Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 230-242).


CHAPITRE XIII


(1641)

Quelques Algonquins ont été les victimes des Iroquois en face des Trois-Rivières. Leurs compatriotes préparent une riposte, mais très faible. Un petit parti de guerre se rend en Iroquoisie. Il est soudain saisi d’une grande audace, et pénétrant dans quelques cabanes, il massacre une vingtaine d’Iroquoises. Il détale ensuite dans la forêt. Les Iroquois le poursuivent avec succès et ils capturent cinq guerriers.

Le calme retombe sur le pays. Mais il ne trompe personne. Nombre d’Algonquins gravitent alors autour des Trois-Rivières où les missionnaires veulent les appliquer à la culture du sol sous la protection du fort. Ils jugent maintenant que ce lieu est peu sûr et que l’assistance des Français les couvre mal. « Enfin tous les sauvages des Trois-Rivières ont quitté, écrit Marie de l’Incarnation ; plusieurs sont allés en leur pays, et les autres se sont réfugiés ici »[1].

En Huronie, la situation s’améliore peut-être un peu. L’épidémie de petite vérole disparaît. L’existence des missionnaires devient plus facile. Elle n’est pourtant pas exempte de dangers. Les Jésuites visitent continuellement les bourgs, et les chemins de l’un à l’autre sont très souvent infestés des Iroquois »[2].

C’est la petite guerre. Des ennemis se mettent à l’affût sous la futaie, dans les taillis, autour des villages. Des partis de guerre vont et viennent. On se reconnaît mal dans le fouillis des actions sans importance. Les missionnaires baptisent un Iroquois : la victime meurt avec héroïsme. Puis l’ennemi brûle un village de la nation du Pétun ; plusieurs membres du clan meurent de froid, de faim ; d’autres se noient. On ignore quelle tribu iroquoise a fait le coup. Durant l’été, nombre de prisonniers iroquois arrivent en Huronie. Quel est exactement leur nombre ? À la suite de quel combat se trouvent-ils maintenant captifs ? On ne sait. Les Hurons les partagent entre diverses bourgades. Les pères courent à la Conception, à Saint-Michel, plus loin encore, pour les convertir. Les Hurons s’opposent souvent aujourd’hui au baptême de leurs ennemis : ils ne sont pas souvent convertis eux-mêmes, mais dans le cas où le paradis existerait, ils ne veulent pas que leurs ennemis s’y rendent.

Durant l’été, la panique règne à La Conception pendant quelques jours : la rumeur circule que les Iroquois vont y lancer une attaque massive. Les mêmes appréhensions reviendront au début de l’hiver « en suite d’une fausse alarme qui leur était venue, qu’une armée d’Iroquois était sur le point d’enlever le bourg de Kontarea, principal boulevard du pays »[3]. Les Hurons subissent aussi une défaite qui paraît importante. Un chaman leur avait prédit la victoire « en suite d’une impudicité publique dont ils lui (au démon) avaient fait hommage »[4]. Le parti s’éloigne, plein de confiance, mais il est détruit. L’un des chefs de cette expédition, Attironta, de même que son frère, avaient suivi les instructions des missionnaires. Le premier est capturé et brûlé ; le second s’échappe. Attironta avait de nombreuses connaissances en Nouvelle-France. C’était « celui qui autrefois, le premier des Hurons, avait descendu à Québec, et lié amitié avec les Français »[5]. Champlain l’avait compté parmi ses amis. Aussi lorsque les Hurons accomplissent la cérémonie de ressusciter le mort, c’est-à-dire de donner le nom du mort à une autre personne, ils invitent les Français. On sait aussi que des guerriers du bourg Saint-Michel se rendent en Iroquoisie. Les Relations ne contiennent qu’une brève indication. Une grosse tempête assaille les canots sur le lac Ontario : « Ils chantent tous une chanson lugubre, comme ils ont accoutumé de faire en guerre lorsqu’ils sont dans le désespoir de la vie… »[6]. Et la tempête s’apaiserait à la prière d’un chrétien qui a vécu deux ans à Québec, au séminaire des Hurons. Le même individu avait été engagé autrefois dans un combat furieux ; ses compagnons l’avaient abandonné et il devait faire face, seul, à de nombreux adversaires. Mais, d’après le récit du missionnaire, il prie et les flèches s’écartent de sa personne comme « fait l’eau lorsqu’elle rencontre la pointe du vaisseau qui va contre marée ». Il se retrouve plus tard sans blessure parmi ses compagnons. Les Iroquois ont aussi quelques vaillants chefs de guerre. L’un d’eux « toutes les années est la terreur de nos Hurons »[7].

Possédé par un démon furieux, un Huron se jette dans les feux allumés sans éprouver aucune douleur. Pendant plusieurs jours, il pousse des hurlements ; il prédit que les Iroquois mettront de grosses troupes en campagne durant l’année 1642.

Et ces expéditions sont comme des coups d’épingle qui exaspèrent les Iroquois. Elles ne sont pas, assez puissantes pour leur infliger aucun dommage sérieux. Mais elles les irritent alors que la coalition laurentienne est devenue très faible et ne pourrait supporter aucune attaque massive.

Une nouvelle cause de faiblesse s’ajoute aux précédentes. Les maladies contagieuses ont humilié la superbe huronne. Elles ont plongé le peuple dans le désespoir. Les souffrances lui ont ouvert l’esprit à la doctrine chrétienne. Les conversions se multiplient maintenant. Une fraction de plus en plus importante de la population devient catholique pendant que l’autre demeure païenne. Entre les deux c’est bientôt une scission douloureuse. Elle sévit dans chaque tribu, dans chaque bourg, dans chaque cabane.

C’est une histoire pénible. Les païens sont sincères. Ils croient que la disparition des coutumes anciennes est une cause de ruine et d’abaissement. Ils voient leurs compatriotes abandonner les festins, les danses, les songes, les rites de sorcellerie et de magie qui sont mêlés à tous les actes de la vie quotidienne. « …Notre pays se perd, les malades se meurent, où fuirons-nous pour éviter la mort ? »[8]. Les catholiques se rendent à Sainte-Marie, la nouvelle résidence des Jésuites, sur les rives de la baie Géorgienne. Ils y font des retraites. Ils y suivent les offices. Ils prient pour la nation en danger, pour leurs frères plongés dans la superstition. Quelques-uns travaillent activement à côté des missionnaires. Et le duel d’une émouvante sincérité se poursuit entre les deux groupes. Parfois, il est âpre et il remplit les Relations de ses cris déchirants. Mais comment empêcher que cette division soit profonde et affaiblisse encore un peuple déjà décimé ? Elle est parfois si violente que le martyre frôle certaines têtes.

Inlassables, les missionnaires veulent étendre leur champ d’action. Les pères Chaumonot et Brébeuf se rendent chez les Neutres. Le voyage occupa quatre ou cinq jours. Un franciscain, le père Joseph de la Roche d’Aillon, a déjà suivi cette route. Il a déjà pressenti l’existence de la rivière Niagara. Encore aujourd’hui, trois ou quatre bourgades neutres occupent la rive droite, entre les territoires des Tsonnontouans et ceux des Ériés.

La description des Jésuites cadre bien avec celle du franciscain. Les Neutres comptent une douzaine de mille âmes. Depuis trois ans, les guerres, les famines, la maladie les déciment eux aussi. Hurons et Iroquois se rencontraient pacifiquement autrefois en leur pays. « …Mais depuis quelque temps la furie des uns contre les autres est si grande qu’en quelque lieu que ce soit, il n’y a pas d’assurance pour le plus faible »[9].

Les missionnaires observent la parenté frappante de ces groupes iroquois engagés dans une guerre mortelle : « Nous avons tout sujet de croire disent-ils, qu’il n’y a pas longtemps qu’ils ne faisaient tous qu’un peuple… ; et qu’ils viennent d’une même famille, ou de quelques premières souches abordées autrefois aux côtes de ces quartiers ; mais que par succession de temps, ils se sont éloignés et séparés les uns des autres, qui plus, qui moins, de demeure, d’intérêts et d’affection : de sorte que quelques uns sont devenus ennemis, d’autres neutres, et d’autres sont demeurés dans quelque liaison et communication plus particulière… »[10]. Les Neutres poursuivent toujours leur ancienne guerre contre une certaine nation du Feu qui vit au delà des Ériés dans les forêts du Michigan. Eux aussi, ils brûlent leurs prisonniers, même les femmes.

Mais en 1641 comme en 1626, contre les pères de Brébeuf et Chaumonot comme autrefois contre le père Joseph de la Roche d’Aillon, les Hurons défendent avec violence l’intégrité de leur empire commercial. Ils emploient exactement les mêmes méthodes. Redoutant l’établissement de relations commerciales directes entre les Neutres et les Français par le lac Ontario et le Saint-Laurent, ils envoient des émissaires chargés de manipuler l’opinion publique. Ceux-ci répandent des calomnies sur le compte des Jésuites, ils conseillent même de les assassiner, car autrement les épidémies qui ont sévi en Huronie éclateront vite en pays neutre. Cette accusation prévient le peuple contre les missionnaires qui reviennent en mars 1641 après un séjour sans agrément.

Un autre peuple, algonquin celui-là, gravite autour des Hurons. Ce sont les Nipissings. Fort ingénieux, ces Indiens sont « gens riches et accommodés ». Ils pratiquent la culture, mais plutôt pour « manger en verd, que pour en faire ménage »[11]. Partie d’entre eux se rendent l’été jusqu’à la baie d’Hudson pour échanger des marchandises françaises contre les précieuses pelleteries du nord ; les autres font la pêche et ils entassent des réserves de poisson séché. Ils arrivent en Huronie au début de l’hiver, pour y séjourner quelques mois, car « ils semblent avoir autant de demeures que l’année a de saisons… ». Et, pour vivre, ils échangent simplement leurs fourrures, leur poisson séché, contre les produits agricoles dont les Hurons font le débit : maïs, farine de maïs, pétun, chanvre, etc.

D’autres Algonquins du nord imitent cet exemple, et, entre autres, une tribu de cinq cents âmes qui vient hiverner dans la tranquillité. Elle vivote autour de ce peuple fort, résistant, qui a jusqu’ici opposé un puissant rempart contre les attaques iroquoises.

Ainsi se complète peu à peu le portrait des Hurons. Ils sont rusés et habiles comme des Phéniciens ; ils ont de l’entregent ; ils occupent un habitat stratégique pour le commerce ; ils achètent et revendent ; leurs relations avec leurs voisins sont amicales. Mais, le moment venu, ils peuvent défendre leur position commerciale avec habileté et dureté. Maintenant leur force n’est plus qu’un trompe-l’œil. Ils sont comme un bois tout vermoulu qui a conservé la même apparence extérieure, mais que le moindre choc réduira en poussière.


(1641)

Après le départ des cinq cents Iroquois, au commencement de l’été, les Jésuites et les administrateurs du pays jugent la situation si grave qu’ils décident d’envoyer en France, pour représenter le danger et obtenir du secours, un homme capable de pénétrer jusqu’au puissant Cardinal. Le père Barthélemy Vimont dira que « les affaires de ce pays m’ayant obligé d’envoyer en France un de nos Pères, pour représenter l’état auquel les courses des Iroquois réduisent cette église naissante », il a choisi son confrère, le père Paul Le Jeune. La colonie veut « faire entendre l’importance du secours qui nous était nécessaire pour s’opposer aux efforts de ces Barbares »[12]. Car enfin « quiconque arrêtera ou domptera la fureur des Iroquois, ou qui fera réussir les moyens de les gagner, ouvrira la porte à Jésus-Christ dans toutes ces contrées »[13]. Parlant des tribus récemment découvertes, les missionnaires écrivent : « La porte nous est fermée à tous ces peuples par les Iroquois ».

Et c’est justement dans ces circonstances, au moment la Nouvelle-France décide d’envoyer un agent en France pour solliciter une assistance immédiate, que se présente le premier groupe des colons qui viennent s’établir sur l’île de Montréal. Chomedey de Maisonneuve est leur chef. La société qui dirige l’entreprise porte le nom suivant : « Société de Notre-Dame de Montréal pour la conversion des sauvages de la Nouvelle-France ». Les « Véritables Motifs » qui expriment les intentions des fondateurs, constituent un plaidoyer pour la conversion des Indiens. En un mot, ces gens veulent assembler « un peuple composé de Français et de sauvages qui seront convertis, pour les rendre sédentaires, les former à cultiver les arts… et la terre, les unir sous une même discipline… et faire célébrer les louanges de Dieu en un désert où Jésus-Christ n’a jamais été nommé… ».

Les Relations accordent leurs louanges à ce projet : « Au reste si jamais les Français s’établissent en cet endroit, j’espère que les sauvages qui ont autrefois habité cette contrée, et qui sont montés plus haut pour la crainte de leurs ennemis, retourneront dans leur ancien pays, où ils trouveront la vie de l’âme, n’y cherchant que la vie du corps »[14]. Puis, « cette île doit être un grand abord de plusieurs peuples… ». Les Hurons, les Iroquois même pourraient s y établir ou y venir pour trouver une inspiration chrétienne. La Nouvelle-France connaît le projet depuis plusieurs mois et elle en conçoit de grandes espérances.

Mais dans l’intervalle, l’armée iroquoise est venue aux Trois-Rivières. La colonie juge que maintenant c’est la guerre avec les Iroquois et une guerre fort dangereuse. Quand Maisonneuve arrive à Québec, avec la première recrue, Montmagny, les Jésuites « et autres personnes de mérite » s’opposent à l’établissement des nouveaux venus dans l’île de Montréal ; ou plutôt, ils ne la conseillent pas. Le lieu est trop exposé. Dollier de Casson résume ainsi le débat : « Vous savez que la guerre a recommencé avec les Iroquois, qu’ils nous l’ont déclarée au Lac de Saint-Pierre le mois dernier…, il faut changer de délibération, si vous voulez on vous donnera l’île d’Orléans »[15].

Maisonneuve n’est pas chargé d’élaborer la politique de la Société, il est porteur d’ordres qu’il se croit obligé d’exécuter. La Société de plus est propriétaire de l’île. « Ayant été déterminé par la Compagnie qui m’envoie que j’irai au Montréal, il est de mon honneur, et vous trouverez bon que j’y monte pour commencer une colonie, quand tous les arbres de cette île se devraient changer en autant d’Iroquois… »[16]. Réponse historique que les historiens ont citée à l’envi.

Cependant, le diagnostic des coloniaux était juste. Ils ne se sont malheureusement pas trompés. Dans quelques mois, même dans quelques semaines, déferleront sur la Nouvelle-France les bourrasques terribles et sanglantes de la première guerre iroquoise. Et tout de suite, la Société Notre-Dame de Montréal existera peu « pour la conversion des sauvages de la Nouvelle-France ». L’île ne deviendra pas une réduction ; mais tout de suite, elle sera un poste militaire, un fort exposé et avancé sur la frontière du pays ennemi. Les habitants y vivront une vie sainte, y accompliront des actions de valeur, mais des actions militaires. Ils auront peu de répit pour convertir les naturels, qui fuiront d’autre part au premier signal du danger. Il est arrivé bien peu souvent dans l’histoire que le but d’une société se soit transformé si inconsciemment, si rapidement, si radicalement en un autre but, mais très noble et très généreux lui aussi.

La ténacité de Maisonneuve apporte un élément nouveau dans les guerres iroquoises : le poste de Montréal gardé par une garnison et une population d’élite, construit en zone neutre, dans un territoire longtemps contesté par les Iroquois et les Algonquins. ce poste qui doit être d’un précieux secours quand la Coalition laurentienne décimée avait déjà perdu toute sa force.


(1641-2)

C’est l’hiver. Les Iroquois, des Agniers sans doute, forment un parti de deux cents hommes. Ceux-ci se divisent en deux détachements. Le premier se dirige vers les Trois-Rivières pour épier les Français et peut-être aussi pour en capturer quelques-uns. Il perd en route deux de ses meilleurs capitaines ; convaincu que ces morts sont de mauvais augure, il retourne sur ses pas sans avoir rien fait.

Le second remonte l’Outaouais sur la glace couverte de neige. Il s’avance très loin. Bientôt, il découvre des pistes ; il les suit. Il atteint un campement d’Algonquins de la Petite Nation. Il se dissimule, il attend patiemment l’heure du premier sommeil des chasseurs de fourrures. Étendant ses membres pour dormir, une squaw s’écrie soudain : « C’est fait de nous, les Iroquois nous tuent ». Les Agniers entraient dans le wigwam d’écorce de bouleau, sous la haute futaie, dans les neiges profondes. Ils pénètrent en même temps dans les autres. En moins d’une heure, beaucoup d’indiens sont tués, d’autres garottés. Les vainqueurs ont faim. Les prisonnières doivent attiser les feux, suspendre des chaudières remplies d’eau. Pendant ce temps, les Iroquois dépècent les cadavres, ils lancent à mesure les morceaux dans l’eau bouillante. Et bientôt ils mangent cette viande sous les yeux des parents horrifiés. Le banquet dure une partie de la nuit.

À l’aube, la retraite commence sur la surface blanche de la rivière. Une femme est incapable de suivre cette marche rapide : les guerriers l’assomment et les survivants envient son sort. Trois femmes portent des bébés d’environ deux mois ; une certaine distance franchie, les Iroquois leur enlèvent les bébés ; ils les attachent à des bouts de branches comme à une broche, et ils les font rôtir ensuite, lentement, tout vivants, sous les yeux des mères ; les enfants se tuent à pleurer. Les cadavres sont ensuite plongés dans l’eau bouillante et mangés.

Une prisonnière se lance dans l’eau noire d’un qui a empêché la glace de se former. Le courant la rejette sur le bord. Les Iroquois ont d’abord l’idée de la sauver ; mais découvrant qu’elle est mi-morte de froid, ils lui coupent la tête après l’avoir scalpée.

Des guerriers se gaussent d’un bon vieillard algonquin : « Pour toi, mon oncle,… tu es mort, tu iras bientôt au pays des âmes ; tu leur diras qu’elles prennent bon courage, qu’elles auront en bref bonne compagnie, car nous allons envoyer en ces quartiers tout le reste de ta nation ». Puis ils se vantent de l’assistance qu’ils reçoivent : « Les Hollandais, avec lesquels nous trafiquons… nous ont promis du secours contre les Français, nous les irons voir bien armés »[17]. Une curiosité invincible les porte cependant à poser des questions sur les missionnaires, sur la population française. Ils croient qu’ils ont tué bon nombre des soldats au cours du combat qui a eu lieu en juin précédent, en face des Trois-Rivières.

Et ainsi, parmi les scènes de cruauté et les conversations, la longue procession de guerriers et de prisonniers s’approche de l’Iroquoisie. Deux jeunes hommes s’en détachent pour donner avis de l’arrivée aux bourgades. Aussitôt la population se porte au-devant de l’expédition ; elles apporte du maïs et des vivres. Quand elle arrive, prisonniers et prisonnières doivent danser. Après une nuit de réjouissance, toutes ces personnes se remettent en marche et atteignent le hameau. Les Algonquins y trouvent une cabane bien « meublée de feux et de brasiers » (18) la foule pousse des hurlements ; elle leur administre la bastonnade. Elle applique quelques tortures préliminaires ; bras et dos subissent des entailles profondes ; des écailles de poisson coupent des doigts ; des cordes s’attachent autour des poignets et par un système de torsion brisent les chairs, les nerfs et les os. Après une première explosion de violence, les captifs reçoivent des aliments. Quand ils sont repus, les hommes doivent chanter et les femmes danser. Puis les anciens les répartissent entre les diverses bourgades. Ceux qui demeurent sur place passent une nuit terrible, dans le supplice du feu. Au matin, ils montent sur les échafauds. Armée de tisons et de flambeaux, la foule inflige les tortures dernières, appliquant soigneusement la flamme aux pieds, aux cuisses, aux côtés, partout. Les captives reçoivent l’ordre de brûler elles-mêmes leurs parents. Une jeune fille se cuirasse d’indifférence et exécute l’ordre : elle subira plus tard des tourments plus affreux que les autres. Impassible, un Algonquin subira toute la gamme des souffrances, sans crier, pleurer ou grimacer, sans donner aucun signe de douleur. Tout comme les Hurons, les Iroquois interprètent cette endurance comme un phénomène de mauvais augure ; ils s’acharnent sur cet homme avec l’espoir d’entendre une plainte, ils le rôtissent sur tous les côtés, ils le traînent dans tous les feux, ils le scalpent et lui versent du sable brûlant sur la tête ; mais sans succès, et, bientôt de rage, ils lui ouvrent la poitrine et lui arrachent le cœur.

Les Iroquois ne tuent cependant que les hommes et les femmes les plus âgés. Ils épargnent une trentaine des plus jeunes femmes pour qu’elles puissent « vivre dans leur pays et se marier ». Elles remplaceront les Iroquoises que les Algonquins ont massacrées l’an précédent. Immédiatement, elles commencent leur existence d’esclaves, « entendant tous les jours les rodomontades que faisaient ces barbares contre les Français et contre les Algonquins, qu’ils veulent entièrement exterminer, à ce qu’ils disent, se sentant appuyés et armés des Hollandais »[18]. Il est assez difficile d’évaluer les pertes que subit la Petite Nation dans cette affaire. Les Relations disent que les Iroquois conservent la vie à trente Algonquines et Marie de l’incarnation, à vingt. Aucun chiffre n’indique le nombre des autres victimes. Peut-être se monte-t-il à soixante, à quatre-vingts.


(1642)

Pendant que les Iroquois, par leur raid contre les Algonquins de la Petite Nation, ouvrent la première période des guerres iroquoises et de la guerre pour les fourrures, le père Paul Le Jeune accomplit sa mission à Paris. Les documents n’indiquent pas de façon complète toutes les propositions qu’il soumet au Cardinal Richelieu. Cependant, ils établissent certains points importants.

Le 28 février 1642, le père Charles Lalemant écrit une lettre au père Étienne Charlet, à Paris. En voici quelques extraits : « Il (le père Le Jeune) a obtenu dix mille écus pour envoyer des hommes par-delà, afin de fortifier contre les Iroquois et empêcher leurs courses. Il eût bien encore désiré un secours plus puissant pour chasser ceux qui entretiennent les dits Iroquois dans cette guerre, en leur fournissant des armes à feu »[19].

Champlain avait proposé la conquête de l’Iroquoisie par une armée indienne encadrée et dirigée par des soldats français. Le père Paul Le Jeune, parlant au nom des autorités de la Nouvelle-France, propose la conquête de la Nouvelle-Hollande, soit de l’état de New-York d’aujourd’hui. Il est le premier colonial à formuler cette politique. Il ne sera pas le dernier. Gouverneurs, intendants, officiers, commandants de postes, civils, religieux, soumettront successivement, pendant des décades et des décades, le même plan aux rois français. Dans cette foule, il faut signaler dès maintenant un intendant avisé comme Talon, un grand gouverneur comme Frontenac, un grand homme de guerre, comme d’Iberville. De tous les écrits composés sur ce sujet, un gros volume pourrait naître. La Nouvelle-France a toujours vu clairement que la solution du problème iroquois doit se chercher chez les Hollandais et ensuite chez les Anglais qui dirigent la Confédération, la ravitaillent en munitions, bénéficient de ses déprédations.

Le Cardinal n’accorde pas une guerre entre la France et la Hollande pour sauver la misérable colonie du Saint-Laurent qui ne compte pas quatre cents âmes. L’enjeu parait disproportionné. Mais les conséquences de la négligence seront plus vastes que ne le croit le Cardinal. La somme de dix mille écus qu’il donne doit être dépensée pour les fins suivantes : enrôlement de quelques soldats, construction d’un fort à l’embouchure du Richelieu, défense de la maison de Sainte-Marie que les Jésuites ont construite et ouverte en 1639 dans la Huronie. C’est peu dans des circonstances aussi critiques. Le père Paul Lejeune a pourtant fait des représentations pressantes : « Si on ne chasse ces gens là par composition, avait-il dit, ou par armes le pays est toujours en danger de ruine, la mission en danger de se rompre, les religieuses en danger de retour, et la colonie se peut perdre, la porte de l’Évangile est fermée à quantité de nations fort peuplées, nos pères dans les périls d’être pris et brûlés »[20]. Le remède n’est pas suffisant. Les fortifications que l’on se propose d’ériger « ne tranchent point le mal par la racine » ; et comme « les barbares font la guerre à la façon des Scythes et des Parthes, la porte ne sera point pleinement ouverte à Jésus-Christ, et les dangers ne s’éloigneront point de notre Colonie, jusque à ce qu’on aye ou gaigné ou exterminé les Iroquois »[21].

Et ces phrases reviendront continuellement durant tout le siècle dans les dépêches des Gouverneurs, des intendants, des missionnaires.


  1. Marie de l’incarnation, Écrits spirituels et historiques, édition Dom Jamet, v. 1. p. 123.
  2. RDJ, 1641-67.
  3. RDJ, 1642-74.
  4. Idem, 1642-84.
  5. Idem, 1642-86.
  6. RDJ, 1642-87.
  7. Idem, 1642-83.
  8. RDJ, 1642-63.
  9. Idem, 1641-72.
  10. RDJ, 1641-72.
  11. Idem, 1641-81.
  12. Idem, 1642-1
  13. Idem, 1641-89
  14. Idem, 1640-38
  15. Dollier de Casson, Histoire du Montréal, p. 32
  16. Idem, p. 32
  17. RDJ, 1642-45
  18. Idem, 1642-48
  19. RDJ, édition Twaithes, v. 21, p. 268
  20. Idem, v. 21, p. 270
  21. RDJ, édition de Québec, 1642-2