Gallimard (p. 129-152).

Ainsi retombaient les sursauts de ma curiosité amoureuse. Je ne pouvais pourtant différer plus longtemps un départ que de nouveau j’avais annoncé à mes hôtes, et ce jour était le dernier que je devais passer à la Quartfourche. Ce jour-là…

Nous sommes à déjeuner. L’on attend le courrier que Delphine, la femme de Gratien, reçoit du facteur et nous apporte d’ordinaire peu d’instants avant le dessert. C’est à Madame Floche, je vous l’ai dit, qu’elle le remet ; puis celle-ci répartit les lettres et tend le Journal des Débats à Monsieur Floche, qui disparaît derrière jusqu’à ce que nous nous levions de table. Ce jour-là, une enveloppe mauve, prise à demi dans la bande du journal, s’échappe du paquet et va voler sur la table près de l’assiette de Madame Floche ; j’ai juste le temps de reconnaître la grande écriture dégingandée qui, la veille, m’avait fait déjà battre le cœur ; Madame Floche aussi, apparemment, l’a reconnue ; elle fait un geste précipité pour couvrir l’enveloppe avec son assiette ; l’assiette s’en va cogner un verre, qui se brise et répand du vin sur la nappe ; tout cela fait un grand vacarme et la bonne Madame Floche profite de la confusion générale pour subtiliser l’enveloppe dans sa mitaine.

— J’ai voulu écraser une araignée, dit-elle gauchement comme un enfant qui s’excuse. (Elle appelle indifféremment : araignées, les cloportes et les perce-oreilles qui s’échappent parfois de la corbeille de fruits.)

— Et je parie que vous l’avez manquée, dit Madame de Saint-Auréol d’un ton aigre, en se levant et jetant sa serviette non pliée sur la table. Vous viendrez dans le salon me rejoindre, ma sœur. Ces Messieurs m’excuseront : j’ai ma crampe de nombril.

Le repas s’achève en silence. Monsieur Floche n’a rien vu, Monsieur de Saint-Auréol rien compris ; Mademoiselle Verdure et l’abbé gardent les yeux fixés sur leur assiette ; si Casimir ne se mouchait pas, je crois qu’on le verrait pleurer…

Il fait presque tiède. On a porté le café sur la petite terrasse que forme le perron du salon. Je suis seul à en prendre avec Mademoiselle Verdure et l’abbé ; du salon où sont enfermées ces deux dames, des éclats de voix nous parviennent ; puis plus rien ; ces dames sont montées.

C’est alors, s’il me souvient bien, qu’éclata la castille du hêtre-à-feuille-de-persil.

Mademoiselle Verdure et l’abbé vivaient en état de guerre. Les combats n’étaient pas bien sérieux et l’abbé ne faisait qu’en rire ; mais rien n’irritait tant Mademoiselle Verdure que le ton persifleur qu’il prenait alors ; elle se découvrait à tous coups et l’abbé tirait dans le vif. Presque aucun jour ne passait sans qu’éclatât entre eux quelqu’une de ces escarmouches que l’abbé nommait des " castilles ". Il prétendait que la vieille fille en avait besoin pour sa santé ; il la faisait monter à l’arbre comme on emmène un chien faire un tour. Il n’y apportait peut-être pas de méchanceté, mais certainement de la malice et s’y montrait assez provocant. Cela les occupait tous deux et assaisonnait leur journée.

Le petit incident du dessert nous avait laissés nerveux. Je cherchais une diversion et, tandis que l’abbé versait les tasses, ma main rencontra dans la poche de mon veston un paquet de feuilles, ramille d’un arbre bizarre qui croissait | près de la grille d’entrée et que j’avais cueillie le matin pour en demander le nom à Mademoiselle Verdure ; non que je fusse bien curieux de le connaître, mais elle se trouvait flattée qu’on fît appel à son savoir.

Car elle s’occupait de botanique. Certains jours elle partait herboriser, portant en bandoulière sur ses robustes épaules une boîte verte qui lui donnait l’aspect bizarre d’une cantinière ; elle passait entre son herbier et sa " loupe montée " le temps que lui laissaient les soins domestiques… Donc Mademoiselle Olympe prit la ramille et sans hésiter :

— Ceci, déclara-t-elle, c’est du hêtre-à-feuille-de-persil.

— Curieuse appellation ! hasardai-je ; ces feuilles lancéolées n’ont pourtant aucun rapport avec celles du…

L’abbé depuis un instant souriait avec pertinence :

— C’est ainsi qu’on appelle à la Quartfourche le Facus persicifolia, fit-il comme négligemment. Mademoiselle Verdure soubresauta :

— Je ne vous savais pas si tort en botanique.

— Non ; mais j’entends un peu le latin. Puis, incliné vers moi : Ces dames sont victimes d’un involontaire calembour. Persicus, chère Mademoiselle, persicus veut dire pêcher, non persil. Le Fagus persicifolia dont Monsieur Lacase remarquait les feuilles qu’il appelle si justement lancéolées, le Fagus persicifolia est un " hêtre à feuilles de pêcher ".

Mademoiselle Olympe était devenue cramoisie : le calme qu’affectait l’abbé achevait de la décomposer.

— La vraie botanique ne s’occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle trouver à dire sans tourner un regard vers l’abbé ; puis vidant sa tasse d’un trait elle partit en coup de vent.

L’abbé avait froncé sa bouche en cul de poule, d’où s’échappaient des manières de petits pets. J’avais grand-peine à retenir mon rire.

— Seriez-vous méchant, Monsieur l’abbé ?

— Mais non ! mais non… Cette bonne demoiselle, qui ne prend pas assez d’exercice, a besoin qu’on lui fouette le sang. Elle est très combative, croyez-moi ; quand je reste trois jours sans pousser ma pointe c’est elle qui vient ferrailler. À la Quartfourche les distractions ne sont pas si nombreuses !…

Et tous deux alors, sans parler, nous commençâmes de penser à la lettre du déjeuner.

— Vous avez reconnu cette écriture ? me hasardai-je à demander enfin.

Il haussa les épaules :

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est la lettre qu’on reçoit à la Quartfourche deux fois par an, après le paiement des fermages, et par laquelle elle annonce à Madame Floche sa venue.

— Elle va venir ? m’écriai-je.

— Calmez-vous ! Calmez-vous : vous ne la verrez pas.

— Et pourquoi ne la pourrai-je point voir ?

— Parce qu’elle vient au milieu de la nuit, qu’elle repart presque aussitôt, qu’elle fuit les regards et… méfiez-vous de Gratien. Son regard me scrutait : je ne bronchai point ; il reprit sur un ton irrité :

— Vous ne tiendrez aucun compte de ce que je vous en dis ; je le vois à votre air ; mais vous êtes averti. Allez ! faites à votre guise ; demain matin vous m’en donnerez des nouvelles.

Il se leva, me laissa, sans que j’aie pu démêler s’il cherchait à refréner ma curiosité ou s’il ne s’amusait pas à l’éperonner au contraire.

Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle ? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris ? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour. Les dernières paroles de l’abbé n’avaient servi qu’à me stimuler davantage ; que pouvait contre moi Gratien ? J’aurais traversé fourré d’épines et brasiers !

Certainement quelque chose d’anormal se préparait. Ce soir-Là personne ne proposa de partie. Sitôt après souper, Madame de Saint-Auréol commença de se plaindre de ce qu’elle appelait " sa gastérite " et se retira sans façons, tandis que Mademoiselle Verdure lui préparait une infusion. Peu d’instants après. Madame Floche envoya se coucher Casimir ; puis, sitôt que l’enfant fut parti :

— Je crois que Monsieur Lacase a grande envie d’en faire autant ; il a l’air de tomber de sommeil.

Et comme je ne répondais pas assez promptement à son invite :

— Ah ! je crois qu’aucun de nous ne va prolonger bien tard la veillée.

Mademoiselle Verdure se leva pour allumer les bougeoirs ; l’abbé et moi nous la suivîmes ; je vis Madame Floche se pencher sur l’épaule de son mari qui sommeillait au coin du feu dans la berline ; il se leva tout aussitôt, puis entraîna par le bras le baron qui se laissa faire, comme s’il comprenait ce que cela signifiait. Sur le palier du premier étage, où chacun, muni d’un bougeoir, se retirait de son côté :

— Bonne nuit ! Dormez bien — me dit l’abbé avec un sourire ambigu.

Je refermai la porte de ma chambre ; puis j’attendis. Il n’était encore que neuf heures. J’entendis monter Madame Floche, puis Mademoiselle Verdure. Il y eut sur le palier, entre Madame Floche et Madame de Saint-Auréol qui était ressortie de sa chambre, reprise d’une querelle assez vive, trop loin de moi pour que j’en pusse distinguer les paroles ; puis un bruit de portes claquées ; puis rien.

Je m’étendis sur mon lit pour mieux réfléchir. Je songeais à l’ironique souhait de bon sommeil dont l’abbé avait accompagné sa dernière poignée de main ; j’aurais voulu savoir si lui, de son côté, s’apprêtait au somme, ou si cette curiosité qu’il se défendait d’avoir devant moi, il allait lui lâcher la bride ?… mais il couchait dans une autre partie du château, faisant pendant à celle que j’occupais, et où aucun motif plausible ne m’appelait. Pourtant, qui de nous deux serait le plus penaud, si nous nous surprenions l’un l’autre dans le couloir ?… Ainsi méditant il m’advint quelque chose d’inavouable, d’absurde, de confondant : je m’endormis.

Oui, moins surexcité sans doute qu’épuisé par l’attente et fatigué en outre par la mauvaise nuit de la veille, je m’endormis profondément.

Le crépitement de la bougie qui achevait de se consumer m’éveilla ; ou, peut-être, vaguement perçu à travers mon sommeil, un ébranlement sourd du plancher : certainement quelqu’un avait marché dans le couloir. Je me dressai sur mon séant. Ma bougie à ce moment s’éteignit ; je demeurai, dans le noir, tout pantois. Je n’avais plus pour m’éclairer que quelques allumettes ; j’en grattai une afin de regarder à ma montre : il était près d’onze heures et demie ; j’écarquillai l’oreille… plus un bruit. À tâtons je gagnai la porte et l’ouvris.

Non, le cœur ne me battait point ; je me sentais de corps agile, impondérable ; d’esprit calme, subtil, résolu.

À l’autre extrémité du couloir, une grande fenêtre versait jusqu’à moi une clarté non point égale comme celle des nuits tranquilles, mais palpitante et défaillante par instants, car le ciel était pluvieux et, devant la lune, le vent charriait d’épais nuages. Je m’étais déchaussé ; j’avançais sans bruit… Je n’avais pas besoin d’y voir davantage pour gagner le poste d’observation que je m’étais ménagé : c’était, à côté de celle de Madame Floche, où vraisemblablement se tenait le conciliabule, une petite chambre inhabitée, qu’avait occupée d’abord Monsieur Floche (il préférait à présent le voisinage de ses livres à celui de sa femme) ; la porte de communication, dont j’avais soigneusement tiré le verrou pour me mettre à l’abri d’une surprise, avait un peu fléchi, et je m’étais assuré qu’immédiatement sous le chambranle je pouvais glisser mon regard ; il me fallait, pour y atteindre, me jucher sur une commode que j’avais poussée tout auprès.

À présent passait par cette fente un peu de lumière qui, renvoyée par le plafond blanc, me permettait de me guider. Je retrouvai tout comme je l’avais laissé dans le jour. Je me hissai sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine…

Isabelle de Saint-Auréol était là.

Elle était devant moi, à quelques pas de moi… Elle était assise sur un de ces disgracieux sièges bas sans dossier, qu’on appelait je crois des " poufs ", dont la présence étonnait un peu dans cette chambre ancienne et que je ne me souvenais point d’y avoir vu lorsque j’étais entré porter des fleurs. Madame Floche se tenait enfoncée dans un grand fauteuil en tapisserie ; une lampe posée sur un guéridon près du fauteuil les éclairait discrètement toutes deux. Isabelle me tournait le dos ; elle s’inclinait en avant, presque couchée sur les genoux de sa vieille tante, de sorte que d’abord je ne vis pas son visage ; bientôt elle releva la tête. Je m’attendais à la trouver davantage vieillie ; pourtant je reconnaissais à peine en elle la jeune fille du médaillon ; non moins belle sans doute, elle était d’une beauté très différente, plus terrestre et comme humanisée ; l’angélique candeur de la miniature le cédait à une langueur passionnée, et je ne sais quel dégoût froissait le coin de ses lèvres que le peintre avait dessinées entrouvertes. Un grand manteau de voyage, une sorte de waterproof, d’une étoffe assez commune semblait-il, la recouvrait, mais relevé de côté, laissait voir une jupe noire de taffetas luisant sur lequel sa main dégantée, qu’elle laissait pendre et qui tenait un mouchoir chiffonné, paraissait extraordinairement pâle et fragile. Une petite capote de feutre et de plumes moirées, à brides de taffetas, la coiffait ; une boucle de cheveux très noirs, repassait par-dessus la bride et, dès qu’elle baissait la tête, revenait en avant cacher la tempe. On l’aurait dite en deuil sans un ruban vert scarabée qu’elle portait autour du cou. Madame Floche ni elle ne disaient rien ; mais, de sa main droite, Isabelle caressait le bras, la main de Madame Floche et l’attirait à elle, et puis la couvrait de baisers.

À présent elle secouait la tête et ses boucles flottaient de gauche à droite ; alors, comme si elle reprenait une phrase :

— Tous les moyens, dit-elle ; j’ai vraiment essayé tous les moyens ; je te jure que…

— Ne jurez point, ma pauvre enfant ; je vous crois sans cela, interrompit la pauvre vieille en lui posant la main sur le front. Toutes deux parlaient à voix très basse comme si elles eussent craint d’être entendues.

Madame Floche se redressa, repoussa doucement sa nièce, et, s’appuyant sur les deux bras de son fauteuil, se leva. Mademoiselle de Saint-Auréol se leva pareillement, et tandis que sa tante se dirigeait vers le secrétaire d’où Casimir, avant-hier, avait sorti le médaillon, elle fit quelques pas dans le même sens, s’arrêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s’avisant à son reflet du ruban émeraude qu’elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt… Avant que Madame Floche ne se fût retournée, le ruban vif avait disparu, Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu…

La pauvre vieille Floche tenait encore d’une main son trousseau de clefs, de l’autre la maigre liasse qu’elle avait été quérir dans le tiroir ; elle allait se rasseoir dans son fauteuil, quand la porte, en face de celle où j’étais posté, s’ouvrit brusquement toute grande — et je faillis crier de stupeur. La baronne apparaissait dans l’embrasure, guindée, décolletée, fardée, en grand costume d’apparat et le chef surmonté d’une sorte de plumeau-marabout gigantesque. Elle brandissait de son mieux un grand candélabre à six branches, toutes bougies allumées, qui la baignait d’une tremblotante lumière, et répandait des pleurs de cire sur le plancher, À bout de forces sans doute, elle commença par courir poser le candélabre sur la console devant la glace ; puis reprenant en quatre petits bonds sa position dans l’embrasure, elle s’avança de nouveau, à pas rythmés, solennelle, portant loin devant elle étendue sa main chargée d’énormes bagues. Au milieu de la chambre elle s’arrêta, se tourna tout d’une pièce du côté de sa fille, le geste toujours tendu, et, avec une voix aiguë à percer les murailles :

— Arrière de moi, fille ingrate ! Je ne me laisserai plus émouvoir par vos larmes, et vos protestations ont perdu pour jamais le chemin de mon cœur.

Tout cela était débité, crié sur le même fausset sans nuances. Isabelle cependant s’était jetée aux pieds de sa mère, dont elle avait saisi la jupe, et la tirait, découvrant deux ridicules petits escarpins de satin blanc, cependant que de son front elle heurtait le plancher qu’un tapis recouvrait à cet endroit. Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix :

— Ne vous aura-t-il pas suffi d’apporter au foyer de vos parents la misère ; prétendez-vous poursuivre plus loin les…

Ici brusquement la voix lui manqua ; alors se tournant vers Madame Floche qui se faisait toute petite et qui tremblait dans son fauteuil :

— Et quant à vous, ma sœur, si vous avez encore la faiblesse… — puis se reprenant : — Si vous avez la coupable faiblesse de céder encore à ces supplications, fût-ce pour un baiser, fût-ce pour une obole, aussi vrai que je suis votre sœur aînée, je vous quitte, je recommande à Dieu mes pénates, et je ne vous revois de ma vie.

J’étais comme au spectacle. Mais puisqu’elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie ? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère… Celle-ci me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, prosternée, gardait sa pose d’Esther suppliante ; tout à coup je remarquai ses pieds : ils étaient chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant qu’il me sembla et que l’on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines ; au-dessus, un bas blanc, où le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fangeux, avait fait une traînée sale… Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d’aventureux, de misérable. Un sanglot m’étreignit la gorge ; et je me promis. quand Isa quitterait la maison, de la suivre à travers le jardin.

Madame de Saint-Auréol cependant avait fait trois pas vers le fauteuil de Madame Floche :

— Allons ! donnez-moi ces billets ! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier ? Me croyez-vous aveugle, ou folle ? Donnez-moi cet argent, vous dis-je ! — Et, mélodramatiquement, approchant les billets dont elle s’était emparée, de la flamme d’une des bougies du candélabre : — Je préférerais brûler le tout (faut-il dire qu’elle n’en faisait rien) plutôt que de lui donner un liard.

Elle glissa les billets dans sa poche et reprit son geste déclamatoire :

— Fille ingrate ! Fille dénaturée ! Le chemin qu’ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez l’apprendre à mes bagues ! — Ce disant, d’un geste habile de sa main étendue, elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis. Comme un chien affamé se jette sur un os, Isabelle s’en saisit.

— Partez, à présent : nous n’avons plus rien à nous dire, et je ne vous reconnais plus.

Puis ayant été prendre un éteignoir sur la table de nuit, elle en coiffa successivement chaque bougie du candélabre, et partit.

La pièce à présent paraissait sombre. Isabelle cependant s’était relevée ; elle passait ses doigts sur ses tempes, rejetait en arrière ses boucles éparses et rajustait son chapeau. D’une secousse elle remonta son manteau qui avait un peu glissé de ses épaules, et se pencha vers Madame Floche pour lui dire adieu. Il me parut que la pauvre femme cherchait à lui parler, mais c’était d’une voix si faible que je ne pus rien distinguer. Isabelle sans rien dire pressa une des tremblantes mains de la vieille contre ses lèvres. Un instant après je m’élançais à sa poursuite dans le couloir.

Au moment de descendre l’escalier, un bruit de voix m’arrêta. Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu’Isabelle avait déjà rejointe dans le vestibule, et je les aperçus toutes deux en me penchant par-dessus la rampe. Olympe Verdure tenait une petite lanterne à la main.

— Tu vas partir sans l’embrasser ? disait-elle, — et je compris qu’il s’agissait de Casimir. — Tu ne veux donc pas le voir ?

— Non, Loly ; je suis trop pressée. Il ne doit pas savoir que je suis venue.

Il y eut un silence, une pantomime que d’abord je ne compris pas bien. La lanterne s’agita projetant des ombres bondissantes. Mademoiselle Verdure s’avançant, Isabelle se reculant, toutes deux se déplacèrent de quelques pas ; puis j’entendis :

— Si ; si ; en souvenir de moi. Je le gardais depuis longtemps. À présent que je suis vieille, qu’est-ce que je ferais de cela ?

— Loly ! Loly ! Vous êtes ce que je laisse ici de meilleur.

Mademoiselle Verdure la pressait entre ses bras :

— Ah ! pauvrette ! comme elle est trempée !

— Mon manteau seulement… ce n’est rien. Laisse-moi partir vite.

— Prends un parapluie au moins.

— Il ne pleut plus.

— La lanterne.

— Qu’est-ce que j’en ferais ? La voiture est tout près. Adieu.

— Allons ! Adieu, ma pauvre enfant ! Que Dieu te… le reste se perdit dans un sanglot. Mademoiselle Verdure resta quelques instants penchée dans la nuit, et une bouffée d’air humide monta du dehors dans la cage de l’escalier ; puis, sur la porte refermée, je l’entendis pousser les verrous…

Je ne pouvais passer devant Mademoiselle Verdure. Gratien emportait chaque soir la clef de la porte de la cuisine. Une autre porte ouvrait de l’autre côté de la maison, par où facilement j’eusse pu sortir, mais c’était un détour énorme. Avant que je ne l’aie retrouvée, Isabelle aurait déjà rejoint sa voiture. Ah ! si de ma fenêtre je l’appelais… Je courus à ma chambre. La lune était de nouveau recouverte ; guettant un bruit de pas j’attendis un instant ; un souffle puissant s’éleva et, tandis que Gratien rentrait par la cuisine, à travers la chuchotante agitation des arbres, j’entendis la voiture d’Isabelle de Saint-Auréol s’éloigner.