Ion (trad. Cousin)/Argument philosophique

Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième


ION,
OU
DE L’ILIADE.


ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.


Séparateur


Outre les sophistes et les démagogues, Platon trouva sur sa route les artistes, les poètes et les histrions, qui étaient aussi, dans leur genre, des démagogues et des sophistes, puisqu’ils cherchaient, non la vérité, mais l’effet et le succès, divertissaient le peuple au lieu de l’éclairer, et par là avaient acquis une grande autorité auprès de lui, et étaient devenus une puissance dans l’état. Ils abusaient de l’art, comme les démagogues et les sophistes de l’éloquence et de la dialectique. Il est à remarquer que les trois accusateurs de Socrate étaient un dévot, un démagogue et un poète ; et Socrate, dans l’Apologie, avoue qu’un de ses torts est d’avoir mal pensé et mal parlé des poètes et des artistes, d’avoir cherché la vérité auprès d’eux, et de n’y avoir trouvé que des hommes ignorans et pleins d’eux-mêmes, se croyant en possession des plus beaux secrets, et ne pouvant rendre compte de rien. Les poètes eurent donc la main dans le procès de Socrate, et Mélitus les représente officiellement. Cela est si vrai, que Libanius, dans son apologie de Socrate, met la plus grande importance à le laver du reproche d’avoir attaqué la poésie et les poètes. Mais, quoi qu’en dise Libanius, Socrate était en effet coupable du crime de lèse-poésie ; et il n’en pouvait guère être autrement avec la mission qu’il s’était donnée à lui-même. Cette mission était toute morale. Socrate recherchait en toutes choses la vérité et l’utilité morale ; et il frondait impitoyablement tout ce qui lui semblait s’écarter de ce modèle. Ainsi, comme la religion de son temps était mêlée, et nécessairement, de beaucoup de superstitions, il attaqua ces superstitions, même de manière à compromettre, auprès des faibles, le fond de la religion, ce qui souleva contre lui le pouvoir sacerdotal. Frappé de l’influence corruptrice des démagogues, qui, en faisant leur cour au peuple et en flattant ses passions, poussaient la démocratie athénienne à l’anarchie, il se moqua des orateurs populaires, au point de se donner une apparence aristocratique et d’exciter le soupçon qu’il appartenait plus ou moins au parti lacédémonien. Enfin lui qui voulait se rendre compte de toutes choses et qui ne croyait savoir que ce qu’il savait méthodiquement, il ne pouvait guère admirer des gens dont tout le talent était une certaine puissance d’inspiration momentanée, un enthousiasme incompatible avec la réflexion, qui ne se développe que précisément à condition de s’ignorer, et, la crise passée, laisse l’âme dans son état ordinaire, avec tous ses défauts et même avec tous ses vices. En général, Socrate avait au plus haut degré tout ce qu’il faut pour commencer une révolution. À une droiture parfaite il joignait une opiniâtreté invincible. Son esprit était plus juste qu’étendu ; la haute métaphysique le surpassait, lui répugnait même, et il ne savait pas voir toujours derrière des apparences fâcheuses le fond vrai et grand qui les supportait, et pouvait jusqu’à un certain point réconcilier avec elles. Avec tous les avantages du bon sens, il en avait aussi les inconvéniens, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il vit donc parfaitement le mauvais côté de l’ordre social de son temps, le signala hautement et l’attaqua avec une imprudence héroïque, se servant tour à tour des armes de la raison et de celles du ridicule. Platon avait une mission bien différente et un caractère d’esprit tout opposé. Sur la base du bon sens de Socrate s’élevait en lui un génie supérieur dont le mouvement naturel et réfléchi était d’aller dans la spéculation aussi haut et aussi loin que peut aller la pensée humaine. Il avait beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup étudié, et s’était efforcé de tout comprendre ; par conséquent il était conciliant et indulgent. À la tendance exclusivement critique et négative de Socrate, dont il conserva l’apparence, il substitua une direction plus positive et plus pacifique : au lieu d’attaquer, il entreprit d’éclairer ; il ne changea pas le rôle de Socrate, il l’agrandit et l’épura. Ainsi, sans faire grâce aux superstitions de son temps, qu’il combattit toujours avec fermeté, l’étude sérieuse qu’il avait faite des mystères et du fond de la religion, le réconcilia avec des traditions où il voyait des choses admirables et d’éternelles vérités sous des formes accommodées au temps, c’est-à-dire utiles. Impitoyable ennemi des démagogues et de l’éloquence anarchique et passionnée de la tribune populaire, nous ferons voir dans notre argument sur la République quel fut le vrai caractère de sa politique à-la-fois libérale et sévère, tempérament hardi de la législation dorienne et de la législation ionienne réconciliées et fondues ensemble dans leurs meilleures parties, quoiqu’avec la prédominance de l’élément et du caractère dorien. Quant à l’art et à la poésie en particulier, personne n’a mieux décrit l’enthousiasme qui la constitue et qui en fait une chose divine. À cet égard, le Phèdre est là ; mais tout comme il voulait que l’éloquence eût une direction morale, de même il voulait que la poésie, l’enthousiasme et l’inspiration, qui souvent s’égarent, se laissassent un peu guider par la sagesse et la philosophie. Surtout il ne voulait pas que le génie poétique, si contagieux dans ses effets, fût mis au service des délires de la passion ou de la superstition, et employé à retenir les masses, auxquelles s'adresse particulièrement la poésie, dans des croyances impies et des erreurs avilissantes pour la dignité et la moralité de l'espèce humaine. À genoux devant la poésie comme devant la religion, il croyait que l'on devait surveiller et les prêtres et les poètes. Il trouvait que les poètes avaient beaucoup nui à la poésie en consacrant et en accréditant parmi le peuple une mythologie corruptrice ; et lorsque, dans sa République, il est forcé de choisir entre la poésie et la vérité, fidèle à l'esprit de Socrate, il met avant tout la vérité et l'humanité, et se décide, quoique à regret, à renvoyer les poètes et Homère lui-même. C'est là le dernier mot de Platon, et en général c’est toujours dans ses derniers ouvrages qu’il faut chercher sa vraie pensée, et par elle pénétrer dans ses ouvrages antérieurs, et y saisir les germes des idées que plus tard il développa avec l’étendue, la mesure et la force qui appartiennent à l’âge mûr. Dans la République, Platon se prononce décidément contre les poètes ; dans ses premiers ouvrages, sans aller jusqu’à proposer de les chasser de l’état, il les fronde incessamment, et leur lance les traits de l’ironie socratique, en les enveloppant ou en ayant l’air de les adresser à un autre but.

Ainsi, dans l’Ion, Platon n’attaque point la poésie, car il ne l’a attaquée nulle part ; la poésie est hors de cause ainsi que l’enthousiasme et l’inspiration poétique : mais l’enthousiasme, tout sublime et tout divin qu’il est, n’étant ni réfléchi ni libre, peut tomber dans de graves écarts ; et, sans attaquer la poésie, on peut et l’on doit signaler cet inconvénient, pour prouver que la poésie, d’ailleurs admirable, ne doit pourtant pas avoir l’autorité que les poètes revendiquent pour elle, et qu’au lieu d’attribuer à ces derniers un pouvoir religieux et moral, au lieu de les consulter sur les affaires de l’état, de leur remettre l’éducation de la jeunesse, en ne l’instruisant guère que dans leurs ouvrages, et d’en faire ainsi des instituteurs et des directeurs populaires, il faut s’en défier, examiner avec soin leurs écrits, y choisir ce qu’il y a de mieux, dans le meilleur choisir encore, les laisser lire avec un discernement sévère, et en général surveiller et diminuer leur influence.

Or, ce qui est vrai des poètes l’est bien plus encore des serviteurs des poètes, c’est-à-dire des acteurs et des rapsodes, dont tout le talent consiste dans la faculté de recevoir l’impression du poète et de la transmettre aux auditeurs, faculté analogue en apparence à la faculté poétique, mais en réalité bien différente et bien inférieure, puisque le poète s’inspire des choses mêmes, et l’acteur seulement des mots du poète, n’entendant rien aux choses et tout occupé des mots et de leurs effets matériels. Du temps de Platon aussi, on exagérait beaucoup l’intelligence des acteurs : Platon montre qu’ordinairement ils ne comprennent rien à ce qu’ils disent. Tel est le but direct de l’Ion : Platon y frappe les poètes dans leurs interprètes. Mais comme la poésie dithyrambique et dramatique destinée à faire partie des solennités publiques était soumise à la censure et surveillée par l’état, Platon s’adresse moins à ces deux genres de poésie qu’à l’épopée, parce que l’état ne la surveillait pas, et que, se récitant en tout temps et en tout lieu, se rattachant plus directement à l’histoire et à la religion nationale, elle était bien plus puissante sur le peuple et plus périlleuse dans ses effets. Voilà pourquoi Platon, lorsqu’il attaque les poètes, a presque toujours en vue les poètes épiques, et en particulier Homère ; et voilà encore pourquoi, dans l’lon, il fait la guerre aux rapsodes[1], et à un rapsode qui semble avoir été dès lors ce que plus tard on appela un homéride, un homme dévoué à Homère, attaché à son culte et à l’étude de ses ouvrages, et les récitant partout, il est vrai, sans s’accompagner de la lyre et sans chanter, mais avec une certaine mélopée, peut-être un peu plus forte que la déclamation française et italienne, et avec des gestes moins prononcés que ceux des acteurs. Socrate, en causant avec un pareil personnage, lui prouve qu’il n’entend d’Homère que les mots et leur beauté extérieure, et qu’il est incapable de juger du fond des choses. Sans dire positivement que l’étude assidue des effets matériels de la poésie empêche celle de sa véritable essence, et que l’éducation d’un rapsode ne peut être assez libérale pour l’initier aux secrets du beau, il l’insinue, et en général il traite les rapsodes, dans Ion leur représentant, comme Xénophon les traite de son côté[2], c’est-à-dire comme des ignorans présomptueux. Remarquez que les rapsodes étant à Athènes de véritables artistes, et ayant en effet un très grand crédit sur le peuple, en leur qualité d’intermédiaires obligés entre le peuple et les poètes, les tourner en ridicule n’était pas sans utilité pour le but général de Platon, et que sous ce rapport ce dialogue a déjà son importance. Mais il ne faut pas oublier que le rapsode est là en quelque manière le plastron du poète ; les coups ne portent que sur le serviteur, mais ils sont adressés au maître, et l’un n’est pas couvert de ridicule sans que l’autre n’en soit atteint plus ou moins. C’est là l’art ordinaire de Platon, de mêler deux buts ensemble, et de cacher toujours le plus sérieux derrière le moins important. L’Ion est tout entier dans la comparaison célèbre que Platon y fait du poète, du rapsode et des auditeurs du rapsode avec une chaîne aimantée, dont le poète est l’anneau principal, qui communique sa vertu à l’anneau qui le suit, au rapsode qui, après l’avoir reçue, la transmet au peuple et aux anneaux inférieurs.

On voit que la pensée générale de l’Ion n’est pas indigne de Platon, qu’elle se rattache à l’ensemble de ses idées, et à la République. Aussi nous nous séparons entièrement de tous ceux qui, ne comprenant pas le vrai but de l’Ion, et trouvant en effet celui qu’ils lui prêtent au-dessous de Platon, ont, sur cette raison, rejeté l’authenticité de ce dialogue. Mais si nous reconnaissons Platon, et Platon tout entier, dans l’esprit et la conception de ce petit ouvrage, nous avouons qu’il est difficile de le retrouver toujours dans l’exécution. Excepté la comparaison que nous avons citée, il n’y a pas un passage qui rappelle sa manière : peu de variété et d’abondance dans les idées, des citations longues et accumulées, un ton presque dogmatique substitué quelquefois à la modestie comique de Socrate, enfin l’absence de toute force dialectique, voilà bien des motifs pour douter au moins de l’authenticité de l’Ion. Cependant est-il impossible que Platon, dans un moment d’humeur contre ce peuple de lettrés et d’histrions qui persécutaient son maître, ait laissé échapper, avec la facilité et la fécondité qui caractérisent le véritable artiste, une ébauche légère, où se retrouve encore la trace d’une main supérieure ? ou bien l’Ion est-il l’ouvrage d’un des successeurs de Platon, qui aura pris dans la République et dans l’Apologie un germe qu’il aura développé assez faiblement en général, quelquefois avec bonheur, et toujours sur la tradition platonicienne ? Quoi qu’il en soit, l’Ion, qu’il appartienne ou non à Platon lui-même, appartient incontestablement à son école, est empreint de son esprit, développe un côté très réel de sa situation et de ses desseins, et se rapporte au plan général de sa philosophie.


  1. Les rapsodes récitaient surtout des poésies épiques, quoique Athénée rapporte qu’ils récitaient aussi des poésies lyriques.
  2. Banquet, III. — Memorabil. Socrat., IV.