GLM (p. 124-132).

CHAPITRE VII


La main de Monsieur Sureau allait et venait, mobile comme le vent, devant la veilleuse dont la lueur inébranlable aurait fait reculer la mer. Le geste de cuire la drogue étend un voile plus grand que l’espace sur la vie des hommes qui vont fumer. On dirait que quelque chose entre eux doit s’éteindre pour alimenter la flamme d’une lampe qui brille au-delà du souffle, dans des épaisseurs où elle se recueille comme un oiseau ; et qu’il n’y a dans leur défaillance commune que les feux de leurs regards pour les rapprocher ; comme dans une louche ruelle où le jour blesse les lumières en se retirant. Les gestes de Monsieur Sureau m’avaient enfoncé dans une ivresse dont sa parole ne pouvait que provisoirement avoir raison, et qu’une complicité soudaine des choses était seule capable de rendre à la vie. Mais, dans les meubles de chêne noir qui nous entouraient, je ne voyais encore que la tristesse écœurée de l’homme qui les avait réunis, sa main-mise de mourant sur une matière enfoncée dans la mort. C’était bien l’endroit où tout l’espoir de l’âme chantait vers l’inanimé ; et l’entrée authentique d’un monde que la conscience avait créé pour en donner l’ombre comme asile à sa tristesse infinie, pour y limiter son ennui en le reposant sur la forme invisible de l’immensité. Je regardais mon malade : les yeux clos il savourait la vingtième pipe. Quels sont les rêves de celui qui a gardé l’être alors que la vie lui a été retirée ? Un hurlement de révolte était pour toujours dans ses yeux parce qu’il n’avait pas supporté l’idée que l’individu le plus à plaindre du monde pouvait dire de lui : « le pauvre homme ! »


Il y a une vérité si triste qu’elle briserait pour toujours la voix d’une amoureuse. Si loin de tout qu’il faut oublier que l’on est pour s’en inspirer ; et à sa propre parole parler comme à un enfant si l’on veut qu’elle réussisse à la proférer : Ah ! On dirait que tout destin est tragique autour de l’individu qui porte la clarté dans l’univers dont il désespère. L’homme qui fumait devant moi s’était rendu davantage le prisonnier de la matière pour que le ciel soit son otage ; et je comprenais en le regardant que je n’étais comme lui qu’une blessure faite homme. Avec un zèle inlassable, la dernière nuit que j’ai passée près de lui, je me suis efforcé de le ramener, par des questions adroites, dans le cercle des préoccupations intellectuelles qui sont communes à tous les hommes. Mais à mes propos sur l’âme ou sur l’esprit, il répondait rageusement ou bien me déclarait avec une intolérable ironie que le monde n’était que son amour : « le monde n’est que mon amour, c’est-à-dire moi-même, et ma pensée dont je serais absent si elle n’avait pas créé l’être dont je suis la proie ».


Il faisait chaud. Sur l’invitation de mon malade, j’endossai un kimono et m’étendis comme lui après avoir disposé sous ma nuque un coussin de cuir, dur comme du bois. Aussi vite que si ses lèvres avaient été agitées par le désir d’achever une prière, Monsieur Sureau égrenait des mots confus, mais dont je ne tardai pas à saisir le fil. Il pensait à Petite Fumée puisqu’il parlait d’amour, mais sa voix était aussi basse que s’il y avait eu dans son ombre une chaude tendresse de femme pour la recueillir :
« Ta chair, disait-il, où s’élève la lumière de mon cœur pour demeurer éblouie d’elle-même et pensive comme un visage.
« Lumière pensive, ta nudité de femme…
« Mon corps dissipe son obscurité dans le tien. Si ton éclat m’éloigne c’est avec les rayons de l’étoile que j’avais dans le cœur. »
Une sorte de calme brûlant m’enveloppait. J’étais le frère de quelqu’un qui dormait au fond de ce que je voyais, l’innocence de celui que nos propos auraient ému. De tout ce que disait mon malade, il n’y avait que les silences qui s’adressaient à moi. Sa parole n’était pas faite pour que je l’entende et je n’étais là que pour donner le poids de la vie à quelque chose qui touchait en elle son éloignement. Sous le voile bleuâtre de la fumée qui l’enveloppait, la vierge gothique dressée sur la cheminée prenait une apparence singulière. La fermeté de ses contours semblait menacer la porte qui lui faisait face comme si elle avait traversé le bois léger du vantail avec un regard qui avait le poids de la pierre. Tout ce qui n’avait pas sa forme dans une pensée me paraissait devenir invisible. Je regardais des lis comme s’ils allaient s’envoler. Vivant, je sortais de l’ombre un univers où je n’étais pas un corps mais l’idée d’un corps. Dans les choses présentes je me pénétrais de la transparence et surtout de la force de cette idée comme si elle avait sur elles nourri le pressentiment terrible d’un objet plus lourd que le monde à faire enfin retomber sur moi. C’était une chambre comme les autres, c’était la terre où la beauté est la litière des vents, où ce qu’il y a de plus clair languit sous le poids de la lumière : « Tout est plus près de tout, disait Monsieur Sureau, quand il n’y a plus que le corps d’une femme pour éclairer son visage et que je ne peux même plus concevoir ce que veut dire ailleurs… Mais ce qu’un malade, ajoutait-il, aurait de mieux à faire, c’est encore de mourir puisqu’il ne lui est pas possible de personnifier son mal. »
À travers la fumée verdâtre qui remplissait la pièce, il me sembla soudain que les yeux de mon malade s’étaient agrandis ; la pensée bizarre qu’il devait y voir la nuit attira soudain mon attention sur une phosphorescence pâle comme une feuille d’acacia, qui bougeait dans ses pupilles aussitôt que l’ombre de l’abat-jour les avait touchées. Sans doute que sous l’effet de l’opium l’attention que je portais à un détail faisait la nuit derrière elle. Car la voix de Monsieur Sureau devenait plus lointaine à mesure que je le regardais, et sifflante comme un chuintement d’oiseau dont la hauteur foisonnante d’un arbre m’aurait séparé. On aurait dit que mon impression avait été sensible avant moi au singulier hasard qui, sur le visage du fumeur, plaquait l’ombre protectrice d’une breloque en forme de chauve-souris. Et maintenant que cette analogie s’imposait à ma pensée, je la sentais prête à céder sous le poids de réflexions plus inquiétantes que tous les objets visibles et invisibles m’avaient lentement inspirées à force de partager mon attente avec moi.


Et cependant, pas plus que Monsieur Sureau, je crois, je n’avais envie d’exprimer ma véritable pensée. Et je le louais intérieurement de ne me dire que ce qu’elle sous-entendait de positif et d’étroitement conformé aux usages d’un esprit sérieux comme le mien. Ces répliques de circonstance maintenaient notre esprit ailleurs, dans un domaine que la vie ne devait nous éclairer qu’en se déchirant.


À une question que je lui avais posée un peu légèrement, il m’avait répondu : « Notre âme, c’est ce qui nous tue. » Et puis, plus lentement et avec un accent de regret : « Mon âme, c’est ce qui me tue, mais qui étant moi, ne peut que se récrier contre ma mort. »
C’est l’imminence du sort, ajoutait-il, sur un jeu de cartes étalé, l’astre d’un espace sentimental… » Il s’était interrompu.
« Un espace que la vie dévêt dans notre cœur de la diversité apportée par les ans.
« Comment ne serait-on pas la bête noire de cette clarté avec le corps qu’on a ramassé dans une flaque de sang. »
Il reprenait :
« L’âme n’est que son passage, le seul lieu du monde où l’on puisse toucher de la main son absence. Elle est le nom divin de l’absence… »
Je devais me reprocher par la suite d’avoir introduit dans notre conversation ce mot vide de sens. Alors que je me serais interdit de l’écrire à cause de sa faiblesse, je le répétais avec complaisance depuis que je m’étais aperçu qu’il pesait d’un poids terrible sur les impressions de Monsieur Sureau. J’espérais qu’il arracherait quelque vérité ou quelque aveu à l’homme qui tremblait en l’entendant et paraissait ensuite s’efforcer en vain de le répéter en agitant les bras et les épaules dans une impuissance convulsive qui le faisait ressembler à un oiseau frappé par une pierre dans un arbre qui le tient par ses ailes. Je ne savais pas que la vérité naît les yeux fermés et qu’il ne faut pas aller à sa recherche avec un esprit qui n’est pas né d’elle. Et cependant, un vertige s’empara de moi quand, faisant un gros effort, Monsieur Sureau articula en me regardant pesamment : « Un corps n’est son amour que nu et mis en crois. »
Une espèce de gémissement lui avait répondu. Sur le satin bleu de mon kimono, je vis ma main se crisper, faire le geste de saisir. Dans la pièce voisine un craquement s’était fait entendre, l’ébranlement d’une personne lourde comme un meuble qui marcherait avec précaution. Le souvenir des lingeries féminines que j’avais aperçues se mêlait à cette impression de terreur qui devint beaucoup plus grande encore quand les yeux levés sur le visage de Monsieur Sureau, je vis que l’épouvante n’allait pas jusqu’à lui. L’homme étendu devant moi ne savait pas ce que c’était que la peur. Il n’y avait pas de place sur ses joues pour un frisson, ses lèvres étaient plus froides que ses dents. Avec la double ombre noire que la breloque d’argent plaquait sur sa face figée, il chassait de mon souvenir toutes les paroles que sa ressemblance avec un homme aurait pu m’inspirer ; et je devais lutter de toutes mes forces pour arrêter sur le chemin de mes lèvres un mot qui voulait régner sur le silence ténébreux de la drogue que je respirais ; et que je me répétais mentalement avec le même trouble que si je l’avais prononcé pour la première fois : « Ce n’est pas un homme, me disais-je, c’est un vampire. » Alors il m’est venu un peu de courage et je l’ai interrogé au hasard. Il me semblait qu’il détruisait avec son silence quelque chose de très précieux dont je n’étais qu’un reflet. Avec une lenteur calculée, il me répondait :


« On ne sait pas qu’on a sa vie dans le cœur, on est dans les années : on va d’amour en amour comme si on avait un corps à cacher…
« Mais celui qui a voulu que l’idée de son corps ne fasse qu’un avec l’idée du supplice, qui ne porte pas sa croix, qui est sa propre croix…
« Dans certaines paroles il reconnaît le son de la voix qui l’a chassé, mais pas dans les paroles des autres, dans les siennes :
« Un homme, continua-t-il, que chaque jour éloignerait de l’amour qu’il a dans le cœur, mais en l’approchant de l’amour.
« Un individu qui, né de la femme, irait vers ce qui créa cette femme… »
Tremblant dans un souffle, je demandai :
« Est-ce Dieu qui créa cette femme ?
— Dieu, me répondit-il en éclatant de rire, dans la mesure où le premier venu a le devoir de prendre ce nom. »