et tentai de prendre une de ses mains dans les miennes.

— Non ! vous êtes ingrat et brutal.

Mon imprudente exclamation coupait court à sa confidence ; elle se raidissait à présent contre moi ; cependant je restais assis devant elle, bien résolu à ne la quitter point qu’elle ne se fût expliquée davantage. Ses sanglots enfin s’apaisèrent ; je lui persuadai doucement qu’elle avait déjà trop parlé pour pouvoir impunément se taire, mais qu’une confession sincère ne saurait la diminuer à mes yeux et qu’aucun aveu ne me serait plus pénible que son silence. Les coudes sur les genoux, ses mains croisées cachant son front, voici ce qu’elle me raconta.

La nuit qui précéda celle qu’elle avait fixée pour sa fuite, dans l’amoureuse exaltation de la veillée, elle avait écrit cette lettre ; le lendemain, elle l’avait portée au pavillon, glissée en cet endroit secret que Blaise de Gonfreville connaissait et où elle savait que bientôt il viendrait la prendre. Mais sitôt de retour au château, lorsqu’elle s’était retrouvée dans cette chambre qu’elle voulait quitter pour jamais, une angoisse indicible l’avait saisie, la peur de cette liberté inconnue qu’elle avait si sauvagement désirée, la peur de cet amant qu’elle appelait encore, de soi-même et de ce qu’elle craignait d’oser. Oui la résolution était prise, oui le scrupule refoulé, la honte bue, mais à présent que rien ne la retenait plus, devant la porte ouverte pour sa fuite, le cœur brusquement lui manquait. L’idée de cette fuite lui devenait odieuse, intolérable ; elle courait dire à Gratien que le baron de Gonfreville avait projeté de l’enlever aux siens cette nuit même, qu’on le trouverait rôdant avant le soir auprès du pavillon de la grille. dont il fallait déjà l’empêcher d’approcher.

Je m’étonnai qu’elle ne fût point allée simplement rechercher elle-même cette lettre et la remplacer par une autre où d’une si folle entreprise elle eût découragé son amant. Mais aux questions que je lui posais elle se dérobait sans cesse, répétant en pleurant qu’elle savait bien que je ne la pouvais comprendre et qu’elle-même ne se pouvait mieux expliquer, mais qu’elle ne se sentait alors non plus capable de rebuter son amant que le suivre ; que la peur l’avait à ce point paralysée, qu’il devenait au-dessus de ses forces de retourner au pavillon ; que d’ailleurs, à cette heure du jour, ses parents redoutés la surveillaient, et que c’est pour cela qu’elle avait dû recourir à Gratien.

— Pouvais-je supposer qu’il prendrait au sérieux des paroles échappées à mon délire ? Je pensais qu’il l’écarterait seulement… J’eus un sursaut en entendant, une heure après, un coup de fusil du côté de la grille ; mais ma pensée se détourna d’une supposition horrible et que je me refusais d’envisager ; au contraire, depuis que j’avais averti Gratien, l’esprit et le cœur dégagés, je me sentais presque joyeuse… Mais quand la nuit vint, mais quand approcha l’heure qui eût dû être celle de ma fuite, ah ! malgré moi je commençai d’attendre, je recommençai d’espérer ; du moins une sorte de confiance, et que je savais mensongère, se mêlait à mon désespoir ; je ne pouvais réaliser que la lâcheté, la défaillance d’un moment eussent ruiné d’un coup mon long rêve ; je n’en étais pas réveillée ; oui, comme en rêve, je suis descendue dans le jardin, épiant chaque bruit, chaque ombre ; j’attendais encore…

Elle recommença de sangloter :

— Non, je n’attendais plus, reprit-elle ; je cherchais à me tromper moi-même, et par pitié pour moi j’imitais celle qui attend. Je m’étais assise devant la pelouse, sur la plus basse marche du perron ; le cœur sec à ne pouvoir verser une larme ; et je ne pensais plus à rien, ne savais plus qui j’étais, ni où j’étais, ni ce que j’étais venue faire. La lune qui tout à l’heure éclairait le gazon disparut ; alors un frisson me saisit ; j’aurais voulu qu’il m’engourdît jusqu’à la mort. Le lendemain je tombai gravement malade et le médecin qu’on appela révéla ma grossesse à ma mère.

Elle s’arrêta quelques instants.

— Vous savez à présent ce que vous désiriez savoir. Si je continuais mon histoire, ce serait celle d’une autre femme où vous ne reconnaîtriez plus l’Isabelle du médaillon.

Déjà je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s’était éprise. Elle coupait ce récit d’interjections, il est vrai, récriminant contre le destin, et elle déplorait que dans ce monde la poésie et le sentiment eussent toujours tort ; mais je m’attristais de ne distinguer point dans la mélodie de sa voix les chaudes harmoniques du cœur. Pas un mot de regret que pour elle ! Quoi ! pensais-je, est-ce là comme elle savait aimer ?…

À présent je ramassais les menus objets de la corbeille renversée, qui s’étaient éparpillés sur le sol. Je ne me sentais plus aucun désir de la questionner davantage ; subitement incurieux de sa personne et de sa vie, je restais devant elle comme un enfant devant un jouet qu’il a brisé pour en découvrir le mystère ; et même l’attrait physique dont encore elle se revêtait n’éveillait plus en ma chair aucun trouble, ni le battement voluptueux de ses paupières, qui tantôt me faisait tressaillir. Nous causions de son dénuement ; et comme je lui demandais ce qu’elle se proposait de faire :

— Je chercherai à donner des leçons, répondit-elle ; des leçons de piano ; ou de chant. J’ai une très bonne méthode.

— Ah ! vous chantez ?

— Oui ; et je joue du piano. Dans le temps j’ai beaucoup travaillé. J’étais élève de Thalberg… J’aime aussi beaucoup la poésie.

Et comme je ne trouvais rien à lui dire :

— Je suis sûre que vous en savez par cœur ! Vous ne voudriez pas m’en réciter ?

Le dégoût, l’écœurement de cette trivialité poétique achevait de chasser l’amour de mon âme. Je me levai pour prendre congé d’elle.

— Quoi ! vous partez déjà ?

— Hélas ! vous sentez bien vous aussi qu’il vaut mieux maintenant que je vous quitte. Figurez-vous qu’auprès de vos parents, à l’automne dernier, dans la torpeur de la Quartfourche, je m’étais endormi, que je m’étais épris d’un rêve, et que je viens de m’éveiller. Adieu.

Une petite forme claudicante apparut à l’extrémité tournante de l’allée.

— Je crois que j’aperçois Casimir, qui sera content de me revoir.

— Il vient. Attendez-le.

L’enfant se rapprochait à petits bonds ; il portait un râteau sur l’épaule.

— Permettez-moi d’aller à sa rencontre. Il serait peut-être gêné de me retrouver près de vous. Excusez-moi… Et brusquant mon adieu de la manière la plus gauche, je saluai respectueusement et partis.

Je ne revis plus Isabelle de Saint-Auréol et n’appris rien de plus sur elle. Si pourtant : lorsque je retournai à la Quartfourche l’automne suivant, Gratien me dit que, la veille de la saisie du mobilier, abandonnée par l’homme d’affaires, elle s’était enfuie avec un cocher.

— Voyez-vous, Monsieur Lacase, ajoutaitil sentencieusement, — elle n’a jamais pu rester seule ; il lui en a toujours fallu un.

La bibliothèque de la Quartfourche fut vendue au milieu de l’été. Malgré les instructions que j’avais laissées, je ne fus point averti ; et je crois que le libraire de Caen qui fut appelé à présider la vente se souciait fort peu de m’y inviter non plus qu’aucun autre sérieux amateur. J’appris ensuite avec une stupeur indignée que la Bible fameuse s’était vendue 70 fr. à un bouquiniste du pays ; puis revendue 300 fr. aussitôt après, je ne pus savoir à qui. Quant aux manuscrits du XVIIe siècle, ils n’étaient même pas mentionnés dans la vente et furent adjugés comme vieux papiers.

J’eusse voulu du moins assister à la vente du mobilier, car je me proposais d’acheter quelques menus objets en souvenir des Floche ; mais prévenu trop tard je ne pus arriver à Pont-l’Évêque que pour la vente des fermes et de la propriété. La Quartfourche fut acquise à vil prix par le marchand de biens MoserSchmidt, qui se disposait à convertir le parc en prairies, lorsqu’un amateur américain la lui racheta ; je ne sais trop pourquoi, car il n’est pas revenu dans le pays, et laisse parc et château dans l’état que vous avez pu voir.

Peu fortuné comme j’étais alors, je pensais n’assister à la vente qu’en curieux, mais, dans la matinée, j’avais revu Casimir, et, tandis que j’écoutais les enchères, une telle angoisse me prit à songer, à la détresse de ce petit que, soudain, je résolus de lui assurer l’existence sur la ferme que souhaitait occuper Gratien. Vous ne saviez pas que j’en étais devenu propriétaire ? Presque sans m’en rendre compte j’avais poussé l’enchère ; c’était folie ; mais combien me récompensa la triste joie du pauvre enfant…

J’allai passer les vacances de Pâques et celles de l’été suivant dans cette petite ferme, chez Gratien, près de Casimir. La vieille Saint-Auréol vivait encore ; nous nous étions arrangés tant bien que mal pour lui laisser la meilleure chambre ; elle était tombée en enfance, mais pourtant elle me reconnut et se souvint à peu près de mon nom.

— Que c’est aimable, Monsieur de Las Cases ! Que c’est aimable à vous, répétait-elle quand elle me revit d’abord. Car elle s’était flatteusement persuadée que j’étais revenu dans le pays uniquement pour lui rendre visite.

— Ils font des réparations au château. Cela sera très beau ! me disait-elle confidentiellement, comme pour m’expliquer son dénuement, ou se l’expliquer à elle-même.

Le jour de la vente du mobilier, on l’avait d’abord sortie sur le perron du salon, dans son grand fauteuil à oreillettes ; l’huissier lui fut présenté comme un célèbre architecte venu de Paris tout exprès pour surveiller les travaux à entreprendre (elle croyait sans peine à tout ce qui la flattait), puis Gratien, Casimir et Delphine l’avaient transportée jusque dans cette chambre qu’elle ne devait plus quitter, mais où elle vécut encore près de trois ans.

C’est pendant ce premier été de villégiature sur ma ferme, que je fis connaissance avec les B. dont j’épousai plus tard la fille aînée. La R…, qui depuis la mort de mes beaux-parents nous appartient, n’est pas, vous l’avez vu, très distante de la Quartfourche ; deux ou trois fois par an, je retourne causer avec Gratien et Casimir, qui cultivent fort bien leurs terres et me versent régulièrement le montant de leur modeste fermage. C’est là que je m’en fus tantôt après que je vous eus quittés.

La nuit était bien avancée lorsque Gérard acheva son récit. C’est pourtant cette même nuit que Jammes, avant de s’endormir, écrivit sa quatrième élégie :

Quand tu m’as demandé de faire une élégie sur ce domaine abandonné où le grand vent…