Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 293-308).


CHAPITRE XVIII


(1644)

Les nouvelles de Huronie ne sont pas rassurantes.

Les flottilles qui viennent à la traite se heurtent à un blocus serré. « Et l’an passé, dit le père Jérôme Lalemant, trois autres flottes, la plupart des chrétiens. trouvèrent aussi sur le même chemin, ou la mort ou la captivité, les uns dès leur départ des Trois-Rivières, les autres un peu au-dessous de Ville-Marie, les derniers environ soixante lieues plus haut ; car le péril continue cent lieues de chemin, n’y ayant pas un seul moment où on puisse être en assurance d’un ennemi caché dedans des joncs qui bordent la rivière, ou dans l’épaisseur des forêts qui les couvrent à notre vue, lorsqu’ils vous voient venir de quatre, cinq ou six lieues, ayant tout le loisir de se disposer au combat, s’ils vous voient les plus faibles ; ou de songer à leur retraite, ou demeurer cachés dans leurs embûches s’ils vous croient les plus forts »[1].

Le père Jérôme Lalemant habite la Huronie depuis sept ans ; il abandonne maintenant la direction des missions au père Paul Ragueneau. Avant son départ, il dresse le 15 mai 1645, le bilan de cette période. Il parle d’abord des épidémies qui « se sont suivies les unes après les autres »[2], et qui ont particulièrement décimé les convertis ; des famines et ensuite des guerres qui ont emporté de nombreuses victimes. Ces pertes sont très sensibles « pour tous ces pays qui vont s’affaiblissant de jour en jour, et tirent ce semble à la ruine, si quelque bras plus puissant que les nôtres ou quelque coup du ciel n’arrête l’insolence et la prospérité de leurs ennemis »[3].

Les Jésuites suivent chaque phase de l’agonie de la nation huronne, espérant toujours l’intervention de quelque facteur humain ou divin qui la sauvera. Depuis au delà de quatre ans ils notent les signes de désintégration finale, et ils crient au secours pour alerter la France.

L’année 1644 leur fournit l’occasion d’appels plus pressants. Vingt-deux soldats français ont accompagné un convoi, et les Iroquois n’ont pas osé l’attaquer. Leur présence en Huronie a empêché une invasion. Un détachement ennemi devait ravager les bourgades, mettre le pays à feu et à sang, « Mais la venue de ce secours leur a fait changer de dessein »[4]. Une couple de compagnies sauverait ce peuple nécessaire à la France.

Le père Lalemant parle longuement de ces Hurons qui, comme tous les Indiens, jouissent de la plus entière liberté : l’un peut tuer, l’autre, recevoir une pension de l’ennemi, le troisième, se vanter d’avoir, « de son propre mouvement… rompu la paix qu’on avait arrêtée par un consentement général de tout le pays »[5], aucune punition ne viendra jamais troubler l’existence des uns ou des autres.

La guerre iroquoise, continue le missionnaire, présente de grands dangers pour les intérêts français et catholiques. Elle enraye le grand mouvement d’évangélisation : les missionnaires sont capturés en route, les articles qui leur sont envoyés sont pillés, les convertis sont massacrés. Le transport des pelleteries est arrêté ; les Hurons, en plus, ont « les desseins d’abandonner leur commerce avec les Français, voyant qu’il leur coûte si cher, et aimant mieux se passer des marchandises de l’Europe, que de s’exposer chaque année »[6] non-seulement à la mort, mais encore au supplice du feu. Le jour où ils exécuteront ce projet, ils ne respecteront plus les missionnaires.

Le père Lalemant raconte aussi quelques faits militaires. Les chrétiens forment un parti qui passe deux mois en campagne. Deux capitaines païens qui l’accompagnent se convertissent en route. Les Hurons rencontrent enfin une bande iroquoise, mais beaucoup plus nombreuse ; ils combattent sept contre un. C’est une autre défaite. Pas un ne prend la fuite. Les deux convertis perdent la vie et « quantité de chrétiens… y demeurèrent avec eux… »[7].

Un autre parti de guerriers chrétiens part aussi pour l’Iroquoisie. Il se heurte à un parti ennemi qui fait volte-face et fuit. Il le poursuit pendant six heures. Se laissant emporter par son ardeur un jeune guerrier est soudain entouré par trente Iroquois qui le percent de coups d’épée et qui le scalpent. L’ennemi retraite rapidement et bientôt le contact se perd.

Les Relations huronnes étaient autrefois gonflées de faits relatifs aux épidémies ; elles le sont aujourd’hui de faits militaires. On voit surgir continuellement des Hurons évadés avant le supplice, d’autres qui portent les marques des tortures ; on rappelle le souvenir de ceux qui sont morts. Chacun obtient une ligne, un paragraphe, une page, fragments d’une épopée dont la trame ne se connaîtra jamais.

Le père Lalemant adjure la France de sauver la Huronie. Elle doit faire « des efforts extraordinaires pour renverser cet ennemi » qui la ruine. Elle ne doit pas oublier les missionnaires qui « portent chaque jour leur âme entre leurs mains, étant continuellement exposés à mille dangers de la mort, et que peut-être la plupart sont pour mourir au milieu des feux et des flammes d’un ennemi cruel, qui va de jour en jour ravageant ces pays… »[8].


(1644)

Si les missionnaires signalent en 1644 que les Hurons sont aux abois, ils notent aussi l’épuisement maintenant complet des tribus algonquines. L’état où se trouve cette nation « est capable de tirer des yeux de tous ceux qui l’aiment, des larmes de tristesse… C’est une chose pitoyable de voir périr devant nos yeux ces pauvres peuples à mesure qu’ils embrassent la foi… La maladie, la guerre et la famine sont les trois fléaux dont il a plu à Dieu defrapper nos néophytes… Une maladie contagieuse s’épandit dans toutes ces nations, et en moissonna la plus saine partie. Cette maladie n’eut pas plutôt cessé, que la guerre, qui jusques alors (1640) leur avait été si avantageuse qu’ils s’étaient rendus maîtres du pays de leurs ennemis et les avaient battus partout, commença, et a continué depuis à leur être si funeste qu’ils y ont perdu tous leurs meilleurs guerriers, ont été chassés de leur propre pays, et ne font plus maintenant autre chose que fuir la cruauté des Iroquois, qui ne laissent pas néanmoins de les attraper bien souvent et en faire d’horribles massacres »[9]. Affaiblis, décimés, les Algonquins sont encore « contraints de quitter les bois les plus commodes à la chasse, qui sont au midi du grand fleuve, et sujets aux courses de leurs ennemis ». Alors, les famines, deviennent plus pressantes qu’autrefois.

Mais c’est le paragraphe suivant qui peint le mieux le contraste entre les puissants Algonquins que Champlain a observés en 1603 et leurs rares descendants d’aujourd’hui : « … Tous ces accidents ont tellement éclairci nos sauvages, que là où l’on voyait il y a huit ans, quatre-vingts et cent cabanes, à peine en voit-on maintenant cinq ou six ; et tel capitaine qui commandait pour lors à huit cents guerriers, n’en compte plus à présent que trente ou quarante, et au lieu des flottes de trois ou quatre cents canots, nous n’en voyons plus que de vingt ou trente ; … ces restes de nations consistent quasi toutes en des femmes, veuves ou filles… »[10]. Ces chiffres écrits à peine deux ans après le début des guerres iroquoises montrent jusqu’à quel point les épidémies avaient décimé ces tribus : en additionnant toutes les pertes par la guerre durant cette période, on arriverait difficilement à cent cinquante, peut-être au plus deux cents victimes.

La lettre du père Georges D’Endemarre écrite le deux septembre au fort Richelieu, explique aussi le désarroi des Français devant cette « petite guerre » à laquelle ils ne savent comment faire face : « … Il est quasi impossible de faire faire ni la paix ni la guerre avec ces barbares ; point de paix, car la guerre est leur vie, leur plaisir et leur profit tout ensemble ; point de guerre, car ils se rendent invisibles à ceux qui les cherchent, et ne se rendent visibles que dans leur grand avantage ; allez les chercher dans leurs villages ils se retirent dans les bois, à moins que d’abattre toutes les forêts du pays, il est impossible de prendre ni arrêter les courses de ces voleurs. Cela est cause que nos habitations maintenant ne sont plus que des prisons, les rivières ne sont plus navigables qu’avec des armes, et dans les barques équipées de canons et de soldats. La pêche et la chasse (sont) interdites aux Français… à peine peut-on cueillir une salade en assurance dans un jardin, et pour aller faire quelque provision de bois, il faut mettre tout le monde en bataille et en garde… Nous sommes obligés de les craindre toujours. Si cette persécution dure, il faudra abandonner le pays ».[11]


(1645)

L’hiver s’écoule dans l’inaction. Blottis en leurs forts, les habitants n’osent bouger. Les Relations signalent le fait avec humour : « J’aimerais quasi autant être assiégé par des lutins que par des Iroquois, les uns ne sont guère plus visibles que les autres ; quand ils sont éloignés on les croit à nos portes, et lorsqu’ils se jettent sur leur proie, on s’imagine qu’ils sont en leur pays. Ceux qui ont habité dans les forêts de Richelieu et de Montréal ont été relevés et renfermés plus étroitement qu’aucuns religieux ni aucunes religieuses dans les plus I R O Q U O I S I E petits monastères de la France »[12]. Dollier de Casson affirme que Montréal subit plusieurs attaques entre l’automne 1644 et l’automne 1645 ; mais que la garnison se défend avec honneur et tue même quelques ennemis sans subir elle-même aucune perte.

Au printemps, une petite bande algonquine prend l’offensive. Elle a pour chef le grand guerrier, Piescaret. Comme le fleuve n’a pas encore débâclé, elle traîne tout d’abord ses canots sur la glace. Une fois le Richelieu atteint, elle peut s’y embarquer, car la rivière vient du sud et présente des eaux libres. Elle la remonte jusqu’au lac Champlain. Là, elle descend dans une île pour chasser. L’un des guerriers se poste en sentinelle. Soudain, il entend un coup d’arquebuse : vite, il avertit ses compagnons.

Piescaret commande à chacun de bien manger. Il excite ensuite leur courage : « Quoi qu’il arrive, il faut plutôt mourir que de fuir »[13]. Un Algonquin part ensuite pour découvrir l’ennemi. Il aperçoit deux canots qui se dirigent vers l’île. Des Iroquois les montent. Piescaret conduit alors ses hommes au lieu où l’ennemi doit aborder.

Les embarcations s’approchent. La première porte sept Agniers. Aucun d’entre eux n’a la moindre idée du danger qui le menace. Six coups d’arquebuse partent en même temps et six Iroquois tombent à la renverse ; le septième se dirige à la nage vers le second canot qui prend ce rescapé à son bord. Au lieu de fuir, cette pirogue veut aborder dans l’île par un autre endroit. Les Algonquins comprennent la manœuvre qu’elle exécute ; ils s’avancent vite dans la forêt ; ils arrivent un peu avant que l’ennemi ait atterri. Un coup d’arquebuse abat l’un des huit Agniers qui restent et qui sont décidés à venger la mort de leurs camarades. Leur embarcation chavire tout près du rivage. Les ennemis touchent fond et s’avancent vers la rive où le combat recommence. Les Algonquins font preuve de courage. Ils renversent quatre des Agniers dans l’eau et les assomment. Les trois derniers tentent de fuir. Un Algonquin poursuit le plus robuste d’entre eux, lui met l’épée dans les reins et il le somme de se rendre ; il le ramène captif. Un Iroquois plus jeune est vite capturé. Le troisièmë réussit à s’échapper. Piescaret et ses six compagnons ont donc tué onze ennemis et ils ont fait deux prisonniers. Ils scalpent aussitôt les cadavres et ils se mettent en route avec les captifs. Ils ne leur infligent aucun mauvais traitement, si ce n’est de les lier étroitement.

C’est un retour triomphal. Piescaret envoie un messager à Sillery pour annoncer au missionnaire son retour le lendemain ; il demande d’aviser le gouverneur général. Le temps venu, les canots algonquins paraissent sur le fleuve ; les guerriers chantent, les scalps flottent au vent. La foule se précipite sur le rivage. Des salves de mousqueterie accueillent les vainqueurs.

Le capitaine de Sillery salue Piescaret : « Nous prenons plaisir de te voir, tu t’es vaillamment comporté, chacun se réjouit de ta venue… »[14]. Debout dans son canot, Piescaret répond en peu de mots. Le missionnaire harangue la foule. Le Gouverneur a envoyé une escouade de soldats qui tirent à leur tour de l’arquebuse.

Les occupants des canots descendent sur le rivage, au pied de la falaise. Les Agniers s’attendent au supplice. Mais les chrétiens de Sillery ont abandonné leurs cruelles coutumes ; les femmes n’entourent pas les prisonniers pour leur infliger des tortures préliminaires. Cependant, les jeunes filles exécutent des danses pour se réjouir de la belle victoire. Tous prennent part à un festin. Une vieille Indienne dont le père, le mari, les enfants ont subi de durs tourments en Iroquoisie, caresserait bien un peu ces prisonniers avec la hache ou le canon de fusil rougis au feu. Mais elle se contient au grand étonnement des prisonniers.

Le surlendemain de cette arrivée triomphale, le Gouverneur se présente à Sillery. Il entre dans la maison des Jésuites qui a subsisté au même lieu depuis ce temps lointain. Un conseil a lieu. Piescaret harangue la foule et il livre ses prisonniers au Gouverneur : « Les voilà tous entiers sans être offensés, je vous le jure, disposez-en selon vos pensées »[15]. Il agit ainsi parce qu’il connaît les intentions de Montmagny : « J’entre dans vos pensées, elle sont bonnes…, mettez la paix partout, donnez le repos à tout le pays ». Un compagnon de Piescaret tranche les liens, les lance dans le feu avec le couteau : « Je n’ai plus… de passion que pour la paix »[16]. Le Gouverneur distribue alors des présents en récompense : armes à feu, poudre, plomb. Les Agniers n’ont pas compris les paroles qui se sont prononcées devant eux, mais ils comprennent bien la cérémonie du rachat. L’un d’eux se lève et dit : « Voilà qui va bien, mon corps est délivré de la mort, je suis retiré du feu : Ononthio, tu m’as donné la vie, je t’en remercie…, la terre va être toute belle, la rivière sera toute calme et toute unie, et la paix nous fera tous amis ». Puis il danse, il mime la colère, il jette sa hache au feu.

La cérémonie terminée, chacun se retire. Des soldats veillent sur les prisonniers. Les Algonquins disent que ce n’est pas nécessaire et que les Iroquois ne craignent pas ceux qui leur ont donné la vie.

Parlant de Piescaret et du Gouverneur, Marie de l’incarnation dit ce qui suit : « … Il n’avait été à la guerre que pour lui amener des prisonniers, selon la promesse qu’il lui en avait faite depuis longtemps… »[17]. Montmagny voulait négocier un traité de paix. L’un des prisonniers de Piescaret, disait maintenant que « si l’on voulait renvoyer en leur pays le prisonnier iroquois que l’on gardait aux Trois-Rivières dès l’an passé, et qui passait parmi ceux de sa nation pour un homme de marque et de considération, il ne doutait point qu’il ne rapportât des nouvelles capables de faire quitter les armes »[18]. Cet Agnier vivait en liberté parmi les Français depuis l’automne passé ; c’était un chef, peut-être un sachem dans sa tribu ; il félicitait maintenant ses compagnons d’être tombés entre les mains de vainqueurs aussi indulgents que les Français.

Le Gouverneur a racheté ces derniers le 18 mai 1645. Immédiatement après, il met à exécution le projet auquel il pensait depuis longtemps. Il ordonne à M. de Champflour de donner au chef agnier tout ce qu’il lui faut pour retourner en son pays : canot, vivres, etc. Et il charge ce prisonnier du message suivant : Onontio se souvient de la libération de Godefroy et de Marguerie ; c’est pourquoi il a sauvé les captifs iroquois des mains des Algonquins ; il a déjà sauvé et libéré de pareille façon un Sokoki qui fait partie d’une nation alliée à la nation iroquoise. Montmagny détient en plus deux autres captifs en bonne santé, « et qu’il était tout prêt de les rendre après les avoir entendu parler sur ce sujet, que l’occasion d’aplanir la terre et de faire une paix universelle entre toutes les Nations, était toute belle, qu’ils en feraient comme bon leur semblerait »[19] Montmagny suit en agissant ainsi une vieille pratique indienne.

L’Iroquois s’éloigne le 21 mai : « Il partit seul dans un canot, parce qu’on n’osa pas hasarder de lui donner des Français pour l’accompagner, dans l’expérience que l’on a de la barbarie des Iroquois »[20]. Il a promis de revenir avant que deux mois se soient écoulés. Plus tard, l’ennemi s’amusera du fait que l’on renvoie ainsi un homme seul par les grandes solitudes canadiennes.

La Nouvelle-France demande donc la paix proprement dite. Que Montmagny peut-il faire d’autre ? Il n’a pas de soldats. La Coalition laurentienne est pratiquement détruite et elle aurait besoin d’un très long répit pour se remettre. La traite des fourrures est ruinée ; elle ne se continue plus qu’avec les tribus du nord du Saint-Laurent qui viennent à Tadoussac, aux Trois-Rivières ou à Québec. Les habitants de Montréal, de Richelieu, des Trois-Rivières sont réduits à vivre dans les postes, à l’intérieur des palissades. La colonisation est pratiquement arrêtée. La Nouvelle-France est coupée de la Huronie, c’est-à-dire de sa mission catholique principale, de sa première source de fourrures ; les missionnaires ne peuvent étendre leur champ d’évangélisation. Toutes communications sont interrompues avec l’ouest, et même elles sont difficiles entre les postes. Faute d’assistance de la part de la France, Montmagny n’a plus qu’à demander la paix dans l’attente de jours meilleurs.

L’ancien prisonnier agnier atteint enfin son pays. Il apporte des lettres à Guillaume Couture capturé en 1642 dans le même temps que le père Jogues et « que les Iroquois tenaient parmi eux en estime et réputation comme un des premiers de leur nation. Aussi tranchait-il parmi eux du capitaine, s’étant acquis ce crédit par sa prudence et par sa sagesse »[21]. Couture est donc le premier Français à conquérir une grande influence en Iroquoisie, après y avoir été adopté, et à jouer dans ce pays ennemi même un rôle favorable à la France. Comme plusieurs de ses successeurs aussi, il s’élèvera chez ce singulier peuple, de l’état de prisonnier à celui de chef.

Couture lit les lettres qu’il reçoit de la Nouvelle-France. Accompagné du prisonnier libéré, il se rend auprès des sachems agniers « pour délibérer sur les propositions de la paix, tant avec les Français qu’avec les nations qui leur sent alliées »[22]. Un conseil s’assemble immédiatement. Il consent à envoyer deux grands capitaines pour conduire aux Trois-Rivières les négociations nécessaires. Il éprouve des craintes au sujet de leur sécurité au Canada, mais en définitive tous « faisaient fond sur Couture », en qui ils ont confiance.

Un mois environ s’écoule. Soudain, M. de Senneterre, au fort Richelieu, voit arriver ces ambassadeurs en compagnie de Couture. Il leur fait abandonner leur canot, il met une chaloupe à leur disposition, il leur fournit une escorte. Le cinq juillet, cette embarcation surgit devant les Trois-Rivières. Parmi les arrivants se trouve le prisonnier libéré quelques semaines plus tôt ; puis Kiotsaton, sachem de la tribu des Agniers et personnage éminent, vêtu d’un costume d’apparat, harnaché de colliers de grains de nacre ; enfin Guillaume Couture, prisonnier depuis trois ans en Iroquoisie. La délégation représente la seule tribu des Agniers, et non toute l’Iroquoisie ; c’est elle qui envoie pratiquement tous les partis de guerre qui viennent rôder en Nouvelle-France.

La population des Trois-Rivières accourt sur le rivage. C’est une explosion de joie quand elle reconnaît Couture. Celui-ci informe tout de suite l’assistance du dessein des ambassadeurs « délégués pour venir traiter de paix avec Onontio… et tous les Français et tous les sauvages nos alliés ». Debout sur la proue de la barque, Kiotsaton prononce une première harangue : « Je me suis volontairement exposé pour le bien de la paix : je viens donc entrer dans les desseins des Français, des Hurons et des Algonquins, je viens pour vous communiquer les pensées de tout mon pays »[23].

M. de Champflour reçoit les ambassadeurs dans sa résidence. Il leur présente des rafraichissements. Tous pétunent. Guillaume Couture se porte garant de la bonne foi des Agniers. Des messagers partent immédiatement pour Québec afin de mettre le Gouverneur général au courant des faits. Agents et prisonniers iroquois non officiellement libérés, se promènent en paix. Tous les choient. Les Algonquins les invitent à leurs festins.

Monsieur de Montmagny arrive une semaine plus tard, le 12 juillet. Et c’est alors que se tient dans la cour du fort le grand conseil de paix qui, par son pittoresque, son éclat, ses cérémonies alors nouvelles, a frappé l’imagination de tous les contemporains. Une fête du même genre a eu lieu en 1624 au même endroit. Mais celle-ci a plus d’ampleur et elle a trouvé de nombreux historiens.

De grandes voiles sont tendues au-dessus des têtes et protègent l’assistance contre les rayons du soleil. Le Gouverneur et sa suite, le père Barthélémy Vimont se placent d’un côté du carré ; à leurs pieds s’assoient les Iroquois sur une bande d’écorce de pruche. Algonquins, Montagnais, Attikamègues, se tiennent en face ; quelques Hurons et Français se rangent à droite et à gauche afin de former un espace un peu plus long que large. Attachée à deux perches, une corde se balance sous le poids de dix-sept colliers ou bandes composés de 30,000 grains de nacre à chacun desquels une signification symbolique est attachée ; quelques minutes plus tôt, les Agniers portaient encore ces colliers sur leur personne ou dans un sac qu’ils ont déposé à côté d’eux.

Kiotsaton est l’un des bons orateurs de sa tribu. Il a pu, au cours de maints conseils, perfectionner ses dons innés. Il se lève donc. Il a devant lui tout un vaste espace pour circuler, gesticuler, parler, chanter ; car il chante parfois, et ses compatriotes mêlent leurs voix à la sienne. C’est un mime bien doué et il anime toutes les scènes qu’il raconte. Il a le parler fier d’une tribu qui vient de remporter de nombreuses victoires et qui n’éprouve pas de crainte.

Kiotsaton présente les dix-sept colliers à chacun desquels est attachée une proposition particulière ; et c’est l’explication de ces propositions qui compose la harangue. Le premier est un merci pour la libération du prisonnier. Mais pourquoi l’avoir renvoyé tout seul ? Un accident aurait pu se produire, jamais personne n’aurait su ce qu’il serait devenu. Le second libère Guillaume Couture qui, malgré la situation qu’il s’était acquise, était toujours un captif. Par le troisième, Kiotsaton explique que les Agniers ont ajouté des présents à ceux que le Gouverneur-général envoyait aux Onneyouts, aux Onnontagués, aux Goyogouins et aux Tsonnontouans ; « et que ces présents avaient été distribués aux Nations qui leur sont alliées pour arrêter leurs haches, pour faire tomber des mains de ceux qui s’embarquaient pour venir à la guerre, leurs armes et leurs avirons »[24]. Le quatrième exprime l’indifférence dont l’orateur s’est cuirassé en passant à côté de l’île du lac Champlain ou Pieskaret a remporté sa victoire : « J’ai vu la place du combat où ils ont pris les deux prisonniers qui sont ici ; j’ai passé vite, je n’ai point voulu voir le sang répandu…, leurs corps sont encore sur la place, j’ai détourné mes yeux de peur d’irriter ma colère » ; l’orateur frappe la terre du pied, il écoute : « J’ai ouï la voix de mes ancêtres massacrés par les Algonquins… ». Le cinquième collier doit enlever du fleuve tous les canots de guerre qui y circulent ; le sixième, aplanir les obstacles naturels des cours d’eau qui conduisent de la Nouvelle-France à l’Iroquoisie ; le septième, niveler en particulier le Sault Saint-Louis, pour que les communications soient plus faciles ; le huitième rend bien douces les sentes de la forêt. Le neuvième annonce que les Français en visite trouveront toujours du bois sec et du feu dans les cabanes de l’Iroquoisie. Le dixième doit lier solidement ensemble un Français, un Iroquois, un Algonquin : « Voilà le nœud qui nous attache inséparablement ». Par le onzième, les Français sont invités à venir manger de bonne venaison en Iroquoisie et par le douzième se dissipent les nuages de mensonges qui peuvent altérer les relations des deux peuples.

Les treizième et quatorzième présents ont une importance singulière. Ils ont trait à la politique future de la Huronie. L’orateur s’adresse aux représentants de ce dernier pays, il leur rappelle ce qu’il appelle les bonnes dispositions des Agniers ; puis il ajoute ce qui suit : « Il y a cinq jours…, c’est-à-dire cinq années, que vous aviez un sac rempli de porcelaine et d’autres présents tous préparés pour venir chercher la paix ; qui vous a détournés de cette pensée ? Ce sac se renversera, les présents tomberont, ils se casseront, ils se dissiperont, et vous perdrez courage ». Le quatorzième collier souligne l’invitation : les Hurons doivent se hâter de parler ; « qu’ils ne fussent point honteux comme des femmes, et que prenant résolution d’aller aux Iroquois, ils passassent par le pays des Algonquins et des Français »[25]. Et ces paroles indiquent nettement que les Hurons, après avoir recommencé la guerre avec les Iroquois, ont entretenu sérieusement l’idée de négocier avec les Agniers et qu’ils ont été sur le point d’envoyer des ambassadeurs. Les Agniers les convoquent aujourd’hui directement à des colloques. Veulent-ils nouer des relations commerciales qui leur permettraient de disposer des pelleteries huronnes ? Songent-ils à dériver vers l’Hudson le courant des fourrures de l’Outaouais ? Ce sujet sera-t-il l’objet principal des futures négociations ? C’est possible. Hunter, pour sa part, le croit. La paix va priver les Agniers des fourrures qu’ils pillaient au Saint-Laurent. Où en prendront-ils à l’avenir s’ils n’en obtiennent pas par leurs ambassadeurs ?

Le quinzième présent affirme que les Agniers ont toujours eu l’intention de renvoyer vivants en Nouvelle-France les pères Jogues et Bressani. « Le bûcher était préparé », dit le père Jogues qui assiste à la scène. Le seizième présent demande une bonne réception pour les Iroquois qui viendront en Canada et non pas le tonnerre des canons et le sifflement des balles. Enfin le dix-septième collier appartenait au plus jeune des prisonniers. Sa mère, qui avait été la « tante » du père Jogues pendant le séjour de celui-ci en Iroquoisie, c’est-à-dire la femme qui l’avait nourri, hébergé et protégé sur l’ordre du conseil, l’envoie maintenant à l’Algonquin qui a capturé son fils sans le tuer. Ce fils a été heureux de rencontrer de nouveau le père Jogues qui est descendu de Montréal aux Trois-Rivières pour la fête et qui a reconnu tout de suite l’Agnier.

Les Français écoutent cette harangue avec curiosité, ils observent ces cérémonies avec intérêt. Ils affirment que l’orateur a été « pathétique et éloquent », qu’il s’est montré « fort bon acteur ». Ce qui plaît surtout, c’est le fond de l’affaire. Tous sont contents : « La conclusion fut que les Iroquois, les Français, les Algonquins, les Hurons, les Montagnais et les Attikamègues danseraient tous ». Aussi Montmagny offre un banquet aux représentants de ces nations ; il les exhorte à bannir toute défiance de leur esprit.

Un autre grand conseil a lieu le 14 Juillet. Cette fois le Gouverneur donne sa réponse. Et se conformant aux mœurs indiennes, il offre à son tour des présents qui possèdent, chacun, leur signification. Guillaume Couture est l’orateur des Français. Il parle en iroquois ; il utilise tout l’assortiment des clichés et des métaphores qui constituent le bagage ordinaire des ambassadeurs. Il faut d’abord remercier celui qui a tout fait, couvrir de vêtements les prisonniers qui retournent en leur pays, leur aplanir la route ; il faut offrir des remerciements pour sa libération, effacer le souvenir des morts, rendre facile la route fluviale. Un présent invite « les canots des Iroquois agniers à nous venir voir, pour manger avec nous, pour pêcher en nos rivières des barbues, éturgeons et castors, et chasser dans nos forêts des orignaux ». La réception sera bonne. Tous au Canada sont contents de la paix. Les Iroquois doivent attendre cependant que les Iroquets, les Algonquins supérieurs et les Hurons expriment leur pensée. Les Français promettent que les Hurons viendront bientôt. Ils se disent les amis des Onneyouts. Ils offrent leurs remerciements pour la libération du père Jogues ; ils demandent celle de la petite Thérèse de Marie de l’incarnation et d’un jeune prisonnier français qui est sans aucun doute le domestique du père Bressani. Enfin Couture assure que ses compatriotes considèrent les Tsonnontouans et autres peuples iroquois comme leurs alliés. Et chaque fois que Couture exhibe un présent, les ambassadeurs agniers poussent une exclamation gutturale de satisfaction.

« Ainsi, dit la Relation, fut conclue la paix avec eux à condition qu’ils ne feraient aucun acte d’hostilité avec les Hurons, ou envers les autres Nations nos alliées, jusques à ce que les principaux de ces Nations qui n’étaient pas présents eussent agi avec eux »[26]. La paix est donc conclue entre Agniers et Français, à condition que les premiers n’attaquent ni les Hurons ni les Algonquins tant que ces derniers n’auraient pas négocié avec eux. Mais entre Agniers et Hurons, Agniers et Algonquins, ce n’est qu’une trêve : les capitaines les plus importants des tribus canadiennes ne sont pas présents pour engager leurs peuples. Puis les Français, comme on l’a vu, ont invité toutes les tribus iroquoises à envoyer des députés ; ils désiraient en particulier la présence de quelques Onneyouts. Une seule tribu a acquiescé, celle des Agniers. L’invitation est demeurée lettre morte pour les autres. Les Agniers négocient pour leur compte seulement. Et ce seul fait enlève au traité une grande partie de son utilité et de son importance. Cet instrument ne peut offrir aucun soulagement important aux Hurons qui doivent faire face avant tout aux attaques des Tsonnontouans.

La cérémonie ne se termine cependant pas tout de suite. Piescaret présente un cadeau au nom des Algonquins. Il demande aux Agniers d’oublier le massacre de quelques uns des leurs dans l’île du lac Champlain. Noël Négabamat parle au nom des chrétiens de Sillery. Les Français tirent trois coups de canon « pour chasser le mauvais air de la guerre ». Un Huron tente de semer la défiance entre Iroquois et Français ; sa nation supporte avec impatience toute bonne entente entre les deux peuples ; elle craint que les Français n’accordent leur amitié aux Iroquois et n’abandonnent les Hurons. La jalousie fera toujours rage dans des occasions pareilles. Puis le père Vimont, supérieur des Jésuites, reçoit les ambassadeurs dans sa résidence des Trois-Rivières. Il leur offre du pétun, des calumets, des présents divers. Les Jésuites pensent toujours à leur œuvre de conversion.

Enfin, le 15 juillet, à dix heures du matin, les ambassadeurs quittent les Trois-Rivières en compagnie de deux Français. De la chaloupe, Kiotsaton prononce une harangue d’adieu : « … Onontio, ton nom sera grand par toute la terre… ». Les Indiens tirent des coups d’arquebuse, le canon tonne sur le fleuve.

Des ambassadeurs agniers reviendront dans une couple de mois après avoir soumis les propositions françaises et algonquines aux conseils de leur nation. C’est alors que le traité sera vraiment ratifié. Des représentants des Algonquins et des Hurons, dûment attitrés, devront se trouver à la cérémonie.


  1. RDJ, 1645-39-40.
  2. Idem, 1645-39.
  3. Idem, 1645-39.
  4. Idem, 1645-40.
  5. Idem, 1645-40.
  6. Idem, 1645-42.
  7. Idem, 1645-49.
  8. Idem, 1645-51.
  9. Idem, 1644-2.
  10. Idem, 1644-3.
  11. Couillard-Després, Histoire de Sorel, p. 31.
  12. RDJ, 1645-18.
  13. Idem, 1645-20.
  14. Idem, 1645-21.
  15. Idem, 1645-22.
  16. Idem, 1645-22.
  17. Marie de l’incarnation, Écrits spirituels et historiques v. 4, p. 24.
  18. Idem, v. 4, p. 25.
  19. RDJ, 1645-23.
  20. Marie de l’incarnation, Écrits spirituels et historiques, v. 4, p. 25.
  21. Idem, v. 4, p. 25.
  22. Idem, v. 4, p. 27.
  23. RDJ, 1645-24.
  24. Idem, 1645-25.
  25. Idem, 1645-26.
  26. Idem, 1645-28.