Iris et petite fumée/02-08
CHAPITRE VIII
Je sentais sur mes paupières le poids du matin qui
marchait, il n’y a rien d’aussi triste que de voir
se lever le jour. La première clarté a les mêmes
yeux vides qui sont ouverts pour toujours dans le
visage des noyées, la pâleur échevelée de celles qui
sont mortes de leurs yeux de folles. À travers les
rideaux de mousseline étendus devant la fenêtre,
je guettais avidement la première couleur, la plus
furtive allusion à la vie. Un air rôdait sur les toits
comme pour donner le vertige au silence de ceux
qui n’avaient pas dormi ; l’horizon du regard éloignait
dans son vide affreux l’appel désespéré du
lointain qui se levait. Je demeurais coi, mais comme
si mon silence avait claqué des dents, je me taisais
avec tous les mots que je voulais crier, les premiers
venus, ceux que la pensée d’un homme déraisonnable
avait pour toujours imposés à ma terreur de
le comprendre : « Une femme m’a chassé, me disais-je,
de sa maison avant le jour ; et cette femme
n’est pas de ce monde, mais sans elle le monde ne
serait pas… » Alors, comme une réponse voilée par
le souci de laisser le regard inaltéré par son aveu,
dans la rumeur brumeuse qui montait des rues,
une chanson s’éleva sur le tremblement d’une voix
enfantine, un écho de la vie à l’horreur de pénétrer
la vie. Et je me soulevai sur mes coudes pour mieux
entendre la parole transie d’une fillette qui rendormait
le sommeil tandis que de mes yeux écarquillés
sur les clartés blondes qui envahissaient les carreaux,
je croyais voir une danseuse qui fredonnait
en rougissant l’air qui l’emportait vers son corps
d’amante :
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas
le plier ; ma mère a tant de boutons qu’elle ne
peut pas les compter… » Et c’était une si tendre
vérité que la force de la vie, dans cette voix profonde,
que je sentais comme une douleur le vol
aigre d’une mouche bleue qui cherchait le jour ;
et sur le visage blanc de Monsieur Sureau endormi
tournait tant et tant qu’enfin le silence dans la pâleur
du front découvert s’éleva comme un lis pour s’emparer
d’elle.
Et plus rien autour de moi n’avait plus la force de
s’émouvoir quand je me traînai péniblement jusqu’à
la porte qu’un violent coup de poing avait ébranlée.
Au grand garçon aux traits tirés qui, la casquette
sur la tête, me demandait à quelle heure le docteur
s’était retiré, je n’eus pas le temps de répondre que
je n’étais pas Monsieur Sureau. En me révélant qu’il
était le neveu de Nathalie, il m’apprit qu’il m’avait
reconnu, et comme je lui demandais s’il obéissait à
ma femme en courant chez mes clients :
« Madame, me dit-il, nous la cherchions pour savoir
où vous vous teniez. Ma tante m’a raconté qu’elle
vous avait suivi. »
Je fis asseoir l’émissaire de Nathalie sur le divan que
je venais de quitter. Laissant Monsieur Sureau dans
les eaux mortes de son sommeil, je m’emparai du
roseau avec lequel il avait fumé ; car c’était une tige
aussi mince que je voulais glisser par l’entrebâillement
de la porte que j’avais dans l’après-midi entr’ouverte
sur mes regards ; et il me la fallait assez
longue pour atteindre dans l’autre pièce le crochet
que mon malade avait assujetti, condamnant, dans
un dessein que j’allais percer, l’issue dérobée d’une
pièce dont la clé n’était même pas à chercher puisque
la porte en était cachée.
Offert comme une bête sacrifiée au regard incarné
dans le torse d’Apollon, le corps d’une femme nue
se recroquevillait dans un lit de planches neuves où
l’herbe folle de ses derniers vêtements l’empêchait de
tout à fait s’enfoncer. Dans la caisse rectangulaire
qui n’enfouissait que les seins et le visage, la morte
blonde, sur le mystère de sa nudité, semblait, innocemment,
faire la croix ; et comme un fruit éclaté
en étoilant le feuillage, entamait sur sa chair douce
à la dent de l’aube, la lumière dure comme un glaive
dans les formes cruelles du dieu. Un cri terrible
qui partait de la chambre où j’avais passé la nuit
me retint au moment où j’allais me jeter sur le corps
naufragé ; et, dans la minute que j’employai à maîtriser
mes nerfs, j’eus le temps d’observer que le
tendre cadavre était cloué au bois du cercueil par
sept longs clous dont chaque tête était une pierre de
couleur différente. Mon premier geste fut de remettre
en place les cheveux séparés sur une blessure profonde
où une main criminelle avait formé un nid
minuscule de pierreries. Et je ne fus qu’alors ramené
à moi par une circonstance dont le hasard extravagant
avait retardé le concours : mon odorat paralysé
par les fumées d’opium ne s’était laissé qu’à la longue
saisir par l’odeur de peinture et d’étoffe qui
dénonçait l’artifice de ce mannequin parfaitement
imité, et dont les lingeries volées à ma femme achevaient
pour moi la ressemblance avec un objet de
désir.
J’aurais ranimé Monsieur Sureau si le neveu de Nathalie
n’avait pas eu la lâcheté de s’enfuir. Tout en
me promettant d’adresser des reproches à cet ancien
soldat, pris de peur, moi aussi, je me hâtai de dérober
à une enquête possible les objets inquiétants qui se
trouvaient chez le mort. À mesure que je mettais la
main sur des ustensiles plus compromettants, je me
trouvais plus passionnément attentif à tous les bruits
de la rue, mais bientôt je sus que ce n’était pas le
pas de la police que je guettais. On aurait dit que
Monsieur Sureau me guidait de cachette en cachette
avec les mouvements de la vie sur lesquels sa présence
laissait traîner son dernier rayon. Et je demeurai
soudain immobile afin de mieux écouter une
chanson qui semblait donner libre cours au temps
dans le mystère que j’avais à me révéler. Une lente
mélopée à deux voix qui, d’un bord à l’autre de la
rue berçait un jeu d’enfants…
« Ma mère a un drap si grand qu’elle ne peut pas
le plier. Ma mère a tant de boutons qu’elle ne peut
pas les compter. Ma mère a un ballon si lourd qu’elle
ne peut pas le lancer… Le drap c’est le ciel, le ballon
c’est la lune, les boutons sont les étoiles. »
Je poussai un soupir de soulagement en trouvant
Paule endormie. Nathalie qui veillait sur son sommeil
me raconta qu’elle l’avait trouvée au bord du
canal, regardant l’eau profonde avec effroi mais
empêchée, par une frayeur plus grande encore, de
retourner sur ses pas. Le neveu de Nathalie pensait
comme sa tante qu’un inexplicable hasard avait
seul empêché ma femme de mettre fin à ses jours.
La terreur de ce grand garçon faisait mal à voir.
Il pâlissait quand on prononçait le nom de Monsieur
Sureau et comme je lui demandais enfin pourquoi il
n’avait pas secouru ce corps sans vie, avec un
accent patois et des mots de sa langue maternelle
qui me révélaient à quel point il était ému :
« Cela suffit d’une fois.
— Comment ! Vous le connaissiez ?
— Ce n’est pas Monsieur Sureau, me dit-il dans
un souffle. C’est le lieutenant Basile qui a été tué
pendant la guerre.
— Vous êtes capable de reconnaître dans Monsieur
Sureau un homme tué il y a dix ans ? lui demandais-je.
D’abord, êtes-vous sûr que le lieutenant
Basile était mort ?
— Tout à fait sûr, me répondit l’ancien soldat.
C’est moi qui l’ai enterré !
Je n’allai pas plus loin. Le désir de sauver ma
femme passait avant ma curiosité. Mais je ne devais
pas tarder à obtenir une explication rationnelle des
événements que j’ai racontés. Je ne dis pas que
cette explication me satisfait entièrement. Mais il
se trouvera des personnes plus sagaces que moi pour
y voir au moins les éléments d’un problème moins
irritant pour l’esprit que celui que mon récit a posé.
Le lieutenant Basile n’était pas mort. Il avait déserté
la veille de l’attaque. Ses camarades convinrent de le
sauver, ils le firent figurer sur la liste des morts et
habillèrent un soldat tué avec les vêtements que le
déserteur avait laissés dans sa cantine. Comme il
était le seul officier du bataillon à avoir pris ses
galons dans la cavalerie, ceux qui l’enterrèrent le
reconnurent à ses bottes, à ses boutons nickelés,
au soin qu’il avait pris, comme certains sauteurs
d’obstacles, de coudre ses croix à sa vareuse.
Ainsi s’expliquerait le fait que Bourroux l’avait
enterré. Or, mes recherches m’ont révélé que si le
lieutenant n’avait pas été tué, Bourroux l’avait été,
lui, le 9 mai. Un insoumis avait-il pris son nom,
avait-il hérité de son passé, de ses aventures, en
attendant d’hériter de Nathalie qui, on s’en souvient,
ne connaissait pas son parent ? Je me suis demandé
aussi si l’insoumis qui avait pris l’identité de Bourroux
n’était pas simplement le lieutenant Basile, les
mêmes raisons qu’il avait de s’embusquer chez nous
lui faisant prêter son personnage à un mort sans
famille qui le délivrerait de son passé une deuxième
fois. Je ne devais jamais savoir la vérité. Mon incertitude
ne pouvait que s’accroître. J’ai décidé de
raconter cette histoire le jour où j’ai appris que le
nom de Monsieur Sureau, que je donnais à mon
malade, cachait un homme qui s’appelait Blaise.
sur les presses G. L. M. rue Uyghens
à Paris
En plus du tirage ordinaire sur vélin
blanc il a été tiré 5 exemplaires sur
japon 20 sur hollande van Gelder &
20 sur vélins de couleur numérotés
de 1 à 5 de 6 à 25 & de 26 à 45