Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854/Acte II

Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854
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ACTE SECOND.





Scène première.

ÉRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.

Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous ;
Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux ;
Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,
Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

DORIS.

Quoi, madame ! toujours irritant vos douleurs,
Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?
Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive ;
Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive :
Mais dans le temps fatal que, repassant les flots,
Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ;
Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,
Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.
Maintenant tout vous rit : l’aimable Iphigénie
D’une amitié sincère avec vous est unie ;
Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;
Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir l’Aulide où son père l’appelle,
Et l’Aulide vous voit arriver avec elle :
Cependant, par un sort que je ne conçois pas,
Votre douleur redouble et croît à chaque pas.

ÉRIPHILE.

Eh quoi ! te semble-t-il que la triste Ériphile
Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir
À l’aspect d’un bonheur dont je ne puis jouir ?
Je vois Iphigénie entre les bras d’un père ;
Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère ;
Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,
Remise dès l’enfance en des bras étrangers,
Je reçus et je vois le jour que je respire,
Sans que père ni mère ait daigné me sourire.
J’ignore qui je suis ; et pour comble d’horreur,
Un oracle effrayant m’attache à mon erreur,
Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,
Me dit que sans périr je ne me puis connaître.

DORIS.

Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
Un oracle toujours se plaît à se cacher ;
Toujours avec un sens il en présente un autre :
En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
C’est là tout le danger que vous pouvez courir,
Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.

ÉRIPHILE.

Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance ;
Et ton père, du reste infortuné témoin,
Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
Hélas ! dans cette Troie où j’étais attendue,
Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue ;
J’allais, en reprenant et mon nom et mon rang,
Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.
Déjà je découvrais cette fameuse ville.
Le ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille :
Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;
Ton père, enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans les fers, à moi-même inconnue ;
Et de tant de grandeurs dont j’étais prévenue,
Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver
Que la fierté d’un sang que je ne puis prouver.

DORIS.

Ah ! que perdant, madame, un témoin si fidèle,
La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !
Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,
Qui des secrets des dieux fut toujours informé.
Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître,
Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être.
Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?
Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
Vous va sous son appui présenter un asile ;

Elle vous l’a promis et juré devant moi.
Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.

ÉRIPHILE.

Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste,
Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

DORIS.

Quoi, madame !

ÉRIPHILE.

Quoi, madame ! Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Écoute, et tu te vas étonner que je vive :
C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive ;
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

DORIS.

Ah ! que me dites-vous ?

ÉRIPHILE.

Ah ! que me dites-vous ? Je me flattais sans cesse
Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,
Et te parle une fois pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée.
Je n’en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs :
Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine
À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie :
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l’effroyable visage.
J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.
Iphigénie en vain s’offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée
Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir,
Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.

DORIS.

Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Éviter les tourments que vous venez chercher,
Et combattre des feux contraints de se cacher ?

ÉRIPHILE.

Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me traînait il fallut consentir :
Une secrète voix m’ordonna de partir,
Me dit qu’offrant ici ma présence importune,
Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ;
Que peut-être, approchant ces amants trop heureux,
Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience
D’apprendre à qui je dois une triste naissance ;
Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
S’il s’achève, il suffit ; tout est fini pour moi.
Je périrai, Doris ; et par une mort prompte,
Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
Et que mon fol amour a trop déshonorés.

DORIS.

Que je vous plains, madame ! et que la tyrannie…

ÉRIPHILE.

Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.


Scène II.

AGAMEMNON, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.

Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je…

AGAMEMNON.

Ne puis-je… Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;
Il vous aime toujours.

IPHIGÉNIE.

Il vous aime toujours. Que cette amour m’est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée
Par d’étonnants récits m’en avait informée ;
Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

AGAMEMNON.

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

IPHIGÉNIE.

Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?
À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.

AGAMEMNON, à part.

Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?

IPHIGÉNIE.

Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ;
Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine :
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?

AGAMEMNON.

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
D’un soin cruel ma joie est ici combattue.

IPHIGÉNIE.

Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d’un long éloignement :
N’osez-vous sans rougir être père un moment ?
Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse
À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse ;
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité :
Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?

AGAMEMNON.

Ah ! ma fille !

IPHIGÉNIE.

Ah ! ma fille ! Seigneur, poursuivez.

AGAMEMNON.

Ah ! ma fille ! Seigneur, poursuivez. Je ne puis.

IPHIGÉNIE.

Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

AGAMEMNON.

Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.

IPHIGÉNIE.

Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !

AGAMEMNON.

Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

IPHIGÉNIE.

Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ?

AGAMEMNON.

Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

IPHIGÉNIE.

L’offrira-t-on bientôt ?

AGAMEMNON.

L’offrira-t-on bientôt ? Plus tôt que je ne veux.

IPHIGÉNIE.

Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?

AGAMEMNON.

Hélas !

IPHIGÉNIE.

Hélas ! Vous vous taisez !

AGAMEMNON.

Hélas ! Vous vous taisez ! Vous y serez, ma fille.
Adieu.


Scène III.

IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.

Adieu. De cet accueil que dois-je soupçonner ?
D’une secrète horreur je me sens frissonner :
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore.
Justes dieux ! vous savez pour qui je vous implore !

ÉRIPHILE.

Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l’accabler,
Quelque froideur suffit pour vous faire trembler !
Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,
Moi qui, de mes parents toujours abandonnée,
Étrangère partout, n’ai pas, même en naissant,
Peut-être reçu d’eux un regard caressant !
Du moins, si vos respects sont rejetés d’un père,
Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère ;
Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés !

IPHIGÉNIE.

Je ne m’en défends point : mes pleurs, belle Ériphile
Ne tiendront pas longtemps contre les soins d’Achille,
Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,
Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?
Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,
Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,
S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue
Qu’avec tant de transports je croyais attendue ?
Pour moi, depuis deux jours qu’approchant de ces lieux,
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
Je l’attendais partout ; et, d’un regard timide,
Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,
Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi,
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.
Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue ;
Lui seul ne paraît point : le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?
Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?
Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour
Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l’amour ?
Mais non : c’est l’offenser par d’injustes alarmes ;
C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.
Il n’était point à Sparte entre tous ces amants
Dont le père d’Hélène a reçu les serments :
Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,
S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole ;

Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,
Il veut même y porter le nom de mon époux.


Scène IV.

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
CLYTEMNESTRE.

Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait,
Votre père ait paru nous revoir à regret :
Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,
Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s’est vu trompé par notre égarement,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
Pour votre hymen Achille a changé de pensée ;
Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder.

ÉRIPHILE.

Qu’entends-je ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’entends-je ? Je vous vois rougir de cet outrage.
Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein,
Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ;
Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec joie au fils d’une déesse.
Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des dieux dont on le fait sortir,
Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos vœux de son cœur attendent le retour ?
Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.
J’ai fait de mon dessein avertir votre père ;
Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ;
Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

(À Ériphile.)
Je ne vous presse point, madame, de nous suivre ;

En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.


Scène V.

IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.

En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !
Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
Il me faut sans honneur retourner sur mes pas !
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas !

ÉRIPHILE.

Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

IPHIGÉNIE.

Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.
Le sort injurieux me ravit un époux ;
Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;
Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?

ÉRIPHILE.

Je voulais voir Calchas avant que de partir.

IPHIGÉNIE.

Que tardez-vous, madame, à le faire avertir ?

ÉRIPHILE.

D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGÉNIE.

Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.
Mais, madame, je vois que c’est trop vous presser ;
Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser :
Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.

ÉRIPHILE.

Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie !
Moi, j’aimerais, madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
Qui, la flamme à la main, et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos…

IPHIGÉNIE.

Mit en cendres Lesbos… Oui, vous l’aimez, perfide ;
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ;
Et, loin d’en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.
Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées,
J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées ;
Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
A remis le bandeau que j’avais écarté.
Vous l’aimez. Que faisais-je ! et quelle erreur fatale
M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale !
Crédule, je l’aimais : mon cœur même aujourd’hui
De son parjure amant lui promettait l’appui.
Voilà donc le triomphe où j’étais amenée !
Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés,
Et la perte d’un cœur que vous me ravissez :
Mais que, sans m’avertir du piége qu’on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce
L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner,
Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

ÉRIPHILE.

Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ;
Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés,
À mon oreille encor les avaient épargnés.

Mais il faut des amants excuser l’injustice.
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon
Achille préférât une fille sans nom,
Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,
C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?

IPHIGÉNIE.

Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
Je n’avais pas encor senti tout mon malheur :
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités :
Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime,
Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par avance avaient su le toucher ;
J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.
Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !


Scène VI.

ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.

Il est donc vrai, madame, et c’est vous que je vois !
Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?
D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ?

IPHIGÉNIE.

Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents.
Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.


Scène VII.

ACHILLE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.

Elle me fuit ! Veillé-je ! ou n’est-ce point un songe ?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
Madame, je ne sais si sans vous irriter
Achille devant vous pourra se présenter ;
Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ?
Vous savez…

ÉRIPHILE.

Vous savez… Quoi ! seigneur, ne le savez-vous pas,
Vous qui, depuis un mois brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?

ACHILLE.

De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois.

ÉRIPHILE.

Quoi ! lorsque Agamemnon écrivait à Mycène,
Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?
Quoi ! vous, qui de sa fille adoriez les attraits…

ACHILLE.

Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,
Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée,
Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence employant l’artifice,
Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer
Que, si j’en crois ma gloire, il faut y renoncer.
Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ?
Entrons : c’est un secret qu’il leur faut arracher.


Scène VIII.

ÉRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.

Dieux qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
Orgueilleuse rivale, on t’aime ; et tu murmures !
Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,
Ou sur eux quelque orage est tout près d’éclater.
J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille :
On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ;
Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.