GLM (p. 13-18).

CHAPITRE I


Monsieur Sureau habitait le premier étage d’une maison située au fond d’une place qui s’ouvrait sur un boulevard. Il faisait encore jour à l’heure où je m’arrêtais chez lui en revenant de l’hôpital. Entre les branches des platanes on voyait, de sa fenêtre, les péniches amarrées dans le port du canal.


« Une femme à qui j’appartiens, déclara Monsieur Sureau, m’a chassé de sa maison avant le jour ; et cette femme n’est pas de ce monde mais, sans elle, le monde ne serait pas. »
Ceci tournait à la devinette ; il n’y pouvait rien : un songe était au fond de sa vie, il exprimait tout ce qu’une raison comme la sienne en pouvait saisir. Ce n’est pas la faute d’un homme si sa pensée n’entre qu’après lui dans le lit qu’elle s’est creusé.


« Je ne mets jamais que de l’ordre dans mes paroles, me dit Monsieur Sureau, la clarté doit leur venir d’ailleurs. »
On aurait dit qu’il buvait sur mes lèvres toute la ténèbre où battait son cœur.
« Personne ne m’a vu pleurer que vous qui me donnez des soins, et vous avez cru que j’étais triste quand mon regard, n’allant vers le jour qu’en lui-même, pensait à tout avec des larmes… »


Pour un oui, pour un non, Monsieur Sureau tire de sa poche un mouchoir jaune peint de pagodes et d’oiseaux-lyres. Il n’y manqua pas ce jour-là ; on aurait dit qu’il prenait un plaisir très vif à humer ses larmes sur les chrysanthèmes de la soie qui étaient comme les fleurs, entre ses mains, d’un automne trop beau pour passer… elles lui tournent la tête, il se fera tout petit afin de mieux écouter les cris d’oiseaux, les bruits de portes : c’est quelqu’un qu’il faut comprendre en dehors de la raison qui dicte nos actes ordinaires.
Il me faisait la grâce de me donner ce qui était. Je trouvais doux de savoir que le soir de fête ne serait plus que son ombre, que son odeur dans la faveur de l’entendre. Il me semblait alors que c’était une action innocente que de rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace.


« Une femme m’a chassé de ses bras, me dit-il, et — tout en me regardant sans me voir — c’est un peu triste de penser que le monde est sorti des efforts que j’ai faits pour la retrouver.
« Aujourd’hui, tout ce qui existe porte la preuve que je ne rêve pas, dans le sentiment que je l’ai perdue. On s’arracherait sans trop de peine à quelqu’un que l’on aime si ce n’était pas pour créer ce qui nous privera de lui.
« Je ne voulais que redevenir son amour ; c’est mon amour que j’ai fondé en la cherchant comme la terre de ce qui nous sépare.
« Où es-tu ?… Voilà bien le cri le plus tendre sur la bouche d’un homme quand il a dû donner pour solitude à son cœur tout ce qui peut tenir de réel entre la nuit et le jour…
« Mais l’aube se lève, ajouta-t-il mystérieusement, avec la douleur de rendre à l’espace ce qui appartenait à la vie… »


Venu par la fenêtre ouverte le chant des cloches surprend Monsieur Sureau qui s’interrompt. Dans le jour qui se couvre chaque ombre endort une lueur sur son visage de vieil argent. Jamais il ne m’aura parlé si bas de ce qui lui fait tant de peine :
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui donner le nom d’Iris… »
Il devait se détourner, tellement le souci de distinguer son murmure approchait mon visage du sien. Tandis qu’il se recueillait, je respirais sur ses vêtements une odeur particulière, transparente et pleine ; et toute chaude de soleil, comme nourrie d’une autre odeur par le souvenir qui me l’aurait fait reconnaître. Cela sentait la peinture fraîche et la boule de cyprès, une odeur qui n’était claire qu’à la pensée d’un monde mouvant : Voilà une impression surprenante, me dis-je, mais à laquelle je me suis habitué tout de suite, comme à ce parfum même qui, déjà, referme dans ma chair son calice. Cependant, Monsieur Sureau parlait si bien que j’avalais ma langue pour mieux l’écouter :
« Depuis que je l’appelle Iris, je suis tout à fait sûr qu’elle est dans cette vie.
« Maintenant, je ne saurais pas vous dire combien de temps j’en ai douté. On ne s’applique pas à devenir un homme sans entrer pour une part dans l’inertie des autres. Même le plus affranchi de ceux qui vivent se refuserait à tenir pour réel ce qui n’existe que pour lui.
« Pourtant, dit-il encore, l’universel aura d’abord été la solitude de celui qui devait l’exprimer… » Et moi, je m’empressais de soutenir une thèse aussi réconfortante pour un penseur sans crédit : le médecin sortit de son silence : je déclarai avec assez d’à-propos :
« À force de n’exister que pour un, ce que voit un homme devient la chair de tous. »
« Je l’appelle Iris, répéta Monsieur Sureau sans me regarder, on ne peut pas la concevoir en dehors de celui que je suis. Elle a grandi avec moi comme une transparence qui m’aurait tiré de son sein.
« Imaginez un esprit féminin qui s’enfanterait dans sa douleur de me donner le jour. »
Toutes les fois que ce maniaque allait au fond de sa pensée, il y allait seul ; on ne pouvait le suivre que sur les eaux d’une chanson toujours prête à se refermer sur lui. C’est quand il souhaitait le plus d’être compris qu’il n’y avait plus de place pour une idée entre le bourdonnement du monde et les vibrations de sa voix. Mais, soudain, il s’en avisait ; et, ce jour-là, il me sembla que se détournant enfin de sa pensée, il en présentait l’économie dans l’ordre des choses.
Très simplement, il me déclara :
« Il n’est pas indifférent pour un homme de savoir qu’il n’est son être intact que dans son idée d’une femme.
« On finit toujours par se dire qu’il a fallu la quitter pour aimer, nourrir des heures où l’attendre :
« L’amour est un autre nom pour le temps qui nous donne un monde pour l’y chercher. »
Sa voix avait faibli sur les derniers mots. Entre ses dents serrées passait comme le frisson d’une menace. C’était la première fois depuis la récente année de mon installation qu’un de mes malades me faisait peur. « Celui qui pense à mourir, me dis-je, veut donner à ce qu’il aime le poids effroyable de ce qui ne connait pas l’amour. »