Gallimard (p. 15-31).

I

J’ai presque peine à comprendre aujourd’hui l’impatience qui m’élançait alors vers la vie. À vingt-cinq ans je n’en connaissais rien à peu près, que par les livres ; et c’est pourquoi sans doute je me croyais romancier ; car j’ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à vos yeux le côté par où ils nous intéresseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer.

Je préparais alors, en vue de mon doctorat, une thèse sur la chronologie des sermons de Bossuet ; non que je fusse particulièrement attiré par l’éloquence de la chaire : j’avais choisi ce sujet par révérence pour mon vieux maître Albert Desnos, dont l’importante Vie de Bossuet achevait précisément de paraître. Aussitôt qu’il connut mon projet d’études, M. Desnos s’offrit à m’en faciliter les abords. Un de ses plus anciens amis, Benjamin Floche, membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, possédait divers documents qui sans doute pourraient me servir ; en particulier une Bible couverte d’annotations de la main même de Bossuet. M. Floche s’était retiré depuis une quinzaine d’années à la Quartfourche, qu’on appelait plus communément : le Carrefour, propriété de famille aux environs de Pont-l’Évêque, dont il ne bougeait plus, où il se ferait un plaisir de me recevoir et de mettre à ma disposition ses papiers, sa bibliothèque et son érudition que M. Desnos me disait être inépuisable.

Entre M. Desnos et M. Floche des lettres furent échangées. Les documents s’annoncèrent plus nombreux que ne me l’avait d’abord fait espérer mon maître ; il ne fut bientôt plus question d’une simple visite : c’est un séjour au château de la Quartfourche que, sur la recommandation de M. Desnos, l’amabilité de M. Floche me proposait. Bien que sans enfant, M. et Madame Floche n’y vivaient pas seuls : quelques mots inconsidérés de M. Desnos, dont mon imagination s’empara, me firent espérer de trouver là-bas une société avenante, qui tout aussitôt m’attira plus que les documents poudreux du Grand Siècle ; déjà ma thèse n’était plus qu’un prétexte ; j’entrais dans ce château non plus en scolar, mais en Nejdanof, en Valmont ; déjà je le peuplais d’aventures. La Quartfourche ! je répétais ce nom mytérieux : c’est ici, pensais-je, qu’Hercule hésite… Je sais de reste ce qui l’attend sur le sentier de la vertu ; mais l’autre route ?… l’autre route…

Vers le milieu de septembre, je rassemblai le meilleur de ma modeste garde-robe, renouvelai mon jeu de cravates, et partis.

Quand j’arrivai à la Station du Breuil-Blangy, entre Pont-l’Évêque et Lisieux, la nuit était à peu près close. J’étais seul à descendre du train. Une sorte de paysan en livrée vint à ma rencontre, prit ma valise et m’escorta vers la voiture qui stationnait de l’autre côté de la gare. L’aspect du cheval et de la voiture coupa l’essor de mon imagination ; on ne pouvait rêver rien de plus minable. Le paysan-cocher repartit pour dégager la malle que j’avais enregistrée ; sous ce poids les ressorts de la calèche fléchirent. À l’intérieur, une odeur de poulailler suffocante… Je voulus baisser la vitre de la portière, mais la poignée de cuir me resta dans la main. Il avait plu dans la journée ; la route était tirante ; au bas de la première côte, une pièce du harnais céda. Le cocher sortit de dessous son siège un bout de corde et se mit en posture de rafistoler le trait. J’avais mis pied à terre et m’offris à tenir la lanterne qu’il venait d’allumer ; je pus voir que la livrée du pauvre homme, non plus que le harnachement, n’en était pas à son premier rapiéçage.

— Le cuir est un peu vieux, hasardai-je. Il me regarda comme si je lui avais dit une injure, et presque brutalement :

— Dites donc : c’est tout de même heureux qu’on ait pu venir vous chercher.

— Il y a loin, d’ici le château ? questionnai-je de ma voix la plus douce. Il ne répondit pas directement, mais :

— Pour sûr qu’on ne fait pas le trajet tous les jours ! — Puis au bout d’un instant :

— Voilà peut-être bien six mois qu’elle n’est pas sortie, la calèche…

— Ah !… Vos maîtres ne se promènent pas souvent ? repris-je par un effort désespéré d’amorcer la conversation.

— Vous pensez ! Si l’on n’a pas autre chose à faire !

Le désordre était réparé : d’un geste il m’invita à remonter dans la voiture, qui repartit.

Le cheval peinait aux montées, trébuchait aux descentes et tricotait affreusement en terrain plat ; parfois, tout inopinément, il stoppait. — Du train dont nous allons, pensais-je, nous arriverons au Carrefour longtemps après que mes hôtes se seront levés de table ; et même (nouvel arrêt du cheval) après qu’ils se seront couchés. J’avais grand-faim ; ma bonne humeur tournait à l’aigre. J’essayai de regarder le pays : sans que je m’en fusse aperçu, la voiture avait quitté la grande route et s’était engagée dans une route plus étroite et beaucoup moins bien entretenue ; les lanternes n’éclairaient de droite et de gauche qu’une haie continue, touffue et haute : elle semblait nous entourer, barrer la route, s’ouvrir devant nous à l’instant de notre passage, puis, aussitôt après se refermer.

Au bas d’une montée plus raide, la voiture s’arrêta de nouveau. Le cocher vint à la portière et l’ouvrit, puis, sans façons :

— Si Monsieur voulait bien descendre. La côte est un peu dure pour le cheval. — Et lui-même fît la montée en tenant par la bride la haridelle. À mi-côte il se retourna vers moi, qui marchais en arrière :

— On est bientôt rendu, dit-il sur un ton radouci. Tenez : voilà le parc. Et je distinguai devant nous, encombrant le ciel découvert, une sombre masse d’arbres. C’était une avenue de grands hêtres, sous laquelle enfin nous entrâmes, et où nous rejoignîmes la première route que nous avions quittée. Le cocher m’invita à remonter dans la voiture, qui parvint bientôt à la grille ; nous pénétrâmes dans le jardin.

Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du château ; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je gravis, un peu ébloui par le flambeau qu’une femme sans âge, sans grâce, épaisse et médiocrement vêtue tenait à la main et dont elle rabattait vers moi la lumière. Elle me fit un salut un peu sec. Je m’inclinai devant elle, incertain…

— Madame Floche, sans doute ?…

— Mademoiselle Verdure simplement. Monsieur et Madame Floche sont couchés. Ils vous prient d’excuser s’ils ne sont pas là pour vous recevoir ; mais on dîne de bonne heure ici.

— Vous-même, Mademoiselle, je vous aurai fait veiller bien tard.

— Oh ! moi, j’y suis faite, dit-elle sans se retourner.

Elle m’avait précédé dans le vestibule. — Vous serez peut-être content de prendre quelque chose ?

— Ma foi, je vous avoue que je n’ai pas dîné.

Elle me fit entrer dans une vaste salle à manger où se trouvait préparé un médianoche confortable.

— À cette heure, le fourneau est éteint ; et à la campagne il faut se contenter de ce que l’on trouve.

— Mais tout cela m’a l’air excellent, dis-je en m’attablant devant un plat de viande froide. Elle s’assit de biais sur une autre chaise près de la porte, et, pendant tout le temps que je mangeais, resta les yeux baissés, les mains croisées sur les genoux, délibérément subalterne. À plusieurs reprises, comme la morne conversation retombait, je m’excusai de la retenir ; mais elle me donna à entendre qu’elle attendait que j’eusse fini pour desservir :

— Et votre chambre, comment feriez-vous pour la trouver tout seul ?…

Je dépêchais et mettais bouchées doubles lorsque la porte du vestibule s’ouvrit : un abbé entra, à cheveux gris, de figure rude mais agréable.

Il vint à moi la main tendue :

— Je ne voulais pas remettre à demain le plaisir de saluer notre hôte. Je ne suis pas descendu plus tôt parce que je savais que vous causiez avec Mademoiselle Olympe Verdure, dit-il, en tournant vers elle un sourire qui pouvait être malicieux, cependant qu’elle pinçait les lèvres et faisait visage de bois : — Mais à présent que vous avez achevé de manger, continua-t-il tandis que je me levais de table, nous allons laisser Mademoiselle Olympe remettre ici un peu d’ordre ; elle trouvera plus décent, je le présume, de laisser un homme accompagner Monsieur Lacase jusqu’à sa chambre à coucher, et de résigner ici ses fonctions.

Il s’inclina cérémonieusement devant Mademoiselle Verdure, qui lui fit une révérence écourtée.

— Oh ! je résigne ; je résigne… Monsieur l’abbé, devant vous, vous le savez, je résigne toujours… Puis revenant à nous brusquement : — Vous alliez me faire oublier de demander à Monsieur Lacase ce qu’il prend à son premier déjeuner.

— Mais, ce que vous voudrez. Mademoiselle… Que prend-on d’ordinaire ici ?

— De tout. On prépare du thé pour ces dames, du café pour Monsieur Floche, un potage pour Monsieur l’abbé, et du racahout pour Monsieur Casimir.

— Et vous, Mademoiselle, vous ne prenez rien ?

— Oh ! moi, du café au lait, simplement.

— Si vous le permettez, je prendrai du café au lait avec vous.

— Eh ! eh ! tenez-vous bien. Mademoiselle Verdure, dit l’abbé en me prenant par le bras — Monsieur Lacase m’a tout l’air de vous faire la cour !

Elle haussa les épaules, puis me fit un rapide salut, tandis que l’abbé m’entraînait.

Ma chambre était au premier étage, presque à l’extrémité d’un couloir.

— C’est ici, dit l’abbé en ouvrant la porte d’une pièce spacieuse, qu’illuminait un grand brasier. — Dieu me pardonne ! on vous a fait du feu !… Vous vous en seriez peut-être bien passé… Il est vrai que les nuits de ce pays sont humides, et la saison, cette année, est anormalement pluvieuse…

Il s’était approché du foyer vers lequel il tendit ses larges paumes tout en écartant le visage, comme un dévot qui repousse la tentation. Il semblait disposé à causer plutôt qu’à me laisser dormir.

— Oui, commença-t-il, en avisant ma malle et mon sac de nuit, — Gratien vous a monté vos colis.

— Gratien, c’est le cocher qui m’a conduit ? demandai-je.

— Et c’est aussi le jardinier ; car ses fonctions de cocher ne l’occupent guère.

— Il m’a dit en effet que la calèche ne sortait pas souvent.

— Chaque fois qu’elle sort c’est un événement historique. D’ailleurs Monsieur de Saint-Auréol n’a depuis longtemps plus d’écurie ; dans les grandes occasions, comme ce soir, on emprunte le cheval du fermier.

— Monsieur de Saint-Auréol ? répétai-je, surpris.

— Oui, dit-il, je sais que c’est Monsieur Floche que vous venez voir ; mais la Quartfourche appartient à son beau-frère. Demain vous aurez l’honneur d’être présenté à Monsieur et à Madame de Saint-Auréol.

— Et qui est Monsieur Casimir ? dont je ne sais qu’une chose, c’est qu’il prend du racahout le matin.

— Leur petit-fils et mon élève. Dieu me permet de l’instruire depuis trois ans. Il avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction modeste, comme s’il s’était agi d’un prince du sang.

— Ses parents ne sont pas ici ? demandai-je.

— En voyage. Il serra les lèvres fortement puis reprit aussitôt :

— Je sais. Monsieur, quelles nobles et saintes études vous amènent…

— Oh ! ne vous exagérez pas leur sainteté, interrompis-je aussitôt en riant, c’est en historien seulement qu’elles m’occupent,

— N’importe, fît-il, écartant de la main toute pensée désobligeante ; l’histoire a bien aussi ses droits. Vous trouverez en Monsieur Floche le plus aimable et le plus sûr des guides.

— C’est ce que m’affirmait mon maître, Monsieur Desnos.

— Ah ! Vous êtes élève d’Albert Desnos ? Il serra les lèvres de nouveau. J’eus l’imprudence de demander :

— Vous avez suivi de ses cours ?

— Non ! fit-il rudement. Ce que je sais de lui m’a mis en garde… C’est un aventurier de la pensée. À votre âge on est assez facilement séduit par ce qui sort de l’ordinaire… Et, comme je ne répondais rien : — Ses théories ont d’abord pris quelque ascendant sur la jeunesse ; mais on en revient déjà, m’a-t-on dit.

J’étais beaucoup moins désireux de discuter que de dormir. Voyant qu’il n’obtiendrait pas de réplique :

— Monsieur Floche vous sera de conseil plus tranquille, reprit-il ; puis, devant un bâillement que je ne dissimulai point :

— Il se fait assez tard : demain, si vous le permettez, nous trouverons loisir pour reprendre cet entretien. Après ce voyage vous devez être fatigué.

— Je vous avoue. Monsieur l’abbé, que je croule de sommeil.

Dès qu’il m’eut quitté, je relevai les bûches du foyer, j’ouvris la fenêtre toute grande, repoussant les volets de bois. Un grand souffle obscur et mouillé vint incliner la flamme de ma bougie, que j’éteignis pour contempler la nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d’une vue plus étendue ; mon regard était aussi tôt arrêté par des arbres ; au-dessus d’eux, à peine refait-il la place d’un peu de ciel où le croissant venait d’apparaître, recouvert par les nuages presque aussitôt. Il avait plu de nouveau ; les branches larmoyaient encore…

— Voici qui n’invite guère à la fête, pensai-je, en refermant fenêtre et volets. Cette minute de contemplation m’avait transi, et l’âme encore plus que la chair ; je rabattis les bûches, ranimai le feu, et fus heureux de trouver dans mon lit une cruche d’eau chaude, que sans doute l’attentionnée Mademoiselle Verdure y avait glissée.

Au bout d’un instant je m’avisai que j’avais oublie de mettre à la porte mes chaussures. Je me relevai et sortis un instant dans le couloir ; à l’autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. Sa chambre était au-dessus de la mienne, comme me l’indiqua son pas lourd qui, peu de temps après, commença d’ébranler le plafond. Puis il se fit un grand silence et, tandis que je plongeais dans le sommeil, la maison leva l’ancre pour la traversée de la nuit.