GLM (p. 133-140).

CHAPITRE VIII


Je sentais sur mes paupières le poids du matin qui marchait, il n’y a rien d’aussi triste que de voir se lever le jour. La première clarté a les mêmes yeux vides qui sont ouverts pour toujours dans le visage des noyées, la pâleur échevelée de celles qui sont mortes de leurs yeux de folles. À travers les rideaux de mousseline étendus devant la fenêtre, je guettais avidement la première couleur, la plus furtive allusion à la vie. Un air rôdait sur les toits comme pour donner le vertige au silence de ceux qui n’avaient pas dormi ; l’horizon du regard éloignait dans son vide affreux l’appel désespéré du lointain qui se levait. Je demeurais coi, mais comme si mon silence avait claqué des dents, je me taisais avec tous les mots que je voulais crier, les premiers venus, ceux que la pensée d’un homme déraisonnable avait pour toujours imposés à ma terreur de le comprendre : « Une femme m’a chassé, me disais-je, de sa maison avant le jour ; et cette femme n’est pas de ce monde, mais sans elle le monde ne serait pas… » Alors, comme une réponse voilée par le souci de laisser le regard inaltéré par son aveu, dans la rumeur brumeuse qui montait des rues, une chanson s’éleva sur le tremblement d’une voix enfantine, un écho de la vie à l’horreur de pénétrer la vie. Et je me soulevai sur mes coudes pour mieux entendre la parole transie d’une fillette qui rendormait le sommeil tandis que de mes yeux écarquillés sur les clartés blondes qui envahissaient les carreaux, je croyais voir une danseuse qui fredonnait en rougissant l’air qui l’emportait vers son corps d’amante :
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas le plier ; ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut pas les compter… » Et c’était une si tendre vérité que la force de la vie, dans cette voix profonde, que je sentais comme une douleur le vol aigre d’une mouche bleue qui cherchait le jour ; et sur le visage blanc de Monsieur Sureau endormi tournait tant et tant qu’enfin le silence dans la pâleur du front découvert s’éleva comme un lis pour s’emparer d’elle.
Et plus rien autour de moi n’avait plus la force de s’émouvoir quand je me traînai péniblement jusqu’à la porte qu’un violent coup de poing avait ébranlée.


Au grand garçon aux traits tirés qui, la casquette sur la tête, me demandait à quelle heure le docteur s’était retiré, je n’eus pas le temps de répondre que je n’étais pas Monsieur Sureau. En me révélant qu’il était le neveu de Nathalie, il m’apprit qu’il m’avait reconnu, et comme je lui demandais s’il obéissait à ma femme en courant chez mes clients :
« Madame, me dit-il, nous la cherchions pour savoir où vous vous teniez. Ma tante m’a raconté qu’elle vous avait suivi. »


Je fis asseoir l’émissaire de Nathalie sur le divan que je venais de quitter. Laissant Monsieur Sureau dans les eaux mortes de son sommeil, je m’emparai du roseau avec lequel il avait fumé ; car c’était une tige aussi mince que je voulais glisser par l’entrebâillement de la porte que j’avais dans l’après-midi entr’ouverte sur mes regards ; et il me la fallait assez longue pour atteindre dans l’autre pièce le crochet que mon malade avait assujetti, condamnant, dans un dessein que j’allais percer, l’issue dérobée d’une pièce dont la clé n’était même pas à chercher puisque la porte en était cachée.


Offert comme une bête sacrifiée au regard incarné dans le torse d’Apollon, le corps d’une femme nue se recroquevillait dans un lit de planches neuves où l’herbe folle de ses derniers vêtements l’empêchait de tout à fait s’enfoncer. Dans la caisse rectangulaire qui n’enfouissait que les seins et le visage, la morte blonde, sur le mystère de sa nudité, semblait, innocemment, faire la croix ; et comme un fruit éclaté en étoilant le feuillage, entamait sur sa chair douce à la dent de l’aube, la lumière dure comme un glaive dans les formes cruelles du dieu. Un cri terrible qui partait de la chambre où j’avais passé la nuit me retint au moment où j’allais me jeter sur le corps naufragé ; et, dans la minute que j’employai à maîtriser mes nerfs, j’eus le temps d’observer que le tendre cadavre était cloué au bois du cercueil par sept longs clous dont chaque tête était une pierre de couleur différente. Mon premier geste fut de remettre en place les cheveux séparés sur une blessure profonde où une main criminelle avait formé un nid minuscule de pierreries. Et je ne fus qu’alors ramené à moi par une circonstance dont le hasard extravagant avait retardé le concours : mon odorat paralysé par les fumées d’opium ne s’était laissé qu’à la longue saisir par l’odeur de peinture et d’étoffe qui dénonçait l’artifice de ce mannequin parfaitement imité, et dont les lingeries volées à ma femme achevaient pour moi la ressemblance avec un objet de désir.
J’aurais ranimé Monsieur Sureau si le neveu de Nathalie n’avait pas eu la lâcheté de s’enfuir. Tout en me promettant d’adresser des reproches à cet ancien soldat, pris de peur, moi aussi, je me hâtai de dérober à une enquête possible les objets inquiétants qui se trouvaient chez le mort. À mesure que je mettais la main sur des ustensiles plus compromettants, je me trouvais plus passionnément attentif à tous les bruits de la rue, mais bientôt je sus que ce n’était pas le pas de la police que je guettais. On aurait dit que Monsieur Sureau me guidait de cachette en cachette avec les mouvements de la vie sur lesquels sa présence laissait traîner son dernier rayon. Et je demeurai soudain immobile afin de mieux écouter une chanson qui semblait donner libre cours au temps dans le mystère que j’avais à me révéler. Une lente mélopée à deux voix qui, d’un bord à l’autre de la rue berçait un jeu d’enfants…
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas le plier. Ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut pas les compter. Ma mère a un ballon si lourd qu’elle ne peut pas le lancer… Le drap c’est le ciel, le ballon c’est la lune, les boutons sont les étoiles. »
Je poussai un soupir de soulagement en trouvant Paule endormie. Nathalie qui veillait sur son sommeil me raconta qu’elle l’avait trouvée au bord du canal, regardant l’eau profonde avec effroi mais empêchée, par une frayeur plus grande encore, de retourner sur ses pas. Le neveu de Nathalie pensait comme sa tante qu’un inexplicable hasard avait seul empêché ma femme de mettre fin à ses jours. La terreur de ce grand garçon faisait mal à voir. Il pâlissait quand on prononçait le nom de Monsieur Sureau et comme je lui demandais enfin pourquoi il n’avait pas secouru ce corps sans vie, avec un accent patois et des mots de sa langue maternelle qui me révélaient à quel point il était ému : « Cela suffit d’une fois.
— Comment ! Vous le connaissiez ?
— Ce n’est pas Monsieur Sureau, me dit-il dans un souffle. C’est le lieutenant Basile qui a été tué pendant la guerre.
— Vous êtes capable de reconnaître dans Monsieur Sureau un homme tué il y a dix ans ? lui demandais-je. D’abord, êtes-vous sûr que le lieutenant Basile était mort ?
— Tout à fait sûr, me répondit l’ancien soldat. C’est moi qui l’ai enterré !
Je n’allai pas plus loin. Le désir de sauver ma femme passait avant ma curiosité. Mais je ne devais pas tarder à obtenir une explication rationnelle des événements que j’ai racontés. Je ne dis pas que cette explication me satisfait entièrement. Mais il se trouvera des personnes plus sagaces que moi pour y voir au moins les éléments d’un problème moins irritant pour l’esprit que celui que mon récit a posé. Le lieutenant Basile n’était pas mort. Il avait déserté la veille de l’attaque. Ses camarades convinrent de le sauver, ils le firent figurer sur la liste des morts et habillèrent un soldat tué avec les vêtements que le déserteur avait laissés dans sa cantine. Comme il était le seul officier du bataillon à avoir pris ses galons dans la cavalerie, ceux qui l’enterrèrent le reconnurent à ses bottes, à ses boutons nickelés, au soin qu’il avait pris, comme certains sauteurs d’obstacles, de coudre ses croix à sa vareuse.
Ainsi s’expliquerait le fait que Bourroux l’avait enterré. Or, mes recherches m’ont révélé que si le lieutenant n’avait pas été tué, Bourroux l’avait été, lui, le 9 mai. Un insoumis avait-il pris son nom, avait-il hérité de son passé, de ses aventures, en attendant d’hériter de Nathalie qui, on s’en souvient, ne connaissait pas son parent ? Je me suis demandé aussi si l’insoumis qui avait pris l’identité de Bourroux n’était pas simplement le lieutenant Basile, les mêmes raisons qu’il avait de s’embusquer chez nous lui faisant prêter son personnage à un mort sans famille qui le délivrerait de son passé une deuxième fois. Je ne devais jamais savoir la vérité. Mon incertitude ne pouvait que s’accroître. J’ai décidé de raconter cette histoire le jour où j’ai appris que le nom de Monsieur Sureau, que je donnais à mon malade, cachait un homme qui s’appelait Blaise.


Achevé d’imprimer le 12 Juillet 1939
sur les presses G. L. M. rue Uyghens
à Paris

En plus du tirage ordinaire sur vélin
blanc il a été tiré
5 exemplaires sur
japon
20 sur hollande van Gelder &
20 sur vélins de couleur numérotés
de
1 à 5 de 6 à 25 & de 26 à 45