Iris et petite fumée/01-07
CHAPITRE VII
Personne ne comprenait rien à cet homme, je peux
le soutenir, moi qui ai bien vu son véritable tourment :
avant son malheur, il passait pour vain et frivole,
il avait le goût des belles filles dans le sang ;
et il ne se désintéressa pas d’elles quand elles commencèrent
à le mépriser. Tout le temps qu’un
homme est aimé, il ne connaît pas plus loin que son
amour. Du moment qu’on ne l’aime plus, il ne lui
reste qu’à se connaître, à supposer l’existence du
monde pour faire aboutir dans le granit de la mort
le supplice de se connaître. Mais Monsieur Sureau
voulait, dût-il y briser son cœur, réintégrer son
amour au sein même de la connaissance de soi. Et on
ne peut pas croire combien il souffrit de ne jamais y
parvenir. Je ne sais pas pourquoi cette prétention
avait le don de me tirer des larmes de compassion.
Encore aujourd’hui quand je revois son maigre
visage, et que je me rappelle certaine façon très
triste qu’il avait d’affirmer qu’il était heureux, une
tendresse sans égale envahit mon cœur ; et je tends
en vain mes bras vers cette ombre d’un malade à qui
je n’ai pas assez répété qu’il était mon ami. Il méritait
bien qu’on se donnât la peine de l’aimer. Car
son épreuve était au-dessus de ce qu’un esprit peut
penser et il n’eut que sa folie pour la conduire jusqu’au
bout, et quelques prétextes empruntés à des
ouvrages que personne, sauf lui, n’a lus jusqu’au
bout.
Il se faisait de l’amour une idée si haute qu’il pensait
la trouver toujours entre sa peine et lui : son
courage prendrait le dessus ; il parlerait. Sa vie deviendrait
l’orgueil et son corps l’humilité de son
amour : « Tu verras, disait-il en me tutoyant tout
d’un coup ; il n’y aura rien de moi, désormais, dans
le don de la voir, que sa beauté à elle, comme une
lumière détachée de la lumière et qui me chercherait
dans les choses. Car on peut, dans sa passion,
aller plus loin que son cœur. » Il n’avait jamais
entretenu de désirs que pour rendre sa douleur aussi
réelle que lui-même ; et s’il descendait de si grand
cœur au fond de sa misère, c’est qu’un homme ne
peut se révéler qu’à ce prix la dimension surnaturelle
de l’amour.
C’était bien la première fois qu’un homme s’enfonçait
dans son amour à la rencontre de lui-même ; et
qu’il y prenait des lumières pour se connaître et la
force qu’il y fallait pour ne pas en mourir ; car c’est
une connaissance dont nous ne touchons le fond que
dans l’horreur de celui que nous sommes ; et bien
nous vaut qu’elle soit la faveur d’un visage assez
ardent pour nous donner le jour, pour nous le tirer
de notre âme. Je comprenais pourquoi cet homme
disait de Petite-Fumée qu’elle avait du matin dans
les traits.
Son rêve brillait avec d’autant plus d’éclat qu’il approfondissait
mieux l’abîme de misère qui l’en séparait.
Car ce rêve était en lui et hors de lui comme
la souveraineté de l’être sur sa condition, comme une
unité en chemin dont il mesurait toute la force dans
l’étendue des maux qu’elle lui faisait accepter. Sitôt
qu’il descendait en lui-même, il marchait dans une
lumière puisée aux sources de son cœur, il y venait
à bout de se nier comme homme pour qu’il n’y ait
en lui que l’aimer à l’origine de son amour.
— Ce qui brille dans la beauté d’une femme, disait-il
à son médecin, c’est le bonheur dont la vie nous
éloigne.
Il aimait son mal comme une blessure qu’elle lui
aurait faite pour être avant lui dans son souffle. Il
aimait sa vie que son mal avait mise en lui ; et qui,
résidant à l’ombre de ses sens, en était toute la substance ;
si bien que sa passion, sans avoir à quitter
son cœur, pouvait se couronner de ses yeux sur le
front de la reine des femmes.
Ainsi n’était-il plus séparé que par son amour de
celle qu’il avait dans son âme, confondue à la clarté
maternelle qu’il appelait du nom charmant d’Iris.
Et, seul avec elle depuis toujours, il la revêtait de
son regard pour la voir, de son silence pour l’entendre.
Quand il sortait de lui pour la toucher, pour ne
savoir comment la toucher, il n’entrait jamais que
dans la transparence des pensées où il l’avait attendue.
« Je me réconcilie avec mon mal, me dit-il un jour.
Je ne sais pas si c’est lui que je choie ou mon amour
qu’il me tient par les ailes ; mais il est sûr que je
m’attache à mon mal. Je crois qu’il a fallu que ce
que j’aime me brise pour être vu ; qu’il y a dans ce
que j’aime quelque chose de plus pur que l’amour,
et qui devait me jeter à terre afin de me clouer à lui.
« Ma chute m’a mis sous l’influence d’un visage : il
a fallu que je tombe pour voir qu’il était beau ; et
comme éclairé du dedans par le même esprit qui me
tire des nues et me donne le monde. »