Gallimard (p. 33-49).

II

Je fus réveillé d’assez bon matin par les bruits de la cuisine dont une porte ouvrait précisément sous ma fenêtre. En poussant mes volets j’eus la joie de voir un ciel à peu près pur ; le jardin, mal ressuyé d’une récente averse, brillait ; l’air était bleuissant. J’allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d’âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps ; tout contrefait, il portait de guingois : ses jambes torses lui donnaient une allure extraordinaire : il avançait obliquement, ou plutôt procédait par bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses pieds eussent dû s’entraver… C’était évidemment l’élève de l’abbé, Casimir. Un énorme chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés, sautait de conserve avec lui, lui faisait fête ; l’enfant se défendait tant bien que mal contre sa bousculante exubérance ; mais au moment qu’il allait atteindre la cuisine, culbuté par le chien, soudain je le vis rouler dans la boue. Une maritorne épaisse s’élança, et tandis qu’elle relevait l’enfant :

— Ah ben ! vous v’là beau ! Si c’est Dieu permis de s’met’ dans des états pareils ! On vous l’a pourtant répété bien des fois d’quitter l’Terno dans la remise !… Allons ! v’nez-vous-en par ici qu’on vous essuie…

Elle l’entraîna dans la cuisine. À ce moment j’entendis frapper à ma porte ; une femme de chambre m’apportait de l’eau chaude pour ma toilette. Un quart d’heure après, la cloche sonna pour le déjeuner.

Comme j’entrais dans la salle à manger :

— Madame Floche, je crois que voici notre aimable hôte, dit l’abbé en s’avançant à ma rencontre.

Madame Floche s’était levée de sa chaise, mais ne paraissait pas plus grande debout qu’assise ; je m’inclinai profondément devant elle ; elle m’honora d’un petit plongeon brusque ; elle avait dû recevoir à un certain âge quelque formidable événement sur la tête ; celle-ci en était restée irrémédiablement enfoncée entre les épaules ; et même un peu de travers. Monsieur Floche s’était mis tout à côté d’elle pour me tendre la main. Les deux petits vieux étaient exactement de même taille, de même habit, paraissaient de même âge, de même chair… Durant quelques instants nous échangeâmes des compliments vagues, parlant tous les trois à la fois. Puis, il y eut un noble silence, et Mademoiselle Verdure arriva portant la théière.

— Mademoiselle Olympe, dit enfin Madame Floche, qui, ne pouvant tourner la tête, s’adressait à vous de tout le buste. — Mademoiselle Olympe, notre amie, s’inquiétait beaucoup de savoir si vous aviez bien dormi et si le lit était à votre convenance.

Je protestai que j’y avais reposé on ne pouvait mieux et que la cruche chaude que j’y avais trouvée en me couchant m’avait fait tout le bien du monde.

Mademoiselle Verdure, après m’avoir souhaité le bonjour, ressortit.

— Et, le matin, les bruits de la cuisine ne vous ont pas trop incommodé ?

Je renouvelai mes protestations.

— Il faut vous plaindre, je vous en prie, parce que rien ne serait plus aisé que de vous préparer une autre chambre…

Monsieur Floche, sans rien dire lui-même, hochait la tête obliquement et, d’un sourire, faisait sien chaque propos de sa femme.

— Je vois bien, dis-je, que la maison est très vaste ; mais je vous certifie que je ne saurais être installé plus agréablement.

— Monsieur et Madame Floche, dit l’abbé, se plaisent à gâter leurs hôtes.

Mademoiselle Olympe apportait sur une assiette des tranches de pain grillé ; elle poussa devant elle le petit stropiat que j’avais vu culbuter tout à l’heure. L’abbé le saisit par le bras :

— Allons, Casimir ! Vous n’êtes plus un bébé ; venez saluer Monsieur Lacase comme un homme. Tendez la main… Regardez en face !… Puis se tournant vers moi comme pour l’excuser : — Nous n’avons pas encore grand usage du monde…

La timidité de l’enfant me gênait :

— C’est votre petit-fils ? demandai-je à Madame Floche, oublieux des renseignements que l’abbé m’avait fournis la veille.

— Notre petit-neveu, répondit-elle ; vous verrez un peu plus tard mon beau-frère et ma sœur, ses grands-parents.

— Il n’osait pas rentrer parce qu’il avait empli de boue ses vêtements en jouant avec Terno, expliqua Mademoiselle Verdure.

— Drôle de façon de jouer, dis-je, en me tournant affablement vers Casimir ; j’étais à la fenêtre quand il vous a culbuté… Il ne vous a pas fait mal ?

— Il faut dire à Monsieur Lacase, expliqua l’abbé à son tour, que l’équilibre n’est pas notre fort…

Parbleu ! je m’en apercevais de reste, sans qu’il fût nécessaire de me le signaler. Ce grand gaillard d’abbé, aux yeux vairons, me devint brusquement antipathique.

L’enfant ne m’avait pas répondu, mais son visage s’était empourpré. Je regrettai ma phrase et qu’il y eût pu sentir quelque allusion à son infirmité. L’abbé, son potage pris, s’était levé de table et arpentait la pièce ; dès qu’il ne parlait plus, il gardait les lèvres si serrées que celle de dessus formait un bourrelet, comme celle des vieillards édentés. Il s’arrêta derrière Casimir, et comme celui-ci vidait son bol : — Allons ! Allons, jeune homme, Avenzoar nous attend !

L’enfant se leva ; tous deux sortirent.

Sitôt que le déjeuner fut achevé. Monsieur Floche me fit signe.

— Venez avec moi dans le jardin, mon jeune hôte, et me donnez des nouvelles du Paris penseur.

Le langage de Monsieur Floche fleurissait dès l’aube. Sans trop écouter mes réponses, il me questionna sur Gaston Boissier son ami, et sur plusieurs autres savants que je pouvais avoir eus pour maîtres et avec qui il correspondait encore de loin en loin ; il s’informa de mes goûts, de mes études… Je ne lui parlai naturellement pas de mes projets littéraires et ne laissai voir de moi que le sorbonnien ; puis il entreprit l’histoire de la Quartfourche, dont il n’avait à peu près pas bougé depuis près de quinze ans, l’histoire du parc, du château ; il réserva pour plus tard l’histoire de la famille qui l’habitait précédemment, mais commença de me raconter comment il se trouvait en possession des manuscrits du XVIIe siècle qui pouvaient intéresser ma thèse… Il marchait à petits pas pressés, ou, plus exactement, il trottinait auprès de moi ; je remarquai qu’il portait son pantalon si bas que la fourche en refait à mi-cuisse ; sur le devant du pied, l’étoffe retombait en nombreux plis, mais par-derrière restait au-dessus de la chaussure, suspendue à l’aide de je ne sais quel artifice ; je ne l’écoutais plus que d’une oreille distraite, l’esprit engourdi par la molle tiédeur de l’air et par une sorte de torpeur végétale.

En suivant une allée de très hauts marronniers qui formaient voûte au-dessus de nos têtes, nous étions parvenus presque à l’extrémité du parc. Là, protégé contre le soleil par un buisson d’arbres-à-plumes, se trouvait un banc où Monsieur Floche m’invita à m’asseoir. Puis tout à coup :

— L’abbé Santal vous a-t-il dit que mon beau-frère est un peu… ? Il n’acheva pas, mais se toucha le front de l’index.

Je fus trop interloqué pour pouvoir trouver rien à répondre. Il continua :

— Oui, le baron de Saint-Auréol, mon beau-frère ; l’abbé ne vous l’a peut-être pas dit plus qu’à moi… mais je sais néanmoins qu’il le pense ; et je le pense aussi… Et de moi, l’abbé ne vous a pas dit que j’étais un peu… ?

— Oh ! Monsieur Floche, comment pouvez-vous croire ?…

— Mais, mon jeune ami, dit-il en me tapant familièrement sur la main, je trouverais cela tout naturel. Que voulez-vous ? nous avons pris ici des habitudes, à nous enfermer loin du monde, un peu… en dehors de la circulation. Rien n’apporte ici de… diversion ; comment dirais-je ? oui. Vous êtes bien aimable d’être venu nous voir — et comme j’essayais un geste : — je le répète : bien aimable, et je le récrirai ce soir à mon excellent ami Desnos ; mais vous vous aviseriez de me raconter ce qui vous tient au cœur, les questions qui vous troublent, les problèmes qui vous intéressent… je suis sûr que je ne vous comprendrais pas.

Que pouvais-je répondre ? Du bout de ma canne je grattais le sable…

— Voyez-vous, reprit-il, ici nous avons un peu perdu le contact. Mais non, mais non ! ne protestez donc pas ; c’est inutile. Le baron est sourd comme une calebasse ; mais il est si coquet qu’il tient surtout à ne pas le paraître ; il feint d’entendre plutôt que de faire hausser la voix. Pour moi, quant aux idées du jour, je me fais l’effet d’être tout aussi sourd que lui ; et du reste je ne m’en plains pas. Je ne fais même pas grand effort pour entendre. À fréquenter Massillon et Bossuet, j’ai fini par croire que les problèmes qui tourmentaient ces grands esprits sont tout aussi beaux et importants que ceux qui passionnaient ma jeunesse… problèmes que ces grands esprits n’auraient pas pu comprendre sans doute… non plus que moi je ne puis comprendre ceux qui vous passionnent aujourd’hui… Alors, si vous le voulez bien, mon futur collègue, vous me parlerez de préférence de vos études, puisque ce sont les miennes également, et vous m’excuserez si je ne vous interroge pas sur les musiciens, les poètes, les orateurs que vous aimez, ni sur la forme de gouvernement que vous croyez la préférable.

Il regarda l’heure à un oignon attaché à un ruban noir :

— Rentrons à présent, dit-il en se levant. Je crois avoir perdu ma journée quand je ne suis pas au travail à dix heures.

Je lui offris mon bras qu’il accepta, et comme, à cause de lui, parfois, je ralentissais mon allure :

— Pressons ! Pressons ! me disait-il. Les pensées sont comme les fleurs, celles qu’on cueille le matin se conservent le plus longtemps fraîches.

La bibliothèque de la Quartfourche est composée de deux pièces que sépare un simple rideau : une, très exiguë et surhaussée de trois marches, où travaille Monsieur Floche, à une table devant une fenêtre. Aucune vue ; des rameaux d’orme ou d’aulne viennent battre les carreaux ; sur la table, une antique lampe à réservoir, que coiffe un abat-jour de porcelaine vert ; sous la table, une énorme chancelière ; un petit poêle dans un coin, dans l’autre coin, une seconde table, chargée de lexiques ; entre deux, une armoire aménagée en cartonnier. La seconde pièce est vaste ; des livres tapissent le mur jusqu’au plafond ; deux fenêtres ; une grande table au milieu de la pièce.

— C’est ici que vous vous installerez, me dit Monsieur Floche ; — et, comme je me récriais :

— Non, non ; moi, je suis accoutumé au réduit ; à dire vrai, je m’y sens mieux ; il me semble que ma pensée s’y concentre. Occupez la grande table sans vergogne ; et, si vous y tenez, pour que nous ne nous dérangions pas, nous pourrons baisser le rideau.

— Oh ! pas pour moi, protestai-je ; jusqu’à présent, si pour travailler j’avais eu besoin de solitude, je ne…

— Eh bien ! reprit-il en m’interrompant, nous le laisserons donc relevé. J’aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l’œil. (Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m’importuner, détournait les yeux et feignait d’être plongé dans sa lecture.)

Il s’occupa tout aussitôt de mettre à ma facile disposition les livres et les manuscrits qui pouvaient m’intéresser ; la plupart se trouvaient serrés dans le cartonnier de la petite pièce ; leur nombre et leur importance dépassait tout ce que m’avait annoncé M. Desnos ; il m’allait falloir au moins une semaine pour relever les précieuses indications que j’y trouverais. Enfin M.  Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une très petite armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l’Aigle de Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des sermons qu’ils avaient inspirés. Je m’étonnai qu’Albert Desnos n’eût pas tiré parti de ces indications dans ses travaux ; mais ce livre n’était tombé que depuis peu entre les mains de M.  Floche.

— J’ai bien entrepris, continua-t-il, un mémoire à son sujet ; et je me félicite aujourd’hui de n’en avoir encore donné connaissance à personne, puisqu’il pourra servir à votre thèse en toute nouveauté !

Je me défendis de nouveau :

— Tout le mérite de ma thèse, c’est à votre obligeance que je le devrai. Au moins en accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche, comme une faible marque de ma reconnaissance ?

Il sourit un peu tristement :

— Quand on est si près de quitter la terre, on sourit volontiers à tout ce qui promet quelque survie.

Je crus malséant de surenchérir à mon tour.

— À présent, reprit-il, vous allez prendre possession de la bibliothèque, et vous ne vous souviendrez de ma présence que si vous avez quelque renseignement à me demander. Emportez les papiers qu’il vous faut… Au revoir !… et comme en descendant les trois marches, je retournais vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux : — À tantôt !

J’emportai dans la grande pièce les quelques papiers qui devaient faire l’objet de mon premier travail. Sans m’écarter de la table devant laquelle j’étais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule : il s’agita quelques instants ; ouvrant et refermant des tiroirs, sortant des papiers, les rentrant, faisant mine d’homme affairé… Je soupçonnais en vérité qu’il était fort troublé, sinon gêné par ma présence et que, dans cette vie si rangée, le moindre ébranlement risquait de compromettre l’équilibre de la pensée. Enfin il s’installa, plongea jusqu’à mi-jambes dans la chancelière, ne bougea plus…

De mon côté je feignais de m’absorber dans mon travail ; mais j’avais grand-peine à tenir en laisse ma pensée ; et je n’y tâchais même pas ; elle tournait autour de la Quartfourche, ma pensée, comme autour d’un donjon dont il faut découvrir l’entrée. Que je fusse subtil, c’est ce dont il m’importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons donc te voir à l’œuvre. Décrite ! Ah, fi ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais bien de découvrir la réalité sous l’aspect… En ce court laps de temps qu’il t’est permis de séjourner à la Quartfourche, si tu laisses passer un geste, un tic sans t’en pouvoir donner bientôt l’explication psychologique, historique et complète, c’est que tu ne sais pas ton métier.

Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche ; il s’offrait à moi de profil ; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique… et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté.

La cloche du second déjeuner me surprit au milieu de ces réflexions.