Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 309-324).


CHAPITRE XIX


(1645)

Il faut profiter de cette accalmie pour examiner l’état de la nation iroquoise, et, en particulier des Agniers, à ce moment précis de l’histoire. Les Hollandais négocient une trêve avec les Indiens de l’Hudson dans le même temps que les Français font leur paix avec les Agniers. Des négociations s’ouvrent à la fin du mois d’août ; les délibérations ont lieu « aussi en présence des ambassadeurs agniers, à qui l’on avait demandé de venir à ces conseils de paix, en qualité de médiateurs… »[1]. Une proclamation annoncera bientôt que le trente-et-un sera « journée d’actions de grâce », pour remercier le ciel « de la paix si longtemps désirée avec les sauvages… »[2].

La guerre a occasionné en Nouvelle-Hollande de nombreux massacres et de vastes destructions de propriétés. Pendant plusieurs années, elle sera le thème d’enquêtes, de rapports, de lettres, de documents divers. Ces écrits contiendront des passages parfois lumineux sur les Agniers et les Iroquois. Ceux-ci n’ont pas pris part au conflit, ils conduisaient des raids au Canada. Les Hollandais n’ont pas eu à les combattre, sinon, ils auraient vite succombé sous l’attaque.

La citation la plus révélatrice est certainement la suivante prise dans le journal of new-netherland : « Les habitants de Rensselaerswyck, qui étaient autant de traiteurs que de personnes, ayant noté que les Agniers convoitaient des fusils, certains d’entre eux en ayant déjà obtenu des Anglais, payant pour chacun un prix aussi élevé que vingt castors, et pour une livre de poudre, un prix aussi élevé que dix à douze guilders, vinrent en plus grand nombre que d’habitude aux lieux où les gens étaient bien pourvus d’armes à feu, et ils les achetèrent bon prix, réalisant par la suite un gros bénéfice ; plus tard, ils en obtinrent quelques uns… pour leur propre défense… Les traiteurs de Hollande eurent vite vent de ce commerce, et de temps à autre, ils apportèrent de grandes quantités d’armes à feu, de façon que les Agniers, en un temps court, furent vus avec des armes à feu, de la poudre et du plomb à proportion. Quatre cents hommes armés surent comment utiliser cet avantage, particulièrement contre leurs ennemis habitant le long de la rivière du Canada, contre qui ils ont maintenant exécuté avec succès plusieurs raids fructueux, là auparavant ils ne remportaient que peu d’avantages ; et ceci fut également cause du respect inspiré aux Indiens qui les entourent ou habitant aussi loin que la rive de l’océan, Indiens qui doivent en général leur verser un tribut, tandis qu’autrefois, au contraire, c’est eux qui versaient le tribut à ces Indiens… »[3].

Ces lignes indiquent d’un dessein net le processus de l’expansion des Agniers. Au début, ils sont plus faibles que leurs voisins : ils doivent verser des tributs ; au Canada, ils subissent autant de défaites que de victoires. Puis les Anglais leur vendent quelques armes à feu. En second lieu, les habitants de Rensselaerswycks découvrent ce désir de posséder des mousquets, ils achètent tous les fusils qu’ils peuvent trouver pour les leur revendre ; enfin les traiteurs venus de Hollande sont mis au courant de ce trafic et importent de grosses quantités d’armes à feu ; les Agniers ont bientôt un corps de quatre cents guerriers armés à l’européenne ; les Indiens, leurs voisins, se laissent intimider, au lieu d’exiger un tribut, ils en versent un : et les Algonquins et Hurons du Canada subissent des défaites continuelles quand autrefois ils remportaient souvent l’avantage.

Naturellement, ce ne sont pas les Agniers seuls qui réussissent à s’armer. D’autres documents prouvent que les Indiens de l’Hudson avaient obtenu des mousquets. Les Hollandais combattent des ennemis à qui ils ont vendu des armes. Toutefois, la citation précédente indique nettement que les Agniers reçoivent un traitement privilégié : ils sont devenus tellement plus puissants que leurs anciens ennemis qu’ils exigent d’eux le tribut alors qu’ils le leur payaient autrefois. Cette prédilection pour les Agniers se marquera bientôt plus nettement encore. Elle s’explique probablement par les deux raisons suivantes : les Hollandais ne veulent pas que les Agniers joignent leurs forces à celles des Indiens de l’Hudson et ils sont prêts à verser le prix nécessaire ; ou bien, ils éprouvent la nécessité de bien armer des pourvoyeurs qui ne trouvent plus de fourrures dans leur propre pays et doivent se les procurer par la force. Enfin, l’Iroquoisie est en dehors de la Nouvelle-Hollande et les causes de friction entre Iroquois et Hollandais sont rares.

Un autre document qui décrit la capture du père Jogues, parle aussi des relations intimes qui existent entre Hollandais et Agniers : « Ils ont beaucoup d’amitié pour nous et nous n’éprouvons aucune crainte à leur égard. Nous allons avec eux dans les bois… Leurs instruments de guerre étaient autrefois l’arc et la flèche, la hache de pierre et la masse ; mais maintenant ils obtiennent de nos gens des fusils, des sabres, des haches de fer et des masses… »[4].

Une ordonnance du 8 mai 1645, reproduite dans les Van Rensselaer Bowier Manuscripts, ouvre des aperçus sur la traite alors pratiquée à Fort Orange : « Considérant, dit-elle, les grands abus qui sont quotidiennement pratiqués dans la traite des fourrures ici », elle fixe un prix maximum pour le castor ; elle défend le troc la nuit ou à des heures indues ; elle défend d’aller à la rencontre des Sauvages en dehors de sa maison, ou d’attirer chez soi les Indiens qui sont chez les autres. En un mot, la concurrence inspire une infinité de trucs que le Canada connaitra bientôt.

Le moment est alors venu de citer la phrase suivante d’Arthur H. Buffinton qui a étudié la politique commerciale de Fort Orange, plus tard Albany : « Le commerce avec eux (les Iroquois) était le fondement de la prospérité d’Albany, et l’existence même d’Albany dépendait de l’amitié que l’on pouvait entretenir avec eux »[5]. Cette interdépendance, qui s’applique de la même façon, dans la Nouvelle-Hollande et dans la Nouvelle-France, est dans les deux pays à l’origine des mêmes actes. Au Canada, c’est Champlain qui se met à la tête de partis algonquins et hurons pour refouler les Iroquois chez eux ; au sud, ce sont les traiteurs, les négociants de Fort Orange qui fournissent les armes à feu et les munitions ; l’assistance militaire prend deux formes différentes, mais au fond c’est la même chose ; il faut la reconnaître sous les aspects différents qu’elle revêt. À maintes reprises, dans l’avenir, et surtout au temps de Dongan, gouverneur de New-York, et durant les vingt dernières années du siècle, armes à feu et munitions couleront à flots en Iroquoisie. Aussi est-il faux d’affirmer, comme on l’a fait trop souvent, que les Français du Canada assistent militairement les Indiens qui sont sous leur juridiction, tandis que les Hollandais, et après eux les Anglais, restent neutres dans le conflit et laissent les Iroquois combattre avec leurs propres forces. Ni les uns ni les autres ne peuvent se désintéresser de leurs alliés.


(1645)

Après le départ de Kiotsaton, l’anxiété règne dans la Nouvelle-France : réussira-t-on à rassembler en temps voulu les députés de tant de tribus différentes ? Le temps s’écoule vite. C’est bien la paix. Aucun parti iroquois armé ne paraît sur le fleuve. Cependant, aucune nouvelle n’arrive de la lointaine Huronie. En août, cinq navires français mouillent l’ancre à Québec. La compagnie des Cent-Associés a abandonné la traite aux habitants. Mais la nouvelle société n’est guère plus puissante que l’ancienne, C’est au fond le même régime qui se continue. Récoltant tous les bénéfices, elle doit assumer la charge de coloniser, d’administrer, de défendre la Nouvelle-France. Elle n’est pas assez forte pour bien remplir ces devoirs ; et le Roi lui ayant affermé le pays, il s’en désintéresse.

À la fin du mois d’août, l’activité renaît sur le fleuve. Les Montagais apparaissent les premiers, suivis de près par les Algonquins. Le 10 septembre se présente le convoi de Huronie ramenant le père Jérôme Lalemant, les vingt soldats français, et enfin une grosse cargaison de pelleteries. Les principaux capitaines hurons sont présents ; ils amènent l’un des deux prisonniers iroquois que leurs compatriotes ont refusés à Montmagny l’an précédent ; le second s’est évadé en route. Ces députés « avaient ordre de tout leur pays de traiter pleinement de la paix, et de suivre les pensées d’Onontio »[6]. Algonquins supérieurs et Iroquets arrivent ensuite, le 12 septembre, le Gouverneur-général est sur les lieux. Enfin, le 15 aborde au pied de la falaise un canot monté par cinq Iroquois. Ces messagers annoncent que leur pays a reçu les présents d’Onontio et que les ambassadeurs sont proches. Au nombre de quatre, ceux-ci débarquent le dix-sept. Quatre cents Indiens écoutent du rivage la harangue que l’un d’entre eux prononce avant de quitter son embarcation. Montmagny dépêche immédiatement sur les lieux un peloton de soldats qui forment deux haies : les Iroquois avancent au milieu sous les regards de la foule. Médiateurs de la paix entre les Hollandais et les Indiens de l’Hudson, respectés par les tribus voisines, aux trois quarts maîtres de la Nouvelle-France, ils reçoivent modestement ces honneurs.

Le conseil a lieu le dix-huit septembre. Les Agniers offrent encore leurs présents les premiers. Mais cette fois, ils ont choisi comme orateur un français, Guillaume Couture. Celui-ci présente donc en leur nom dix-huit bandes de grains de nacre. Le premier signifie que l’Iroquoisie a entendu la voix retentissante d’Onontio et a déposé les armes. Cette emphase manque d’exactitude : les quatre tribus iroquoises supérieures font toujours la petite guerre aux Hurons qui ne s’en étonnent pas autrement. Les sept colliers suivants symbolisent les formules ordinaires de politesse : il faut maintenant se visiter ; les Français trouveront de bonnes nattes pour dormir en pays iroquois ; un bon feu les réchauffera ; des festins les accueilleront ; des onguents guériront leurs pieds meurtris par la route difficile, ou leurs épaules meurtries par les fardeaux des portages ; des Iroquoises accepteront d’épouser des blancs. Le neuvième présent prie les Algonquins d’exprimer maintenant leurs intentions ; car leurs chefs sont présents. Le dixième adresse la même objurgation aux Hurons ; il est offert « pour tirer leurs sentiments du fond de leurs cœurs »[7]. Le quatorzième est destiné encore à ces deux peuples : les Iroquois « désirent que les Algonquins-Hurons se hâtent de parler, c’est-à-dire de porter des présents en leur pays s’ils veulent la paix ». Le onzième est au même effet. Le dix-septième et le dix-huitième reviennent encore sur ce sujet ; les Agniers prient Onontio « de sonder les Hurons et les Algonquins, et de dire nettement quelle était leur pensée touchant la paix ou la guerre » ; l’autre disait que le petit Français dont on avait demandé la libération, reviendrait « avec ceux qui porteront la parole des Algonquins et des Hurons ». Enfin, les Iroquois ne pensaient plus à la guerre, ni à la vengeance ; ils remerciaient les Français qui les avaient accompagnés en leur pays, ils demandaient la libération de l’Iroquoise faite prisonnière, il y a longtemps, et qui, conduite en France, était morte au couvent des Carmélites de Paris.

L’Iroquois le plus éminent se lève ensuite après Guillaume Couture et il offre trois nouveaux présents. Le premier signifie que les Algonquins et les Hurons actuellement prisonniers en Iroquoisie, sont maintenant libres en fait et pourront revenir bientôt en leur pays. Le second a trait à la petite Thérèse de Marie de l’Incarnation : elle « était toute prête d’être délivrée, et que si les Hurons entraient dans la paix, qu’elle s’en retournerait avec eux si elle voulait, sinon qu’ils la retiendraient comme une enfant nourrie de la main des Français, pour préparer leur manger quand ils (les Français) iraient en leur pays »[8]. Enfin l’orateur annonce « que tous les présents que Monsieur le Gouverneur avait faits aux premiers ambassadeurs avaient été portés selon son ordre à toutes les nations qui leur sont alliées. Il les nomma toutes ». Montmagny a donc tenté une seconde fois de nouer des négociations de paix avec toutes les tribus iroquoises ; mais il est établi que les seuls Agniers ont répondu à son appel ; les Onneyouts ont même trouvé que le présent qui leur a été adressé n’avait pas assez d’importance pour ouvrir une négociation de ce genre. Enfin un Iroquois, un Français, un Huron, un Algonquin se lient ensemble, en symbole de paix, ils dansent et ils chantent.

Non moins de sept présents sur ce total, ont trait aux futures négociations qui doivent avoir lieu entre les Agniers, et Algonquins et Hurons. Les ambassadeurs y tiennent singulièrement. La libération de la petite Thérèse, du petit français, et même, des prisonniers algonquins et hurons est subordonnée à ces pourparlers futurs ; enfin la paix entre les deux grandes tribus canadiennes et les Agniers en dépend. L’invitation se fait insistante, tenace. Pourquoi ? Les Agniers veulent-ils discuter loin des Français avec les Algonquins et les Hurons des questions afférentes aux pelleteries ? Mystère.

Un Huron célèbre prononce ensuite une harangue, mais sans dire de phrases bien significatives : « … Nous sommes frères, s’écrie-t-il, la conclusion est prise, nous voilà tous parents, Iroquois, Hurons, Algonquins et Français, nous ne sommes plus qu’une même chose ». Un Iroquois invite tous les Indiens à la chasse : « Tout le pays qui nous sépare est rempli d’ours, de cerfs, d’élans, de castors, et de quantité d’autres bêtes… ». Puis parlant aux Algonquins : « Ce présent vous invite à la chasse, nous jouirons de votre industrie, nous ferons rôtir les animaux dans une même broche… »[9].

Le dernier conseil a lieu le 20 septembre. Le Gouverneur offre à son tour des présents. Les Hurons libèrent le prisonnier iroquois qu’ils détiennent. Ils offrent quatorze présents, tous sous forme de peaux de castors, et qui n’ont d’autre intérêt que de jeter de la lumière sur les mœurs des Indiens : les uns consolent les Iroquois de la perte de leurs compatriotes, ouvrent un chemin facile entre la Huronie et l’Iroquoisie, invitent les Iroquois, demandent aux Onneyouts de se joindre à la paix ; les autres enlèvent les armes des mains, abaissent les étendards de guerre, arrêtent les coups d’arquebuses, enlèvent la peinture de guerre sur les visages, brisent les chaudières dans lesquelles on fait bouillir les prisonniers, préparent en Iroquoisie une natte pour les « Hurons qui se devaient bientôt transporter au pays des Iroquois »[10]. Mais la Relation contient deux expressions qui indiquent bien que la paix ne se fait qu’avec les Agniers ; la première parle des « Iroquois, nommés Agniers, avec lesquels nous avons fait la paix… » ; la seconde spécifie que le Gouverneur a passé le traité avec les Iroquois qui ont repeuplé les Onneyouts, c’est-à-dire les Agniers[11].

Pour leur part, les Algonquins présentent cinq cadeaux, qui n’ont, eux non plus, aucune signification particulière ; et, comme les Hurons, ils ajoutent la promesse d’envoyer une ambassade : « Le reste de nos paroles ou de nos présents sera porté en votre pays »[12].

Montmagny d’ailleurs s’engage lui-même. Il verra à ce que les Algonquins et les Hurons observent leurs promesses aux Agniers et envoient des ambassades en Iroquoisie. Et la peine qu’il se donne est une confirmation de l’importance de ces futurs pourparlers. Il confie aux députés de nouveaux cadeaux pour les Onneyouts.

C’est alors que le chef de la délégation iroquoise se lève et dit avec emphase : « Onontio, tu as dissipé tous les nuages, l’air est serein, le ciel paraît à découvert, le soleil est brillant, je ne vois plus de trouble, la paix a tout mis dans le calme, mon cœur est en repos, je m’en vais bien content ».

Le conseil se termine ensuite sur quelques paroles de Montmagny qui exhorte tous ces peuples à la paix, à l’amitié, à la bonne foi. Il donne un grand banquet à plus de quatre cents convives. On dirait l’âge d’or revenu. On crie au miracle.

Et le 23 septembre a lieu le départ des ambassadeurs agniers. Deux Algonquins, deux Hurons, deux Français les accompagnent. Ils laissent trois Iroquois en Nouvelle-France. Malgré le traité, ce sont des otages qui répondent de la sécurité des premiers.


(1645)

La paix apporte grand soulagement à la Nouvelle-France aux abois. La population respire. Les missionnaires manifestent les premiers leur joie : « Que le Dieu des dieux soit béni à jamais, que son Nom soit glorieux dans toutes les contrées de la terre. Si ces barbares… ne troublent cette paix conclue pour les Français et bien avancée pour les sauvages, il y aura moyen d’aller souffrir pour Jésus-Christ dans un grand nombre de peuples «[13]. L’espérance d’évangéliser toutes les tribus indiennes, même les Iroquois, inspire ces hymnes. Marie de l’Incarnation n’est pas moins optimiste : « L’on peut maintenant porter sans crainte la lumière de l’Évangile dans toutes les nations de notre Amérique… ; car avant cela, nos pères, aussi bien que nos Français et nos Sauvages, étaient si resserrés qu’à peine pouvaient-ils aller à cent pas des habitations sans être en danger d’être pris »[14]. Voici ce qu’elle ajoute un peu plus loin : « Nous sommes à la veille de voir le royaume de Dieu s’étendre sur tous les peuples infidèles de notre Amérique ».

Les projets de stabilisation des tribus canadiennes refleurissent avec éclat. Après les derniers orages, les Indiens ne pensent plus qu’à une oasis, qu’à un lieu de retraite bien protégé. Sillery offre un modèle. L’attention se reporte sur l’île de Montréal. Le Borgne de l’île et un autre grand capitaine « s’étaient résolus de demeurer là, d’y passer l’hiver et d’y planter du blé d’inde au printemps… »[15]. D’autres sauvages « dont les ancêtres ont autrefois habité l’île de Montréal, et qui semblent avoir quelque désir de la reprendre pour leur pays, tinrent ferme »[16]. D’autres les imitent. Ce sont les Algonquins de l’Outaouais qui veulent se grouper là. Des souvenirs les ramènent vers l’archipel stratégique. « Un vieillard âgé peut-être de 80 ans, s’est retiré à Montréal : Voici, dit-il, mon pays, ma mère m’a raconté qu’étant jeune les Hurons nous faisant la guerre, nous chassèrent de cette île, pour moi j y veux être enterré auprès de mes ancêtres »[17]. Atironta, le chef huron, remonte le fleuve après avoir passé l’hiver à l’hôpital de Québec, et « ayant vu la beauté des blés d’inde de Montréal, a pris résolution d’aller quérir sa famille, et d’en amener encore une autre pour y venir faire leur demeure »[18]. Les missionnaires conçoivent alors des espérances : « … Si la crainte des Iroquois supérieurs et quelque mauvais génie ne les fait remonter en leur pays, il est à croire qu’ils composeront avec le temps, s’ils sont secourus, une petite Église pleine de piété »[19].

Les projets reçoivent aussi un commencement d’exécution. Le journal des jésuites contient en effet la précieuse indication suivante : sur la fin d’avril 1646, « les Sauvages se mirent puissamment partout à travailler à la terre ; ils firent de nouveau à Sillery plus de quinze arpents de terre ; aux Trois-Rivières, plus de 30 familles sauvages se mirent à cultiver ; idem à Montréal ; les Français de leur côté n’en firent pas moins »[20].

Décimés, déracinés, les peuples de la coalition laurentienne sont inclinés vers les plans des missionnaires. La Relation même de 1646 contient une autre preuve de leur insigne faiblesse présente. Elle parle des Montagnais de Tadoussac qui, en 1603, formaient une tribu forte, énergique, saine, « On comptait autrefois, dit-elle, sur les rives de ce port, trois cents guerriers ou chasseurs effectifs, qui faisaient environ avec leurs familles douze ou quinze cents âmes. Ce petit peuple était fort superbe ; mais Dieu le voulant disposer à recevoir son Fils, l’a humilié par des maladies qui l’ont quasi tout exterminé »[21]. Et le gouverneur défend aux habitants de traiter des armes aux Indiens, eux qui auraient tellement besoin d’armes à feu, non-seulement pour se défendre, mais encore pour tuer du gibier et parer aux famines.

Pour les Français, le répit apporte des bénéfices non moins grands. Le défrichement du sol peut se continuer ; les habitants peuvent cultiver autour des postes ; le commerce des fourrures avec l’Outaouais supérieur et la Huronie peut reprendre ; la route fluviale est de nouveau libre et les communications peuvent se rétablir ; l’exploration du nouveau monde peut se poursuivre, et, enfin, les dangers quotidiens disparaissent.

La Compagnie des Cent-Associés a passé la main à la Compagnie des Habitants. Quelques espérances naissent. Mais la situation de fond n’a pas changé. Et c’est là le mal fondamental de la Nouvelle-France. Les Habitants ne s’engagent, eux aussi, qu’à entretenir cent soldats dans la colonie, qu’à y faire entrer vingt colons par année. La traite ne donne pas assez de profits pour que la société qui en bénéficie puisse exécuter un vaste programme d’immigration, de colonisation, de défense. Et même si elle en donnait, des particuliers auraient-ils assez de désintéressement pour consacrer une large portion des profits au développement du pays ? La Nouvelle-France ne peut que végéter dans une insigne faiblesse numérique, industrielle, agricole, commerciale. Et c’est cette faiblesse, que les Agniers peuvent observer soigneusement pendant la paix, qui invite et sollicite les attaques. Quel respect et quelle crainte les Iroquois peuvent-ils concevoir pour ces petits groupes cantonnés dans les forts, non acclimatés au pays, qui ne savent se battre ni dans la forêt ni sur l’eau ? Les Agniers à eux seuls comptent au moins deux fois plus de guerriers que les Français ne comptent d’hommes valides. La Nouvelle-Hollande, dont l’état est le même, devra elle aussi, se débattre continuellement dans des guerres avec les Indiens de l’Hudson.


(1645)

Mais il convient de donner à cette paix ses véritables limites. Tout d’abord, des tribus indiennes sont parties à ce traité. Et selon les mœurs indiennes, n’importe quel particulier ou n’importe quel clan peut le violer à la moindre fantaisie, sous le moindre prétexte ; il suffit d’un mécontentement, d’un rêve, d’une bouffée de vengeance montant à la tête du premier venu, pour tout remettre en question. Tous les peuples du nord-est de l’Amérique en sont là, les Iroquois comme les autres. C’est à ce danger que mène, dans le domaine international, la liberté absolue dont jouit chaque individu.

La paix n’est définitive ensuite qu’entre Agniers et Français. Voici sur ce point un témoignage précis qu’il faut ajouter aux autres : « Je dis donc en premier lieu, que sous le nom d’Iroquois, nous avons jusques à maintenant compris plusieurs nations confédérées, toutes ennemies des sauvages qui nous sont alliés : ces nations ont leurs noms particuliers, les Agniers, les Onneyouts, les Onnontagués, les Tsonnontouans et autres. Nous n’avons encore proprement la paix qu’avec les Agniers, qui sont les plus voisins de nos habitations et ceux qui nous donnaient plus de peine ; dorénavant nous les distinguerons par leurs noms propres et particuliers afin d’éviter la confusion »[22].

Les autres tribus n’ont pas envoyé de députés malgré les invitations répétées du Gouverneur général. Celui-ci désirait en particulier que les Onneyouts signent le traité : voisins des Agniers, ils peuvent venir facilement guerroyer en Nouvelle-France.

L’absence des Iroquois de l’ouest est fort grave pour les Hurons, les Nipissings, les Algonquins de l’Île. Leurs véritables ennemis et adversaires sont ces tribus auxquelles ils font face à travers les forêts. Une paix qui ne les comprend pas contient peu de bénéfices pour eux. Les Tsonnontouans presque seuls mènent l’attaque contre la Huronie qui a grand besoin d’un répit et d’un repos prolongés.

Enfin la paix entre les Agniers, les Algonquins et les Hurons est subordonnée à des pourparlers ultérieurs ; la trêve durera tant qu’ils n’auront pas eu lieu.

Le traité de 1645, comme ceux des nations civilisées d’aujourd’hui, contient une classe secrète qui s’ébruitera dans quelques mois, et qui avait une extrême importance. C’est le journal des jésuites qui apporte cette révélation à la date du huit janvier 1646, et dans la langue latine seulement, sous la plume du père Jérôme Lalemant. Des rumeurs se sont alors répandues parmi les tribus ; et le missionnaire affirme que, malheureusement, elles avaient un fondement : « erat fundamentum in re ». Lors de la visite des ambassadeurs iroquois en 1645, ajoute-t-il, plusieurs questions s’étaient discutées en public. À un moment donné, Kiotsaton, surnommé Le Crochet, demande à Montmagny une audience particulière. Et l’ayant obtenue, il déclare au Gouverneur que les Français doivent abandonner les Algonquins à leur sort et conclure un traité qui ne comprendrait que les Français, les Hurons et les Iroquois. Il offre un présent à cet effet. Montmagny refuse d’accepter ce présent secret, ou sous terre, comme disent les Indiens, car s’il l’acceptait, il donnerait son agrément à la proposition. Les Iroquois lui ont fait déjà une offre semblable en 1641, sur la rive droite du fleuve, en face des Trois-Rivières. Il répond donc de nouveau que la chose est impossible. Le Crochet est alors désappointé. À partir de ce moment, il semble aux Français que la paix est compromise, que la convention ne se signera pas. C’est du moins ce que croit le Gouverneur. Le père Vimont, supérieur des Jésuites, et le père Paul Le Jeune, pensent que dans le danger actuel extrême, il y a moyen de tourner la difficulté. Deux conférences particulières ont lieu entre Le Crochet, Montmagny et Couture. Et c’est alors que le Gouverneur déclare à Kiotsaton qu’il y a deux sortes d’Algonquins : « Duo esse Algonquinorum généra », c’est-à-dire les Algonquins semblables aux Français, qui sont convertis, pratiquent le catholicisme, et les Algonquins païens, qui tiennent toujours à leurs superstitions. Il ne peut conclure aucune paix sans y comprendre les premiers. Quant aux seconds, ils sont eux-mêmes les maîtres de leurs actions ; ils sont moins intimement liés à la nation française et ils doivent tirer seuls leur épingle du jeu. Le Crochet se déclare satisfait et les négociations se poursuivent.

Les seuls Français au courant de cette distinction sont le Gouverneur général, Guillaume Couture, les pères Vimont et Le Jeune. Pourquoi ont-ils consenti à cette clause secrète qui sacrifiait des alliés et des collaborateurs ? C’est un moindre mal. L’intérêt général exige ce sacrifice. Le désastre est prochain, il faut à tout prix l’éviter, obtenir un répit. Les secours peuvent arriver. Si le traité n’est pas conclu, tous les Algonquins sont exposés aux massacres, et non plus les païens seulement. Mais un lecteur assidu des Relations trouve une cause additionnelle. Un antagonisme violent, bien que sourd, existe depuis longtemps entre Algonquins convertis et Algonquins païens, entre ces derniers et les Français. Une inimitié larvée sépare ces groupes. Ainsi les traiteurs vendent maintenant des mousquets et des munitions aux catholiques tandis qu’ils n’en vendent pas aux autres, malgré la nécessité évidente d’adopter cette politique. Les récits du temps insistent sur la superbe des Algonquins de l’Île qui ne veulent pas plier les genoux devant le crucifix. Certains passages indiquent une réprobation sincère.

Mais l’article est maladroit. Comment les Iroquois qui viendront attaquer les Algonquins distingueront-ils les catholiques des non-catholiques ? Et s’ils massacrent les premiers en attaquant les seconds, qui pourra leur adresser un reproche ? Et si les Algonquins ont vent de l’affaire, quelle sera leur réaction ?

Mais au fond, les Agniers peuvent imposer les conditions qu’ils veulent. C’est à prendre ou à laisser.

On l’a noté déjà : la paix de 1645 ne résout pas le grand problème agnier, celui des fourrures. Loin de là. Quand l’état de guerre existe, ils peuvent venir sur le Saint-Laurent, sur l’Outaouais, se rendre en Huronie, et de vive force, par des attaques à main armée, mettre la main chaque année sur d’importants lots de pelleteries. Mais aussitôt que la paix est conclue, ils doivent s’abstenir de ces raids, ils doivent trouver leurs fourrures ailleurs, ou d’une autre façon. Espèrent-ils les trouver maintenant dans des négociations avec les Algonquins et les Hurons ? Est-ce à cette fin qu’ils ont invité ces deux peuples à leur envoyer des députés ? Dans un livre récent, un auteur américain, Georges T. Hunter soutient cette version. Autrement, dit-il, le traité de 1645 n’a pas de sens car il ne comporte pas d’avantages pour eux. Cette thèse ne manque pas de vraisemblance, malgré l’absence de preuves directes et nettes. On a vu, au cours des conseils de Québec, toute l’importance que les Agniers attachent à ces futures négociations. Il se peut fort bien que les Agniers aient voulu exiger plus tard, des deux peuples canadiens la livraison de certaines quantités de fourrures en retour pour la tranquillité qu’ils leur laisseraient. Livraison non pas gratuite, mais à bas prix, de manière à laisser une marge de bénéfices aux nouveaux intermédiaires, les Iroquois.

Cependant, il est un point qu’il ne faut pas oublier. Les Agniers obtiennent par la paix la permission de chasser dans la zone neutre entre la coalition laurentienne et l’Iroquoisie. Le gibier à poil y abonde. Les autres tribus iroquoises ont peut-être commencé déjà à chasser dans l’Ontario qui devient plus sûr pour elles à mesure que la Huronie s’affaiblit ; et elles peuvent agir comme intermédiaires, comme les Hurons, aux peuples situés à l’ouest de leur pays, comme par exemple, les Ériés. La paix de 1645 vaut donc certains avantages aux Iroquois dans ce domaine. Peut-être ne sont-ils pas assez larges et assez permanents pour que la paix dure, mais ils existent quand même.

Et ce bénéfice joint au plaisir de voir leurs prisonniers libérés explique sans doute pourquoi des ambassadeurs sont venus.

Mars à celui qui l’examine attentivement, le traité de 1645 paraît évidemment incomplet, précaire, non achevé.


  1. O’Callaghan, Document relative to the Colonial History of the State of New-York, v. 13, p. 18.
  2. Idem, p. 19.
  3. Narratives of New-Netherland, 274.
  4. Idem, 175.
  5. Arthur Buffinton, Mississipi Valley Historical Review, v. 8, p. 333.
  6. RDJ, 1645-29.
  7. Idem, 1645-31.
  8. Idem, 1645-32.
  9. Idem, 1645-32.
  10. Idem, 1645-34.
  11. Idem, 1645-33.
  12. Idem, 1645-34.
  13. Idem, 1645-35.
  14. Marie de l’incarnation, Écrits spirituels et historiques, v. 4, p. 46.
  15. RDJ, 1646-34.
  16. Idem, 1646-34.
  17. Idem, 1646-40.
  18. Idem, 1646-41.
  19. Idem, 1646-36.
  20. Journal des Jésuites, p. 43-4.
  21. RDJ, 1646-30.
  22. Idem 1646-3