Ladvocat, libraire (p. 31-38).




Chant second.




IPSARA.




Oui, la Grèce toujours m’intéresse et m’inspire[1],
Je lui vouerai du moins les secours de la lyre.
Que ne m’est-il donné de faire, en vers puissans,
Par cent bouches d’airain éclater mes accens !


D’une voix tour à tour menaçante et plaintive,
J’éveillerais au loin l’Europe inattentive,
Et jusqu’au cœur des rois et des peuples surpris,
De l’Archipel sanglant je porterais les cris.

Mais je n’ose prétendre à ce sublime ouvrage ;
Dieu n’a pas mesuré ma force à mon courage ;
Ma voix faible pour vous n’a que des sons touchans,
Ô Grecs ! et trop de pleurs interrompent mes chants…

Eh ! comment retenir ses larmes indignées,
Lorsqu’en des flots de sang vos familles baignées,
Implorent des vengeurs qu’elles n’obtiennent pas !
Lorsqu’aux traces de l’homme attaché pas à pas,
Le Janissaire égorge, incendie et ravage,
Aux rebuts de son glaive impose l’esclavage,
Et toujours du triomphe ensanglantant le fruit,
Ne croit avoir vaincu que ce qu’il a détruit !

Nobles Grecs, votre cause, en vain dénaturée,
Est celle du malheur, toujours pure et sacrée :
Et dussent tous les maux que vous avez soufferts,
Sur mon frêle destin tomber avec vos fers,

Dût le sabre ottoman se lever sur ma tête,
Mes vœux sont d’un chrétien et mes chants d’un poète ;
Et ma lyre excitant votre ardente valeur,
Est fidèle à ses dieux, la gloire et le malheur.





Poursuis, peuple-martyr de chrétiens et de braves,
Qu’un joug de trois cents ans n’a pu garder esclaves,
Qui trahis tour à tour, accusés, égorgés,
Abandonnés de tous et par vous seuls vengés,
Prouvez aux nations, par un exemple austère,
Que la gloire, du moins, est un droit volontaire ;
Enfans de Miltiade et de Léonidas,
Du Dieu de Machabée intrépides soldats,
Sous vos usurpateurs moins sujets que victimes,
De vos débris sanglans souverains légitimes,
Peuple grec, sois béni dans tes hardis travaux ;
Va, le Dieu que tu sers n’a pas de dieux rivaux ;
Demande au Syrien que son ange extermine,
S’il ne peut te donner une autre Salamine ;
Si de Sennachérib les bataillons poudreux,
Moins que ceux du grand roi traînaient des chars nombreux,

Et, de ce jour vengeur, si l’aube inexorable
Vit fuir un seul guerrier de leur camp innombrable.
Eh bien, du même Dieu le glaive t’est remis ;
À sa juste fureur livre tes ennemis ;
Lève-toi : fonds sur eux sans mesurer leur nombre ;
Le labarum vainqueur te couvre de son ombre.
Et moi qui de si loin ose t’encourager,
Qui gémis sur ton sort qu’il faudrait partager,
Moi qu’indigne l’Europe oisive et financière,
Méconnaissant le prix de ta noble poussière,
Que ne puis-je t’aider en tes nouveaux efforts ?
Que n’ai-je à t’apporter un nom et des trésors !
J’irais, j’évoquerais les ombres généreuses[2]
Dont la France a peuplé tes îles malheureuses,
De ces derniers croisés voués au Tout-Puissant,
Qui t’ont laissé leur gloire et peut-être leur sang ;
Mais un plus saint devoir enchaîne encor ma vie.
Eh bien ! je chanterai tes périls que j’envie,
Et déjà mes accens réveillant l’Hellespont…
Dieu ! quel long cri de mort tout à coup y répond !


Tandis que nous chantons on égorge nos frères,
Les fils du même Dieu pour qui sont morts nos pères ;
Des femmes, des vieillards, des enfans massacrés,
De saints prêtres surpris dans les rites sacrés,
Des soldats qu’on trahit mais qu’on ne peut abattre
Et qui savent mourir s’ils ne peuvent combattre,
Ipsara voit encor sur ses rocs foudroyés[3],
Tomber tous ces martyrs au sang des leurs noyés,
Et leurs têtes au loin sur tous les mâts dressées[4],
Traverser l’Archipel, à Stamboul adressées[5].

Allez, ambassadeurs des monarques chrétiens,
De la Sainte-Alliance infidèles soutiens,
Le sérail triomphant vous invite à ses fêtes ;
De sept mille chrétiens allez compter les têtes,

Respirer avec calme, à l’ombre du croissant,
D’impudiques parfums et la vapeur du sang,
Et d’un aspect complice insultant les victimes,
Complimenter des yeux leurs bourreaux légitimes.

Rois de la vieille Europe où sont vos chevaliers ?
Fils de nos paladins où sont leurs boucliers ?
De leur sang qui s’indigne entendez les murmures,
Regardez s’agiter leurs poudreuses armures ;
Héritiers des Tancrède, enfans des Châtillons,
Dont le dernier Condé guidait les bataillons,
Si durant votre exil les encans populaires
N’avaient point spolié vos toits héréditaires,
Vous y retrouveriez ce fer des anciens preux,
Qu’au temps des grands exploits Damas forgeait pour eux,
Ces écus tout meurtris des glaives infidèles,
Attestant aux enfans les gloires paternelles,
Ces casques, ces cimiers d’un acier flamboyant,
Quand reluisait sur eux le soleil d’Orient,
Au sépulcre d’un dieu ces lances consacrées,
D’un sang toujours impie à jamais altérées.
Mais ces beaux souvenirs, s’ils manquent à vos yeux,
Vivent dans tous les cœurs au nom de vos aïeux ;
Et ne me dites pas qu’un orage funeste
A tout anéanti, puisque ce nom vous reste.
Partez, allez chercher jusqu’au pied de la croix,

Les pas encore empreints du plus saint de nos rois ;
On ne s’égare point sur des traces si belles.
Quoi ! partout le croissant a des soldats fidèles,
Et le signe vainqueur qu’éleva Constantin,
Qui seul de Tolbiac décida le destin,
Qui du joug d’Almanzor affranchit nos campagnes,
De cités en cités reconquit les Espagnes,
Sur le monde chrétien passerait aujourd’hui,
Sans qu’un seul défenseur se ralliât à lui !
Vous nous imposez donc par des titres frivoles,
Chevaliers de salon et chrétiens en paroles,
Vous qui près des martyrs craignez de vous ranger,
Vous qui semblez attendre, à l’abri du danger,
Que la mer du midi vienne au pied de nos villes,
Battre d’un flot sanglant nos vaisseaux immobiles,
Et roulant jusqu’à nous des cadavres meurtris,
Des fêtes du sérail nous porte les débris !

Non, race de nos preux, levez-vous tout entière ;
Dieu le veut. — Déployez l’invincible bannière ;
Vous surtout, dont le Nil vit les succès hardis,
Vétérans de Moscou retrouvés à Cadix,
Preux récens, poursuivez ces esclaves timides
Que vous avez chassés du pied des pyramides[6] ;

Faites vous reconnaître à vos terribles coups ;
Le fer des Lusignan sera léger pour vous.
Un long gémissement à l’Orient s’élève ;
De Madrid à Corynthe apportez votre glaive ;
Frappez, rendez à tous leurs légitimes droits,
Et que tous les tyrans tremblent, peuples ou rois.


FIN.


  1. J’ai déjà adressé, en 1820, une ode aux Grecs, qui est imprimée dans mes Poèmes et Chants élégiaques. Cette noble cause a été pour tous nos jeunes poètes une source féconde de belles inspirations.
  2. Nous avons peut-être des frères dans les Grecs que nous abandonnons : les rois de Chypre, les comtes d’Athènes, etc., étaient des français, et toute la suite de ces seigneurs s'étant mêlée aux naturels du pays, il sera demeuré en Grèce tout le sang français que le cimeterre n’aura pas répandu.
  3. La lecture des désastres d’Ipsara fait frémir. Le cœur ne se repose de son indignation que pour admirer le dévouement des Grecs, qui, trahis et sans espoir de défense, se sont fait sauter avec leurs ennemis.
  4. Le capitan-pacha a envoyé en présent au sérail 7 000 têtes de Grecs plantées sur des piques et attachées aux mâts de ses vaisseaux.
  5. Byron employe toujours le mot de Stamboul : et je crois comme lui, que lorsqu’il s’agit des Turcs, Constantinople ou Bysance sont des noms peu convenables à la physionomie barbare de ces peuples.
  6. La bataille des Pyramides.