Iris et petite fumée/01-01
CHAPITRE I
Monsieur Sureau habitait le premier étage d’une
maison située au fond d’une place qui s’ouvrait sur
un boulevard. Il faisait encore jour à l’heure où
je m’arrêtais chez lui en revenant de l’hôpital.
Entre les branches des platanes on voyait, de sa
fenêtre, les péniches amarrées dans le port du canal.
« Une femme à qui j’appartiens, déclara Monsieur
Sureau, m’a chassé de sa maison avant le jour ;
et cette femme n’est pas de ce monde mais, sans
elle, le monde ne serait pas. »
Ceci tournait à la devinette ; il n’y pouvait rien :
un songe était au fond de sa vie, il exprimait tout
ce qu’une raison comme la sienne en pouvait saisir.
Ce n’est pas la faute d’un homme si sa pensée
n’entre qu’après lui dans le lit qu’elle s’est creusé.
« Je ne mets jamais que de l’ordre dans mes paroles,
me dit Monsieur Sureau, la clarté doit leur venir
d’ailleurs. »
On aurait dit qu’il buvait sur mes lèvres toute la
ténèbre où battait son cœur.
« Personne ne m’a vu pleurer que vous qui me
donnez des soins, et vous avez cru que j’étais triste
quand mon regard, n’allant vers le jour qu’en lui-même,
pensait à tout avec des larmes… »
Pour un oui, pour un non, Monsieur Sureau tire
de sa poche un mouchoir jaune peint de pagodes
et d’oiseaux-lyres. Il n’y manqua pas ce jour-là ;
on aurait dit qu’il prenait un plaisir très vif à
humer ses larmes sur les chrysanthèmes de la soie
qui étaient comme les fleurs, entre ses mains, d’un
automne trop beau pour passer… elles lui tournent
la tête, il se fera tout petit afin de mieux écouter
les cris d’oiseaux, les bruits de portes : c’est quelqu’un
qu’il faut comprendre en dehors de la raison
qui dicte nos actes ordinaires.
Il me faisait la grâce de me donner ce qui était.
Je trouvais doux de savoir que le soir de fête ne
serait plus que son ombre, que son odeur dans la
faveur de l’entendre. Il me semblait alors que c’était
une action innocente que de rendre à la vie ce qui
appartenait à l’espace.
« Une femme m’a chassé de ses bras, me dit-il,
et — tout en me regardant sans me voir — c’est
un peu triste de penser que le monde est sorti
des efforts que j’ai faits pour la retrouver.
« Aujourd’hui, tout ce qui existe porte la preuve
que je ne rêve pas, dans le sentiment que je l’ai
perdue. On s’arracherait sans trop de peine à quelqu’un
que l’on aime si ce n’était pas pour créer
ce qui nous privera de lui.
« Je ne voulais que redevenir son amour ; c’est
mon amour que j’ai fondé en la cherchant comme
la terre de ce qui nous sépare.
« Où es-tu ?… Voilà bien le cri le plus tendre sur
la bouche d’un homme quand il a dû donner pour
solitude à son cœur tout ce qui peut tenir de réel
entre la nuit et le jour…
« Mais l’aube se lève, ajouta-t-il mystérieusement,
avec la douleur de rendre à l’espace ce qui appartenait
à la vie… »
Venu par la fenêtre ouverte le chant des cloches
surprend Monsieur Sureau qui s’interrompt. Dans
le jour qui se couvre chaque ombre endort une lueur
sur son visage de vieil argent. Jamais il ne m’aura
parlé si bas de ce qui lui fait tant de peine :
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui donner le
nom d’Iris… »
Il devait se détourner, tellement le souci de
distinguer son murmure approchait mon visage du sien.
Tandis qu’il se recueillait, je respirais sur ses vêtements
une odeur particulière, transparente et pleine ;
et toute chaude de soleil, comme nourrie d’une
autre odeur par le souvenir qui me l’aurait fait
reconnaître. Cela sentait la peinture fraîche et la
boule de cyprès, une odeur qui n’était claire qu’à
la pensée d’un monde mouvant : Voilà une impression
surprenante, me dis-je, mais à laquelle je me
suis habitué tout de suite, comme à ce parfum
même qui, déjà, referme dans ma chair son calice.
Cependant, Monsieur Sureau parlait si bien que
j’avalais ma langue pour mieux l’écouter :
« Depuis que je l’appelle Iris, je suis tout à fait
sûr qu’elle est dans cette vie.
« Maintenant, je ne saurais pas vous dire combien
de temps j’en ai douté. On ne s’applique pas à
devenir un homme sans entrer pour une part dans
l’inertie des autres. Même le plus affranchi de ceux
qui vivent se refuserait à tenir pour réel ce qui
n’existe que pour lui.
« Pourtant, dit-il encore, l’universel aura d’abord
été la solitude de celui qui devait l’exprimer… »
Et moi, je m’empressais de soutenir une thèse aussi
réconfortante pour un penseur sans crédit : le médecin
sortit de son silence : je déclarai avec assez
d’à-propos :
« À force de n’exister que pour un, ce que voit
un homme devient la chair de tous. »
« Je l’appelle Iris, répéta Monsieur Sureau sans
me regarder, on ne peut pas la concevoir en dehors
de celui que je suis. Elle a grandi avec moi comme
une transparence qui m’aurait tiré de son sein.
« Imaginez un esprit féminin qui s’enfanterait dans
sa douleur de me donner le jour. »
Toutes les fois que ce maniaque allait au fond de
sa pensée, il y allait seul ; on ne pouvait le suivre
que sur les eaux d’une chanson toujours prête à
se refermer sur lui. C’est quand il souhaitait le
plus d’être compris qu’il n’y avait plus de place
pour une idée entre le bourdonnement du monde
et les vibrations de sa voix. Mais, soudain, il s’en
avisait ; et, ce jour-là, il me sembla que se détournant
enfin de sa pensée, il en présentait l’économie
dans l’ordre des choses.
Très simplement, il me déclara :
« Il n’est pas indifférent pour un homme de savoir
qu’il n’est son être intact que dans son idée d’une
femme.
« On finit toujours par se dire qu’il a fallu la quitter
pour aimer, nourrir des heures où l’attendre :
« L’amour est un autre nom pour le temps qui nous
donne un monde pour l’y chercher. »
Sa voix avait faibli sur les derniers mots. Entre
ses dents serrées passait comme le frisson d’une
menace. C’était la première fois depuis la récente
année de mon installation qu’un de mes malades
me faisait peur. « Celui qui pense à mourir, me
dis-je, veut donner à ce qu’il aime le poids effroyable
de ce qui ne connait pas l’amour. »