Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 243-255).


CHAPITRE XIV


(1642)

La guerre est vraiment commencée.

Au printemps, des Algonquins de l’Outaouais arrivent à Sillery. Les Indiens catholiques leur offrent les présents de sympathie. Un parti de guerre s’organise. Montagnais catholiques et Algonquins païens en font partie ; les premiers prient, les seconds consultent leurs chamans. À mi-chemin, ces derniers décident de revenir « ou par mépris ou par crainte d’entrer dans le pays de leurs ennemis… »[1]. Les autres poursuivent leur route. Plus loin, ils découvrent un détachement iroquois qui compte le même nombre de guerriers que le leur. Ils se demandent s’il est à propos de tuer leurs ennemis ou de les capturer : « C’est le plus doux plaisir dont puisse jouir un sauvage, de traîner après soi son ennemi lié et garrotté » Afin de leur éviter la torture, ils se lancent à l’attaque avec furie, sabrent à droite et à gauche, remportent une belle victoire.

Trois cents guerriers iroquois se mettent en campagne. Ils amènent avec eux quelques prisonnières algonquines qui transporteront la farine de maïs, leur principale provision de bouche. À la première occasion, celles-ci se glissent sous le couvert de la forêt. Elles marchent sans manger pendant dix jours. Puis elles découvrent du gibier à moitié dévoré par des Indiens, elles en mangent goulûment. Elles allument du feu à l’ancienne façon de la tribu. Elles capturent des castors. Elles traversent des rivières. Leurs corps sont tout lacérés par les halliers. Enfin, exténuées, mi-mortes, elles atteignent les Trois-Rivières. Et là, elles racontent le sort pitoyable des Algonquins de la Petite Nation.

Les Iroquois, des Agniers encore tout probablement, surprennent deux familles de la tribu des Iroquets. Un capitaine de la tribu se présente aux Trois-Rivières, et il crie à tue-tête : « Ho, Ho, Ho », comme l’homme qui a de mauvaises nouvelles à annoncer. Le silence se fait, et il dit : « Les Iroquois… nous ont tués ce printemps »[2].

Le 8 juin, quarante Hurons subissent une défaite dans des circonstances et avec des résultats inconnus.

Voici maintenant une adolescente huronne. Elle vit depuis plusieurs mois au couvent de Québec sous la direction de la grande Marie de l’Incarnation. Celle-ci parle souvent d’elle dans ses lettres. Elle admire les prêchements de son élève à ses compatriotes : « Ils écoutaient cette jeune fille avec une attention non pareille »[3]. « Ce sera le plus grand esprit des Hurons quand elle sera de retour ; celle qui l’a instruite est sans doute un des plus grands esprits de la France »[4]. Ainsi s’expriment les Relations.

Thérèse Oïouhaton a treize ou quatorze ans. Le temps est venu pour elle de retourner en son pays. Elle arrive aux Trois-Rivières. Un convoi se prépare pour la Huronie. Vingt-cinq Hurons chrétiens doivent le conduire. Ce parti compte quelques uns des guerriers les plus célèbres et les plus braves de leur pays : Eustache Ahasistari, Étienne Totiri, Charles Tsondatsaa, Joseph Téondéchoren. Ils étaient arrivés le dix-sept ou le dix-huit juillet avec une partie du convoi de fourrures.

Le Gouverneur, Montmagny, est en ce moment aux Trois-Rivières. Il a sous ses ordres une flottille de chaloupes et de barques qu’il conduira à l’embouchure du Richelieu, au premier vent favorable, pour y construire un fort avec les subsides du cardinal Richelieu. Il demande aux Hurons de l’attendre ; il les escortera et les protégera pendant la partie, si dangereuse, de leur trajet. Mais ces Indiens « ne craignent les dangers que quand ils voient l’ennemi ». Ils décident de partir sans retard. Et Thérèse, la petite Huronne, écrit à Marie de l’Incarnation une lettre d’adieu d’une délicieuse sobriété classique : « Ma bonne mère, Je suis sur le point de partir. Je vous remercie de ce que vous avez eu soin de moi et de ce que vous m’avez enseigné à bien servir Dieu. Serait-ce pour peu de chose que je vous remercie ? Jamais je ne m’en oublierai ».

Le départ a lieu le premier août. Les douze canots sont lourdement chargés : quarante personnes y ont pris place, et parmi elles, le père Isaac Jogues qui retourne en Huronie après un bref séjour à Québec ; René Goupil et Guillaume Couture qui revient lui aussi de la baie Géorgienne ; puis il y a des bagages, des vivres pour la quinzaine de missionnaires et la quinzaine de laïques qui travaillent dans les missions. Trois parents de Thérèse veillent sur elle : « Ils tenaient pour miracle de la voir lire et écrire… ; ils l’entendaient parler deux ou trois sortes de langues… Nous la pourvûmes de tout ce qui était nécessaire à son mariage »[5].

Le second jour, les occupants du premier canot découvrent des empreintes de pas sur le sable et l’argile du rivage. Ils en donnent avis à leurs compagnons. Tous mettent pied à terre pour examiner les pistes. Les uns croient que ce sont des Iroquois qui ont passé là, d’autres, des Algonquins. Ahasistari veut continuer le voyage : la troupe qui a laissé des traces n’est pas plus nombreuse que la leur. Le convoi avance encore d’une demi-lieue. Il serre la rive de près pour doubler une pointe. Soudain, les guerriers ennemis dissimulés dans les herbes et les broussailles poussent leur clameur de guerre et tirent à l’arquebuse sur les navigateurs : « Le bruit de leurs arquebuses effara si fort une partie de nos Hurons, qu’ils abandonnèrent leurs canots et leurs armes, et tout leur équipage, pour se sauver à la fuite dans le fond des bois »[6]. Mais cette première décharge n’avait fait d’autre mal que de briser la main d’un Huron et de transpercer quelques canots. Douze à quatorze Hurons seulement tiennent maintenant tête à une trentaine d’Agniers. Mais au moment où ils veulent lier la bataille, ils découvrent sur l’autre rive un second parti de quarante Iroquois qui saute dans ses pirogues pour prêter main forte aux premiers. Ils perdent courage. Ceux qui sont à l’arrière tentent de s’enfuir. Goupil tient compagnie à quelques Hurons courageux. Il est capturé avec eux. Le père Jogues suit maintenant la bataille de la rive où l’ont abandonné ses conducteurs ; il pourrait facilement se couler dans les halliers et fuir. Mais son grand cœur repousse cette idée : il appelle l’un des Iroquois affectés à la garde des prisonniers et il se livre à lui. Il confesse et baptise les Hurons captifs. Ahasistari imite cet exemple de magnanimité ; il vient se livrer lui aussi quand il sait bien que les tourments les plus horribles lui sont réservés. Couture hésite ; il s’échappe, puis il revient pour ne pas abandonner ses compagnons. Sur la route du retour, il rencontre cinq Iroquois ; l’un d’eux le couche en joue et tire ; mais le coup ne part pas ; Couture tire à son tour et il tue son adversaire. Les quatre autres guerriers se saisissent alors de lui, ils lui enlèvent ses vêtements, ils lui arrachent les ongles, ils lui brisent l’extrémité de quelques doigts, ils lui percent une main avec une épée, ils le garrottent. Quand le père Jogues s’approche pour le consoler, les Iroquois le frappent lui aussi avec des masses d’armes, avec leurs poings, ils le renversent par terre, demi-mort, lui arrachent à son tour des ongles et lui mordillent le bout des doigts. René Goupil est bientôt victime du même traitement. La rage envahit les Agniers, parce que les Français « n’avaient point voulu accepter la paix l’année précédente avec les conditions qu’ils (les Iroquois) leur voulaient donner[7] ». Enfin, trois Hurons sont tués sur place au cours de cette échauffourée, vingt-deux sont capturés ; trois Français sont prisonniers de même que la petite Thérèse. Marie de l’Incarnation éprouve « de très sensibles croix » quand elle apprend cette dernière nouvelle. Elle établit à vingt-huit le nombre des captifs.

Les Agniers laissent leur message ordinaire sur une planchette à l’embouchure du Richelieu. C’est quatre Algonquins échappés à l’ennemi qui interprètent ces hiéroglyphes aux Français. Les douze têtes peintes en rouge indiquent douze prisonniers qui subiront le supplice du feu ; les six têtes peintes en noir indiquent six prisonniers qui ne sont pas condamnés ; une tête dessinée au-dessus des précédentes révèle un grand capitaine, Ahasistari. L’absence de marques pour Thérèse et son petit cousin annonce « qu’ils ne sont plus liés, et qu’ils la garderont libre parmi eux »[8]. Il est possible que neuf prisonniers aient été immédiatement brûlés.

La caravane s’avance rapidement vers les bourgades des Agniers. Aux Trois-Rivières règne l’anxiété. De quelle façon l’ennemi traitera-t-il les Français ? Les Algonquins répondent à cette question : « Nous allons voir, maintenant, disent-ils, si les Iroquois ont peur de vous ou non. Aussitôt que votre frère Ondessonk arrivera dans leur pays, les chefs s’assembleront en conseil. S’ils ont de la crainte pour les Français, ils garderont Ondessonk prisonnier et le ramèneront ici au printemps ; mais au contraire, s’ils vous méprisent, ils mettront les Français en pièces et les mangeront, puis ils diront : « Cette chair est bonne, nous en voulons d’autre », et ils exciteront leurs guerriers à aller à la chasse aux Français. Aucun établissement français ne sera à l’abri de leur guet-apens ».


(1642)

Dans le temps même que le père Isaac Jogues est capturé au lac Saint-Pierre, une autre bataille se livre dans le sud-ouest de la Nouvelle-France. Une escadrille huronne, composée de onze canots, descend avec sa cargaison de fourrures. Elles fait halte dans une île située à cinquante lieues au-dessus de Montréal, disent les Relations, et « proche de Mont-Réal »[9], dit Marie de l’Incarnation. Une partie des hommes montent la garde autour du campement ; les autres s’aventurent en forêt ; et là, ils rabattent vers les premiers, les orignaux et les chevreuils qui fuient devant les cris et les bruits. Un parti iroquois survient pendant l’opération. Il entoure le groupe qui est demeuré près du rivage et il le massacre ; puis il fuit avec les pelleteries. Quand les rabatteurs surviennent, ils projettent d’abord de poursuivre l’ennemi. Mais n’en connaissant pas le nombre, ils se désistent. Ils se partagent en deux bandes : l’une remontera l’Outaouais pour mettre sur leurs gardes les canots qui descendent ; l’autre se rendra aux Trois-Rivières pour dire aux Hurons qui voudraient remonter en Huronie « que les chemins étaient assiégés en divers endroits »[10].

Jusqu’à ce jour, les Agniers ont donc raflé les pelleteries des Algonquins de la Petite Nation, de quelques familles d’Iroquets, les marchandises françaises des Hurons qui remontaient avec le père Jogues, les fourrures d’une couple de flottilles huronnes de dix à douze canots chacune.

Un vent favorable s’étant élevé dans l’intervalle, le Gouverneur, M. de Montmagny, peut donner l’ordre à sa flotte de lever l’ancre. Il a appris la capture du père Jogues et que des bandes iroquoises rôdent dans les alentours. Les navires traversent le lac Saint-Pierre, côtoient les îles, et bientôt mouillent à l’embouchure du Richelieu. Aussitôt après l’arrivée, « on fait jouer les haches dans cette grande forêt ; on renverse les arbres, on les met en pièces, on arrache les souches, on désigne la place, on y dit la première Messe… Les canons retentissent, une salve de mousquets honore ces premiers commencements… »[11]. Les Français, semble-t-il, placent beaucoup d’espérance dans le poste militaire qui se construit là ; ils croient bloquer ainsi la rivière par laquelle les Agniers envahissent depuis longtemps la Nouvelle-France. La garnison pourrait refouler les invasions. Mais le fort s’érige dans la forêt où les Iroquois sont à l’aise ; ils peuvent l’éviter par un détour qui leur coûtera peu de fatigues.

Une semaine après l’arrivée, soit le vingt août, les ouvriers ont presque terminé l’ouvrage. Ils plantent maintenant les palis, des troncs d’arbres, qui entoureront les maisons d’une haute et solide clôture. Soudain le soir surviennent en silence, trois cents guerriers iroquois ; ils se divisent en trois bandes et ils se portent à l’assaut avec résolution ; ils coordonnent bien, semble-t-il aussi, leurs mouvements. Mais le récit du combat est confus, on ne devine pas les grandes lignes de l’attaque. Quelques actions se dessinent pourtant dans cette mêlée. Le caporal Du Rocher, par exemple, voyant l’ennemi sur le point de pénétrer dans l’enceinte, charge avec ses soldats et le repousse avec furie. Montmagny qui était dans l’une des barques se fait conduire à terre ; il entre « dans le réduit, qui n’était pas encore en état de se bien défendre ». Il prend en main la direction des opérations. « Un grand Iroquois, portant un panache ou une espèce de couronne de poil de cerf, teint en écarlate, enrichi d’un collier de porcelaine, s’avançant trop, est couché par terre tout raide mort d’une mousquetade »[12]. À un moment donné, l’ennemi tire même du dehors par les meurtrières. Mais enfin, « nos Français étant animés, se ruent avec un tel carnage, qu’ils font lâcher pied à ces barbares ». Il avait même fallu défendre les embarcations contre un assaut particulier qui n’avait pas manqué de vivacité.

Les Iroquois retraitent avec assez d’ordre, mais d’une façon précipitée. Ils abandonnent boucliers, arcs, flèches, masses d’armes, « outre ce qu’ils avaient eu des traîtres hollandais »[13]. En suivant les traces de sang, les soldats constatent que l’ennemi transporte des morts et des blessés et qu’il va se terrer pour un temps dans un fortin érigé à une lieue plus haut sur le Richelieu, selon son habitude.

D’après le témoignage de Marie de l’Incarnation, Montmagny est sur les lieux avec « trois barques bien équipées, avec son brigantin et environ cent hommes d’armes ». Le caporal Deslauriers est tué ; quatre Français reçoivent des blessures ; parmi ces derniers, il faut mentionner le secrétaire du Gouverneur, Martial Piraube, qui reçoit une balle dans l’épaule. On ignore les pertes exactes des Iroquois qui ont vaillamment combattu : « … Nos soldats, disent les Relations, apprirent qu’il se fallait défier d’un ennemi, qui fond comme un oiseau dessus sa proie, qui fait la guerre en larron, et qui attaque en vaillant homme »[14]. S’il ne s’était pas heurté à ce poste, il aurait probablement attaqué Montréal.

Telle est la première bataille entre Iroquois et Français. Les temps sont loin maintenant où les Iroquois fuyaient à la première détonation d’une arquebuse. Ils sont maintenant familiarisés avec cette arme à feu ; le fait d’en posséder leur communique de l’assurance. Ils redoutent moins les Européens qu’ils fréquentent depuis bon temps déjà.


(1642)

L’offensive contre la coalition laurentienne s’étend jusqu’en Huronie. Et, comme le dit le missionnaire qui tient la plume, « la terreur et l’effroi de la guerre ont suivi après les maladies mortelles qui dans les années précédentes mirent le deuil et la désolation partout »[15]. Du mois de juin de l’année 1641 au mois de juin de l’année 1642, le bilan est fort chargé.

Tout d’abord, les partis hurons remportent peu de succès dans leurs entreprises. « Des troupes qu’ils avaient mises sur pied pour aller battre l’ennemi dans ses terres, les unes ont été dissipées par la mauvaise intelligence qui se trouva parmi eux, les autres ont été mises en fuite, aucunes y sont presque demeurées tout entières dans les embûches qu’on leur avait dressées : en un mot quasi toutes leurs entreprises ne leur ont été que funestes »[16]. Par contre, les partis iroquois ont remporté des succès. Se coulant dans la Huronie « à la faveur des bois et de la nuit », ils sont venus dans les quatre saisons de l’année. Ils ont fait des massacres, tuant des femmes, des enfants ; des Iroquois ont poussé l’audace jusqu’à entrer la nuit dans des cabanes pour assommer des personnes endormies ; poursuivis par des centaines de personnes, ils ont quand même réussi à s’échapper.

Durant leurs voyages en Nouvelle-France, les Hurons redoutent beaucoup plus maintenant les attaques de leurs ennemis que les dangers naturels ; « Car toutes les années, les Iroquois leur dressent de nouvelles embûches, et s’ils les prennent vifs, ils exercent sur eux toute la cruauté de leurs supplices ; et ce mal est quasi sans remède, car outre qu’allant pour le trafic de leurs pelleteries, ils ne sont pas équipés pour la guerre, les Iroquois ayant maintenant l’usage des armes à feu, qu’ils achètent des Flamands qui habitent leurs côtes, une seule décharge de cinquante ou soixante arquebuses, est pour donner l’épouvante à mille Hurons qui descendraient de compagnie, et les rendre la proie d’une armée ennemie qui les attendrait au passage »[17]. Ces attaques, si rien n’y met fin, détruiront vite le commerce des pelleteries. Toutefois, les Hurons esquissent une défense ; ils entretiennent des espions chez les autres peuples, ou comme disent les Relations, des « affidés et pensionnaires ». Ceux-ci « leur découvrent les desseins qui se forment contre eux… leur donnent avis des armées qui sont en campagne et des routes qu’elles doivent tenir »[18]. La coutume même exige que celui qui fait ces rapports donne un présent pour en assurer l’exactitude.

Ces espions sont parfois en défaut comme le prouveront les événements de l’année 1642. Durant l’hiver précédent, une panique avait éclaté en Huronie à la nouvelle que les Iroquois venaient assiéger Kontarea. Ce bourg est situé dans la partie orientale du pays, à cinq milles environ au sud-ouest de l’Orillia d’aujourd’hui ; il est bien peuplé et de bons ouvrages le défendent. Le temps avait passé et aucun ennemi n’avait paru. Toutefois l’attaque se produit dans les derniers jours du mois de juin ou au début du mois de juillet de l’année 1642. D’après le père Jones qui a bien étudié la question, les Tsonnontouans, car c’est probablement eux qui conduisent l’assaut —, adoptent la tactique qu’ils suivront à plusieurs reprises plus tard contre d’autres bourgades. Ils construisent leur fortin habituel de troncs d’arbres, dans la forêt, à l’est des lacs Simcoe et Couchiching ; blottis dans ce réduit, ils attendent l’heure propice. Les Hurons les attendent dans la direction du sud. Le moment venu l’ennemi traverse le lac ou le Détroit, il les prend en défaut, et ainsi il réussit des attaques foudroyantes comme des coups de massue.

L’assaut de Kontarea a probablement lieu à l’aube, alors que la population est plongée dans le sommeil et qu’il n’y a plus de sentinelle aux remparts. La surprise est complète. Les Tsonnontouans pénètrent dans le bourg et massacrent la population. Voici le court passage des Relations qui raconte ce fait important : « … Une troupe de barbares iroquois, ayant surpris une de nos bourgades frontières, n’y pardonna à aucun sexe, non pas même aux enfants, et réduisit le tout en feu, à la réserve d’une vingtaine de personnes, qui trouvant jour au milieu de ces flammes et des flèches ennemies, nous vint apprendre en même temps leur ruine, que la venue de cet orage qui disparut avant le lever du soleil »[19].

C’est la première grande défaite pour la Huronie. Le pays perd encore une partie de son territoire. Plusieurs centaines d’habitants sont probablement massacrés.

Ce coup terrible a lieu dans le temps même qu’un parti se prépare à partir pour la petite guerre. Il consulte le chaman le plus célèbre de la région. Celui-ci converse avec son démon en une tente pavée de cailloux rougis au feu ; il hurle comme un damné pendant que les guerriers dansent et crient. Il prophétise la victoire. Mais les chrétiens ne peuvent prendre part à ces scènes démoniaques. Et, quand le parti part, « les infidèles suivant leur route d’un côté, les chrétiens vont de l’autre »[20], s’affaiblissant ainsi mutuellement. Les premiers rencontrent des Iroquois ; six fois plus nombreux qu’eux, ils se laissent cependant gagner par la crainte, ils s’enfuient et se dispersent ; « et là se terminèrent les desseins de leur guerre »[21].

Tout le long de l’été, des partis iroquois infestent la Huronie. Des massacres ont lieu ici et là, jusqu’au centre du pays. Les Hurons ne peuvent capturer que deux guerriers qui s’étant trop approchés d’une bourgade, sont découverts en leur embuscade, saisis et brûlés après avoir été convertis.

Puis, les missionnaires apprennent la capture du père Jogues, d’Ahasistari, de leurs meilleurs chrétiens. La mort héroïque de ces martyrs français et iroquois leur sera racontée en détail par des témoins oculaires ; et comment les captifs rencontrent en route les trois cents guerriers qui assiégeront plus tard le fort Richelieu en construction, et leur infligent en passant des supplices très durs ; et l’arrivée dans les bourgades des Agniers ; et les quelques jours de tortures atroces qui suivent.


(1642)

En 1642, Agniers et Tsonnontouans, auxquels se joignent peut-être d’autres tribus iroquoises, ouvrent donc une vaste offensive qui s’étend de la Nouvelle-France à la Huronie. De nombreux partis se lancent partout à l’attaque. Ils parcourent le Canada en tout sens et ils y séjournent.

Pour cette guerre, les Iroquois adoptent une tactique nouvelle. Dans le passé, un détachement compact de trois cents, quatre cents guerriers, venait s’établir sur le Saint-Laurent, soit aux îles de Sorel, soit au lac Saint-Pierre ; les Français le repéraient vite, une flottille montait de Québec et le délogeait, la guerre était finie pour toute l’année. Mais en 1642, les Iroquois fragmentent leur armée en une série de petits partis qui s’éparpillent dans diverses directions et qui agissent à des époques différentes. Chacun est rapide, léger, chacun a son indépendance d’action et agit dans un secteur déterminé, soit le fleuve, soit l’Outaouais, soit la Huronie. Ils sont à toute heure aux aguets pour surprendre quelque canot chargé de pelleteries, quelque groupe en voyage. Et contre cette manœuvre, la Coalition laurentienne n’a pas de riposte. Les Français n’ont pas cent soldats, ils ne comptent pas quatre cents habitants. Ni les uns ni les autres ne sont acclimatés au pays, ne savent manier facilement le canot d’écorce, ne sont à l’aise dans la forêt, ne peuvent partir pour de longues expéditions avec leurs mousquets et un petit sac de farine de maïs. Seuls, Hurons et Algonquins pourraient parer ces attaques. Mais l’offensive iroquoise défonce du premier coup la façade derrière laquelle s’abritait encore leur faiblesse. Ils ne songent même pas à monter des expéditions auxquelles prendraient part six ou sept cents guerriers et qui seraient leur meilleur défense. Leurs petits partis sont ineffectifs. Leur défense est si faible que les bandes iroquoises commencent à se promener impunément dans la Nouvelle-France. Les Iroquois ne les redoutent plus, ils sont sans doute au courant de leur destruction rapide par les maladies contagieuses.

Le fait le plus significatif à partir de la présente année est l’impuissance absolue de la Coalition laurentienne à se défendre contre la tactique nouvelle de ses ennemis. Ceux qui la composent sont comme des victimes attachées par les mains et les pieds, et qui sont livrées sans défense aux coups de leurs agresseurs. C’est ce qui communiquera aux pages suivantes de l’histoire un pathétique infini.

À partir de l’année 1642 également, les Français sont directement attaqués. À l’embouchure du Richelieu, Agniers et soldats français se sont affrontés directement. La présence de Français dans des partis indiens ne leur vaut plus l’impunité.

C’est en bonne partie la possession d’armes à feu qui donne aux Iroquois une confiance en eux-mêmes et une audace qu’ils ne possédaient pas auparavant. Les traiteurs libres de Fort Orange trouvent le moyen de les armer secrètement. Et ensuite, ces Indiens ne craignent pas d’aller loin, d’offrir le combat, de s’y comporter avec assurance. Leur moral est excellent. Les sauvages de la Nouvelle-France possèdent au même moment quelques arquebuses, mais pas en nombre suffisant. Les Hurons surtout paraissent très mal armés. Les historiens hollandais ont bien noté d’autre part que la période écoulée de 1639 à 1645 environ est pour ainsi dire le point tournant des destinées du peuple iroquois. Tout d’abord, il obtient des armes à feu ; avec les armes à feu, il peut voler facilement les fourrures des Algonquins et des Hurons dont les maladies contagieuses ont détruit les forces vives. Puis il se dérobe aux contributions que d’autres peuples exigeaient de lui. Enfin, il peut acheter des armes à feu en nombre de plus en plus grand. C’est un cercle.

Malheureusement, la méthode qu’emploient en ce moment les Agniers est dangereuse. En massacrant les Algonquins et les Hurons, ils peuvent faire disparaître des ennemis, mais ils tuent en même temps la poule aux œufs d’or. Qui, après eux, fera la chasse, récoltera les pelleteries ? Toutefois, personne ne pense au lendemain. La surenchère règne à Fort Orange. Chacun offre des prix plus élevés que son concurrent, les marchandises que les Indiens désirent avec le plus d’âpreté. Les profits des traiteurs diminuent chaque jour, ceux des Iroquois augmentent. Comment ces derniers alors ne prendraient-ils pas tous les moyens de trouver les précieuses pelleteries ?


  1. RDJ, 1642-46.
  2. Idem, 1642-49
  3. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques ; v. 1, p. 146
  4. RDJ 1642-34
  5. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, v. 1, p. 148
  6. RDJ, 1647-18
  7. Idem, 1647-19
  8. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, v. 1, p. 152
  9. Idem, v. 1, p. 150
  10. RDJ, 1642-50
  11. Idem, 1642-50
  12. Idem, 1642-51
  13. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, v. 1, p. 151
  14. RDJ, 1642-51
  15. Idem, 1642-55
  16. Idem, 1642-55
  17. Idem, 1642-56
  18. Idem, 1642-56
  19. Idem, 1644-69
  20. Idem, 1644-70
  21. Idem, 1644-70