Introduction à la vie dévote (Brignon)/Troisième partie

Texte établi par Jean BrignonCuret (p. 139-334).

INTRODUCTION
À LA
VIE DÉVOTE.


TROISIÈME PARTIE.

Les Avis nécessaires sur la pratique des Vertus.


CHAPITRE PREMIER.

Du choix qu’on doit faire des Vertus.


Le Roi des abeilles ne se met point au champ, qu’il ne soit environné de tout son petit peuple : et la charité n’entre jamais dans un cœur qu’en Reine, suivie de toutes les autres vertus, qu’elle y place et arrange selon leur dignité, et qu’elle fait agir, en réglant toutes leurs fonctions, à peu près comme un Capitaine règle ses soldats ; mais elle ne les fait pas agir tout à coup, ni également, ni en tout temps, ni en tout lieu. Le juste, dit David, est semblable à un arbre, qui étant planté sur le bord des eaux, porte du fruit en son temps ; parce que la charité animant son cœur, lui fait opérer beaucoup de bonnes œuvres, qui sont les fruits des vertus, mais chacune en son temps et en sa place. Tâchez donc de bien entendre ce proverbe de l’Ecriture. Quelque charmante que soit une musique, elle est incommode et désagréable dans une maison de deuil. Il nous exprime le grand défaut et le contre-temps de plusieurs personnes, qui, s’attachant à la pratique d’une vertu particulière, veulent opiniâtrement en faire les actes en toute rencontre ; semblables à ces Philosophes, dont l’un vouloit toujours rire, et l’autre toujours pleurer ; mais plus déraisonnables qu’eux, en ce qu’ils plaignent et blâment les autres qui ne tiennent pas la même conduite : c’est l’entendre mal, puisque le saint Apôtre nous dit qu’il faut se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent : et il ajoute que la charité est patiente, bénigne, libérale, prudente et condescendante.

Il y a néanmoins des vertus dont l’usage est presque universel, et qui, ne se bornant pas à leurs propres devoirs. doivent encore répandre leur esprit sur toutes les autres vertus : il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence ; mais la douceur, la tempérance, la modestie, l’honnêteté et l’humilité, sont de certaines vertus, dont universellement parlant, toutes nos actions doivent porter l’esprit et le caractère. Ces premières vertus ont plus de grandeur et d’excellence, mais les dernières sont d’un plus grand usage : comme nous voyons que l’on se sert bien plus souvent et plus généralement du sel que du sucre, quoique le sucre soit plus excellent que le sel. C’est pourquoi il faut toujours avoir à la main une bonne provision des ces vertus générales, dont l’usage doit être si ordinaire.

Dans la pratique des vertus, il faut préférer celle qui est plus conforme à notre devoir, à celle qui est plus conforme à notre goût. L’austérité des mortifications corporelles étoit du goût de sainte Paule, qui prétendoit y trouver plus proprement les consolations spirituelles ; mais l’obéissance à ses supérieurs étoit plus de son devoir ; et saint Jérôme avoue qu’elle étoit plus répréhensible, en ce qu’elle portoit l’abstinence jusqu’à un grand excès contre le sentiment de son Évéque. Au contraire, les Apôtres, à qui Jésus-Christ avoit commis la prédication de son Évangile, et le soin de distribuer aux âmes le pain céleste, jugèrent avec beaucoup de sagesse qu’ils ne devoient pas quitter ces fonctions, pour se charger des soins de la charité envers les pauvres, quelque excellente qu’elle soit. Tous les états de la vie ont des vertus qui leur sont propres ; ainsi les vertus d’un Prélat sont bien différentes de celle d’un Prince, ou de celles d’un soldat, et celles d’une femme mariée, de celles d’une veuve. Quoique nous devions donc avoir toutes les vertus, nous ne devons pas tous les pratiquer également ; et chacun doit s’attacher particulièrement à celles qui sont les plus essentielles aux devoirs de sa vocation.

Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes aux plus apparentes ; et l’on peut s’y tromper beaucoup : les comètes nous paroissent ordinairement plus grandes que les étoiles, quoiqu’elles ne leur soient nullement comparables, ni en grandeur ni en qualité ; et elles ne sont telles à nos yeux, que parce qu’elles sont plus près de nous, et dans un sujet plus matériel et plus grossier. Il y a aussi des vertus qui paroissent beaucoup plus grandes que d’autres aux âmes vulgaires, et qui emportent toujours la préférence dans leur estime : mais ce n’est que par la raison que ces vertus étant plus près de leurs yeux, tombent davantage sous leurs sens, et se trouvent plus conformes à leurs idées, qui sont fort matérielles. C’est de la que le monde préfère communément l’aumône corporelle à la spirituelle : les haires et les disciplines, les jeûnes et la nudité des pieds, les veilles et toutes les mortifications du corps, à la douceur, à la débonnaireté, à la modestie, et à toutes les mortifications de l’esprit et du cœur, lesquelles cependant sont d’une plus grande excellence et d’un plus grand mérite. Choisissez donc, Philothée, les vertus qui sont les meilleures, et non pas les plus estimées ; les plus excellentes, et non pas les plus apparentes ; les plus solides, et non pas celles qui ont plus de montre et de décoration.

Il est extrêmement utile de s’attacher particulièrement à la pratique d’une vertu, non pas jusqu’à abandonner les autres ; mais pour donner plus de régularité au cœur, plus d’attention à l’esprit, et plus d’uniformité à notre conduite. Une jeune fille d’une beauté exquise, brillante comme le soleil, magnifiquement parée, et couronnée de branches d’oliviers, apparut à saint Jean, Évêque d’Alexandrie, et lui dit : je suis la fille aînée du Roi ; si tu peux gagner mon amitié, je te conduirai à son trône, et tu trouveras grâce en sa présence, Le saint Prélat connut que Dieu lui recommandoit la miséricorde envers les pauvres, et il s’y attacha avec tant de zèle et de libéralité, qu’il mérita le nom de Jean l’aumônier.

Un homme d’Alexandrie, nommé Euloge, désirant de faire quelque chose de grand pour l’amour de Dieu, et n’ayant pas assez de forces, ni pour embrasser la vie solitaire, ni pour vivre en communauté sous l’obéissance d’un Supérieur, prit chez lui un pauvre tout couvert de lèpre, pour pratiquer tout ensemble la charité et la mortification ; mais pour les pratiquer d’une manière plus digne de Dieu, il fit vœu de respecter son malade, de le servir et de le traiter en toutes choses comme un valet feroit à son maître. Or, dans la suite du temps le Lépreux et Euloge furent tentés de se quitter l’un l’autre ; et ils communiquèrent leur tentation au grand saint Antoine, qui leur fit cette réponse : gardez-vous bien, mes enfans, de vous séparer l’un de l’autre ; car, étant tous deux fort près de votre fin, si l’Ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand risque de perdre vos couronnes.

Le Roi saint Louis visitoit les Hôpitaux, et servoit les malades avec autant d’attachement, que s’il y eût été obligé. Saint François aimoit surtout la pauvreté, qu’il appeloit sa Dame ; et saint Dominique la prédication, de laquelle son Ordre a tiré son nom. Saint Grégoire le Grand se faisoit un plaisir de recevoir les Pélerins, à l’exemple du Patriarche Abraham ; et il reçut, comme lui, le Roi de gloire sous la forme d’un Pélerin. Tobie occupoit sa charité de la sépulture des morts. Sainte Elisabeth, toute grande Princesse qu’elle étoit, faisoit ses délices de l’abjection de soi-même. Sainte Catherine de Gênes ayant perdu son mari, se dévoua au service d’un hôpital. Cassien rapporte qu’une vertueuse fille, qui avoit un grand attrait à l’exercice de la pénitence, eut recours sur cela à saint Athanase, qui mit auprès d’elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse et tout-à-fait insupportable ; de sorte que cette dévote fille en étant perpétuellement gourmandée, eut tout le temps de pratiquer la douceur et la condescendance, Ainsi, entre les serviteurs de Dieu, les uns s’appliquent à servir les malades, les autres à soulager les pauvres, les autres à apprendre la Doctrine chrétienne aux petits enfans, les autres à ramasser les âmes perdues et égarées, les autres à parer les Églises et à orner les Autels, et les autres à procurer la paix et la concorde entre les fidèles : ils imitent l’art des brodeurs, qui figurent sur un certain fond avec la soie, l’or et l’argent, toutes sortes de fleurs, dont l’agréable variété ne fait rien perdre du dessin et de l’ordonnance de l’ouvrage ; car ces âmes pieuses ayant entrepris l’exercice d’une vertu particulière, elles s’en servent comme d’un fonds qui leur est propre, et sur lequel, pour ainsi parler, elles mettent en œuvre toutes les autres vertus ; de sorte qu’elles en tiennent leurs actions plus unies et mieux arrangées, les rapportant toutes à une même fin, qui est la pratique de la vertu, qu’elles se sont spécialement proposée : ainsi, chacune se fait aux yeux de Dieu une robe semblable à celle que David donna à la sainte Épouse, et qui étoit d’un drap d’or, relevé d’une riche broderie, admirablement bien diversifiée.

Lorsque nous nous sentons combattus par quelque vice, il faut faire tous nos efforts pour nous appliquer à la vertu qui est contraire, et rapporter la pratique des autres vertus à cette même fin ; c’est nous assurer de la victoire de notre ennemi, acquérir une vertu que nous n’avions pas, et perfectionner beaucoup les autres. Si donc l’orgueil ou la colère m’attaque, il faut que je donne à mon cœur toute l’inclination et tout le penchant que je pourrai pour l’humilité et pour la douceur, et que j’y fasse encore servir mes exercices spirituels, l’usage des Sacremens, et les autres vertus, comme la prudence, la constance et la sobriété ; car, comme les sangliers, pour aiguiser leurs défenses, les frottent contre leurs autres dents, qui en même-temps se liment et s’affilent, de même l’homme qui a entrepris une vertu qu’il sait être la plus nécessaire à la défense de son cœur, doit s’attacher à s’y perfectionner par le secours même des autres vertus qui en deviennent aussi plus parfaites. Cela n’arriva-t-t-il pas à Jacob, qui étant principalement soutenu par la patience contre les tentations du démon, se trouva un homme parfait en toutes sortes de vertus ? Et bien plus, dit saint Grégoire de Nazianze, un seul acte de vertu, fait avec toute la perfection dont il est capable, et avec une excellente ferveur de charité, a quelquefois mis tout d’un coup une personne au comble de la sainteté ; et il cite sur cela la charitable et fidèle Rahab, qui parvint à un haut degré de fortune, pour avoir une seule fois exercé l’hospitalité envers quelques Israélites, avec beaucoup d’exactitude.


CHAPITRE II.

Suite des réflexions nécessaires sur le choix des Vertus.


SAINT Augustin dit excellemment bien que plusieurs personnes, dans les commencemens de la dévotion, font des choses qu’on blâmeroit, si l’on en jugeoit par les règles exactes de la perfection, dont cependant on les loue, parce qu’on les regarde en elles comme les présages et les dispositions d’une grande vertu. C’est par cette raison que la crainte basse et grossière, laquelle produit des scrupules excessifs dans l’âme de ceux qui sortent des voies du péché, est considérée comme une vertu, et comme un présage certain d’une parfaite pureté de conscience ; mais la même crainte seroit blâmable en ceux qui sont déjà fort avancés, et dont le cœur doit être réglé par la charité, qui en bannit peu à peu la crainte servile.

La direction de saint Bernard étoit au commencement d’une rigueur et d’une dureté extrême pour ceux qui se mettoient sous sa conduite ; car il leur déclaroit d’abord qu’il falloit quitter le corps, et ne venir, à lui qu’avec le seul esprit ; entendant leur confession, il marquoit d’une manière vive et sévère l’horreur que lui faisoient leurs défauts, pour petits qu’ils fussent : en un mot, il troubloit et aflligeoit si fort l’âme de ces pauvres novices dans la perfection, qu’à force de les y porter, il les en éloignoit, et ils perdoient cœur et haleine, comme l’on dit, en se voyant poussés si vivement, semblables à des hommes que l’on presse de monter à la hâte une montagne fort escarpée. Vous voyez, Phiļothée, c’étoit le zèle très-ardent d’une parfaite pureté qui faisoit prendre cette méthode à ce grand Saint, et ce zèle étoit en lui une grande vertu ; mais une vertu qui ne laissoit pas d’avoir quelque chose de repréhensible. Aussi Dieu l’en corrigea-t-il par lui-même dans une merveilleuse appartition, répandant en son âme un esprit doux et miséricordieux, charitable et tendre ; de manière que le Saint condamnant cette sévère exactitude, eut toujours de la douceur et de la condescendance pour ceux qu’il dirigeoit, et se fit avec beaucoup de suavité tout à tous, afin de les gagner tous à Jésus-Christ. Saint Jérôme, qui a écrit la vie de sainte Paule, sa chère fille, y remarque trois sortes d’excès : l’un d’une austérité immodérée, l’autre d’une grande opiniâtreté à préférer en cela sa pensée au sentiment de saint Épiphane son Évêque, et le troisième, d’une tristesse démesurée, qui la mit plusieurs fois en danger de mourir elle-même à la mort de ses enfans et de son mari. Et puis ce Père s’écrie ; mais quoi, l’on dira que je laisse les louanges de cette Sainte, pour lui reprocher ses imperfections et ses défauts : non, j’atteste Jésus-Christ, qu’elle l’a servi comme je veux le servir, que je ne m’éloigne nullement de la vérité ni de part ni d’autre, disant simplement en chrétien ce qu’elle a été comme chrétienne ; c’est-à-dire, que j’en écris la vie et non pas l’éloge, pouvant dire d’ailleurs, que ses défauts auroient été des vertus en beaucoup d’autres.

Or, vous entendez bien, Philothée, qu’il parle des âmes moins parfaites que sainte Paule ; et en effet, il y a des actions que l’on condamne comme des imperfections en ceux qui sont parfaits, lesquelles seroient prises pour de grandes perfections en ceux qui sont imparfaits. Ne dit-on pas que c’est un bon signe, quand les jambes enflent à un malade dans la convalescence, parce que l’on conjecture que la nature a repris assez de force pour rejeter les humeurs superflues ? Mais cela même seroit un méchant pronostic dans un homme qui ne seroit pas malade, parce que l’on jugeroit que la nature n’auroit plus assez de force pour dissiper et résoudre les mauvaises humeurs. Philothée, ayez toujours une bonne opinion des personnes dans qui les vertus nous paroissent mêlées de quelques défauts, puisque plusieurs Saints ne les ont pas eues sans ce mélange ; mais pour vous, tâchez de vous y perfectionner en accordant la prudence avec la fidélité : et pour cela, tenez-vous bien à l’avis du Sage, qui nous avertit de ne pas nous confier à notre prudence, et de la soumettre à celle des conducteurs que Dieu nous a donnés.

Il y a bien des choses que l’on prend pour des vertus, et qui ne le sont aucunement, et il est nécessaire que je vous en parle : ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, les impassibilités, les unions deïfiques, les élévations et transformations, et autres semblables perfections, dont traitent de certains livres qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit, et à la vie suréminente. Philothée, ces perfections ne sont pas des vertus, mais leurs récompenses, ou bien plutôt des communications anticipées de la félicité éternelle, dont Dieu donne quelquefois le goût à l’homme pour lui en faire désirer la possession. Mais enfin, nous ne devons jamais prétendre à de telles faveurs, parce qu’elles ne sont nullement nécessaires au service de Dieu, ni à son amour, qui doit faire notre unique prétention, d’autant plus que ce ne sont pas ordinairement des grâces que nous puissions acquérir par notre application, l’âme recevant plutôt en tout cela les impressions de l’esprit de Dieu, qu’elle n’y agit par ses opérations. J’ajoute que n’ayant point ici d’autre dessein que de devenir des hommes solidement dévots, des femmes véritablement pieuses, c’est à cela uniquement qu’il faut s’attacher ; et si Dieu veut nous élever jusqu’à ces perfections angéliques, nous serons encore des bon Anges dans le monde.

En attendant, appliquons-nous, avec simplicité et humilité aux petites vertus, dont Notre-Seigneur, par sa grâce, a attaché la conquête à nos foibles efforts, comme sont la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la suavité envers le prochain, la patience à souffrir les imperfections, et la sainte ferveur. Laissons volontiers les suréminences à ces grandes âmes si élevées au-dessus de nous ; nous ne méritons pas un rang si haut dans la maison de Dieu ; trop heureux encore de nous voir au nombre de ses serviteurs les moins considérés, et semblables à de petits et bas officiers de la maison du Prince, qui se font un honneur de leurs charges, quelques viles et abjectes qu’elles soient. Ce sera ensuite au Roi de la gloire, si bon lui semble, de nous faire entrer dans les secrets mystérieux de son amour et de sa sagesse. Notre consolation en tout ceci, Philothêe, est que ce grand Roi ne règle pas les récompenses de ses serviteurs sur la dignité de leurs offices, mais sur l’humilité et sur l’amour avec lequel il les exercent. Saül cherchant les ânesses de son père, trouva le Royaume d’Israël ; Rebecca abreuvant les chameaux d’Abraham, devint l’épouse de son fils ; Ruth glanant après les moissonneurs de Booz, et se couchant à ses pieds, devint son épouse. Certes, les prétentions si hautes que l’on a sur ces états extraordinaires de la perfection, son sujettes à beaucoup d’erreurs et d’illusions ; et il arrive quelquefois, que ceux qui peuvent être des Anges, ne sont pas seulement des hommes aux yeux de Dieu, et qu’il y a plus en leur fait d’affectation et de paroles magnifiques, que de solidité, de pensée et d’action. Il ne faut pourtant rien mépriser ni censurer témérairement ; mais en bénissant Dieu de la suréminence des autres, demeurons avec humilité dans notre voie moins excellente, mais plus proportionnée à notre petitesse, plus basse, mais plus sûre, persuadés que si nous y marchons avec une humble fidélité, Dieu nous élèvera à des grandeurs qui passeront de beaucoup les plus grandes espérances.


CHAPITRE III.

De la patience.


LA patience, dit l’Apôtre, vous est nécessaire, afin qu’accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la récompense qu’il nous a promise ; oui, nous a dit Jésus-Christ, vous posséderez vos ámes par la patience. C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de posséder son cœur : or, est-il qu’à proportion que la patience est plus parfaite en nous, nous le possédons plus parfaitement ; il faut donc perfectionner cette vertu en nous. Souvenez-vous encore que notre Sauveur nous ayant mérité les grâces du salut, par la patience de toute sa vie et de sa mort, nous devons aussi nous les appliquer par la patience la plus constante et la plus douce dans les afflictions, dans les misères et dans les contradictions de la vie.

Ne bornez pas votre patience à de certaines peines, mais étendez-la universellement à tout ce que Dieu vous enverra ou permettra qu’il vous vienne d’ailleurs. Il y a bien des gens qui veulent assez souffrir les peines, lesquelles portent quelque caractère d’honneur : avoir été blessé dans une bataille, y avoir été fait prisonnier en faisant bien son devoir, être maltraité pour la Religion, avoir perdu son bien pour une querelle d’honneur, dont on est sorti avec avantage ; tout cela leur est doux ; mais c’est la gloire qu’ils aiment, et non pas la peine. L’homme véritablement patient, porte avec une même égalité d’esprit les peines ignominieuses et celles qui sont honorables : être méprisé, blâmé et accusé pas des hommes vicieux et libertins, c’est un plaisir à une grande âme ; mais souffrir ce mauvais traitement de la part des gens de bien, de ses amis, ou de ses parens, c’est une patience héroïque. C’est pourquoi j’estime plus le bienheureux Cardinal Borromée d’avoir souffert en silence, avec douceur et long-temps les invectives publiques, qu’un célèbre Prédicateur d’un Ordre extrêmement réformé faisoit contre lui en chaire, que d’avoir soutenu ouvertement les insultes de beaucoup de libertins ; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi les contradictions que l’on reçoit des gens de bien, sont plus sensibles que celles qui viennent des partisans du vice ; et cependant il arrive souvent que deux hommes de bien, tous deux bien intentionnés dans la diversité de leurs opinions, se font beaucoup de peine l’un à l’autre.

Ayez de la patience, non-seulement pour le mal même que vous souffrez, mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs, s’y trompent, qui semblent soupirer après les afflictions, et qui refusent cependant d’en souffrir les incommodités inséparables. Je ne m’affligerois pas, dit l’un, d’être devenu pauvre, si ce n’étoit que la pauvreté m’empêche de servir mes amis, d’élever mes enfans, et de vivre avec un peu d’honneur ; et moi, dira l’autre, je m’en inquiéterois fort peu, si je ne voyois que l’on impute mon malheur à non imprudence ; et moi, dira encore un autre, je serois peu touché de cette médisance, si elle n’avoit pas trouvé de croyance dans les esprits. Il y en a beaucoup qui veulent bien souffrir une partie des incommodités inséparables de leurs peines, mais non pas toutes, et qui disent qu’ils ne s’impatientent pas d’être malades, mais de ce que par là ils causent de la peine aux autres, ou de ce que l’argent leur manque pour se faire aider. Or, je dis, Philothée, que la patience nous oblige à vouloir être malades comme Dieu le veut, de la maladie qu’il veut, au lieu où il veut, avec les personnes et dans toutes les incommodités qu’il veut ; et voilà la règle universelle de la patience. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y tous les remèdes que vous pourrez, selon Dieu ; car, en attendre le soulagement sans vous aider vous-même, ce seroit tenter Dieu ; mais après cela, résignez-vous à tout ; et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le avec humilité ; si le mal est plus fort que les remèdes bénissez-le avec patience.

Je me tiens au sentiment de saint Grégoire : lorsque l’on vous accusera, dit-il, d’une faute véritable, humiliez-vous-en, et confessez que vous méritez quelque chose de plus que cette confusion ; si l’accusation est fausse, justifiez-vous avec beaucoup de douceur, puisque vous devez cela à l’amour de la vérité, et à l’édification du prochain. Mais si votre justification n’est pas reçue, ne vous troublez pas, et ne faites plus de vains efforts en faveur de votre innocence ; puisqu’après avoir rempli les devoirs de la vérité, vous devez aussi remplir ceux de l’humilité. Ainsi, vous ne négligerez point votre réputation, et vous. ne perdrez point l’affection que vous devez avoir pour la douceur et l’humilité du cœur.

Plaignez-vous le moins que vous pourrez du tort que l’on vous aura fait ; car il est fort rare que l’on se plaigne sans péché, notre amour-propre grossissant toujours à nos yeux et dans notre cœur les injures que nous avons reçues. S’il est nécessaire de vous plaindre, ou pour calmer votre esprit, ou pour demander conseil, ne vous plaignez jamais à des personnes qui prenment feu aisément, ou qui aient de la facilité à mal parler, ou à penser mal des autres ; mais plaignez-vous à des personnes qui aient de la modération et de l’amour de Dieu, parce que, bien loin de calmer votre âme, on vous troubleroit davantage, et qu’au lieu de vous arracher l’épine du cœur, on l’y enfonceroit plus avant.

Il y a bien des gens qui, étant malades ou affligés de quelque manière que ce soit, s’empêchent bien de se plaindre et de faire paroître aucune délicatesse de vertu, parce qu’ils savent (et cela est très-vrai) que c’est une foiblesse et une lâcheté ; mais ils tâchent de s’attirer la compassion et les plaintes des autres sur leur peine, aussi-bien que leurs louanges sur leur patience. Je l’avoue, voilà de la patience ; mais certainement c’est une fausse patience, et qui, en effet, est un orgueil très-subtil, et une vanité bien rafinée. Oui, comme dit l’Apôtre, ils ont de la gloire, mais ce n’est pas celle qui conduit à Dieu. Le Chrétien véritablement patient ne se plaint point de son mal, et ne désire point qu’on le plaigne : s’il en parle, c’est avec beaucoup de simplicité et de naïveté, sans le faire plus grand qu’il n’est ; si on le plaint, il souffre patiemment ces plaintes, à moins qu’on le plaigne d’un mal qu’il n’a pas, car alors il en désabuse modestement les autres ; ainsi il conserve la tranquillité de son âme entre la vérité et la patience, déclarant ingénument son mal et ne se plaignant point.

Dans les contradictions que la dévotion vous attirera. (car elles ne vous manqueront pas) souvenez-vous de cette comparaison de Jésus-Christ : Les douleurs de l’enfantement causent bien des douleurs à une pauvre mère ; mais dès qu’elle voit son enfant, elle les oublie, et la joie d’avoir mis un homme au monde dissipe toute sa tristesse. Hé bien, Philothée, vous voulez absolument travailler, comme dit l’Apôtre, à former Jésus-Christ dans votre cœur et en vos œuvres, par un amour sincère de sa doctrine, et par une parfaite imitation de sa vie. Il vous en coûtera quelques douleurs, n’en doutez pas ; mais elles passeront, et la présence de Jésus, qui vivra en vous, remplira votre âme d’une joie ineffable que personne ne vous ravira jamais.

Quand vous serez malade, offrez vos douleurs, votre langueur et toutes vos peines à Jésus-Christ, le suppliant de les recevoir en union des mérites de sa passion. Souvenez-vous surtout du fiel qu’il prit pour l’amour de vous ; et, obéissant au Médecin, prenez et faites tout ce qu’il voudra pour l’amour de Dieu. Désirez la guérison pour le servir ; mais ne refusez point de languir long-temps dans votre mal pour lui obéir, et même disposez-vous à mourir, s’il le veut ainsi, pour aller jouir de sa glorieuse présence. Souvenez-vous, Philothée, que les abeilles vivent d’une nourriture fort amère, pendant qu’elles font leur miel, et que jamais nous autres, nous ne pouvons mieux remplir notre cœur de cette sainte suavité, qui est le fruit des vertus, que quand nous mangeons, avec patience, le pain amer des tribulations que Dieu nous envoie ; et plus elles sont humiliantes, plus notre vertu en devient excellente et douce à notre cœur.

Pensez souvent à Jésus crucifié ; considérez-le couvert de plaies, accablé d’opprobres et de douleurs, pénétré de tristesse jusqu’au fond de l’âme, dans un dépouillement et un abandonnement universel, chargé de calomnies et de malédictions ; alors vous avouerez que vos souffrances ne sont nullement comparables aux siennes, ni en qualité, ni en quantité ; et que jamais vous n’endurerez rien pour lui, qui approche tant soit peu de ce qu’il a souffert pour vous.

Comparez-vous encore aux Martyrs, et, sans aller si loin, à tant de personnes qui souffrent actuellement plus que vous, et dites, en bénissant Dieu : Hélas ! mes épines me paroissent des roses, et mes douleurs des consolations, quand je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance, sans soulagement, vivent dans une mort continuelle, accablés de douleur et de tristesse.


CHAPITRE IV.

De l’Humilité dans la conduite extérieure.


LE Prophète Elisée dit à une pauvre veuve qu’elle empruntat de ses voisins tous les vases qu’elle pourroit, et que le peu d’huile qui lui restoit dans sa maison couleroit toujours, tandis qu’elle en auroit à remplir. Cela nous apprend que Dieu demande des cœurs qui soient bien vides, pour y faire couler la grâce avec l’onction de son esprit ; c’est, Philothée, de notre propre gloire qu’il faut absolument les bien vider.

On dit qu’un certain oiseau, que l’on nomme Cresserelle, a une vertu secrète dans son cri et dans son regard, pour chasser les oiseaux de proie ; et l’on veut que ce soit la raison de la sympathie que les pigeons et les colombes ont pour cet oiseau. Nous pouvons dire aussi que l’humilité est la terreur de Satan, le Roi de l’orgueil ; qu’elle conserve en nous la présence du Saint-Esprit et de ses dons, et que c’est pour cela qu’elle a été chérie par les Saints et par les Saintes, comme elle a fait les délices du cœur de Jésus et de sa sainte Mère.

Nous appelons vaines gloires, celles que nous nous donnons, soit pour les choses qui ne sont point en nous, soit pour celles qui étant en nous, ne sont pas proprement à nous, ne viennent pas de nous ; soit pour beaucoup d’autres qui, étant en nous et à nous, ne méritent pas que nous nous en fassions honneur. La noblesse de la naissance, la faveur des grands et l’applaudissement du peuple, tout cela est hors de nous, dans nos ancêtres, ou dans l’estime des autres hommes ; pourquoi s’en glorifier ? Il y a bien des gens à qui la richesse et la parure des habits, l’éclat d’un brillant équipage, la propreté d’un ameublement, l’avantage d’avoir de bons chevaux, donne de la fierté. Qu’est-ce qui ne voit pas en cela la folie de ces hommes ? Combien y en a-t-il qui s’entêteront d’une vaine complaisance d’eux-mêmes pour avoir de beaux cheveux, de belles dents, ou de belles mains, quelque avantage pour un jeu, quelque agrément pour chanter, quelque disposition à bien danser ? mais quelle bassesse d’esprit et de cœur, que de vouloir établir leur honneur sur des choses si frivoles ! Combien d’autres se font à leur esprit même un charme de leur prétendue beauté ? et combien encore, à qui un peu de science jointe à beaucoup de vanité, donne un tour si ridicule parmi les autres hommes dont ils veulent se faire respecter comme des maîtres, que le nom de pédant est tout l’honneur qu’ils en reçoivent ? En vérité, tout cela est bien superficiel, fort bas et très-impertinent. Cependant, Philothée, c’est sur tout cela que roule la vaine gloire.

L’on connoît le vrai bien à la même épreuve que le vrai baume ; l’on fait l’essai du baume, en le distillant dans de l’eau ; s’il va au fond, l’on juge qu’il est pur, très-fin, et d’un grand prix ; au contraire, s’il surnage, l’on juge qu’il est altéré ou contrefait. Voulez-vous donc savoir si un homme est véritablement sage, savant, noble, généreux ? examinez si ces bonnes qualités sont accompagnées d’humilité, de modestie, de soumission envers ceux qui sont au-dessu de lui ; si cela est ; ce sont de vrais biens ; mais si vous y découvrez de l’affectation à faire paroître ce qu’il croit avoir de bon, dites que cet homme n’est qu’un homme superficiel, et que ces biens sont d’autant moins réels en lui, qu’il affecte de les montrer. Les perles qui ont été conformées en une saison de vents orageux ou de tonnerre, n’ont que l’écorce de perle, sans aucune substance ; et toutes les vertus et les plus grandes qualités d’un homme qui les enfle de son orgueil et de sa vanité, n’ont que la simple apparence du bien, sans aucune solidité. L’on a raison de comparer les honneurs au saffran, qui se fortifie, et qui vient plus abondamment quand il a été foulé aux pieds. Une personne qui est fière de sa beauté, en perd la gloire ; et celle qui la néglige, lui donne plus d’agrément. La science déshonore dès qu’elle nous enfle l’esprit, et elle dégénère en une ridicule pédanterie. Quand le Paon veut se donner le plaisir de voir ses belles plumes, il se hérisse tout le corps, et en découvre ce qui est le plus difforme et le plus hideux.

Si nous sommes pointilleux pour des préséances, pour des rangs et des titres, outre que nous aurons le chagrin de faire examiner nos qualités et de les voir contestées, nous les rendrons encore méprisables ; car, comme il n’y a rien de plus beau que l’honneur, quand on le reçoit comme un présent, il n’y a rien aussi de plus honteux, quand on l’exige comme un droit. Il est semblable à une belle fleur qu’il ne faut ni cueillir ni toucher, à moins qu’on ne la veuille flétrir. L’on dit que la Mandragore jette de loin une odeur fort douce ; mais que ceux qui veulent la sentir de près et long-temps sont frappés d’une vapeur maligne, laquelle leur cause un assoupissement fort dangereux. C’est ainsi que l’homme fait une douce impression sur le cœur de ceux qui le reçoivent comme il se présente, sans empressement ni attachement ; mais à l’égard de ceux qui s’empressent à le chercher, et qui s’y attachent, il en sort une fumée maligne, laquelle leur porte à la tête, leur fait perdre l’esprit, et les rend méprisables.

L’amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre vertueux ; mais la passion et l’empressement pour la gloire commencent à nous faire mépriser. Les grandes âmes ne s’amusent pas à toutes ces bagatelles de préséance, de rang, de salut, elles se font des occupations nobles ; et cela ne convient qu’à de petits esprits, qui n’ont rien de bon à faire. Comme celui qui peut faire un riche commerce de perles, ne se charge pas de coquilles, celui aussi qui s’attache à la pratique des vertus, n’a point d’empressement pour ces marques d’honneur. J’avoue que chacun peut conserver et tenir son rang, sans blesser l’humilité, pourvu que ce soit sans affectation et sans contestation ; car, comme ceux qui viennent du Pérou dans des vaisseaux chargés d’or et d’argent, apportent encore des singes et des perroquets, parce que la dépense non plus que la charge n’en est pas grande ; ainsi ceux qui s’appliquent à la vertu, peuvent encore recevoir les honneurs qui leur sont dûs, pourvu qu’il n’en coûte pas beaucoup de soin ni d’attention, et que les inquiétudes qui y sont ordinairement attachées, n’accablent pas l’âme de leur poids. Remarquez cependant que je ne parle pas ici, ni des dignités publiques, ni des droits particuliers, dont la conservation ou la perte peuvent avoir de grandes suites. En un mot, c’est à chacun de conserver ce qui lui appartient, mais avec un juste tempérament entre l’intérêt de la charité, entre les règles de la prudence et les mesures de l’honnêteté.


CHAPITRE V.

De l’Humilité plus parfaite et intérieure.


VOUS désirez, Philothée, que je vous fasse entrer plus avant dans la pratique de l’humilité ; je vous en loue, et je vais vous satisfaire : car, en ce que je viens de dire, il y a presque plus de sagesse que d’humilité.

L’on voit bien des personnes qui ne veulent jamais faire d’attention aux grâces particulières que Dieu leur fait, de peur que leur cœur, surpris d’une vaine complaisance, ne lui en dérobe la gloire : c’est une fausse crainte et une véritable erreur ; car, puisque la considération des bienfaits de Dieu nous porte efficacement à l’aimer, comme l’enseigne le Docteur angélique, plus nous le connoîtrons, plus nous l’aimerons ; mais parce que notre cœur est plus sensible aux grâces particulières qu’aux bienfaits généraux, c’est sur ces grâces même que nous devons faire plus de réflexions.

Rien ne peut nous humilier davantage en la présence de la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses grâces, et la multitude de nos péchés en la présence de sa justice. Considérons donc attentivement ce qu’il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre lui ; puisque nous recherchons nos péchés en détail, examinons aussi en détail les grâces que Dieu nous a faites ; et pour lors, il ne faut pas craindre que cette vue nous enfle l’esprit, pourvu que nous pensions bien que ce que nous avons de bon n’est pas de nous. Hélas ! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes et infectes, quoiqu’ils soient chargés des meubles précieux et parfumés du Prince, Qu’avons-nous de bon, que nous n’ayons pas reçu ! et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en glorifier ? Au contraire, la vive considération des grâces de Dieu nous doit rendre humbles, puisque la connoissance d’un bienfait en produit naturellement la reconnoissance ; mais, si cette vue flatte notre cœur de quelque vaine complaisance, le remède infaillible à ce mal, est le souvenir de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères. Oui, si nous considérons ce que nous avons fait quand Dieu n’a pas été avec nous, nous connoîtrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous, n’est pas de notre façon ni de notre fonds ; véritablement nous jouirons du bien qu’il a mis en nous, et même nous nous en réjouirons, parce que nous le possédons ; mais nous en glorifions Dieu seul, parce qu’il en est l’auteur, C’est de la que la sainte Vierge publie que Dieu a opéré en elle de très-grandes choses, et elle ne le publie que pour s’en humilier tout ensemble, et pour l’en glorifier, Mon âme, dit-elle, glorifie le Seigneur, parce qu’il a opéré de grandes choses en moi.

Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même, et, comme le disoit saint Paul, l’ordure du monde ; mais nous serions bien marris que l’on nous prît au mot, et que les autres parlassent ainsi de nous. Au contraire, nous fuyons souvent pour faire courir après nous ; nous nous cachons afin que l’on nous cherche ; nous affectons de prendre la dernière place, pour passer avec plus d’honneur à la première. Le vrai humble ne fait pas semblant de l’être, et ne parle que fort peu de soi. Car l’humilité n’entreprend pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore plus de se cacher soi-même ; et, si la dissimulation, le mensonge, le mauvais exemple étoient permis, elle feroit des actions de fierté et d’ambition pour se cacher jusques sous l’orgueil, et se dérober plus sûrement à la connoissance des hommes. Voici donc mon avis, Philothée, ou bien ne parlons jamais de nous en termes d’humilité, ou bien conformons nos pensées à nos paroles par le sentiment intérieur d’une vraie humilité ; ne baissons jamais les yeux qu’en humiliant nos cœurs ; n’affectons pas la dernière place, à moins que de bon cœur et sincèrement nous ne la voulions prendre. Je crois cette règle si générale, qu’elle ne doit souffrir aucune exception. J’ajoute seulement que la civilité nous oblige quelquefois de présenter aux autres de certains honneurs que nous savons bien qu’ils ne prendront pas, et que cela n’est ni une fausse humilité, ni une duplicité, parce que cette déférence est une manière de les honorer : et, puisqu’on ne peut pas leur céder l’honneur tout entier, on ne fait pas mal de le leur présenter. Je dis de même de certains termes de respect, qui, ne paroissant pas conformes aux lois rigoureuses de la vérité, ne lui sont pas absolument contraires, pourvu que l’on ait une intention sincère d’honorer la personne à qui l’on parle ; car bien qu’il y ait quelque excès dans ces expressions, nous ne faisons pas mal de nous en servir, selon l’usage que tout le monde reçoit et entend bien. Je voudrois toutefois que l’on tâchât de donner à ses paroles la plus grande justesse de conformité que l’on pourroit avec son intention, afin de ne s’éloigner en rien de la simplicité du cœur ni de l’exactitude de la sincérité.

L’homme qui est véritablement humble, aimeroit mieux qu’un autre dit de lui qu’il est un misérable, qu’il n’est rien, qu’il ne vaut rien, que de le dire lui-même : du moins, s’il sait que l’on parle ainsi de lui, il le souffre de bon cœur, parce qu’étant persuadé de ce que l’on dit, il est bien-aise que le jugement des autres se trouve conforme au sien.

Plusieurs disent qu’ils laissent l’oraison mentale aux parfaits, et qu’ils ne sont pas dignes de la faire ; les autres protestent qu’ils n’osent pas communier souvent, parce qu’ils ne se sentent pas assez de pureté d’âme. Ceux-là publient qu’ils craindroient de faire tort à la dévotion, s’ils s’en mêloient, à cause de leur grande misère et de leur fragilité ; ceux-ci ne veulent point se servir de leurs talens pour la gloire de Dieu et pour le salut du prochain, parce que, connoissant bien, disent-ils, leur foiblesse, ils craignent que l’orgueil ne profite du bien dont ils seroient les instrumens, et qu’en éclairant les autres, ils ne se consument eux-mêmes. Tout cela n’est qu’un artifice, et une sorte d’humilité, non-seulement fausse, mais maligne ; car on s’en sert, ou pour mépriser finement et couvertement les choses de Dieu, ou bien pour cacher, sous un humble prétexte son amour-propre, son opiniâtreté, son humeur et sa paresse.

Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en bas au profond de l’abîme, dit le Prophète Isaïe à l’impie Roi Achaz ; et il répond : non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur. O le méchant homme ! il affecte un grand respect pour Dieu, et sous la couleur d’humilité, il rejette une grâce que la divine bonté lui présente ; mais ne savoit-il pas que quand Dieu veut nous faire du bien, c’est un orgueil que de le refuser ; que ses dons sont d’une nature à nous obliger par eux-mêmes de les recevoir, et que l’humilité consiste à se conformer le plus qu’on peut à ses désirs ? Or, le grand désir de Dieu est que nous soyons parfaits, pour nous unir à lui par la plus parfaite imitation de sa sainteté. Le superbe, qui se confie en soi-même, trouve aussi une grande raison de n’oser rien entreprendre ; mais l’humble est d’autant plus courageux, qu’il se connoît plus impuissant ; et l’esprit magnanime croît en lui, à proportion que le mépris de soi-même l’humilie à ses yeux, parce qu’il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à glorifier sa puissance par notre foiblesse, et à faire éclater sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc entreprendre, avec une courageuse humilité, tout ce que ceux qui conduisent nos âmes jugent nécessaire à notre avancement.

Penser savoir ce que l’on ne sait pas, c’est une sottise bien grossière ; faire le savant sur ce que l’on ignore, c’est une vanité insupportable. Pour moi, je ne voudrois jamais ni faire le savant, ni faire l’ignorant. Quand la charité le demande, il faut aider le prochain avec bonté et avec douceur, surtout ce qui est nécessaire à son instruction et à sa consolation ; car l’humilité qui cache les vertus pour les conserver, les fait paroître comme la charité le commande pour les exercer et pour les perfectionner. L’on peut donc bien comparer l’humilité à un arbre des îles de Tylos, dont les fleurs sont d’un incarnat fort vif, et qui, les tenant clauses durant toute la nuit, ne les ouvre qu’au soleil levant, ce qui fait dire aux habitans du pays, que ces fleurs dorment la nuit. En effet, l’humilité cache nos vertus et nos bonnes qualités, et ne les fait jamais paroître que pour la charité, qui étant une vertu non pas humaine et morale, mais céleste et divine, le soleil des vertus doit toujours dominer sur elles ; de sorte que partout où l’humilité préjudicie à la charité, elle est indubitablement une fausse humilité.

Je ne voudrois encore jamais ni faire le fou, ni faire le sage, parce que, si l’humilité m’empêche de faire le sage, la simplicité et la sincérité doivent m’empêcher de faire le fou ; et, si la vanité est contraire à l’humilité, l’artifice et le déguisement sont contraires à la simplicité et à la douceur de l’âme. Si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d’être fous, pour se rendre plus abjects, il faut les admirer, et non pas les imiter ; parce que les motifs qui les ont portés à cet excès, ont été en eux si extraordinaires et si propres de leurs dispositions particulières, que personne n’en doit tirer aucune conséquence pour soi-même. A l’égard de l’action de David, qui dansa et sauta devant l’Arche d’alliance, un peu plus que la bienséance ordinaire ne le demandoit, il ne prétendit pas faire le fou ; non, mais il s’abandonna simplement et sans aucun artifice, à l’instinct et à l’impétuosité de la joie, dont l’esprit de Dieu remplissoit son cœur : il est vrai que quand son épouse Michol lui en fit reproche comme d’une folie, il n’en fut nullement touché, et que même, par une suite de l’impression de cette joie spirituelle sur son âme, il témoigna qu’il recevoit ce mépris avec plaisir pour l’honneur de son Dieu. Ainsi, lorsque pour des actions qui porteront quelques manières naïves d’une vraie dévotion, le monde vous regardera comme une personne vile et abjecte ou extravagante, l’humilité vous fera trouver de la joie dans ce précieux opprobre, dont le principe ne sera pas en vous qui le souffrirez, mais en ceux d’où il viendra.


CHAPITRE VI.

L’Humilité nous fait aimer notre propre abjection.


JE passe plus avant, Philothée, et je vous dis que vous aimiez en tout et partout votre propre abjection ; mais vous me demanderez peut-être ce que c’est qu’aimer sa propre abjection : je vais vous en instruire,

Ces deux termes, abjection et humilité, n’ont qu’une même et seule signification dans la langue latine ; ainsi, quand la sainte Vierge nous dit, en son divin cantique, que toutes les générations publieront son bonheur, parce que le Seigneur a regardé son humilité, elle veut nous faire entendre que Dieu a daigné jeter les yeux sur sa bassesse et sur son abjection, pour la combler de grâces et de gloire. Il y a néanmoins une grande différence entre la vertu d’humilité et l’abjection ; car l’abjecțion n’est autre chose que la bassesse, la petitesse et la foiblesse qui est réellement en nous, et indépendamment de nos réflexions ; mais l’humilité est une véritable connoissance que nous avons de notre abjection, et qui nous porte à la reconnoître volontairement en nous. Or, la perfection de l’humilité consiste non-seulement à reconnoître notre abjection, mais à l’aimer et à nous y complaire, non pas par aucune bassesse d’esprit, ni lâcheté de cœur, mais en vue de la gloire que nous devons rendre à Dieu, et de la préférence d’estime que nous devons donner à notre prochain sur nous-mêmes. C’est aussi ce que je vous recommande de tout mon cœur ; et, pour en concevoir mieux la pratique, considérez qu’entre les maux que nous avons à souffrir, les uns sont abjects et humilians, et les autres sont honorables ; que beaucoup de personnes s’accommodent assez de ceux qui leur font honneur, et que peu de gens font accueil à ceux qui les déshonorent. Voyez un bon et dévot Ermite tout déchiré et pénétré de froid, chacun honore son habit et plaint sa peine ; mais si un pauvre Artisan, un pauvre Gentilhomme, une pauvre Demoiselle paroissent en cet état, on les méprise, on se moque d’eux ; et la même pauvreté est abjecte en leurs personnes. Un Religieux reçoit en silence une correction fort vive de son Supérieur, ou bien un enfant de son père ; l’on appelle cela mortification, obéissance et sagesse ; mais un Cavalier ou une Dame en souffrira autant de quelqu’un pour l’amour de Dieu, et l’on appellera cela bassesse d’esprit et lâcheté. Voici encore un mal qui porte de l’abjection. Une personne a un cancer au bras, et l’autre l’a au visage ; celle-là n’a que le mal, mais celle-ci le mépris et l’abjection avec le mal. Je dis donc qu’il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui est un exercice de patience, mais qu’il faut encore chérir l’abjection, et c’est le parfait exercice de l’humilité.

De plus il y a des vertus abjectes et des vertus honorables : la patience, la douceur, la simplicité et l’humilité, sont des vertus qui passent pour viles et abjectes aux yeux du monde ; au lieu qu’il estime beaucoup la prudence, la générosité et la libéralité. Il se trouve encore dans la pratique d’une même vertu, des actions dont les unes sont méprisées, les autres honorées : donner l’aumône et pardonner à ses ennemis, sont deux actions de charité, et il n’est personne qui ne loue la première, au lieu que la seconde est presque universellement méprisée. Un jeune Gentilhomme, ou une jeune Dame, qui fuira la société des personne déclarées pour le jeu, pour le luxe des habits, pour le mauvais enjouement des conversations, et pour l’intempérance, s’attirera leur critique, leur mépris, leurs railleries, et sa modestie passera pour hypocrisie et pour petitesse d’esprit : aimer cela, c’est aimer son abjection. En voici un autre exemple. Nous allons visiter les malades : si on m’envoie au plus misérable, ce me sera une abjection selon l’esprit du monde, c’est pourquoi je l’aimerai ; si on m’envoie à quelque malade de qualité, ce me sera une abjection selon l’esprit de Dieu, parce qu’il n’y a pas tant de vertu ni de mérite, et j’aimerai encore cette abjection. L’on tombe dans la rue, et outre le mal qu’on se fait, on en reçoit de la confusion ; il faut aimer cette abjection

Il y a même des fautes qui ne portent aucun mal, que la seule abjection et l’humilité n’exige pas qu’on les fasse à dessein ; mais elle demande qu’on ne s’en inquiète point quand on les a commises : telles sont certaines incivilités, inadvertances et autres défauts. Certainement la prudence ou la civilité veut que nous les évitions autant que nous pouvons ; mais quand elles nous ont échappé, la sainte humilité veut que nous en acceptions toute l’abjection. J’en dis bien davantage : si je me suis laissé aller par la colère, ou par quelque liberté sensuelle, à dire des paroles piquantes ou indécentes, aussitôt je me le reprocherai vivement, j’en concevrai un vrai repentir, et je réparerai la faute de tout mon mieux ; mais en même-temps j’accepterai l’abjection qui m’en peut revenir ; et si l’on pouvoit séparer l’un de l’autre, je rejèterois le péché avec indignation, et je conserverois l’abjection dans mon cœur avec une humble patience.

Mais, quoique nous aimions l’abjection que le mal porte avec soi, nous devons toujours remédier au mal qui l’a causée, par les moyens naturels et légitimes que nous en avons, surtout quand il est de quelque conséquence. Si j’ai au visage quelque mal honteux et humiliant, j’en chercherai la guérison, mais sans oublier l’abjection qui m’en est revenue ; si j’ai fait une faute qui n’offense personne, je ne m’en excuserai pas, parce qu’encore que ce soit un défaut, il n’a pas d’autres suites que le mépris qu’on a fait de moi, et que je ne m’en excuserois que pour me décharger de l’abjection qu’il m’a attirée, et c’est ce que l’humilité ne peut absolument permettre ; mais si j’ai offensé ou scandalisé quelqu’un, soit par mégarde, soit par une mauvaise humeur, je réparerai ma faute par une sincère excuse, parce que le mal que j’ai fait subsiste encore, et que la charité m’oblige à le détruire de mon mieux. Au reste, il arrive quelquefois que notre prochain étant intéressé à notre réputation, la charité demande que nous tâchions d’éloigner l’abjection autant que nous pouvons ; mais en la détruisant ainsi aux yeux du monde pour éviter le scandale, nous la devons conserver chèrement dans notre cœur, afin qu’il s’en édifie.

Si après cela, Philothée, vous voulez savoir quelles sont les meilleures abjections, je vous dirai que les plus salutaires à l’âme et les plus agréables à Dieu, sont celles qui nous viennent fortuitement, ou qui sont attachées à notre état, parce qu’elles ne sont pas de notre choix, mais de celui de Dieu, qui sait mieux ce qu’il nous faut que nous-mêmes. S’il falloit en choisir quelques-unes, les plus grandes seroient les meilleures ; et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont les plus contraires à notre inclination, pourvu qu’elles soient conformes à notre vocation ; car, afin de le dire une fois pour toutes, notre choix, c’est-à-dire, notre propre volonté altère extrêmement toutes nos vertus, et en diminue beaucoup le mérite.

Ah ! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec ce grand Roi : J’ai choisi de mener une vie abjecte en la maison de mon Dieu, plutôt que de demeurer dans les palais des pécheurs ? Nul ne le peut, Philothée, que celui qui, pour nous glorifier, a été en sa vie et en sa mort l’opprobre des hommes, et l’abjection du peuple. Je vous ai dit beaucoup de choses qui vous paroîtront dures dans la spéculation ; mais croyez-moi, vous les trouverez plus douces que le miel dans la pratique.


CHAPITRE VII.

De la manière de conserver sa réputation avec l’esprit d’humilité.


LA louange, l’honneur et la gloire ne sont pas le prix d’une vertu commune, mais d’une vertu rare et excellente. Quand nous louons une personne, nous voulons en donner de l’estime aux autres ; si nous l’honorons nous-mêmes, cet honneur est une marque de l’estime que nous en avons : et la gloire n’est autre chose qu’un certain éclat de réputation, qui revient de toutes les louanges qu’on lui donne et de tous les honneurs qu’on lui rend, semblable à la lumière et à l’émail de plusieurs pierres précieuses, qui forment tout ensemble une même couronne, Or, l’humilité nous défendant tout amour et toute estime de notre propre excellence, elle nous défend aussi la recherche de la louange, de l’honneur et de la gloire, qui ne sont dues qu’à un mérite d’excellence et de distinction ; cependant elle reçoit le conseil du Sage, qui nous avertit d’avoir soin de notre réputation, parce que la réputation n’est pas établie sur l’excellence d’aucune vertu ou perfection, mais seulement sur une certaine bonté de mœurs et intégrité de vie : et comme l’humilité ne nous défend pas de croire que nous avons ce mérite commun et ordinaire, elle ne nous défend pas non plus l’amour et le soin de notre réputation. Il est vrai que l’humilité mépriseroit encore la réputation, si elle n’étoit pas nécessaire à la charité ; mais parce qu’elle est un des principaux fondemens de la société humaine, et que sans elle, nous sommes non-seulement inutiles au public, mais encore pernicieux, par la raison du scandale qu’il en reçoit, la charité nous oblige à la désirer et à la conserver, et l’humilité souffre nos désirs et nos soins.

Ne peut-on pas dire que la bonne renommée est à l’homme, ce que la verdure d’un beau feuillage est à un arbre ? En effet, quoique l’on n’estime pas beaucoup les feuilles d’un arbre, elles servent cependant à l’embellir et à conserver ses fruits, tandis qu’ils sont encore tendres ; de même la réputation n’est pas un bien fort souhaitable par elle-même, mais elle est l’ornement de notre vie, et nous aide beaucoup à conserver nos vertus, et principalement celles qui sont encore tendres et foibles ; car l’obligation de soutenir notre réputation, et d’être tels qu’on nous estime, fait à une âme généreuse une douce violence, qui la détermine bien fortement. Conservons nos vertus, Philothée, parce qu’elles sont agréables à Dieu, qui est le grand et le souverain objet de toutes nos actions : mais comme ceux qui veulent conserver des fruits, ne se contentent pas de les confire, et qu’ils les mettent encore dans des vases propres à cet usage ; ainsi, bien que l’amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, nous pouvons encore faire servir utilement à leur conservation l’amour de notre réputation.

Il ne faut pas pourtant que ce soit avec un certain esprit d’ardeur et d’exactitude pointilleuse ; car ceux qui sont si délicats et si sensibles sur leur honneur, ressemblent à ces hommes qui prennent des médecines pour toutes sortes de petites incommodités, et qui ruinent tout-à-fait leur santé, à force de la vouloir conserver. Oui, la trop grande délicatesse sur la conservation de la réputation, la fait perdre entièrement, parce que cette sensibilité trop vive, rend un homme bizarre, mutin, insupportable, et provoque contre lui la malignité des médisans. La dissimulation et le mépris d’une médisance ou d’une calomnie, est ordinairement un remède plus salutaire que le ressentiment, la contestation et la vengeance : le mépris dissipe tout, mais la colère donne un air de vraisemblance à ce qu’on dit. Le crocodile ne fait mal, dit-on, qu’à ceux qui le craignent ; et j’ajoute que la médisance ne fait tort qu’à ceux qui s’en mettent en peine.

Une crainte excessive de perdre sa réputation fait sentir aux autres une grande défiance que l’on a de son mérite, ou de la vertu qui en est le fondement. Les Villes qui n’ont que des ponts de bois sur de gros fleuves, en craignent la ruine à toutes sortes de débordemens ; mais là où les ponts sont de pierres, on ne craint que les inondations extraordinaires : ceux aussi qui ont l’âme solidement chrétienne, méprisent ce flux de paroles dont la médisance remplit le monde ; mais ceux qui se sentent foibles, s’inquiètent de tout ce qu’on leur dit. Indubitablement, Philothée, quiconque veut avoir une réputation universelle, la perd universellement ; et celui-là mérite aussi de perdre l’honneur qu’il veut recevoir de ces hommes que le vice à déshonorés.

La réputation n’est que comme une enseigne, qui fait connoître où la vertu loge : la vertu lui doit donc être préférée partout et en toute chose ; c’est pourquoi si l’on dit que vous êtes un hypocrite, parce que vous vivez chrétiennement, ou que vous êtes un lâche, parce que vous avec pardonné à votre prochain l’injure qu’il vous a faite, méprisez tous ces jugemens ; car, outre qu’ils ne viennent que de sottes gens, et toujours fort méprisables par beaucoup d’endroits, il ne faudroit pas abandonner la vertu pour conserver votre réputation. Les fruits des arbres valent mieux que leurs feuilles, et nous devons préférer les biens intérieurs et spirituels aux biens extérieurs : oui, l’on peut être jaloux de son honneur, mais on n’en doit jamais être idolâtre ; et, comme il ne faut rien faire qui blesse les yeux des gens de bien, il ne faut pas chercher à plaire aux yeux des méchans. Le Psalmiste dit que la langue des médisans est semblable à un rasoir bien affilé ; et nous pouvons comparer la bonne renommée à une belle chevelure, qui ayant été coupée ou entièrement rasée, revient plus touffue et plus belle qu’elle n’étoit : mais comme les cheveux que l’on a arrachés de la tête jusqu’à la racine, ne reviennent presque jamais ; je dis aussi que si, par une conduite déréglée et scandaleuse, nous détruisons notre réputation, il sera difficile de la rétablir, parce qu’elle aura été détruite jusqu’au fondement, qui est cette probité de meurs, laquelle, tandis qu’elle subsiste en nous, peut toujours nous rendre l’honneur que la médisance nous auroit ravi. Il faut quitter cette vaine conversation, cette société inutile, cette amitié frivole, cet amusement de plaisir, si la réputation en reçoit quelque atteinte ; puisqu’elle vaut mieux que toutes ces satisfactions humaines : mais si pour les exercices de piété, pour l’avancement en la vie spirituelle, pour l’application à mériter les biens éternels, le monde murmure et gronde, ou éclate même en médisance et en calomnies, il faut laisser, comme l’on dit, aboyer les matins contre la lune : le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne que l’on taille, et qui en porte plus de raisins.

Ayons toujours les yeux attachés sur Jésus crucifié ; marchons dans ses voies avec confiance et simplicité, mais aussi avec prudence et discrétion : il sera le protecteur de notre réputation ; et s’il permet qu’elle soit flétrie, ou que nous la perdions, ce ne sera que pour nous rendre plus d’honneur, même aux yeux des hommes, ou pour nous perfectionner dans la sainte humilité, dont je puis vous dire familièrement, qu’une seule once vaut mieux que mille livres d’honneur. Si l’on nous blâme injustement, opposons la vérité à la calomnie, avec un esprit de paix ; si après cela la calomnie subsiste encore, tâchons de subsister dans notre humiliation : en remettant ainsi notre honneur avec notre âme entre les mains de Dieu, c’est le conserver avec plus de sûreté. Servons donc notre divin Maître dans la bonne et dans la mauvaise renommée, à l’exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David, quand le Seigneur voudra que nous soyons humiliés : O mon Dieu ! c’est par vous que j’ai supporté cet opprobre, et la confusion qui a couvert mon visage.

Il y a cependant deux exceptions à faire ici : la première regarde de certains crimes si atroces et si infâmes, que personne n’en doit souffrir le reproche, quand on peut s’en justifier : la seconde touche de certaines personnes dont la réputation est nécessaire à l’édification publique ; car, en ces deux cas, il faut poursuivre tranquillement la réparation du tort que l’on a reçu : c’est le sentiment des Théologiens.


CHAPITRE VIII.

De la douceur envers le Prochain, et des remèdes contre la colère.


LE saint Chrême dont l’Église se sert, selon la tradition des Apôtres, pour le sacrement de Confirmation et pour plusieurs bénédictions, est composé d’huile d’olive et de baume, qui, entre plusieurs autre choses, nous représente la douceur et l’humilité, deux vertus si chères au divin cœur de Jésus, qu’il nous a recommandées si expressément, en nous disant : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; comme s’il avoit uniquement prétendu consacrer notre cœur à son service, et l’appliquer à l’imitation de sa vie par l’amour de ces deux vertus. L’humilité perfectionne l’homme dans ses devoirs envers Dieu, et la douceur le perfectionne dans les devoirs de la société humaine ; le baume, qui prend le dessous parmi toutes les autres liqueurs, nous marque l’humilité ; l’huile d’olive, qui prend le dessus, nous représente la douceur, qui met l’homme au-dessus de toutes les peines, et qui excelle en toutes vertus, parce qu’elle est la fleur de la charité, laquelle, dit saint Bernard, n’a toute sa perfection que quand elle joint la douceur à la patience.

Mais comprenez bien, Philothée, ce que dit Jésus-Christ, qu’il faut apprendre de lui à être doux et humble de cœur, et que ce Chrême mystique doit être en notre cœur ; car c’est un des grands artifices de notre ennemi, que d’amuser plusieurs personnes du dehors de ces deux vertus : en effet, combien y en a-t-il qui n’en ont que le langage, l’air et les manières extérieures, et qui, n’examinant pas bien leurs dispositions intérieures, pensent être humbles et débonnaires, et ne sont rien moins ? Et cela se connoit, lorsque, nonobstant cette humilité extérieure et cette douceur cérémonieuse, on les voit s’élever avec une chaleur et un orgueil incroyable, sur une légère injure qu’on leur aura faite, ou sur la moindre parole qu’on leur aura dit de travers.

Quand l’humilité est bien réelle et la douceur sincère, elles sont à l’âme un excellent préservatif contre l’enflure d’esprit et l’ardeur du cœur, que les peines qu’on nous fait ont coutume d’y exciter ; comme l’on dit que ceux qui ont été piqués ou mordus par une vipère, n’enflent jamais quand ils ont pris de ce préservatif, qu’on appelle vulgairement la grâce de saint Paul. Mais si, ayant été piqué par la médisance, qui a la langue de serpent, notre esprit s’enfle d’orgueil et notre cœur s’enflamme, n’en doutons pas, c’est un signe évident que notre humilité et notre douceur ne sont ni véritables, ni sincères, mais artificieuses et apparentes.

Le saint et illustre Patriarche Joseph, renvoyant ses frères d’Égypte en la maison de son père, ne leur donna que cet avis : Ne vous fâchez point en chemin. Je vous le dis aussi, Philothée, cette vie n’est qu’un voyage que nous avons à faire pour aller au Ciel : ne nous fâchons donc point en chemin les uns contre les autres ; marchons en la compagnie de nos frères avec un vrai esprit de paix et d’amitié. Mais, je vous le dis universellement parlant, ne vous fâchez point du tout, s’il est possible ; et jamais, pour quelque prétexte que ce soit, n’ouvrez votre cœur à la colère : Car, nous dit saint Jacques, la colère de l’homme n’opère point la justice de Dieu. L’on doit s’opposer au mal, et corriger les mœurs de ses inférieurs avec une sainte hardiesse, et avec beaucoup de fermeté ; mais ajoutez, avec une égale douceur et tranquillité : rien ne dompte davantage le feu d’un éléphant irrité, que la vue d’un petit agneau ; et rien ne peut mieux rompre le coup d’un boulet de canon, que la laine. La correction que fait la raison toute seule, est toujours mieux reçue, que celle où la passion entre avec la raison ; parce que l’homme se laisse aisément conduire par la raison, à laquelle il est naturellement assujetti ; au lieu qu’il ne peut souffrir qu’on le domine par passion : or, c’est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion, elle se rend odieuse, et elle perd, ou du moins elle affoiblit sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la passion. Lorsque les Princes visitent leurs états, en temps de paix, avec leur maison, les peuples, qui se trouvent fort honorés de leur présence, en font partout éclater leur joie ; mais quand ils y vont à la tête de leurs armées, cette marche ne leur plaît guères, quoique le bien public y soit intéressé, par la raison que, quelque bonne discipline qu’ils fassent observer à leurs troupes, il est impossible que plusieurs particuliers ne souffrent beaucoup par la licence du soldat : de même quand la raison exerce avec douceur les droits de son autorité par quelque correction, ou par quelques châtimens, chacun l’approuve et l’aime, quelque exactitude de sévérité qu’il y paroisse ; mais quand la raison y emploie l’indignation, le dépit et la colère, que saint Augustin appelle ses soldats, elle se fait plus craindre qu’aimer, et elle en demeure elle-même troublée et incommodée. Il vaut mieux, dit saint Augustin, écrivant à Profuturus, fermer l’entrée du cœur à la colère : quelque juste qu’elle soit, que de l’y recevoir, pour petite qu’elle soit ; parce qu’elle y jette de si fortes racines, qu’il est très-difficile de l’en arracher ; semblable à une petite plante qui devient un grand arbre. C’est donc avec justice que l’Apôtre nous défend de laisser coucher le soleil sur notre colère ; car elle se change en haine durant la nuit ; elle devient presque implacable, et elle se nourrit dans le cœur de beaucoup de faux raisonnemens, nul homme n’ayant jamais cru sa colère injuste.

La science de vivre sans colère est donc meilleure que celle de s’en servir avec sagesse et avec modération ; et lorsque, par quelque imperfection ou par foiblesse, cette passion a surpris notre cœur, il vaut mieux la réprimer promptement que de la ménager ; car, pour peu qu’on lui donne de temps, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément son corps où il peut mettre la tête. Mais, comment, direz-vous, la pourrai-je bien réprimer ? Il faut, Philothée, qu’à la première atteinte que vous en ressentirez, vous ramassiez contre elle toutes les forces de votre âme, non pas d’une manière brusque et impétueuse, mais douce et efficace ; parce que, comme l’on voit dans les audiences du Barreau, que les huissiers font plus de bruit que ceux qu’ils veulent faire taire, il arrive aussi fort souvent, que voulant réprimer notre colère avec impétuosité, nous nous troublons davantage, et le cœur ainsi troublé, ne peut plus être maître de lui-même.

Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin donnoit dans sa vieillesse au jeune Évêque Auxilius : Faites, disoit-il, ce qu’un homme doit faire ; et si dans quelque occasion vous avez sujet de dire comme David, mes yeux sont troublés du feu d’une grande colère, recourez promptement à Dieu, et lui dites comme ce Prophète : Seigneur, ayez pitié de moi, afin qu’il étende sa main droite sur votre cœur pour y réprimer votre colère : je veux dire, qu’il faut invoquer le secours de Dieu, aussitôt que nous nous sentons émus, en imitant ce que firent les Apôtres au milieu de la tempête. Il commandera indubitablement à notre passion de se calmer, et il rendra la tranquillité à notre âme ; mais je vous avertis encore, qu’il faut faire cette prière avec une attention douce, et non pas avec un violent effort d’esprit : et enfin c’est la maxime qu’on doit observer dans tous les remèdes dont on peut user contre ce mal.

Dès-lors que vous vous apercevrez d’une faute que la colère vous aura fait commettre, réparez-la promptement par quelque acte de douceur envers la personne à qui vous avez fait sentir votre passion ; car, si c’est une précaution salutaire contre le mensonge que de le rétracter sur-le-champ, c’est un souverain remède contre la colère, que de la réprimer aussitôt par un acte contraire de douceur : les plaies récentes sont, comme l’on dit, plus aisées à guérir que celles qui sont invétérées,

Au reste, lorsque vous êtes bien tranquille, et que vous n’avez aucun sujet de colère, faites un grand fonds de douceur et de débonnaireté, vous accoutumant à parler et à agir en cet esprit, dans les plus petites occasions comme dans les plus grandes, Souvenez-vous que l’Épouse des Cantiques n’a pas seulement le miel sur les lèvres et au bout de sa langue, mais encore au-dessous de la langue, c’est-à-dire, dans la poitrine, et qu’elle y a encore du lait avec du miel : cela nous apprend que la douceur envers notre prochain doit être dans notre cour, aussi-bien que dans nos paroles, et qu’il ne suffit pas d’avoir la douceur du miel qui est de bonne odeur, c’est-à-dire, la suavité d’une conversation honnête avec les étrangers, mais qu’il faut encore avoir la douceur du lait dans son domestique, envers ses parens et avec ses voisins : c’est ce qui manque à beaucoup de personnes qui paroissent des Anges hors de la maison, et qui y vivent en vrais démons.


CHAPITRE IX.

De la douceur envers nous-mêmes.


L’UN des bons usages que nous puissions faire de cette vertu, c’est de nous appliquer à nous-mêmes, pour ne jamais nous irriter contre nous, ni contre nos imperfections ; car la raison qui veut que nous ayons un véritable repentir de nos fautes, ne veut pas que nous en concevions une douleur chagrine de dépit et d’indignation : or, c’est en ce point-là que manquent tous les jours ceux qui se fâchent de ce qu’ils se sont fâchés, et qui se chagrinent de ce qu’ils se sont chagrinés, parce qu’ils entretiennent le feu de la colère dans leur cœur ; et, bien-loin que cette dévote indignation leur serve à éteindre leur passion, elle la tient toujours prête à s’enflammer de nouveau à la première occasion ; outre que ces colères, ces dépits, ces aigreurs que l’on a contre soi-même, ne tendent qu’à l’orgueil, et n’ont point d’autre origine que notre amour-propre, qui se trouble et s’inquiète de nous voir si imparfaits. Le repentir de nos fautes doit avoir deux qualités, la tranquillité et la fermeté : n’est-il pas vrai que les sentences qu’un Juge porte contre des criminels, dans l’état d’une raison qui est calme, sont plus conformes à la Justice, que celles où l’impétuosité de l’esprit et la passion ont eu quelque part ; d’autant qu’il y règle leur châtiment sur l’emportement de son humeur, et non pas sur la qualité de leurs crimes ? Je dis aussi que nous nous punissons nous-mêmes plus utilement de nos fautes, par une douleur tranquille et constante, que par un repentir passager d’aigreur et d’indignation, d’autant que dans cette impétuosité, nous nous jugeons selon notre inclination, et non selon la nature de nos fautes : par exemple, celui qui s’affectionne à la chasteté, se dépitera avec une grande amertume de cœur, sur la moindre faute qu’il commettra contre cette vertu, et il ne fera que rire d’une grosse médisance qu’il aura faite : au contraire, celui qui hait la médisance, s’affligera avec excès d’une parole fort légère contre la charité, et il comptera pour rien une faute considérable contre la chasteté. D’où vient cela ? sinon de ce que l’un et l’autre juge sa conscience, non pas par sa raison, mais par sa passion.

Croyez-moi, Philothée, la remontrance d’un père faite à son enfant, avec une douceur toute paternelle, est bien plus capable de le corriger, qu’une réprimande aigre et emportée : pareillement quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons doucement et tranquillement, avec plus de compassion pour sa foiblesse que de passion contre sa faute, l’excitant avec suavité à se mieux régler, il sera plus touché et plus pénétré de douleur, qu’il ne le seroit de tous ces regrets que l’indignation impétueuse pourroit y exciter, Pour moi, si j’avois entrepris de ne préserver de tout péché de vanité, et que j’en eusse commis un fort considérable, je ne voudrois pas reprendre mon cœur en cette sorte : n’est-tu pas misérable et abominable, de t’être laissé emporter à la vanité, après tant de résolutions ? meurs de honte, ce n’est plus à toi de penser au Ciel ; aveugle que tu es, impudent, infidèle à Dieu. Mais je voudrois le corriger ainsi, par manière de compassion : hé bien, mon pauvre cœur ! nous voilà tombés dans le piège que nous avions tant résolu d’éviter : ah ! relevons-nous, et sortons-en pour jamais ; implorons la miséricorde de Dieu, espérons qu’elle nous soutiendra à l’avenir, et rentrons dans la voie de l’humilité : courage, Dieu nous aidera, nous ferons quelque chose de bon. C’est donc sur la suavité de cette douce correction, que je voudrois établir solidement la résolution de ne plus faire la même faute, prenant d’ailleurs les moyens convenables à cette intention, et principalement l’avis de mon Directeur.

Cependant, si quelqu’un ne trouve pas son cœur assez sensible à cette douce réprimande, il faut y employer des reproches plus vifs, et une repréhension plus dure et plus forte, pour le pénétrer d’une profonde confusion de soi-même ; pourvu qu’après l’avoir traité avec aigreur, l’on tâche de le soulager par une sainte et suave confiance en Dieu, à l’imitation de ce grand pénitent, qui, sentant son âme affligée, la consoloit en cette manière : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme ! et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu, car je le bénirai encore : vous êtes, ô mon Dieu, le salut qui paroit toujours certain à mes yeux : vous êtes mon Dieu.

Relevez-vous donc de vos chutes avec une grande suavité de cœur, vous humiliant beaucoup devant Dieu, par l’aveu de votre misère, mais sans vous étonner de votre faute : car quel sujet y a-t-il de s’étonner que l’infirmité soit infirme, la foiblesse foible, et la misère misérable ? Détestez néanmoins de toutes vos forces l’injure que vous ayez faite à la divine Majesté, et puis, avec une grande et courageuse confiance en sa miséricorde, rentrez dans les voies de la vertu que vous aviez quittées.


CHAPITRE X.

Il faut s’appliquer aux affaires avec beaucoup de soin, mais sans inquiétude ni empressement.


IL y a bien de la différence entre le soin des affaires et l’inquiétude, entre la diligence et l’empressement ; les Anges procurent notre salut avec autant de soin et de diligence qu’ils peuvent, parce que cela convient à leur charité, et n’est pas incompatible avec la tranquillité et la paix de leur bienheureux état ; mais comme l’empressement et l’inquiétude seroient entièrement contraires à leur félicité, ils n’en ont jamais pour notre salut, quelque grand que soit leur zèle.

Prenez donc, Philothée, le soin des affaires que Dieu vous met entre les mains : car Dieu, qui vous les a confiées, veut que vous y apportiez toute la diligence nécessaire ; mais n’en prenez jamais, s’il est possible, la chaleur et l’inquiétude ; car toute sorte d’empressement trouble la raison, et nous empêche de bien faire la chose même pour laquelle nous nous empressons.

Quand Notre-Seigneur reprit ste Marthe, il lui dit, Marthe, Marthe, vous vous inquiétez, et vous vous troublez pour beaucoup de choses. Philothée, prenez bien garde à cela ; si elle n’eût eu qu’un soin raisonnable, elle ne se fût pas troublée : mais parce qu’elle s’inquiétoit beaucoup, elle se troubla, et c’est de quoi Notre-Seigneur la blâma. Les fleuves qui roulent doucement et également leurs eaux à travers les campagnes, portent de grands bateaux et de riches marchandises, et les pluies douces et modérées donnent la fécondité à la terre ; au lieu que les torrens et les rivières rapides, qui, à grands flots, courent sur la terre, ruinent et désolent tout, et sont inutiles au commerce, comme les pluies violentes et orageuses ravagent les champs et les prairies. Il est vrai, jamais ouvrage fait avec une impétueuse précipitation ne fut bien fait ; il faut se hâter lentement, comme porte l’ancien proverbe : celui qui court bien vite, dit Salomon, court risque de tomber à chaque pas ; et nous avons toujours fait assez tôt ce que nous avons à faire, quand nous l’avons bien fait. Les bourdons qui font beaucoup plus de bruit, et sont beaucoup plus empressés que les abeilles, ne font que de la cire et jamais de miel : ainsi ceux qui sont dans leurs affaires d’un si grand bruit et d’un empressement si inquiet, ne font jamais que peu de chose, et encore fort mal.

Les mouches ne nous importunent que par leur multitude, et non pas par leur effort ; et les grandes affaires ne nous troublent pas tant que le nombre des petites ; prenez donc les affaires avec une douce tranquillité d’esprit, comme elles viendront, et appliquez-vous-y selon l’ordre qu’elles se présentent ; car si vous voulez faire tout en même-temps et dans la confusion, vous ferez de grands efforts d’esprit qui vous consumeront, et vous n’en verrez pas ordinairement d’autres effets, que l’accablement sous lequel vous succomberez,

En toutes vos affaires, appuyez-vous uniquement sur la divine Providence, qui seule les peut faire réussir. Agissez cependant, de votre côté avec une raisonnable application de votre prudence, pour y travailler sous sa conduite. Après cela, croyez que si vous avez une vraie confiance en Dieu, le succès en sera toujours heureux pour vous, soit qu’il paroisse bon ou mauvais au jugement de votre prudence,

Dans le maniement et dans l’acquisition du bien, imitez les petits enfans, qui se tenant d’une main à leur père, se divertissent à cueillir de l’autre quelques fruits ou quelques fleurs : je veux dire qu’il faut vous y conserver dans une continuelle dépendance de la protection de votre père céleste, considérant bien qu’il vous y tient par la main, comme parle l’Écriture, pour vous conduire heureusement, et tournant les yeux de temps en temps vers lui pour observer si vos occupations lui sont agréables : gardez-vous sur toutes choses, que l’envie d’amasser plus de bien ne vous fasse quitter sa main et négliger sa protection ; parce que s’il vous abandonne, vous ne ferez point de pas, que vous ne donniez du nez en terre. Ainsi, Philothée, dans les occupations ordinaires qui ne demandent pas beaucoup d’application, pensez plus à Dieu qu’à vos affaires. Et quand elles seront d’une si grande importance, qu’elles mériteront toute votre attention, ne laissez pas de tourner de temps en temps les yeux vers Dieu, à la manière de ceux qui étant sur mer, regardent plus le ciel que la mer, pour conduire leur vaisseau. Si vous en usez de la sorte, Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et votre travail vous produira toute la consolation que vous en pouvez attendre.


CHAPITRE XI.

De l’Obéissance.


LA seule charité nous rend essentiellement parfaits ; mais l’obéissance, la chasteté et la pauvreté sont les principales vertus qui nous aident à acquérir la perfection ; car l’obéissance consacre notre esprit à l’amour et au service de Dieu, la chasteté notre corps, et la pauvreté nos biens. Elles sont comme les trois branches de la croix spirituelle, sur laquelle nous sommes crucifiés avec Jésus ; et elles sont en même temps fondées sur une quatrième vertu, qui est la sainte humilité. Je ne prétends pas vous parler de ces trois vertus, ni par rapport aux vœux solennels de religion, ni même par rapport aux vœux simples qu’on en peut faire dans le monde pour de bonnes raisons, parce qu’encore que le vœu attache beaucoup de grâces et de mérites à ces vertus, toutefois leur pratique, sans aucun vœu, suffit absolument pour nous conduire à la perfection. Il est vrai que les vœux qu’on en fait, et surtout les solennels dans la Religion, établissent une personne dans l’état de perfection ; mais il y a une grande différence entre l’état de perfection et la perfection, puisque tous les Évêques et les Religieux sont dans l’état de perfection, et que tous néanmoins n’ont pas la perfection, comme il ne se voit que trop. Tâchons donc, Philothée, de nous appliquer tous à la pratique de ces vertus, mais chacun selon notre vocation ; car bien qu’elles ne nous mettent pas elle-mèmes dans l’état de perfection, elles nous donneront cependant la perfection ; et d’ailleurs nous sommes tous obligés à la pratique de ces trois vertus, quoique nous ne soyons pas tous obligés de les pratiquer d’une même manière.

Il y a deux sortes d’obéissance ; l’une est nécessaire et l’autre volontaire. Par les lois de l’obéissance nécessaire, vous devez obéir humblement à vos Supérieurs Ecclésiastiques, comme au Pape et à votre Évêque, à votre Curé et à ceux qui sont commis de leur part ; vous devez encore obéir à vos supérieurs politiques, c’est-à-dire, au Prince et aux Magistrats qu’il a établis dans ses États ; vous devez enfin obéir à vos Supérieurs domestiques, c’est-à-dire, à votre père et à votre mère, à votre maitre et à votre maîtresse. Or, cette obéissance s’appelle nécessaire, par la raison que nul ne se peut exempter d’obéir à ses Supérieurs ; Dieu leur ayant communiqué son autorité, pour gouverner, par voie đ’empire et de commandement, ceux dont il leur a confié la conduite : obéisseż donc à leurs commandemens ; c’est en cela que consiste l’obéissance, qui est de nécessité indispensable. Mais pour la rendre parfaite, suivez encore leurs conseils et même leurs désirs et leurs inclinations, autant que la charité et la prudence vous le permettront. Obéissez quand ils vous commanderont quelque chose d’agréable, comme de manger ou de vous divertir ; et bien qu’il ne paroisse pas une grande vertu à obéir en de semblables choses, ce seroit an grand vice que d’y désobéir. Obéissez en tout ce qui paroit indifférent, comme de porter tel ou tel habit, d’aller par une chemin ou par un autre, de parler ou de se taire ; et votre obéissance sera déjà d’un grand mérite. Obéissez dans les choses difficiles, rebutantes et laborieuses, et votre obéissance sera parfaite. Obéissez enfin sans réplique et même avec douceur, sans délai et même avec ferveur, sans chagrin et même avec joie ; surtout obéissez avec amour et pour l’amour de celui qui par amour pour nous se rendit obéissant jusqu’à la mort de la croix, et qui aima mieux, comme dit saint Bernard, perdre la vie, que l’obéissance.

Pour apprendre à obéir aisément à vos Supérieurs, soyez facile à vous conformer aux volontés de vos égaux, cédant à leurs sentimens sans aucun esprit de contestation, lorsqu’il ne vous y paroitra rien de mauvais ; et de plus, accommodez-vous volontiers aux inclinations raisonnables de vos inférieurs, sans exercer votre autorité sur eux d’une manière impétueuse, tandis qu’ils se tiendront dans l’ordre. C’est un abus de croire que si on étoit en Religion, on obéiroit facilement, quand on sent de la difficulté et de la répugnance à obéir aux personnes que Dieu à mis sur nos têtes.

Nous appelons obéissance volontaire, celle qui ne nous est pas imposée de droit, et à laquelle nous nous obligeons nous-mèmes par une manière de choix et d’élection. L’on ne peut choisir son père et sa mère, et l’on ne choisit pas ordinairement son Prince, ni son Évêque, ni même souvent son mari ; mais l’on choisit son Confesseur et son Directeur. Or, soit que dans ce choix on fasse vœu de lui obéir, comme la sainte Mère Thérèse, qui, outre l’obéissance qu’elle avoit vouée solennellement au Supérieur de son Ordre, s’obligea par un vœu simple d’obéir au Père Gratien, soit que sans aucun vœu l’on veuille humblement obéir à un Confesseur ; cette obéissance s’appelle volontaire, parce qu’elle dépend dans son principe de notre volonté et de notre élection.

Il faut obéir à tous nos Supérieurs, mais à chacun en particulier dans les choses sur lesquelles leur autorité s’étend : aux Princes, pour tout ce qui est de la police et du gouvernement de leurs états : aux Prélats, en tout ce qui regarde la discipline ecclésiastique ; à un père, à un maître, à un mari, dans tout l’ordre domestique ; à son directeur et à son Confesseur pour tout ce qui est de la conduite particulière de l’âme.

Faites-vous ordonner par votre Père spirituel toutes les actions de piété que vous devez pratiquer ; elles deviendront meilleures, parce qu’outre la bonté et le mérite qu’elles auront de leur propre fonds, elles auront encore le mérite de l’obéissance qui les aura. commandées et animées de son esprit.

Bienheureux sont les obéissans, car Dieu ne permettra jamais qu’ils s’égarent.


CHAPITRE XII.

De la nécessité de la Chasteté.


LA chasteté est le lys des vertus, et dès cette vie elle nous rend presque semblables aux Anges. Partout rien n’est beau que par la pureté, et la pureté des hommes est la chasteté. On appelle cette vertu honnêteté, et sa pratique honneur ; on la nomme encore intégrité, et le vice qui lui est contraire, corruption. En un mot, elle a cette gloire entre toutes les vertus, qu’elle est tout ensemble la vertu de l’âme et du corps.

Il n’est jamais permis de faire servir ses sens à un plaisir voluptueux, en quelque manière que ce soit, hors d’un légitime mariage, dont la sainteté puisse par une juste compensation réparer la perte que l’âme y peut souffrir de ce commerce sensuel ; encore faut-il y donner tant d’honnêteté à l’intention, que la volonté n’en puisse recevoir aucune tache. Le cœur chaste est semblable à la mère perle, laquelle ne reçoit aucune goutte d’eau, qui ne vienne du ciel ; car il ne souffre aucun plaisir, que celui du mariage établi par le ciel : hors de là, la seule pensée même ne lui est pas permise, j’entends une pensée à laquelle la volupté porte et attache l’esprit volontairement.

· Pour le premier degré de cette vertu, jamais, Philothée, ne souffrez volontairement rien de tout ce qui est défendu dans toute l’étendue de la volupté, comme universellement parlant tout ce que l’on en cherche hors de l’état du mariage, ou même ce qui est contraire aux règles de cet état.

Pour le second degré, retranchez autant que vous pourrez toutes les délectations des sens superflues et inutiles, quoiqu’elles soient honnêtes et permises.

Pour le troisième degré, n’attachez point votre affection à celles qui sont nécessaires et ordonnées ; car, bien qu’il faille s’assujettir à celles qui sont de l’institution et la fin du saint mariage, il ne faut jamais y attacher l’esprit et le cœur.

Au reste, cette vertu est incroyablement nécessaire à tous les états. Dans celui de la viduité, la chasteté doit être extrêmement généreuse pour se défendre du plaisir, non-seulement à l’égard du présent et de l’avenir, mais encore à l’égard du passé dont les idées, toujours dangereuses, rendent l’imagination plus susceptible des mauvaises impressions. C’est pourquoi saint Augustin admiroit en son cher Alypius, cette admirable pureté d’âme qui l’avoit entièrement affranchi des sentimens, et même des souvenirs de tous ses déréglemens passés. En effet, chacun sait bien qu’il est facile de conserver long-temps les fruits qui sont encore en leur entier ; mais pour, peu qu’ils aient été flétris ou entamés, l’unique moyen de les bien garder, c’est de les confire au sucre ou au miel. Je dis aussi que l’on a plusieurs moyens de conserver avec sûreté la chasteté, tandis qu’elle a toute son intégrité ; mais, quand elle l’a une fois perdue, rien ne peut plus la conserver qu’une solide dévotion, dont j’ai souvent comparé la douceur avec celle du miel.

Dans l’état de la virginité, la chasteté demande une grande simplicité d’âme, et une grande délicatesse de conscience pour éloigner toutes sortes de pensées curieuses, et pour s’élever au-dessus de tous les plaisirs sensuels, par un mépris absolu et entier de tout ce que l’homme au de commun avec les bêtes, et qu’elles ont même plus que lui. Que jamais donc ces âmes pures ne doutent en aucune manière que la chasteté ne leur soit incomparablement meilleure que tout ce qui est incompatible avec sa perfection : car, comme dit saint Jérôme, le démon ne pouvant souffrir cette salutaire ignorance du plaisir, tâche du moins d’en exciter le désir dans ces âmes, et leur en donne pour cela des idées si attirantes, quoique très-fausses, qu’elles en demeurent fort troublées ; parce qu’elles se laissent imprudemment aller, ajoute ce saint Père, à estimer ce qu’elles ignorent. C’est ainsi que tant de jeunes gens, surpris par une fausse et folle estime des plaisirs voluptueux et par une curiosité sensuelle et inquiète, s’y livrent avec la perte entière de leurs intérêts temporels et éternels ; semblables à des papillons qui s’imaginant que la flamme est aussi douce qu’elle leur paroît belle, vont étourdiment s’y brûler.

A l’égard de l’état du mariage, c’est une erreur vulgaire et très-grande, de penser que la chasteté n’y soit pas nécessaire ; car elle l’est absolument et même beaucoup, non pas pour s’y priver des droits de la foi conjugale, mais pour se contenir dans leurs bornes, Or, comme l’observation de ce commandement : Fâchez-vous, et ne péchez point, porte plus de difficulté que la pratique de celui-ci, ne vous fâchez point, par la raison qu’il est plus aisé d’éviter la colère que de la régler ; de même il est plus facile de se priver de tous les plaisirs de la chair, que de les modérer. Il est vrai que la licence du mariage sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, peut beaucoup servir à éteindre la passion naturelle ; mais l’infirmité de plusieurs personnes qui s’en servent, les font passer aisément de la permission à l’usurpation, et de l’usage à l’abus. Et, comme l’on voit beaucoup de riches s’accommoder injustement du bien de leur prochain, non pas par indigence, mais par avarice ; l’on voit aussi beaucoup de personnes mariées, qui pouvant et devant fixer leur cœur à un objet légitime, s’emportent encore à des plaisirs étrangers, par une incontinence effrénée. Il est toujours dangereux de prendre des médicamens violens, parce que si l’on en prend plus qu’il ne faut, ou qu’ils ne soient pas bien préparés, la santé en souffre beaucoup. Le mariage a été institué et sanctifié en partie pour servir de remède à la cupidité naturelle ; et si on doit dire que ce remède est salutaire, on peut dire qu’il est violent et par conséquent dangereux, si l’on s’en sert sans modération et sans les précautions nécessaires de la piété chrétienne.

J’ajoute que la variété des affaires de la vie, et les longues maladies séparent souvent deux personnes que l’amour conjugal a unies. C’est pourquoi cet état a besoin d’une double chasteté ; de l’une pour s’abstenir de tout plaisir dans les temps d’absence, et de l’autre, pour se modérer dans le temps de présence. Sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs âmes excessivement tourmentées pour avoir profané la sainteté du mariage ; non pas précisément par la raison de l’énormité de leurs péchés, puisque les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes, mais par cette raison, que ceux qui les commettent ne s’en font aucun scrupule, et que par conséquent ils y persévèrent durant toute leur vie.

Vous voyez donc combien la chasteté est nécessaire à tous les états. Cherchez la paix avec vous, dit l’Apôtre, et la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu. Or, remarquez que par la sainteté, il entend la chasteté, selon l’observation de saint Jérôme et de saint Chrysostôme. Non, Philothée, personne ne verra Dieu sans chasteté, personne n’habitera en ces saints tabernacles qu’il n’ait le cœur pur ; et comme dit le Sauveur même, les chiens et les impudiques en seront bannis. Aussi, bienheureux sont, nous a-t-il dit, ceux qui auront le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu.


CHAPITRE XIII.

Avis pour conserver la Chasteté.


AYEZ toujours une grande attention sur vous, pour éloigner promptement tout ce qui peut porter quelque attrait à la volupté ; car c’est un mal qui se prend insensiblement, et qui par de petits commencemens fait de grands progrès. En un mot, il est plus aisé de le fuir, que de le guérir. La chasteté est ce trésor que saint Paul dit que nous possédons dans des vases bien fragiles ; et véritablement elle tient beaucoup de la fragilité de ces vases, qui, pour peu qu’ils se heurtent les uns contre les autres, courent risque de se casser : L’eau la plus fraiche que l’on veut conserver dans un vase, y perd bientôt sa fraicheur, si quelque animal y a tant soit peu touché. Ne permettez donc jamais, Philothée, et défendez-vous à vous-même tous ces badinages extérieurs des mains, également contraires à la modestie chrétienne, et au respect que l’on doit à la qualité ou à la vertu d’une personne ; car bien que peut-être on puisse absolument conserver un cœur chaste parmi ces actions, qui viennent plutôt de légèreté que de malice, et qui ne sont pas ordinaires ; cependant la chasteté en reçoit toujours quelque mauvaise atteinte. Au reste, vous jugez assez que je ne parle pas de ces attouchemens malhonnêtes qui ruinent entièrement la chasteté.

La chasteté dépend du cœur comme de son origine, et sa pratique extérieure consiste à régler et à purifier les sens ; c’est pourquoi elle se perd par tous les sens extérieurs, comme par les pensées de l’esprit et par les désirs du cœur. Ainsi toute sensation que l’on se permet sur un objet déshonnête et avec esprit de déshonnêteté, est véritablement une impudicité ; jusques-là que l’Apôtre disoit aux premiers Chrétiens : mes frères, que la fornication ne se nomme pas même entre vous. Les abeilles, non-seulement ne touchent pas à un cadavre pourri, mais fuyent encore la mauvaise vapeur qui en exhale. Observez, je vous prie, ce que la sainte Écriture nous dit de l’Épouse des Cantiques ; tout y est mystérieux. La myrrhe distille de ses mains, et vous savez que cette liqueur préserve de la corruption ; ses lèvres sont bandées d’un ruban vermeil, et cela nous apprend que la pudeur rougit des paroles tant soit peu malhonnêtes, ses yeux sont comparés aux yeux de la colombe, à cause de leur netteté ; elle a des pendans d’oreille qui sont d’or, et ce précieux métal nous marque la pureté ; son nez est comparé à un cèdre du Liban, dont l’odeur est exquise et le bois incorruptible. Que veut dire tout cela ? telle doit être l’âme dévote, chaste, nette, pure et honnête en tous ses sens extérieurs.

À ce propos je veux vous apprendre un mot bien remarquable, que Jean-Cassien, un ancien Père, assure être sorti de la bouche de saint Basile, qui, parlant de soi-même, dit un jour avec beaucoup d’humilité : je ne sais ce que sont les femmes, cependant je ne suis pas vierge. Certes, la chasteté se peut perdre en autant de manières qu’il y a de sortes d’impudicités, lesquelles à proportion qu’elles sont grandes ou petites, l’affoiblissent ou la blessent dangereusement, on la font entièrement périr. Il y a de certaines libertés indiscrètes, badines et sensuelles, qui, à proprement parler, ne violent pas la chasteté, mais qui l’affoiblissent, qui l’amollissent et qui en ternissent l’éclat. Il y a d’autres libertés non-seulement indiscrètes, mais vicieuses, non-seulement badines, mais déshonnêtes ; non-seulement sensuelles, mais charnelles, qui du moins blessent mortellement la chasteté ; je dis du moins, parce qu’elle périt entièrement, si cela va jusqu’au dernier effet du plaisir voluptueux. Alors la chasteté périt d’une manière plus indigne que méchante, et plus malheureuse que quand elle se perd par la fornication, même par l’adultère et par l’inceste ; car quoique ces dernières espèces de la brutale volupté soient de grands péchés, les autres, comme dit Tertullien, dans son livre de la pudicité, sont des monstres d’iniquité et de péché. Or Cassien ne croit pas, ni moi non plus, que saint Basile ait voulu s’accuser d’un dérèglement pareil, quand il dit qu’il n’étoit pas vierge ; et je crois avec raison qu’ils n’entendoit parler que des seules pensées voluptueuses qui ne font que salir l’imagination, l’esprit et le cœur, dont la chasteté a toujours été si chère aux âmes généreuses, qu’elles en ont été extrêmement jalouses.

N’ayez jamais de commerce avec des personnes dont vous connoîtrez que les mœurs soient gâtées par la volupté, surtout quand l’impudence est jointe à l’impureté, ce qui arrive presque toujours.

L’on prétend que les Boucs touchant seulement de la langue les amandiers, qui sont doux de leur espèce, en rendent le fruit amer ; et ces âmes brutales et infectes ne parlent guères à personne, ni de même sexe, ni de sexe différent, qu’elles ne fassent un grand tort à la pudeur : semblables aux basilics, qui portent leur venin dans leur yeux et dans leur haleine.

Au contraire, faites une bonne liaison avec les personnes chastes et vertueuses, occupez-vous souvent de la lecture des livres sacrés ; car la parole de Dieu est chaste, et rend chastes ceux qui l’aiment. C’est pourquoi David la compare à cette pierre précieuse qu’on appelle topase, et dont la propriété spéciale est d’amortir l’ardeur de la concupiscence.

Tenez-vous toujours auprès de Jésus-Chrit crucifié, soit spirituellement par la méditation, soit réellement et corporellement par la sainte communion. Vous savez que ceux qui couchent sur l’herbe nommée Agnus castus, prennent insensiblement des dispositions favorables à la chasteté ; pensez donc, que reposant votre cœur sur Notre-Seigneur, qui est véritablement l’agneau immaculé, vous trouverez bientôt votre âme, votre cœur et vos sens entièrement purifiés de tous les plaisirs sensuels.


CHAPITRE XIV.

De la pauvreté d’esprit dans la possession des richesses.


BIENHEUREUX sont les pauvres d’esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux : malheureux donc sont les riches d’esprit, parce que la misère de l’enfer est pour eux. Celui-là est riche d’esprit, qui à l’esprit dans ses richesses ou ses richesses dans son esprit ; et celui-là est pauvre d’esprit, qui n’a nulle richesse dans son esprit, ni son esprit dans les richesses. Les Aleions font leur nid d’une construction admirable : la forme en est semblable à une pomme, et ils n’y laissent qu’une très-petite ouverture par en haut ; ils le placent sur le bord de la mer, et le font si ferme et si impénétrable, que quand elle vient fondre sur le rivage avec ses flots, il n’y peut entrer aucune goutte d’eau, parce qu’il tient toujours le dessus des vagues dont il prend le mouvement ; ainsi il demeure au milieu de la mer, sur la mer, et maître de la mer. C’est l’image de votre cœur, Philothée, qui doit toujours être ouvert au ciel, et toujours impénétrable à l’amour des biens périssables. Si vous êtes riche, conservez votre cœur dans un grand détachement de vos richesses, et qu’il s’élève toujours au-dessus d’elles, de sorte qu’au milieu des richesses, il soit sans richesses et maitre des richesses. Non, ne permettez pas que cet esprit céleste se plonge dans les biens terrestres ; et faites au contraire, que, supérieur à ce qu’ils ont de plus aimable, il s’élève de plus en plus vers le Ciel.

Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être empoisonné ; ceux qui font la pharmacie ont presque tous des poisons pour plusieurs bons usages de leur art, et l’on ne peut pas dire pour cela qu’ils soient empoisonnés, puisqu’ils n’ont ces poisons que dans leurs cabinets. Aussi vous pouvez avoir des richesses sans que le poison qu’il leur est naturel aille jusqu’à votre cœur, pourvu que vous les ayez seulement en votre maison et non pas dans votre cœur, Être riche en effet et pauvre en affection, c’est le grand bonheur du Chrétien ; car il a tout ensemble les commodités des richesses pour cette vie, et le mérite de la pauvreté pour l’autre. Hélas ! Philothée, jamais personne ne confesse qu’il soit avare, et chacun désavoue cette bassesse d’âme : on s’excuse sur le nombre des enfans, et sur les règles de la prudence, qui demandent qu’on se fasse un établissement solide. Jamais on n’a trop de bien, et il se trouve toujours des nécessités nouvelles d’en avoir davantage : les plus avares ne pensent pas en leur conscience qu’ils le soient. L’avarice est une prodigieuse fièvre qui se rend d’autant plus imperceptible, qu’elle devient plus violente et plus ardente. Moïse vit un buisson brûler du feu du ciel, sans en être consumé ; mais au contraire, le feu profane de l’avarice dévore et consume l’avare sans le brûler, du moins il n’en sent pas les ardeurs, et l’altération violente qu’elles lui causent, ne lui paroît qu’une soif fort douce et toute naturelle.

Si vous désirez ardemment, long-temps et avec inquiétude, les biens que vous n’avez pas, croyez que véritablement vous êtes avare, quoique vous disiez que vous ne voulez pas les avoir injustement ; en la même manière qu’un malade qui désire ardemment de boire, et le désire longtemps et avec inquiétude, fait bien voir qu’il a la fièvre, quoiqu’il ne veuille boire que de l’eau.

O Philothée ! je ne sais si c’est un désir bien juste que celui d’avoir par des voies justes, ce qu’un autre possède avec justice ; car il semble que nous voulions nous accommoder aux dépens de l’incommodité d’autrui. Celui qui possède un bien justement, n’a-t-il pas plus de raison de le garder justement, que nous n’en avons de désirer de l’avoir injustement ? Par quelle raison donc étendrons-nous nos désirs sur sa commodité pour l’en priver ? quand ce désir seroit juste, certainement il ne seroit pas charitable, et nous ne voudrions pas qu’un autre se permit ce même désir à notre égard. Ce fut le péché d’Achab, de vouloir avoir injustement la vigne de Naboth, qui la vouloit encore plus justement garder ; ce Roi la désira ardemment, long-temps et avec inquiétude, pourtant il offensa Dieu.

Attendez, Philothée, à désirer le bien du prochain quand il commencera à désirer de s’en défaire ; et alors son désir rendra le vôtre juste et charitable. Oui, je consens que vous vous appliquiez à l’augmentation de votre bien, pourvu que ce soit avec autant de charité que de justice.

Si vous aimez les biens que vous avez, s’ils occupent votre prudence avec empressement, si votre esprit y est, si votre cœur y tient, si vous sentez une crainte vive et inquiète de les perdre ; croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre, et le feu de l’avarice n’est pas éteint : car les fébricitans boivent l’eau qu’on leur donne, avec une certaine avidité, application et joie, qui ne sont ni naturelles, ni ordinaires aux personnes saines ; et il n’est pas possible de se plaire beaucoup à une chose, sans que l’on n’y ait un grand attachement. Si, dans quelque perte de biens, vous sentez votre cœur affligé et désolé, croyez-moi encore, Philothée, vous y avez beaucoup d’affection, puisque rien ne marque mieux l’attachement que l’on avoit à ce que l’on a perdu, que l’affliction de la perte.

Ne désirez donc point d’un désir entièrement formé, le bien que vous n’avez pas ; ne plongez point votre cœur dans celui que vous avez ; ne vous désolez point des pertes qui vous arriveront : alors vous aurez quelque sujet de croire, non-seulement qu’étant riche en effet, vous ne l’êtes point d’affection, mais encore que vous êtes pauvre d’esprit, et par conséquent du nombre des bienheureux, puisque le royaume des Cieux vous appartient.


CHAPITRE XV.

La manière de pratiquer la Pauvreté réelle dans la possession des richesses.


LE célèbre peintre Parrasius fit un portrait du peuple Athénien, que l’on trouva d’une invention très-ingénieuse ; car, pour le peindre avec tous les traits de son naturel léger, variable, et inconstant, il représenta dans plusieurs figures d’un même tableau des caractères fort opposés, de vertus et de vices, de colère et de douceur, de clémence et de sévérité, de fierté et d’humilité, de courage et de lâcheté, de civilité et de rusticité. C’est à peu près ainsi que je voudrois, Philothée, faire entrer dans votre cœur la richesse et la pauvreté, un grand soin et un grand mépris des biens temporels.

Ayez beaucoup plus d’application à faire valoir vos biens, que n’en ont même les mondains ; car dites-moi, je vous prie, ceux à qui les grands Princes donnent l’intendance de leurs jardins, n’ont-ils pas plus d’attention à les cultiver, et plus de soin d’avoir tout ce qui peut servir à les embellir, que s’ils leur appartenoient en propre ! Pourquoi cela ? c’est qu’ils considèrent ces jardins, comme ceux de leurs Princes et de leurs Rois, à qui ils veulent plaire. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas à nous, et Dieu qui les a confiés à notre administration, prétend que nous les fassions bien valoir : c’est donc lui rendre un service agréable, que d’en avoir un grand soin ; mais il faut que ce soin soit plus solide et plus grand que celui des mondains, parce qu’ils ne travaillent que pour l’amour d’eux-mêmes, et que nous devons travailler pour l’amour de Dieu. Or, comme l’amour de soi-même est un amour empressé, turbulent et violent, le soin qui en tire son origine est plein de trouble, de chagrin et d’inquiétude ; et comme l’amour de Dieu porte dans le cœur la douceur, la tranquillité et la paix, le soin qui en procède est doux, tranquille et paisible, même à l’égard des biens du monde : ayons donc cette suavité d’esprit et cette tranquillité de conduite en tout ce qui est de la conservation et de l’augmentation de nos biens, selon les besoins véritables et les justes occasions que nous en avons ; car enfin, Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour.

Mais, prenez garde que l’amour-propre ne vous trompe ; il contrefait quelquefois si bien l’amour de Dieu, que l’on diroit que c’est lui-même : et, pour éviter cette surprise, et le danger qu’il y a que ce soin légitime ne devienne une vraie avarice, il faut outre ce que j’ai dit au chapitre précédent, il faut, dis-je, pratiquer souvent une manière de pauvreté réelle et effective au milieu de toutes les richesses. Défaites-vous donc souvent de quelque partie de vos biens en faveur des pauvres : donner ce que l’on a, c’est s’appauvrir d’autant ; et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra bien, et en l’autre vie et en celle-ci, puisqu’il n’y a rien qui fasse plus prospérer le temporel que l’aumône ; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous participerez toujours au mérite de la pauvreté, O le saint et riche appauvrissement que l’aumône chrétienne !

Aimez les pauvres et la pauvreté, et cet amour vous rendra véritablement pauvre ; puisque, comme dit l’Écriture, nous devenons semblables aux choses que nous aimons. L’amour met de l’égalité entre les personnes qui s’aiment. Qui est infirme, disoit saint Paul, avec lequel je ne sois pas infirme ? Il pouvoit dire : qui est pauvre, avec lequel je ne sois pas pauvre ? I’Amour le rendoit semblable à ceux qu’il aimoit : si donc vous aimez les pauvres, vous participerez à leur pauvreté, et vous · leur serez semblable.

Or, si vous aimez les pauvres, prenez plaisir à vous trouver avec eux, à les voir chez vous, et à les visiter chez eux, à traiter volontiers avec eux, à les laisser approcher de vous, dans les Églises, dans les rues et ailleurs ; soyez pauvre de la langue avec eux, leur parlant comme d’égal à égal ; mais soyez riche des mains, en leur faisant part de ce que Dieu vous a donné de plus qu’à eux.

Voulez-vous faire encore davantage, Philothée ? ne vous contentez pas d’être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre qu’eux-mêmes. Et comment cela, dites-vous ? je m’explique : le serviteur est inférieur à son maître, vous n’en doutez pas ; attachez-vous donc au service des pauvres ; allez les servir quand ils sont malades dans leur lit, et de vos propres mains ; apprêtez-leur à manger, et à vos dépens ; occupez-vous humblement de quelque travail pour leur usage. O Philothée ! servir ainsi les pauvres, c’est régner plus glorieusement que les Rois : sur cela je ne puis assez admirer l’ardeur de saint Louis, l’un des plus grands Rois que le soleil ait jamais vu ; mais je dis grand Roi en toute sorte de grandeurs : il servoit très-fréquemment à la table des pauvres qu’il nourrissoit ; il en faisoit venir presque tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeoit les restes de leur potage, avec une affection incroyable pour eux et pour leur état ; il visitoit souvent les hôpitaux, et il s’attachoit ordinairement à servir les malades qui avoient les maux les plus horribles, comme les lépreux, les ulcérés, et ceux qui étoient rongés d’un chancre ; il leur rendoit ce service nue-tête et à genoux, respectant en eux le Sauveur du monde, et les chérissant d’un amour aussi tendre que celui d’une mère pour son enfant. Saint Elisabeth, fille du Roi de Hongrie, se mêloit ordinairement parmi les pauvres, et pour se divertir avec les Dames de sa maison, s’habilloit quelquefois en pauvre femme, leur disant : si j’étois pauvre, je m’habillerois ainsi. O mon Dieu ! ô Philothée ! que ce Prince et cette Princesse étoient pauvres dans leurs richesses et qu’ils étoient riches en leur pauvreté ! Bienheureux ceux qui sont ainsi pauvres, car le royaume des Cieux leur appartient : J’ai eu faim, et vous m’avez nourri, leur dira le Roi des pauvres et des Rois, au jour de son grand jugement : J’ai été nu, et vous m’avez vêtu ; possédez le Royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.

Il n’y a personne à qui les commodités de la vie ne manquent quelquefois en de certaines occasions ; on n’aura pas à la campagne ce qu’il faudroit pour bien recevoir ses amis, dont la visite est imprévue ; les habits nécessaires, selon les règles de la bienséance, pour paroître avec honneur dans une assemblée, ne se trouveront pas où l’on sera ; les meilleures provisions de vin et de blé sont gâtées, et il n’en reste que ce qu’il y avoit de méchant, sans qu’on y puisse suppléér : tout manquera dans un voyage, la chambre, le lit, la nourriture, le service. En un mot, pour riche que l’on soit, il est aisé d’avoir souvent besoin de quelque chose, et c’est être véritablement pauvre en ces temps-là, Philothée, acceptez-en donc l’occasion de bon cœur, et en souffrez la peine avec joie.

Quand vous ferez quelque perte, grande ou petite, par quelqu’un des accidens dont la vie est fort mêlée ; comme une tempête, le feu, une inondation, la stérilité, un larcin, un procès ; c’est alors le véritable temps de pratiquer la pauvreté, en recevant avec douceur d’esprit cette diminution de vos biens, et vous y accommodant avec toute la fermeté de la patience chrétienne. Esaü se présenta à son père avec ses mains couvertes de poil, et Jacob en fit autant ; mais parce que le poil qui couvroit les mains de Jacob ne tenoit pas à sa peau, mais seulement à ses gants, on pouvoit le lui arracher sans l’écorcher ni le blesser ; au contraire, parce que le poil des mains d’Esaü tenoit à sa peau, qui étoit naturellement toute velue, on ne le lui auroit pas arraché, ni sans une grande douleur, ni sans une grande résistance. C’est justement une double figure de l’attachement des uns aux richesses, et du détachement des autres : quand nos biens nous tiennent au cœur, si la tempête, si le larron, si le chicaneur nous en enlève quelque partie, que de plaintes, que de trouble, que d’impatience ! Mais quand nous ne tenons à nos biens que par le soin que Dieu veut que nous en ayions, et non pas par le cœur, si nous les perdons, nous ne perdons pas pour cela, ni la raison, ni la tranquillité. Les fidèles serviteurs de Dieu ne tiennent pas plus à leurs biens qu’à leurs habits, qu’ils peuvent prendre et laisser comme il leur plait ; mais les mauvais chrétiens y tiennent autant que les bêtes à leur peau.


CHAPITRE XVI.

Des Richesses de l’esprit dans l’état de la Pauvreté.


Mais si effectivement vous êtes pauvre, Philothée, ô Dieu ! tâchez de l’être encore d’esprit, faites de nécessité vertu, et employez cette pierre précieuse de la sainte pauvreté pour ce qu’elle vaut ; elle paroît fort obscure au monde, et il n’en sait pas la valeur ; cependant l’éclat en est admirable, et elle est d’un grand prix.

Ayez un peu de patience ; vous êtes avec votre pauvreté en bonne compagnie : Notre-Seigneur, la sainte Vierge sa mère, les Apôtres, tant de Saints et de Saintes ont été pauvres ; et ayant pu avoir les richesses du monde, ils les ont méprisées. Combien y a-t-il eu de grands du monde, qui, malgré toutes les contradictions du monde, sont allés chercher avec beaucoup d’empressement la sainte pauvreté dans les Cloitres et dans les Hôpitaux ? Ils ont pris bien de la peine pour la trouver ; et vous savez ce qu’il en coûta à saint Alexis, à sainte Paule, à saint Paulin, à sainte Angèle et à tant d’autres : or, voilà, Philothée, qu’elle vient se présenter à vous, et vous l’avez trouvée sans la chercher et sans peine, embrassez-la donc comme la chère amie de Jésus-Christ, qui étant né pauvre, vécut et mourut pauvre.

Votre pauvreté, Philothée, a deux avantages considérables, qui peuvent vous faire un grand fonds de mérites. Le premier est, que n’étant point de votre choix, elle vous est venue de la seule volonté de Dieu ; sans que votre volonté y ait eu part : or, ce qui nous vient de la seule disposition de la Providence, nous rend toujours plus agréables à Dieu, pourvu que nous le recevions de bon cœur, et par un vrai amour de sa sainte volonté. Partout où il y a moins de nous, il y a plus de Dieu ; la simple et pure acceptation de sa volonté, rend la patience extrêmement pure.

Le second avantage consiste en ce qu’elle est une pauvreté vraiment pauvre ; je m’explique : une pauvreté estimée, louée, caressée, secourue et assistée, tient lieu de richesses, du moins elle ne fait pas un pauvre autant qu’il peut l’être ; mais une pauvreté méprisée, rejetée, reprochée et abandonnée, est la véritable pauvreté. Telle est pour l’ordinaire celle des séculiers ; car, comme ils ne sont pas pauvres par leur choix, mais par nécessité, on n’en fait pas grand cas ; et c’est par cette raison que leur pauvreté est plus pauvre que celle des Religieux, bien que celle-ci tire une grande excellence et un mérite singulier du choix que l’on en a fait, et du vœu par lequel on s’y est assujetti.

Ainsi, Philothée, ne vous plaignez pas de votre pauvreté ; car on ne se plaint que de ce qui déplait : et si la pauvreté vous déplait, vous n’êtes plus pauvre d’esprit, mais riche de cœur et d’affection. ·

Ne vous désolez point de ce que les secours nécessaires vous manquent ; car c’est en cela que consiste la perfection de la pauvreté : vouloir être pauvre, et n’en recevoir aucune incommodité, c’est une grande ambition ; oui, c’est vouloir l’honneur de la pauvreté, et la commodité des richesses.

N’ayez point de honte d’être pauvre, ni de demander l’aumône par charité ; recevez avec humilité ce que l’on vous donnera, et souffrez le refus avec douceur : rappelez, le plus que vous pourrez, le souvenir du voyage que Notre-Dame fit en Égypte pour y porter son divin Enfant, et de tout ce qu’il lui fallut souffrir de mépris et de misère.

Si vous viviez ainsi, vous seriez très-riche en pauvreté.


CHAPITRE XVII.

De l’Amitié en général, et de ses mauvaises espèces.


L’AMOUR tient le premier rang entre les passions ; il règne dans le cœur, et en conduit tous les mouvemens ; il se les rend propres et comme naturels, en leur faisant prendre ses inpressions ; il nous rend nous-mêmes semblables à ce que nous aimons : défendez donc bien votre cœur, Philothée, de tout mauvais amour ; car il deviendroit aussitôt un méchant cœur : or, le plus dangereux de tous les amours, c’est l’amitié, parce que les autres amours peuvent absolument subsister sans aucune communication ; et que l’amitié est essentiellement fondée sur le commerce de deux personnes, dont il est presque impossible que les bonnes ou les mauvaises qualités ne passent de l’un à l’autre.

Tout amour n’est pas amitié, puisque l’on peut aimer sans être aimé, et alors il y a de l’amour, et il n’y pas d’amitié ; car l’amitié est un amour mutuel, et s’il n’est mutuel, ce n’est pas amitié. Il ne suffit pas encore qu’il soit mutuel, il est nécessaire que les personnes qui s’aiment connoissent leur affection réciproque, d’autant que si elles l’ignorent, elles auront de l’amour, mais non pas de l’amitié. Il faut en troisième lieu, qu’il y ait entre elles quelque communication, laquelle soit tout ensemble le fondement et l’entretien de leur amitié.

La diversité des communications fonde la diversité des amitiés, et ces différentes communications prennent leur différence de celles des biens que l’on peut se communiquer mutuellement : si donc ces biens sont faux et vains, l’amitié est fausse et vaine ; si ce sont de vrais biens, l’amitié est véritable : ainsi son excellence croit toujours à proportion de celle des biens que l’on se communique, comme le meilleur miel est celui que les abeilles vont prendre sur les fleurs les plus exquises ; mais il y a une sorte de miel à Héraclée, ville du Royaume de Pont, qui est un poison si dangereux, que ceux qui en mangent deviennent insensés, parce que les abeilles vont le cueillir sur l’aconit, qui vient abondamment en cette région-là ; et c’est un symbole de cette fausse et mauvaise amitié, qui est fondée sur la communication des biens faux et favorables au vice.

La communication des voluptés naturelles n’étant qu’une proposition sympathique et toute animale des deux sexes, elle ne peut non plus fonder une amitié dans la société humaine qu’entre les bêtes ; et s’il n’y avoit rien de plus dans l’état du mariage, il n’y auroit nulle amitié ; mais parce qu’il s’y trouve une parfaite communication de vie et de bien, d’affection et de secours réciproques, et surtout d’une fidélité dont les liens sont indissolubles, il s’y trouve aussi une véritable et sainte amitié.

Celle qui est établie sur la communication des plaisirs sensuels, ou de certaines perfections vaines et frivoles, est encore si grossière, qu’elle ne mérite pas le nom d’amitié : j’appelle plaisirs sensuels, ceux qui sont immédiatement et principalement attachés aux sens extérieurs, comme le plaisir naturel de voir une belle personne, d’entendre une douce voix, d’avoir une conversation tendre, et tout autre plaisir sensuel ; j’appelle perfections vaines et frivoles, certaines habiletés ou qualités, soit naturelles, soit acquises, que les foibles esprits prennent pour de grandes perfections. En effet, combien de filles, de femmes, des jeunes gens diroient sérieusement ; en vérité, Monsieur, un tel a beaucoup de mérite, car il danse bien ; il joue en perfection toutes sortes de jeux ; il chante avec beaucoup d’agrément ; il a un génie tout particulier pour la propreté et les ajustemens ; il a toujours un bon air, sa conversation est douce et enjouée. Quel jugement, Philothée ! c’est ainsi que les charlatans jugent entr’eux, que les plus grands bouffons sont les hommes les plus parfaits ; or, comme tout cela regarde les sens, les amitiés qui en proviennent s’appellent sensuelles, et méritent plutôt le nom de vain amusement que d’amitié ; ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens qui se prennent par un extérieur fort superficiel, ou d’une badine conversation, ou d’une certaine bonne grâce encore plus affectée que naturelle ; amitiés dignes de l’âge des amis ou des amans, qui n’ont encore ni aucune vertu établie, ni même la raison formée : aussi telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige au soleil.


CHAPITRE XVIII.

Des Amitiés sensuelles.


QUAND ces amitiés vaines et badines se rencontrent entre des personnes de différent sexe, sans aucune vue de mariage, elles ne méritent pas le nom, ni d’amitié ni d’amour, à cause de leur incroyable vanité et de leurs grandes imperfections ; et l’on ne peut les nommer autrement que sensuelles, ainsi que je l’ai dit dans le chapitre précédent ; cependant les cœurs de ces personnes s’y trouvent pris, engagés et comme enchainés par de vaines et folles effections, qui ne sont fondées que sur ces frivoles communications et misérables agrémens dont j’ai parlé : et bien.que ces sortes d’amours dégénèrent ordinairement en voluptés les plus grossières, ce n’est pas néanmoins la première vue que l’on ait eue, autrement tout ce que je viens de dire seroit une impureté déclarée et fort criminelle. Il se passera même quelquefois plusieurs années, sans que les personnes qui sont frappées de cette folie fassent rien qui soit formellement et directement contraire à la chasteté, ne se repaissant l’esprit et le cœur que de souhaits, de soupirs, d’assiduités, d’enjouemens, et d’autres semblables vanités et badineries, pour parvenir aux fins que chacun s’y propose.

Les uns n’ont point d’autre dessein que de satisfaire une certaine inclination naturelle qu’ils ont à donner de l’amour et à en recevoir, et ceux-là ne font aucun choix, et n’ont aucun discernement, mais suivent seulement leur goût et leur instinct ; de sorte qu’à la première occasion imprévue ils se laissent prendre à un objet qui leur paroit agréable, sans en examiner le mérite, et c’est toujours un piège pour eux, dans lequel ayant donné à l’aveugle, ils s’embarrassent si fort, qu’ils ne peuvent plus s’en sortir. Les autres se laissent aller à cela par vanité, persuadés qu’ils veulent être, qu’il y a de la gloire à s’assujettir un cœur ; et ceux-ci font un grand discernement des personnes, voulant entreprendre celle dont l’attachement leur peut faire plus d’honneur. Dans plusieurs, l’inclination naturelle et la vanité conspirent également à cette folle conduite ; car bien qu’ils aient du penchant à aimer et à vouloir être aimés, ils prétendent cependant l’accorder avec le désir de cette vaine gloire. Ces amitiés, Philothée, sont toutes mauvaises, folles et vaines : elles sont mauvaises, parce qu’elles se terminent ordinairement par les plus grands péchés de la chair, et qu’elles dérobent à Dieu, et à une femme, ou bien à un mari, un cœur et un amour qui leur appartiennent ; elles sont folles, parce qu’elles n’ont ni fondement ni raison : elles sont vaines, parce qu’il n’en revient ni utilité, ni honneur, ni joie ; au contraire, on y perd le temps, on y expose beaucoup son honneur, puisque la réputation en souffre ; et l’on n’en reçoit point d’autre plaisir que celui d’un empressement de prétendre et d’espérer, sans savoir ce que l’on prétend, ni ce qu’on espère. Ces foibles esprits s’entêtent toujours de la croyance qu’il y a je ne sais quoi à désirer en ce témoignage qu’on se donne d’un d’amour réciproque, et ils ne peuvent dire ce que c’est. Malheureux qu’ils sont encore en ce point-là, que ce désir, bien-loin de s’éteindre, agite leur cœur par de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes ! Saint Grégoire de Nazianze, écrivant sur cela contre ces femmes si vaines, en parle excellemment bien, et voici un petit fragment de son discours, lequel peut être également utile aux deux sexes. C’est assez, dit-il à une femme, que votre beauté vous rende agréable aux yeux de votre mari ; si pour vous attirer une estime étrangère, vous en exposez les attraits à d’autres yeux, comme l’on tend des filets à des oiseaux qui s’y laissent prendre, que croyez-vous qu’il en doive arriver ? indubitablement celui à qui votre beauté plaira, vous plaira lui-même ; vous rendrez regard pour regard, œillade pour œillade ; les doux souris suivront les regards, et ils seront eux-mêmes suivis de ces demi-mots qu’une passion naissante arrache à la pudeur. Après cela on se verra bientôt librement : la liberté tournera en une mauvaise familiarité d’enjouemens indiscrets, et puis… Mais taisez-vous ici, ma langue, qui en voulez trop dire, et ne parlez pas de la suite. Cependant je dirai encore une vérité générale ; jamais rien de toutes ces folles complaisances entre les jeunes gens et les femmes, soit pour les actions, soit pour les paroles, n’est exempt de plusieurs atteintes que les sens et le cœur souffrent, parce que tout ce qui fait le commerce des amitiés sensuelles se tient l’un à l’autre, et s’entre-suit par une manière d’enchainement, comme un anneau de fer attiré par l’aimant en tire plusieurs autres.

O que ce grand Évêque en parle bien ! car enfin, que pensez-vous faire ? donner de l’amour seulement ? vous vous trompez ; jamais personne n’en donne volontairement sans en prendre nécessairement : à ce mauvais jeu, qui prend est toujours pris : le cœur n’est que trop semblable à l’herbe nommée atproxi, laquelle de loin prend feu aussitôt qu’on le lui présente. Mais, dira quelqu’un, j’en veux bien prendre, pourvu que ce ne soit pas beaucoup. Hélas ! que vous vous amusez, ce feu d’amour et plus actif et plus pénétrant que vous ne pensez. Si vous croyez n’en recevoir qu’une étincelle, vous vous étonnerez d’en avoir tout d’un coup votre cœur embrasé. Le Sage s’écrie : qui aura compassion de l’enchanteur, qui s’est laissé piquer par un serpent ? Et je m’écrie après lui : ô aveugles et insensés ! pensez-vous donc enchanter l’amour, pour en disposer à votre gré ? vous voulez vous divertir avec lui, comme avec un serpent ; il fera couler tout son poison en votre cœur, par les atteintes les plus piquantes qu’il lui donnera ; alors chacun vous blâmera de ce que, par une téméraire confiance, vous aurez voulu recevoir et nourrir en votre cœur cette méchante passion qui vous aura fait perdre vos biens, votre honneur et votre âme.

O Dieu ! quel aveuglement que de risquer, comme au jeu, sur des gages si frivoles, ce que notre âme a de plus cher ! Oui, Philothée, car Dieu ne veut l’homme que pour son âme, et il ne veut l’âme que pour son amour. Hélas ! nous sommes bien éloignés d’avoir autant d’amour que nous en avons besoin ; je veux dire, qu’il s’en faut infiniment que nous en ayons assez pour aimer Dieu. Et cependant, misérables que nous sommes, nous le prodiguions avec un épanchement entier de notre cœur sur mille choses sottes, vaines et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah ! ce grand Dieu qui s’étoit réservé le seul amour de nos âmes, en reconnoissance de leur création, de leur conservation, de leur rédemption, exigera un compte bien rigoureux de l’usage et de l’emploi que nous en aurons fait. Que s’il doit faire une recherche si exacte des paroles oiseuses, que sera-ce des amitiés oiseuses, imprudentes, folles et pernicieuses ?

Le noyer nuit beaucoup aux champs et aux vignes, parce qu’étant fort gros et fort grand, il tire tout le suc de la terre ; qu’il lui fait perdre l’air et la chaleur du soleil par son feuillage extrêmement étendu et touffu, et qu’il attire encore les passans, qui, pour avoir de son fruit, y font un grand dégât. C’est le symbole des amitiés sensuelles : elles occupent si fort une âme, et épuisent tellement ses forces, qu’il ne lui en reste plus pour la pratique de la Religion ; elles offusquent entièrement la raison par tant de réflexions, d’imaginations, d’entretiens et d’amusemens, qu’elle n’a presque plus d’attention, ni à ses propres lumières, ni à celles du ciel ; elles attirent tant de tentations, d’inquiétudes, de soupçons et de sentiments contraires à son vrai bien, que le cœur en souffre un dommage incroyable. En un mot, elles bannissent non-seulement l’amour céleste, mais encore la crainte de Dieu ; elles énervent l’esprit, elles flétrissent la réputation, elles font le divertissement des cours, mais elles sont la peste des cœurs.


CHAPITRE XIX.

Des vraies Amitiés.


O PHILOTHÉE ! aimez toutes sortes de personnes d’un grand amour de charité ; mais ne liez d’amitié qu’avec celles dont le commerce vous peut être bon ; et plus vous le rendrez parfait, plus aussi votre amitié sera parfaite. Si c’est un commerce de sciences, l’amitié sera honnête et louable ; beaucoup plus encore, si c’est un commerce de vertus morales, comme de prudence, de justice et de force ; mais si la Religion, la dévotion, l’amour de Dieu et le désir de la perfection font entre vous et les autres cette douce et mutuelle communication, ô Dieu, que votre amitié sera précieuse ! elle sera excellente, parce qu’elle vient de Dieu ; excellente, parce qu’elle conduit à Dieu ; excellente, parce que Dieu en est le lien ; excellente enfin, parce qu’elle subsistera éternellement en Dieu. O qu’il fait bon aimer en terre comme l’on aime au ciel, et apprendre à s’entre-chérir en ce monde comme nous ferons éternellement en l’autre ! Je ne parle donc pas ici du simple amour de charité que l’on doit à son prochain, quel qu’il soit ; mais de l’amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois personnes, ou davantage, se communiquant leurs dévotions, leurs bons désirs et leurs dispositions pour Dieu, n’ont plus en elles qu’un même cœur et une même âme. Que c’est alors avec raison qu’elles peuvent chanter ces paroles de David : ô que l’union des frères qui vivent ensemble est bonne et agréable ! Oui, Philothée, car le baume délicieux de la dévotion coule des cœurs des uns dans les cœurs des autres, par un flux et reflux perpétuel : si bien qu’on peut dire avec vérité, que Dieu à répandu sur cette amitié sa bénédiction jusqu’aux siècles des siècles. Toutes les autres amitiés ne sont que comme les ombres de celle-ci, et leurs liens sont aussi fragiles que le verre ou le jais ; au lieu que ces bienheureux cœurs unis en esprit de dévotion, sont enchaînés avec une chaine toute d’or. Philothée, ne faites jamais d’amitiés que de cette nature ; j’entends celles qui sont à votre choix, parce qu’il ne faut rompre ni négliger celles que la nature et vos devoirs vous obligent de cultiver, comme à l’égard de vos parens, de vos alliés, de vos bienfaiteurs et de vos voisins.

L’on vous dira peut-être qu’il ne faut point avoir d’affection particulière, ni d’amitié pour personne, parce qu’elle occupe trop la cœur, distrait l’esprit et produit des jalousies ; mais ce seroit vous donner un mauvais conseil, car si l’on a appris de plusieurs sages et saints Auteurs, que les amitiés particulières nuisent infiniment aux Religieux, il ne faut pas appliquer ce principe aux gens du monde : et véritablement il y a une grande différence. Dans un monastère bien réglé, tous conspirent à une même fin, qui est la perfection de leur état ; ainsi ces communications d’amitié particulière ne doivent pas y être tolérées, de peur que, cherchant en particulier ce qui est commun à tous, on ne passe des particularités aux partialités ; mais dans le monde, il est nécessaire que ceux qui prennent le parti de la vertu, s’unissent par une sainte amitié, pour s’animer et se soutenir dans ses exercices. Dans la Religion, les voies de Dieu sont aisées et applanies ; et ceux qui y vivent sont semblables aux voyageurs qui marchant en une belle plaine, n’ont pas besoin de se prêter la main ; mais ceux qui vivent dans le siècle, où il y a tant de mauvais pas à franchir pour aller à Dieu, sont semblables aux voyageurs, qui dans les chemins difficiles, rudes ou glissans, se tiennent les uns aux autres pour s’y soutenir, et pour y marcher avec plus de sûreté. Non, dans le monde, tous ne conspirent pas à la même fin, et n’ont pas le même esprit ; et c’est ce qui fonde la nécessité de ces liaisons particulières, que le Saint-Esprit forme et conserve entre les cœurs qui veulent également lui être fidèles. J’avoue que cette particularité fait une partialité, mais une partialité sainte, qui ne cause aucune séparation que celle du bien et du mal, des brebis fidèles à leur pasteur, et des chèvres ou des boucs, des abeilles et des frelons : séparation absolument nécessaire.

Certes, l’on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n’aimât d’une plus douce et plus spéciale amitié saint Jean, Marthe, Madeleine, et Lazare leur frère, puisque l’Évangile nous le marque assez. On sait que saint Pierre chérissoit tendrement saint Marc et sainte Pétronille, ses enfans spirituels, comme saint Paul les siens, et principalement son cher Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze, l’ami de saint Basile, se fait un honneur et un plaisir de parler souvent de leur amitié, et voici la description qu’il en fait. Il sembloit qu’il n’y eût en nous qu’une seule âme pour animer deux corps ; et il ne faut donc pas croire ceux qui disent que chaque chose est en elle-même tout ce qu’elle est, et non pas dans un autre ; car nous étions tous deux en l’un de nous, et l’un étoit en l’autre. Une seule et même prétention nous unissoit dans le dessein que nous avions de cultiver la vertu en nous, et de conformer notre vie à l’espérance du ciel, travaillant tous deux comme une seule et même personne à sortir de cette terre périssable avant que d’y mourir. Saint Augustin témoigne que saint Ambroise aimoit uniquement sainte Monique, pour les rares vertus qu’il voyoit en elle, et qu’elle-même chérissoit le saint Prélat comme un Ange de Dieu.

Mais j’ai tort de vous arrêter à une chose qui ne souffre aucun doute. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, et tous les plus grands Serviteurs de Dieu, ont eu des amitiés particulières, sans qu’elles aient donné aucune atteinte à leur perfection. Saint Paul reprochant aux Païens toute la corruption de leur vie, les accuse d’être des gens sans affection, c’est-à-dire, de n’avoir aucune amitié. Saint Thomas reconnoît, avec tous les bons Philosophes, que l’amitié est une vertu, et il ne parle que de l’amitié particulière, puisqu’il dit que la parfaite amitié ne peut s’étendre à beaucoup de personnes.

La perfection donc ne consiste pas à n’avoir point d’amitié, mais à n’en avoir qu’une bonne et sainte.


CHAPITRE XX.

De la différence des vraies et des vaines Amitiés.


VOICI, Philothée, l’important avertissement, et la grande règle. Le miel d’Héraclée, dont je vous ai parlé, et qui est un vrai poison, est tout semblable au miel ordinaire, dont l’usage est si sain ; et il est fort dangereux de prendre l’un pour l’autre, ou de les prendre mêlés ensemble, parce que la bonté de l’un ne corrigeroit pas la malignité de l’autre. Je dis aussi qu’il faut être sur ses gardes, pour n’être point trompé en amitié : principalement quand il s’agit d’une personne de différent sexe, quelque bon principe que puisse avoir cette liaison ; car souvent Satan donne le change à ceux qui s’aiment. On commence par l’amour vertueux ; mais à moins que de prendre de sages précautions, l’amour frivole s’y mêlera, et puis l’amour sensuel, et enfin l’amour charnel. Oui, il y a même du danger dans l’amour spirituel, si l’on ne sait pas bien s’armer de défiance et de vigilance ; bien qu’il soit plus difficile d’y prendre le change, parce que la parfaite innocence du cœur lui découvre plus évidemment tout ce qui peut s’y glisser d’impur, en la manière que des taches paroissent plus sur un fond bien blanc. C’est pourquoi quand le démon entreprend de corrompre cet amour tout spirituel, il le fait plus finement, en essayant de faire couler insensiblement dans le cœur quelques dispositions peu favorables à la pureté.

Le discernement de l’amitié sainte et de l’amitié mondaine dépend donc des règles suivantes.

Le miel d’Héraclée est plus doux à la langue que le miel commun, parce que les abeilles le cueillent sur l’aconit, qui lui donne cette douceur extraordinaire ; et l’amitié mondaine a un certain flux de paroles douces, molles, passionnées et pleines de flatteries, sur la beauté, sur la bonne grâce, sur de vains avantages naturels. Mais l’amitié sainte a un langage simple, uni et sincère ; et elle ne peut jamais louer que la vertu et les dons de Dieu, l’unique fondement sur lequel elle subsiste,

Ceux qui ont mangé de méchant miel, sont aussi frappés d’un tournoiement de tête, et de beaucoup de vertiges ; et la fausse amitié cause un dangereux étourdissement d’esprit, qui fait chanceler à tout moment une personne dans la voie du salut ; car c’est de la que procèdent la tendresse et la mollesse des regards, les démonstrations sensuelles, les soupirs déréglés, les plaintes affectées sur le défaut de correspondance, les contenances étudiées, les manières enjouées et insinuantes, les demandes de plusieurs mauvaises marques d’amitié ; présage certain de la ruine prochaine de toute honnêteté. Mais l’amitié sainte n’a des yeux que pour la pudeur, ni des démonstrations que pour la pureté et la sincérité, ni des soupirs que pour le Ciel, ni de la libéralité que pour l’esprit, ni des plaintes que pour l’intérêt de Dieu qui n’est pas aimé : marques infaillibles d’une honnêteté parfaite.

Le miel d’Héraclée trouble la vue ; et l’amitié mondaine trouble si fort le jugement, que l’on ne distingue plus le bien et le mal, et que l’on prend pour de vraies raisons, les prétextes les plus mal fondés, que l’on craint la lumière, et que l’on aime les ténèbres. Mais l’amitié sainte a les yeux clairvoyans, ne se cache point, et se montre même volontiers aux gens de bien.

Enfin, ce miel empoisonné laisse une grande amertume à la bouche, quelque doux qu’il ait paru d’abord ; et la fausse amitié se termine à des demandes honteuses ; et en cas de refus, à des dégouts et des ennuis, à des défiances et à des jalousies, à des reproches et à des injures, à des impostures et à des calomnies, qui vont souvent jusqu’à la rage la plus emportée, et jusqu’à la trahison la plus noire ; mais la chaste amitié, semblable en tout temps à elle-même, est toujours également honnête, civile et douce ; et elle ne reconnoît point d’autre changement que celui d’une nouvelle perfection qu’elle donne de jour en jour à l’union des esprits et des cœurs ; image fort vive de la bienheureuse amitié qui règne dans le Ciel.


CHAPITRE XXI.

Avis et remèdes contre les mauvaises Amitiés.


Mais vous me demandez comment l’on peut se précautionner contre ces folles et impures amours : en voici les moyens.

Dès la première atteinte que votre cœur en ressentira, quelque légère qu’elle soit ; tournez-le tout d’un coup de l’autre côté, et avec une secrète, mais très-ferme détestation de cette sensuelle vanité, ayez recours en esprit à la croix du Sauveur ; et prenez sa couronne d’épines pour en faire, comme parle la sainte Écriture, une haie à votre cœur, de peur que, comme elle le dit aussi, ces petits renardeaux n’en approchent. Gardez-vous bien d’en venir à aucune composition avec votre ennemi ; ne dites pas, je l’écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu’il me dira ; je lui prêterai l’oreille, mais je lui refuserai le cœur. O Philothée ! armez-vous, au nom de Dieu, de toute la fermeté la plus rigoureuse en ces occasions. Le cœur et l’oreille ont des liaisons trop sympathiques, pour croire que l’un ne soit pas touché de ce qui frappe l’autre ; et comme il est impossible d’arrêter un torrent qui a pris son cours vers le penchant d’une montagne, il est bien difficile que ce que l’amour a fait entrer dans l’oreille ne tombe dans le cœur. Une personne qui a de l’honneur ne se rendra jamais attentive à la voix de l’enchanteur ; si elle l’écoute, ô Dieu quel mauvais augure de la perte de son cœur ! La sainte Vierge se troubla en voyant un Ange, parce qu’elle étoit seule, et qu’il lui donnoit de grandes louanges, quoiqu’il ne lui parlât que du ciel. O Sauveur du monde ! la pureté craint un Ange en forme humaine, et l’impureté ne devroit pas craindre un homme, encore qu’il parut en figure d’Ange, s’il lui donnoit des louanges pleines d’une flatterie vaine et sensuelle. Ce sont des complaisances que jamais aucune raison de bienséance et de respect ne peut ni permettre ni justifier, pût-on s’attirer des reproches, et se voir blâmer d’incivilité.

Souvenez-vous bien qu’ayant consacré votre cœur à Dieu, et lui ayant sacrifié votre amour, ce seroit une espèce de sacrilège, que de lui en faire perdre la moindre partie ; renouvelez même en ce temps votre sacrifice par toutes sortes de bonnes résolutions et de protestations, et y tenant votre cœur renfermé, comme le cerf l’est dans son fort, réclamez l’assistance de Dieu ; il viendra à votre secours, et son amour prendra le vôtre en sa protection, afin qu’il soit tout entier pour lui.

Que si votre cœur s’est déjà laissé prendre aux pièges de ces mauvaises amours, 0 Dieu, qu’elle difficulté que celle de l’en dégager ! Prosternez-vous devant sa divine majesté, reconnoissez en sa présence l’excès de votre misère, de votre foiblesse, de votre vanité ; ensuite, que votre cœur fasse le plus grand effort qu’il pourra pour détester ces amours commencées, pour abjurer la déclaration que vous en avez faite, et pour renoncer à toutes les promesses que vous avez acceptées, et formez une vive et absolue résolution de ne jamais rentrer dans un tel commerce,

Si vous pouviez vous éloigner, j’approuverois tout-à-fais cet éloignement : car, s’il est véritable qu’un homme mordu par un serpent ne puisse pas aisément guérir en présence d’une personne qui a eu autrefois le même malheur, cela est encore plus vrai de deux personnes dont un même amour a blessé le cœur. L’on a toujours dit que le changement de lieu est fort salutaire pour calmer les inquiétudes de la douleur et les empressemens de l’amour. Ce fut aussi par cette raison que saint Augustin sensiblement affligé de la perte de son cher ami, sortit de Tagaste où il étoit mort, et s’en alla à Carthage : et c’est ce que l’on vit en ce jeune homme débauché dont parle saint Ambroise au second livre de la pénitence, et qui revint d’un long voyage entièrement guéri de ses folles amours. Dès les premiers jours de son retour, il rencontra, sans vouloir s’en apercevoir, une personne qu’il n’avoit que trop connue ; et comme elle lui eût dit : quoi ! ne me connoissez-vous pas ? je suis toujours la même ; oui, lui répondit-il : mais pour moi, je ne suis pas le même ; l’absence l’avoit heureusement changé.

Mais que doit-on faire quand on ne peut absolument s’éloigner ? il faut absolument retrancher toutes les conversations particulières, tout le commerce secret, toutes les démonstrations muettes d’amitié ; en un mot, tout ce qui peut porter, universellement parlant, quelque attrait de cette mauvaise passion ; ou pour le plus, si c’est une nécessité indispensable que de se parler, ce ne doit être que pour une fois, et pour déclarer en peu de paroles et avec beaucoup de force le divorce éternel que l’on veut faire. Je crie fort haut à quiconque voudra l’entendre : taillez, coupez et tranchez ; ne vous amusez pas à découdre ces folles amitiés, ni à démêler leurs liens ; il faut promptement y mettre le fer et le feu ; et l’on ne doit point ménager un amour qui est si contraire à l’amour de Dieu.

Mais, direz-vous, les esclaves qui ont été affranchis, ne portent-ils pas toujours sur eux des marques de leurs fers ? et quand j’aurai rompu mes chaînes, mon cœur n’en retiendra-t-il pas les impressions ? marques bien importunes d’un esclavage qu’on a trouvé trop doux. Non, Philothée, si vous détestez tout votre péché autant qu’il le mérite, il ne vous en restera qu’une extrême horreur, qui, vous affranchissant de toutes les mauvaises inclinations passées, ne laissera tout au plus à votre cœur que les sentimens de la charité chrétienne que l’on doit à son prochain, quel qu’il soit. Mais si votre pénitence n’est pas assez forte pour arracher de votre cœur ces mauvaises inclinations jusqu’à la racine, voici les règles que vous devez suivre. Faites-vous, comme je vous l’ai enseigné, une solitude intérieure en vous-même ; retirez-vous-y, et, par les plus vifs élancemens de votre âme mille fois réitérés, renoncez à toutes vos inclinations et à toutes les atteintes que votre cœur en sentira ; donnez plus de temps à la lecture des saints livres ; confessez-vous plus souvent ; communiez selon vos besoins, et de l’avis de votre Directeur ; découvrez-lui, ou à une personne fidèle et prudente, vos peines, vos tentations, toutes vos dispositions, avec beaucoup d’humilité et de sincérité ; et si vous persévérez fidèlement en ces exercices, ne doutez pas que Dieu ne vous affranchisse de restes de vos passions.

Ah ! repartez-vous, ne sera-ce point une ingratitude de rompre d’une manière si rude ! O la bienheureuse ingratitude, que celle qui vous rendra agréable à Dieu ! Non, je vous le dis de la part de Dieu ; non, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand bienfait. En rompant vos liens, vous romprez ceux d’un autre ; et quoique son bonheur lui soit caché, ce ne sera pas pour long-temps : et bientôt chacun dira de son côté en action de grâces, comme David : O Seigneur ! vous avez rompu mes liens, je vous offre un sacrifice de louanges et de reconnoissance ; et désormais j’invoquerai votre nom dans une douce et entière liberté.


CHAPITRE XXII.

Quelques autres avis sur les Amitiés.


L’ON ne peut, sans une grande communication, ni faire une amitié, ni l’entretenir : et parce que cette communication est continuelle, on se fait bientôt confidence des secrets du cœur. Toutes les inclinations que l’on a de son fonds passent insensiblement de l’un à l’autre par une mutuelle impression d’un cœur sur l’autre, et par un réciproque écoulement de sentimens et d’affections.

Cela arrive principalement quand l’amitié est fondée sur une grande estime : car l’amitié ouvre le cœur, et l’estime y laisse entrer tout ce qui se présente, bon ou mauvais. Les abeilles ne cherchent que le miel sur les fleurs ; mais si elles sont vénéneuses, elles en prennent aussi tout le venin : image de l’amitié qui reçoit insensiblement le mal avec le bien. Il faut donc, Philothée, bien pratiquer cette parole que le Fils de Dieu disoit souvent, comme la tradition nous l’apprend : soyez de bons changeurs et de bons monnoyeurs, c’est-à-dire, ne recevez pas la mauvaise monnoie avec la bonne, ni le bon or avec le faux or ; séparez ce qui est précieux de tout ce qui est vil et méprisable. En effet, il n’y a presque personne qui n’ait quelque imperfection ; et quelle raison y a-t-il de recevoir les imperfections d’un ami avec son amitié ? Il faut l’aimer, quoiqu’il soit imparfait, mais il ne faut prendre ni aimer son imperfection ; puisque l’amitié étant une communication du bien et non pas du mal, l’on doit distinguer dans un ami ses bonnes qualités de ses imperfections, comme ceux qui travaillent sur le Tage y séparent l’or du sable. Saint Grégoire de Nazianze rapporte que plusieurs amis de saint Basile se firent ses admirateurs, jusqu’à l’imiter dans ses défauts naturels et extérieurs, comme dans sa lenteur à parler, dans son air rêveur et abstrait, dans sa manière de marcher et même en celle de porter la barbe ; et nous voyons des maris, des femmes, des amis, prendre ainsi les imperfections les uns des autres, et les enfans celles de leurs pères et mères, par une certaine imitation imperceptible, que l’estime ou la complaisance inspire et conduit. Or, chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se charger de celles des autres ; et non-seulement l’amitié n’exige rien de semblable, mais au contraire elle veut que nous nous aidions réciproquement à nous défaire de nos défauts. L’on doit assurément supporter avec douceur les imperfections de son ami, mais il ne faut pas l’y entretenir par flatterie, bien moins les laisser passer jusqu’à nous par complaisance.

Je ne parle que des imperfections ; car à l’égard des péchés, l’on ne doit pas même les supporter dans un ami ; c’est une amitié ou foible ou méchante, que de le voir périr sans le secourir, et de n’oser lui donner un avis un peu sensible pour le sauver. La véritable amitié ne peut subsister dans le péché, parce qu’il la ruine entièrement, comme l’on dit que la salamandre éteint le feu. Si c’est un péché passager, l’amitié le chasse aussitôt par un sage conseil ; mais si c’est un péché habituel, il éteint l’amitié, qui ne peut subsister que sur la vraie vertu. Il faut donc encore beaucoup moins pécher par raison d’amitié, puisque notre ami devient notre ennemi, quand il nous porte au péché, et qu’il mérite de perdre notre amitié, quand il veut perdre notre âme. Bien plus, la marque assurée d’une fausse amitié, est son attachement à une personne vicieuse ; et quelque vice que ce soit, notre amitié est vicieuse : car n’étant pas établie sur une vraie vertu, elle ne peut avoir d’autre fondement que le plaisir sensuel, ou quelqu’une de ces imperfections vaines et frivoles dont je vous ai parlé.

La société des marchands n’a que l’apparence de l’amitié, d’autant que ce n’est pas l’amour des personnes, mais l’amour du gain qui en fait le nœud. Enfin voici deux maximes toutes divines, que j’appelle les deux colonnes de la vie chrétienne. L’une est du Sage : qui aura la crainte de Dieu, aura aussi une bonne amitié. L’autre est de saint Jacques : l’amitié de ce monde est ennemie de Dieu.


CHAPITRE XXIII.

Des Exercices de la Mortification extérieure.


LES Naturalistes nous assurent, que si on écrit quelques paroles sur une amande bien entière, et que l’ayant remise dans son noyau, on le jette en terre après l’avoir fermé soigneusement, tout le fruit de l’arbre qui en proviendra portera la même parole. Pour moi, Philothée, je n’ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui, pour réformer l’homme, commencent par l’extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux.

Il me semble, au contraire, qu’on doit commencer par l’intérieur. Convertissez-vous à moi, dit Dieu, de tout votre cœur : mon fils, donnez-moi votre cœur. En effet, le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu’il est lui-même. Le divin Époux invitant l’âme à une parfaite union, lui dit : mettez-moi comme un cachet sur votre cœur et sur votre bras. Il a bien raison de le dire ; car quiconque a Jésus-Christ en son cœur, l’a bientôt dans toutes ses actions intérieures, qui nous sont figurées par les bras. C’est pourquoi, Philothée, j’ai voulu, avant toutes choses, graver sur votre cœur ce mot saint et sacré ; vive Jésus, assuré que je suis que le doux Jésus vivant en votre cœur, sera après cela en toutes vos actions extérieures, dans votre bouche, dans vos yeux, dans vos mains ; que vous pourrez dire à l’imitation de saint Paul : je vis, mais non plus moi-même, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Enfin, qui a gagné le cœur de l’homme, a gagné tout l’homme. Mais ce cœur même, par lequel nous devons commencer à réformer l’homme, demande qu’on l’instruise des manières de régler tout l’extérieur ; de sorte qu’on y reconnoisse le caractère de la sainte dévotion, et celui d’une sage discrétion. Je vais donc vous en donner ici des règles en peu de mots.

Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner un peu plus que l’Église ne commande ; car, outre que le jeûne élève l’esprit à Dieu, il réprime la chair, facilité la vertu, et augmente nos mérites ; c’est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même, et d’assujettir l’appétit sensuel et le corps à la loi de l’esprit : et bien qu’on ne jeûne pas beaucoup, notre ennemi nous craint davantage quand il connoit que nous savons jeûner : le Mercredi, le Vendredi et le Samedi ont toujours été distingués par l’abstinence des anciens Chrétiens. Prenez donc quelque chose de leur pratique selon votre dévotion, et le sage conseil de votre Directeur.

Je dirois volontiers ce que saint Jérôme dit à la pieuse Dame Leta : les jeûnes longs et immodérés me déplaisent fort, surtout en ceux qui sont encore dans un age tendre. J’ai appris par expérience, que les petits ânons étant las du chemin, cherchent à s’en écarter : je veux dire par là, que les jeunes gens à qui l’excès du jeûne a causé quelque infirmité, se laissent aisément aller à une vie délicate et molle. Les cerfs courent mal en deux temps, quand ils sont trop chargés de venaison, et quand ils sont trop maigres ; et nous autres nous sommes exposés à de grandes tentations en deux états, à savoir quand le corps est trop nourri, et quand il est trop abattu. Dans le premier état, il devient rebelle, et dans l’autre il ne se croit plus capable de rien : de sorte que comme nous ne pouvons le porter, quand il a trop d’embonpoint, aussi ne peut-il nous porter quand il est trop affoibli. L’usage excessif des jeûnes, des disciplines, des haires et de toutes les austérités, rend inutiles aux emplois de la charité les meilleures années de plusieurs personnes, ainsi qu’il arriva à saint Bernard, qui se repentit bien de sa vie trop austère ; et l’on voit souvent que pour avoir trop maltraité sa chair dans les commencemens, on est contraint de la flatter à la fin. N’auroit-il pas mieux valu en avoir un soin modéré, égal, proportionné aux peines et aux travaux de son état ?

Le jeûne et le travail mattent et abattent la chair : si donc votre travail est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail, que celle du jeûne ; et c’est le sentiment de l’Église qui exempte même des jeûnes commandés les personnes occupées de travaux utiles au service de Dieu et du prochain. S’il y a de la peine à jeûner, il y en a aussi à servir les malades, à visiter les prisonniers, à confesser, à prêcher, à assister les affligés, à prier, à faire de semblables exercices : cette dernière peine vaut mieux que la première ; car outre qu’elle matte également la chair, les fruits en sont plus grands et plus souhaitables. Ainsi, généralement parlant, il vaut mieux conserver plus de forces corporelles qu’il n’en faut, que d’en ruiner plus qu’il ne faut ; car on peut toujours les affoiblir quand on veut, mais on ne peut pas toujours les réparer quand on veut.

Il semble que nous devons respecter beaucoup cette parole de notre Sauveur à ses Disciples : mangez ce que l’on vous servira. C’est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce que l’on vous présente, et selon l’ordre qu’on vous le présente, soit qu’il soit à votre goût ou non, que de choisir toujours ce qu’il y a de plus méchant sur la table : car bien que cette pratique semble plus austère, il y a moins de propre volonté dans l’autre ; puisqu’on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix. D’ailleurs, ce n’est pas une petite mortification que de tourner son goût à toutes mains, et de le tenir assujetti à toutes sortes de rencontres ; outre que cette manière de le mortifier ne paroît point, n’incommode personne, et convient tout-à-fait aux usages de la vie civile. Repousser un plat pour en prendre un autre, regarder de près et tâter toutes les viandes, ne trouver jamais rien de bien apprêté ni d’assez propre, et beaucoup d’autres façons semblables ; tout cela est d’une âme molle et trop attentive à sa bouche : j’estime plus saint Bernard d’avoir bu de l’huile pour de l’eau ou pour du vin, que si de dessein il avoit bu de l’eau d’absinthe, puisque c’étoit une marque qu’il ne faisoit pas d’attention à ce qu’il buvoit ; et c’est dans cette indifférence sur le boire et sur le manger que consiste la perfection de la parole du Sauveur : mangez ce que l’on vous servira. J’excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la santé, ou même aux fonctions de l’esprit, comme à l’égard de plusieurs personnes, les viandes chaudes et épicées, fumeuses et venteuses ; et je n’entends pas non plus parler des occasions où la nature a besoin de quelque soulagement extraordinaire pour se soutenir dans les travaux utiles à la gloire de Dieu. En un mot, une sobriété modérée et toujours égale, est préférable à une abstinence violente, et mêlée de certains intervalles d’un grand relâchement…

L’usage modéré de la discipline ranime vivement la ferveur de la dévotion ; la haire matte extrêmement le corps, mais extraordinairement l’usage n’en convient pas, ni à l’état du mariage, ni aux complexions délicates, ni à aucun état chargé de quelques grandes peines : il est vrai que l’on pourroit s’en servir, avec l’avis d’un Confesseur discret, les jours qui sont plus particulièrement destinés à la pénitence. Le sommeil doit être réglé sur la nécessité que chacun en peut avoir selon sa complexion, pour s’occuper utilement durant le jour ; et parce que la sainte Écriture, l’exemple des Saints, et la raison avec l’expérience nous font connoître que les premières heures du jour en sont la meilleure partie, et la plus utile ; je pourrois dire même, parce que Notre-Seigneur est appelé le Soleil levant, et sa sainte Mère, l’Aurore, je pense que c’est une pratique louable de régler si bien l’heure du coucher, que l’on puisse se lever de bon matin : certainement, c’est le temps le plus doux à l’esprit, le plus libre et le plus favorable aux exercices de piété, et au désir que l’on peut avoir de bien conserver sa santé ; les oiseaux ne nous excitent-ils pas de grand matin à quitter le sommeil, et à chanter les louanges de Dieu ?

Balaam monté sur son ânesse, alloit trouver le Roi Balaac : et comme il n’avoit pas une intention bien droite, un Ange l’attendit en chemin avec une épée pour le tuer : cette pauvre bête qui vit l’Ange, s’arrêta par trois fois, quelques efforts que fit le Prophète à grands coups de bâton pour la faire avancer ; jusqu’à ce qu’enfin s’étant abattue sous lui à la troisième fois, elle lui parla par un miracle bien extraordinaire, pour lui faire ce reproche : que vous ai-je fait ? et pourquoi me frappez-vous ainsi jusqu’à trois fois ? Ensuite le Seigneur ayant ouvert les yeux de Balaam, ce Prophète apperçut l’Ange qui lui dit : pourquoi as-tu battu ton ânesse ? si elle ne se fût détournée de devant moi, je t’eusse tué, et je l’eusse épargnée : alors Balaam dit à l’Ange, j’ai péché, car je ne savois pas que vous vous opposassiez à mon voyage. Voyez-vous, Philothée, Balaam étoit la cause de tout le mal, et il s’en prenoit à son ânesse qui n’y avoit nulle part ; et c’est de la sorte que nous en usons souvent dans nos affaires. Une femme voit son mari ou son enfant malade, et elle court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David dans une pareille occasion : hélas ! chère amie, vous faites comme Balaam qui battoit son ânesse : vous affligez votre corps quoiqu’il ne soit pas la cause de la colère de Dieu, qui a la main levée sur vous. Allez à la source du mal, corrigez le cœur qui est idolâtre de ce mari et de cet enfant que vous avez laissé le maître de ses mauvaises inclinations, et que votre orgueil n’a élevé que pour la vanité. Un homme commet souvent un péché d’impureté, et aussitôt sa conscience lui perce le cœur par des reproches intérieurs, qu’elle lui fait craindre comme des traits de la colère de Dieu ; sur cela, revenant à soi : ah ! chair rebelle, dit il, corps déloyal, tu m’as trahi ! et il décharge son indignation sur sa chair par l’usage immodéré des austérités. Oh, pauvre âme ! si ta chair pouvoit parler comme l’ânesse de Balaam, elle te diroit : pourquoi me frappes-tu, misérable ? c’est contre toi que Dieu s’arme de colère, c’est toi qui es la criminelle : pourquoi me conduis-tu à de mauvaises conversations ? pourquoi appliques-tu mes yeux et mes sens à des objets déshonnêtes ? pourquoi me troubles-tu par de sales imaginations ? forme de bonnes pensées, et je n’aurai jamais de mauvais sentimens ; fréquente des personnes qui aient de la pudeur, et la passion ne s’allumera pas en moi. Hélas ! tu me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brûle ; tu me remplis les yeux de fumée, et tu ne veux pas qu’ils s’enflamment. Or, Philothée, Dieu vous dit en ce temps-là : brisez vos cœurs de douleur ; mortifiez-les, faites-leur porter la pénitence qu’ils méritent ; c’est principalement contre eux que je suis irrité. Certes, pour guérir la démangeaison, il n’est pas si nécessaire de se baigner que de purifier le sang, et à l’égard de nos vices, quoiqu’il soit bon de mortifier la chair, il est surtout nécessaire de purifier le cœur.

Mais la règle universelle que je vous donne, est de n’entreprendre jamais d’austérités corporelles sans l’avis de votre Directeur.


CHAPITRE XXIV.

Des Conversations et de la Solitude.


RECHERCHER les conversations et les fuir, ce sont deux extrémités blâmables dans la dévotion, qui doit régler les devoirs de la vie civile : la fuite marque de la fierté et du mépris du prochain, et la recherche porte beaucoup d’oisiveté et d’inutilité. Il faut aimer le prochain comme soi-même ; pour montrer qu’on l’aime, il ne faut pas fuir sa compagnie ; et pour témoigner qu’on s’aime soi-même, il faut se plaire avec soi-même : or, on y est quand on est seul. Pensez à vous-même, dit saint Bernard, et puis aux autres : s’il n’y a donc rien qui vous oblige à faire des visites, ou à en recevoir chez vous, demeurez avec vous-même, et vous entretenez avec votre cœur ; mais si quelque juste raison vous oblige à ces devoirs, allez, au nom de Dieu, et voyez votre prochain de bon œil et de bon cœur.

L’on appelle mauvaise conversation celle où il y entre une mauvaise intention, ou bien une mauvaise liaison de personnes indiscrètes, libres et dissolues : et il faut absolument s’en éloigner, comme les abeilles s’éloignent d’un amas de frelons et de taons ; car si l’haleine et la salive de ceux qui ont été mordus d’un chien enragé est fort dangereuse, principalement aux enfans et aux personnes d’une complexion délicate, le commerce de ces personnes vicieuses n’est pas moins à craindre, surtout pour ceux dont la vertu est encore tendre, foible et délicate.

Il y a des conversations qui sont inutiles à toute autre chose, qu’à soulager agréablement l’esprit fatigué des occupations sérieuses ; et comme l’on ne doit pas s’en faire un amusement d’oisiveté, l’on peut aussi y donner le temps nécessaire à une honnête récréation.

Il est d’autres conversations qui ne sont que d’honnêteté, telles que celles des visites réciproques, et de certaines assemblées où l’on se trouve pour faire honneur à son prochain : or, il ne faut ni s’acquitter de ces devoirs avec une crainte inquiète et surperstitieuse de manquer aux plus petites choses, ni les mépriser ou les négliger par incivilité ; mais vous devez y satisfaire avec un soin raisonnable, tâchant d’éviter également la rusticité et la légèreté.

Je n’ai donc plus qu’à vous parler des conversations utiles, et qui sont celles des personnes dévotes et vertueuses : Ô Philothée ! ce vous sera toujours un grand bien d’en trouver de semblables. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux, et qui ont le goût de l’olive ; sachez aussi qu’une âme qui se trouve souvent avec des gens de bien, en prend infailliblement les bonnes qualités, et que leur conversation nous est toujours un grand moyen d’avancer dans la vie spirituelle : les bourdons seuls ne peuvent faire de miel, mais ils aident les abeilles à le faire.

Les manières naturelles et simples, modestes et douces, sont les plus estimées dans les conversations ; et il y a des gens qui n’y font et qui n’y disent rien qu’avec tant d’artifice, que chacun en est dégoûté ; et je ne m’en étonne pas. Celui qui ne voudroit se promener qu’en comptant ses pas, ni parler qu’en chantant, se rendroit un homme fort fâcheux aux autres ; ceux aussi qui ne parlent et qui n’agissent que d’une manière toujours mesurée, et comme en cadence, gâtent extrêmement une bonne conversation ; et ces gens-là portent partout je ne sais quel esprit de présomption. Une joie douce et modérée doit être l’âme de la conversation : aussi louoit-on beaucoup saint Antoine et saint Romuald, de ce que toutes les austérités ne leur avoient rien fait perdre d’un air de civilité et de gaité qui ornoit leurs personnes et leurs discours. Réjouissez-vous avec ceux qui sont en joie ; et je vous le dis encore avec le saint Apôtre : Réjouissez-vous toujours, mais en Notre-Seigneur, et que votre modestie vous rende recommandable à tous les hommes. Pour vous réjouir en Notre-Seigneur, ce n’est pas assez que le sujet de votre joie soit licite, il doit encore être honnête ; ainsi tenez-vous bien aux règles de la modestie ; ne vous permettez jamais ces mauvaises insultes que l’on fait aux autres par manière de divertissement, et qui sont toujours répréhensibles ; faire tomber l’un, piquer l’autre, noircir celui-ci, faire du mal à un fou, tout cela est d’une joie sotte et maligne.

Mais outre la solitude intérieure dont je vous ai parlé, et que vous devez conserver en vous au milieu des conversations, vous devez aimer la solitude extérieure ; non pas jusqu’à la chercher dans les déserts, comme sainte Marie l’Égyptienne, saint Paul, saint Antoine, saint Arsène, et tant d’autres Solitaires ; mais pour avoir quelque temps que vous puissiez être à vous, soit en votre chambre ou dans votre jardin, ou ailleurs avec plus de liberté, et pour vous y occuper avec votre cœur de quelque bonne pensée ou de quelque douce lecture ; c’est la pratique du grand Évėque de Nazianze : Je me promenois, dit-il, avec moi-même sur les bords de la mer, environ l’heure que le soleil se couche, et j’y passois doucement le temps ; car j’ai coutume de prendre ce petit divertissement pour soulager mon esprit des ennuis ordinaires de la vie. Saint Augustin rapporte que saint Ambroise en usoit de la sorte ; J’allois souvent, dit-il, chez lui, et étant entré dans sa chambre, dont on ne refusoit l’entrée à personne, je prenois plaisir à le voir attaché à la lecture d’un livre ; et après avoir longtemps attendu en grand silence, je m’en retournois sans lui parler, pensant qu’il ne falloit pas lui ôter ce peu de temps qui lui restoit de ses grandes affaires pour en délasser son esprit. Enfin, c’est l’exemple que le Fils de Dieu nous a donné ; car ses Apôtres lui ayant un jour raconté tout ce qu’ils avoient fait dans une Mission, il leur dit : retirons-nous seuls dans la solitude ; venez vous y reposer un peu.


CHAPITRE XXV.

De la bienséance des Habits.


SAINT Paul veut que les femmes chrétiennes (cela s’entend aussi des hommes) s’habillent selon les règles de la bienséance, en retranchant de toutes leurs parures l’excès de l’immodestie : or, la bienséance des habits et des ornemens dépend de leur matière, de leur forme et de leur propreté.

La propreté doit être universelle et perpétuelle, pour ne souffrir jamais sur nous, ni tâches, ni rien qui puisse choquer les yeux : et cette propreté extérieure est regardée comme un indice de la pureté de l’âme, jusques-là même que Dieu exige dans les Ministres de ses Autels, pour les dispositions du corps, une netteté et honnêteté parfaite.

A l’égard de la matière et de la forme des habits, la bienséance n’en peut être réglée que par rapport aux circonstances du temps, de l’âge, des qualités, des compagnies et des occasions : l’usage est tout établi, que l’on se pare un peu mieux les jours de Fêtes, à proportion de leur solennité, et que l’on se néglige beaucoup dans le temps de pénitence, comme en carême ; les jours de noces et ceux de deuil ont encore leur différence et leurs règles. Dans les cours des Princes auprès de qui l’on est, l’on donne plus de dignité et plus de splendeur à son état, mais on l’oublie volontiers chez soi ; une femme peut et doit se parer quand elle est avec son mari, et qu’elle sait qu’il le désire ; mais si en son absence elle prenoit le même soin, on demanderoit aux yeux de qui elle voudroit plaire. L’on permet encore plus d’ajustemens aux filles, parce qu’elles peuvent désirer de plaire, pourvu que ce désir soit conduit par l’intention de ne gagner qu’un cœur en vue d’un saint mariage ; l’on ne trouve pas non plus mauvais cet usage dans les veuves qui pensent à un nouvel engagement, pourvu qu’elles en retranchent tous les airs de la première jeunesse ; car ayant passé par l’état du mariage, par la tristesse en la viduité, on croit leur esprit plus mûr et plus modéré : pour ce qui est des véritables veuves, comme parle l’Apôtre, c’est-à-dire, celles dont le cœur a les vertus de la viduité, nul ornement ne leur convient, sinon celui qu’elles peuvent recevoir de l’humilité, de la modestie et de la dévotion ; car si elles veulent donner de l’amour aux hommes, elles ne sont pas de ces véritables veuves ; et si elles n’en veulent pas donner, pourquoi en prendre sur elles les attraits ? On se moque toujours des vieilles gens, quand ils veulent faire les jolis ; et c’est une folie que le monde même ne pardonne qu’à la jeunesse.

Soyez propre, Philothée, et qu’il n’y ait rien sur vous de déchiré et de mal arrangé ; c’est un mépris de ceux avec qui l’on converse, que d’aller parmi eux avec des habits qui peuvent leur donner du dégoût ; mais gardez-vous bien des vanités et des affèteries, des curiosités et des modes badines : tenez-vous aux règles de la simplicité et de la modestie, qui sont sans doute le plus grand ornement de la beauté, et la meilleure excuse de la laideur. Saint Pierre et saint Paul défendent principalement aux jeunes femmes toutes frisures extraordinaires de cheveux ; les hommes qui sont assez lâches pour s’amuser à ce badinage de sensualité et de vanité, sont décriés partout pour avoir plus l’esprit de femme que d’homme ; et les femmes si vaines sont tenues pour foibles en chasteté ; du moins si elles en ont, elle ne paroit pas assurément parmi toutes ces bagatelles de la volupté. On dit qu’on n’y pense pas du mal ; mais je réplique, comme j’ai fait ailleurs, que le diable y en pense toujours : pour moi, je voudrois qu’un homme dévot et une dévote, selon mon idée, fussent toujours les mieux habillés de la compagnie, mais les moins pompeux et les moins affectés, et qu’ils fussent, comme il est dit dans le proverbe, ornés de grâce, de bienséance, et de dignité. Saint Louis décide tout en un seul mot, quand il dit, que l’on doit s’habiller selon son état ; de sorte que les personnes sages et les gens de bien ne puissent dire que l’on en fait trop, ni les jeunes gens que l’on n’en fait pas assez ; et si les jeunes ne veulent pas se contenter de la bienséance, il faut s’en tenir à l’avis des sages.


CHAPITRE XXVI.

Du Discours, et premièrement comment il faut parler de Dieu.


LES médecins prennent une grande connoissance de la santé où de la maladie d’une personne, par l’inspection de sa langue ; et je puis dire que nos paroles sont les vrais indices des bonnes ou des mauvaises dispositions de notre âme. Par vos paroles, dit le Sauveur, vous serez justifiés, et par vos paroles vous serez condamnés. Nous portons souvent et soudainement la main sur la douleur que nous sentons ; et la langue sur l’amour que nous avons dans le cœur.

Si donc vous aimez bien Dieu, Philosthée, vous parlerez souvent de Dieu dans vos entretiens familiers avec vos domestiques, vos amis et vos voisins. Oui, dit l’Écriture, la bouche du Juste sera remplie de ce que la sagesse lui aura fait méditer, et la Justice se servira de sa langue pour prononcer ses Oracles. Parlez donc souvent de Dieu, et vous éprouverez ce que l’on dit de saint François, qui, en prononçant seulement le saint nom du Seigneur, sentoit son âme toute perpétrée d’une suavité si abondante, que są langue même et sa bouche en recevoient de très-douces impressions.

Mais parlez de Dieu comme de Dieu, c’est-à-dire, avec un vrai sentiment de respect et de piété ; et n’en parlez pas, ni d’un air de suffisance, ni d’un ton de prédicateur, mais en esprit de charité, de douceur et d’humilité ; imitez en ce point l’Épouse des Cantiques, faisant couler du miel délicieux de la dévotion, et le goût des choses divines dans les cœurs, et priez Dieu secrètement qu’il lui plaise de répandre cette rosée sur l’âme des personnes qui vous écoutent ; surtout, ne leur parlez pas par manière de correction, mais par manière d’inspiration, et comme les Anges ; c’est-à-dire, avec une douceur toute angélique ; car il est surprenant de voir combien l’attrait des bonnes et saintes paroles, que l’esprit de suavité sait bien assaisonner, est puissant sur les cœurs.

Ne parlez donc jamais de Dieu, ni de la dévotion par manière d’acquit et d’entretien, mais toujours avec attention et dévotion ; et je vous le dis, pour vous précautionner contre une dangereuse vanité, à laquelle plusieurs personnes, qui font profession de piété, se laissent surprendre, c’est de dire à tous propos beaucoup de saintes et ferventes paroles par forme de discours, et sans aucune attention ; et après cela, l’on croit que l’on est tel que ces paroles le peuvent faire penser aux autres, et malheureusement cela n’est pas.


CHAPITRE XXVII.

De l’honnêteté des paroles, et du respect que l’on doit aux personnes.


SI quelqu’un ne pèche point en paroles, il est un homme parfait, nous dit saint Jacques. Gardez-vous soigneusement qu’il ne vous échappe aucune parole malhonnête ; car quoiqu’elle ne partît pas d’une mauvaise intention, cependant ceux qu& l’entendroient la pourroient prendre d’une autre manière. Une parole malhonnête tombant dans un cœur foible, s’étend comme une goutte d’huile, et quelquefois elle occupe tellement ce cœur, qu’elle le remplit de mille pensées et tentations fort sensuelles : c’est un poison du cœur, que l’on y fait couler par l’oreille ; et la langue, qui en est l’instrument, est coupable de tout le mal que le cœur en peut souffrir, parce qu’encore qu’il s’y trouve peut-être d’assez bonnes dispositions, pour lui servir d’un contre-poison salutaire, il seroit toujours vrai de dire qu’il n’auroit pas tenu à vous que vous n’eussiez fait périr cette âme. Qu’on ne dise pas, je n’y ai point fait d’attention, d’autant que Notre-Seigneur, qui connoit les pensées, nous a dit : que la bouche parle de l’abondance du cœur ; et quand on n’y penseroit pas de mal, le malin esprit y en pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces méchantes paroles, pour en faire entrer le sentiment dans le cœur de quelques personnes.

L’on dit que ceux qui ont mangé de la racine qu’on appelle Angélique, ont toujours l’haleine douce et agréable ; et ceux qui ont bien dans le cœur l’amour de la chasteté, par laquelle on devient des Anges sur la terre, n’ont jamais que des paroles chastes, honnêtes et respectueuses, Pour ce qui est de tout ce qui porte quelque indécence et malhonnêteté, l’Apôtre ne veut pas même en souffrir le nom dans nos entretiens, nous assurant que rien ne corrompt davantage les bonnes mœurs que les mauvais discours. Si l’on parle malhonnêtement en mots couverts, et de ces manières tournées par une méchante subtilité d’esprit, le poison que portent ces paroles n’en sera aussi que plus subtil et plus pénétrant ; car elles sont semblables aux dards, qui sont plus à craindre quand ils sont d’une trempe plus fine, et qu’ils ont la pointe plus aiguisée. En vérité, celui qui pense mériter le nom et l’estime de galant homme par de telles paroles, ignore bien la fin de la conversation : et ne peut-on pas comparer les compagnies ou elles sont bien reçues, à un amas de guêpes attachées à quelque pourriture ; comme l’on doit comparer une société honnête en tous ses discours à un essaim d’abeilles qui travaillent à faire un miel exquis ? Si donc un étourdi vous dit des paroles messéantes, témoignez qu’elles vous déplaisent, soit en vous détournant pour parler à quelqu’un, soit d’une autre manière que votre prudence vous suggérera.

C’est une fort mauvaise qualité, que celle d’avoir l’esprit de moqueur : Dieu hait extrêmement ce vice, et l’a puni autrefois souvent et fort sévèrement ; rien n’est si contraire à la charité, et beaucoup plus à la dévotion, que le mépris du prochain ; or la dérision porte essentiellement ce mépris : elle est donc un très-grand péché, et les Docteurs ont raison de dire, que, de toutes les manières d’offenser le prochain par les paroles, celle-ci est la plus mauvaise, parce qu’elle porte toujours du mépris, au lieu que l’estime peut subsister avec les autres. Mais à l’égard de ces jeux de paroles et d’esprit, qui se font entre d’honnêtes gens avec une certaine gaîté, laquelle ne blesse ni la charité ni la modestie, ils appartiennent à la vertu, que les Grecs nomment Eutrapélie, et que nous pouvons appeler l’art de converser agréablement, et ils servent à réjouir l’esprit en ces petites occasions que les imperfections humaines des uns et des autres fournissent au divertissement. Mais l’on doit prendre garde de ne pas laisser aller cette honnête gaité d’humeur jusqu’à la moquerie, parce que la dérision provoque à rire du prochain par mépris, au lieu que la douce et fine raillerie ne provoque à rire que par l’enjouement et la gentillesse de quelques paroles, que la liberté, la confiance et la familiarité de la conversation font dire avec franchise, et recevoir avec douceur, et avec une sûreté entière que personne ne s’en plaindra. Quand les Religieux que saint Louis avoit à sa Cour vouloient entamer un discours sérieux et relevé après son diné, il leur disoit : Ce n’est pas ici le temps de raisonner, mais de se divertir de quelques bons mots ; ainsi, que chacun dise librement et honnêtement ce qu’il voudra : et il vouloit en cela faire plaisir à sa Noblesse, qui étoit autour de lui pour recevoir des marques plus familières de la bonté de sa Majesté.

Mais, Philothée, passons le temps qu’on doit donner à une douce récréation, de manière que la dévotion nous assure toua jours de la sainte éternité.


CHAPITRE XXVIII.

Des Jugemens téméraires.


NE jugez point, et vous ne serez point jugés, dit le Sauveur de nos âmes : ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés. Non, dit le saint Apôtre, ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que Le Seigneur vienne révéler le secret des ténèbres, et manifester les conseils des cœurs. O que les jugemens téméraires sont désagréables à Dieu ! Les jugemens des enfans des hommes sont téméraires, parce qu’ils ne sont pas juges les uns des autres, et qu’ils usurpent les droits et l’office de Notre-Seigneur ; ils sont encore téméraires, parce que la principale malice du péché dépend de l’intention et du conseil du cœur, et c’est le secret des ténèbres pour nous ; ils sont enfin téméraires, parce que c’est assez à chacun que d’avoir à se juger soi-même, sans entreprendre de juger son prochain. Il est également nécessaire, pour n’être point jugé, de ne pas juger les autres, et de se juger soi-même ; puisque le Sauveur nous défend l’un, et que l’Apôtre nous ordonne l’autre en ces termes : Si nous nous jugions nous-mêmes nous ne serions point jugés. Mais, ô Dieu ! nous faisons tout le contraire ; car nous faisons ce qui nous est défendu, en jugeant notre prochain à tout propos ; et à l’égard de ce qui nous est ordonné, nous ne le faisons jamais, et c’est de nous juger nous-mêmes.

Les jugemens téméraires ayant divers principes, il faut y apporter des remèdes differens ; il y a des cœurs naturellement aigres, amers et sévères, qui répandent leur aigreur et leur amertume indifféremment sur toutes choses, et qui changent le jugement et la justice en absynthe, comme dit le Prophète Amos, ne jugeant jamais du prochain qu’en toute rigueur et avec dureté. Ceux-là ont besoin d’un médecin spirituel qui soit bien habile, d’autant que ce mal leur étant naturel, il est difficile de le vaincre ; et quoique cette amertume de cœur ne soit pas un péché, mais seulement une imperfection, elle est toutefois une indisposition habituelle, fort déterminante au jugement téméraire et à la médisance. Quelques-uns jugent témérairement, non pas par rigueur d’esprit mais par orgueil, voulant se persuader qu’à proportion qu’ils abaissent les autres, ils relèvent leur propre mérite : esprits arrogans et présomptueux, qui s’admirent sans cesse, et qui s’élèvent si haut dans les idées de leur propre estime, qu’ils regardent tout le reste comme quelque chose de bas et de petit. Non, disoit ce sot pharisien, je ne suis pas semblable aux autres hommes. Il en est d’autres dont l’orgueil n’est pas si déclaré, et qui considèrent le mal de leur prochain avec complaisance, et par rapport au bien qu’ils pensent être en eux, pour le goûter avec plus de douceur dans cette opposition, et pour s’en faire estimer davantage : or, cette complaisance est si imperceptible, qu’il faut avoir de bons yeux pour l’apercevoir : jusques-là même, que ceux qui en nourrissent leur cœur ne la voient pas d’ordinaire, à moins qu’on ne la leur découvre. Plusieurs, cherchant à se flatter et à se justifier contre les reproches de leur conscience, jugent volontiers que les autres sont atteints du même vice qu’eux, ou bien d’un aussi grand ; et en même-temps ils se persuadent que le nombre des criminels rend leur péché moins blâmable ; plusieurs aussi se font une occupation d’esprit, et un plaisir de Philosopher par de vaines conjectures sur l’humeur, sur l’inclination et sur les mœurs des autres ; tellement que si par malheur ils rencontrent bien quelquefois dans ces jugemens, ils en deviennent si faciles et si hardis à juger, que l’on a bien de la peine à les en détourner. Mais combien y en a-t-il qui jugent par passion, pensant toujours mal de ce qu’ils haïssent, et toujours bien de ce qu’ils aiment ? Oui, sinon en un seul cas fort étonnant, mais trop véritable ; et c’est que l’excès de l’amour provoque souvent à juger mal de la personne qu’on aime : effet monstrueux d’un amour impur, imparfait, troublé et malade ! Maudite jalousie, qui, comme l’on sait, condamne les personnes de perfidie et d’adultère sur un simple regard, sur la légèreté d’une parole, sur le moindre souris ! Enfin, la crainte, l’ambition et les autres foiblesses de l’esprit contribuent beaucoup et souvent à la production de ces vains soupçons, et de tous ces jugemens téméraires.

Mais quels remèdes à tant de maux ? L’on prétend que ceux qui ont bu du suc d’une herbe d’Ethiopie, que l’on appelle Ophiusa, s’imaginent voir partout des serpens, et mille objets affreux ; et pour les guérir, il faut leur faire boire un peu de vin de Palmier. Quoiqu’il en soit, je dis que ceux dont l’orgueil, ou l’envie, ou l’ambition, ou la haine a corrompu le cœur, ne voient plus rien qu’ils ne trouvent mauvais et blâmable ; et j’ajoute qu’il n’y a que l’esprit de charité, dont la palme est un symbole, qui puisse les affranchir de cette perverse inclination à faire tant de jugemens téméraires et iniques. La charité craint de rencontrer le mal, bien loin qu’elle aille le chercher ; et quand elle le rencontre, elle se détourne, et fait semblant de ne l’avoir pas vu ; bien plus, elle ferme les yeux pour ne pas le voir au premier bruit qu’elle entend ; et puis par une sainte simplicité elle croit que ce n’étoit pas le mal, mais seulement l’ombre ou quelque apparence du mal. Que si malgré elle, et comme par force, elle reconnoit que c’est le mal. même, elle en détourne aussitôt les yeux, et tâche d’oublier tout ce qu’il est. La charité est donc le grand remède à tous maux, mais spécialement à celui-ci. Toutes choses paroissent jaunes aux yeux des Ictériques ; et l’on dit que pour les guérir, il faut leur faire porter de l’éclaire sous la plante des pieds. Certes, la malice du jugement téméraire est comme une jaunisse, laquelle fait paroître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont frappés, Or qui en veut guérir, ne doit pas appliquer le remède à l’esprit, mais aux affections du cœur, lesquelles peuvent être appelées figurément les pieds de l’âme, parce que c’est par elles qu’elle se porte où elle veut. Si donc vous avez de la douceur et de la charité dans le cœur, tous vos jugemens seront doux et charitables : et en voici trois exemples admirables que je vous présente.

Isaac avoit dit que Rébecca étoit sa sœur, et Abimelech qui s’aperçut de quelques démonstrations d’amitié entr’eux, fort tendres et très-familières, jugea que c’étoit sa femme ; un vil malin eût jugé que c’étoit sa maîtresse, ou que si c’étoit sa sœur, il étoit lui-même un incestueux ; mais Abimelech prit le parti charitable qu’il pouvoit prendre sur un tel fait. Voilà comme l’on doit juger favorablement du prochain autant que l’on peut ; et, si une action avoit cent aspects différens, il faudroit la regarder uniquement par le plus bel endroit. Saint Joseph ne pouvoit douter que la sainte Vierge ne fût enceinte ; mais parce qu’il connoissoit son éminente sainteté, et sa vie toute pure, toute angélique, il ne se permit pas le plus léger soupçon contre elle, quelques violens que fussent ses préjuges ; ainsi il prit la résolution, en la quittant, d’en laisser tout le jugement à Dieu. L’esprit divin nous fait remarquer dans l’Évangile, qu’il en usa de la sorte, parce qu’il étoit un homme juste. Or, l’homme juste, qui ne peut absolument excuser ni le fait, ni l’intention d’une personne dont il connoît la probité, n’en veut pas juger, et tâche même d’ôter cela de son esprit, et en laisse le jugement à Dieu. Mais le Sauveur crucifié ne pouvant excuser entièrement le péché de ceux qui l’avoient attaché à la croix, voulut au moins en diminuer la malice par la raison de leur ignorance ; de même quand nous ne pouvons excuser le péché de notre prochain, tâchons de le rendre digne de compassion, en rejetant sa faute sur le principe le plus tolérable qu’elle puisse avoir, comme sur son ignorance, ou sur sa foiblesse.

Ne peut-on donc jamais juger de son prochain ? Non Philothée ; car c’est Dieu même qui juge les criminels dans les jugemens de la justice humaine : il est vrai que ce sont les Magistrats qui y paroissent et qui y parlent, mais ils ne sont que ses Ministres et ses interprètes ; ils n’y doivent rien prononcer, que ce qu’ils ont appris de lui, et leurs arrêts doivent être ses propres oracles. S’ils s’éloignent de cette règle pour suivre leurs passions, alors ce sont véritablement eux qui jugent, et qui par conséquent seront jugés ; car il est absolument défendu aux hommes, en qualité d’hommes, de juger les autres. Voir ou connoître une chose, ce n’est pas juger, puisque les jugemens, ainsi que la sainte Écriture s’en explique, présupposent toujours quelque sorte de raison, grande ou petite, véritable ou apparente, que l’on doit examiner prudemment ; c’est pourquoi elle dit que ceux qui n’ont pas la foi sont déjà jugés, parce qu’il n’y a nulle raison de douter de la damnation. Ce n’est donc pas mal fait, direz-vous, de douter de son prochain ? Non absolument, puisqu’il n’est pas défendu de douter, mais de juger ; il n’est pourtant pas permis ni de douter, ni de soupçonner, sinon précisément autant que les raisons que nous en avons nous y obligent, autrement les doutes et les soupçons seroient téméraires. Si quelque vil malin eût vu Jacob, quand il baisa Rachel auprès du puits en la saluant honnêtement selon l’usage établi, ou qu’il eût vu Rébecca recevoir des bracelets et des pendans d’oreilles de la main d’Eliezer, homme inconnu en ce pays-là, il eût sans doute mal jugé de ces deux jeunes personnes qui étoient des exemples de chasteté, mais sans raison ni fondement ; car, lorsqu’une action est indifférente d’elle-même, c’est un soupçon téméraire d’en tirer une mauvaise conséquence, à moins que plusieurs circonstances ne forment ensemble une raison bien convaincante.

Enfin, ceux qui sont attentifs à régler leur conscience, ne sont guères sujets à juger témérairement ; et bien loin de perdre leurs réflexions à démêler les actions et les intentions de leur prochain, dont la conduite paroit obscure et embarrassée, ils se rappelent à eux, et mettent toute leur application à reformer et perfectionner leur vie ; semblables aux abeilles, qui dans les temps obscurs et nébuleux se retirent dans leurs ruches, pour s’y occuper de leurs petits travaux ordinaires. Il n’y a qu’une âme inutile qui s’amuse à examiner la vie des autres ; exceptez cependant ceux qui y sont obligés, soit dans une famille, soit dans un État, d’autant que l’inspection et la vigilance font une bonne partie de leurs devoirs. Qu’ils s’en acquittent donc avec un vrai amour : et après cela, qu’il ménagent leurs réflexions pour eux-mêmes.


CHAPITRE XXIX.

De la Médisance.


L’INQUIÉTUDE, le mépris du prochain et l’orgueil, sont inséparables du jugement téméraire ; et il produit encore beaucoup d’autres effets pernicieux, entre lesquels la médisance qui est la peste des conversations, tient le premier rang. O que n’ai-je un des charbons du saint Autel, pour purifier les lèvres des hommes de toute leur iniquité, comme le Séraphin purifia celles du Prophète Isaïe, pour le rendre digne de bien parler de Dieu ! Certainement, si on avoit banni du monde la médisance, on y auroit exterminé une grande partie des péchés.

Outre le péché que l’on commet en ôtant injustement au prochain son honneur, l’on est obligé de lui en faire une réparation entière et proportionnée à la nature, à la qualité et aux circonstances de la médisance ; car nul ne peut entrer dans le ciel avec le bien d’autrui, et l’honneur est le plus grand et le plus cher de tous les biens extérieurs. Nous avons trois vies différentes : la spirituelle, dont la grâce de Dieu est l’origine ; la corporelle, dont notre âme est le principe ; et la civile, dont la bonne réputation est le fondement : le péché nous fait perdre la première, la mort nous ravit la seconde, et la médisance nous ôte la troisième. La médisance est une espèce de meurtre, et le médisant se rend coupable, par un seul coup de langue d’un triple homicide spirituel ; le premier et le second à l’égard de son âme, et de celle de la personne à qui il parle ; et le troisième à l’égard de la personne dont il détruit la réputation. C’est de la que saint Bernard dit que celui qui fait la médisance, et celui qui l’écoute, ont le diable sur eux, mais l’un sur sa langue, et l’autre dans son oreille ; David parlant des médisans, dit qu’ils ont affilés leur langue comme le serpent, c’est-à-dire, que comme la langue du serpent a deux pointes, selon la remarque d’Aristote, celle du médisant répand son venin d’un seul coup dans le cœur de celui dont il parle. Je vous conjure donc de ne médire jamais, Philothée, ni directement, ni indirectement : gardez-vous bien d’imposer de faux crimes au prochain, ni de découvrir ceux qui sont secrets, ni d’augmenter ceux qui sont connus, ni de mal interpréter les bonnes œuvres, ni de nier le bien que vous savez être en quelqu’un, ni de le dissimuler malicieusement, ni de le diminuer par vos paroles ; car vous offenseriez beaucoup Dieu en toutes ces manières, surtout par celles qui portent quelque mensonge, qui en toutes ces occasions comprennent deux péchés, l’un de mentir, et l’autre de nuire au prochain.

Ceux qui préparent la médisance par des manières de préliminaires honorables, sont les plus malicieux et les plus dangereux. Je proteste, dit-on, que j’aime Monsieur un tel, et qu’au reste, c’est un galant homme ; il le faut pourtant avouer, il eut tort de faire une telle perfidie ; c’est une fort vertueuse fille ; mais enfin elle fut surprise. Ne voyez-vous pas le mauvais artifice ? celui qui veut tirer à l’arc, attire tant qu’il peut la flèche à soi, mais ce n’est que pour la décocher avec plus de force ; il semble aussi que ces médisans retirent du discours une médisance qu’ils ont commencé d’avancer ; mais ce n’est que pour en retarder le trait avec plus de malice, et pour le faire pénétrer plus avant dans les cœurs.

Après tout, la médisance qui est assaisonnée d’une fine raillerie, est la plus cruelle de toutes ; et l’on en peut comparer la malignité avec celle de la ciguë, qui de soi n’était qu’un poison lent, et contre lequel on a beaucoup de préservatifs, devient irrémédiable, si elle est mêlée avec le vin. Car c’est ainsi qu’une médisance qui ne feroit qu’entrer par une oreille et sortir par l’autre, fait une violente impression sur l’esprit, quand on sait lui donner un tour subtil et plaisant. C’est ce que David veut nous faire entendre par ces paroles : Ils ont le venin d’aspic sous les lèvres. En effet, la piqûre de l’aspic est presque imperceptible, et elle excite seulement une démangeaison agréable, qui dilate le cœur et les entrailles, et y fait glisser le venin si intimement que l’on ne peut plus y remédier,

Ne dites pas un tel est un ivrogne ou un voleur, pour l’avoir vu une fois s’enivrer ou faire un larcin ; ce seroit une imposture, puisqu’un seul acte ne peut donner le nom à aucune chose. Le soleil s’arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et une autre fois il s’obscurcit en faveur de la victoire du Sauveur mourant sur la croix : nul ne dira pour cela qu’il soit immobile ou obscur. Noé s’enivra une fois, et Loth une fois aussi ; ils ne furent pourtant pas des ivrognes ni l’un ni l’autre : non plus que saint Pierre ne fut pas un blasphémateur, un sanguinaire, pour avoir une fois blessé un homme, et blasphémé dans une occasion. Le nom de vicieux ou de vertueux suppose une habitude contractée par beaucoup d’actes d’un vice ou d’une vertu. Bien qu’un homme ait été vicieux depuis long-temps, l’on court risque de mentir quand on le nomme vicieux : c’est ce qui arriva à Simon le lépreux, qui appeloit Madeleine une pécheresse, car alors elle étoit une très-sainte pénitente, et Notre-Seigneur la prit en sa protection contre ses reproches. Ce Pharisien, ce fou qui regardoit le Publicain comme un très-grand pécheur, se trompoit encore grossièrement, puisque le Publicain avoit été justifié à l’heure même. Hélas ! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu’un seul moment suffit pour obtenir et pour recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu’un homme qui étoit hier pécheur, le soit aujourd’hui. Le jour précédent ne doit pas juger le jour présent ; il n’y a que le dernier jour qui juge tous les autres. Nous ne pouvons donc jamais dire qu’un homme soit méchant, sans danger de mentir ; et tout ce que nous pouvons dire, s’il faut en parler, c’est qu’il fit une telle action mauvaise, que sa vie fut méchante en tel temps ; actuellement il fait mal, mais on ne peut tirer nulle conséquence d’hier à aujourd’hui, ni d’aujourd’hui au jour d’hier, et moins encore du jour présent au lendemain. Il faut accorder toute cette délicatesse de conscience avec la prudence qui est nécessaire pour se garantir d’une autre extrémité où se jètent ceux qui, pour éviter la médisance, donnent des louanges au vice. Si donc une personne est sujette à médire, ne dites pas en l’excusant, qu’elle est libre, franche et sincère ; si une autre paroît manifestement vaine, n’allez pas dire qu’elle a le cœur noble et les manières propres. N’appelez pas les privautés dangereuses, des simplicités et des naïvetés d’une âme innocente ; ne donnez pas à la désobéissance le nom de zèle, ni à l’arrogance celui de générosité, ni à la volupté celui d’amitié. Non, Philothée, il ne faut pas en fuyant la médisance favoriser les autres vices, ni les flatter, ni les entretenir ; mais l’on doit dire rondement et franchemens qu’un vice est un vice, et blâmer ce qui est blâmable : ce sera indubitablement glorifier Dieu, pourvu qu’on observe les conditions suivantes.

Premièrement, l’on ne doit blâmer les vices du prochain que par la raison de l’utilité, ou de celui qui en parle, ou de ceux à qui on parle. L’on raconte devant les jeunes personnes les familiarités indiscrètes et dangereuses de tels et telles, la dissolution d’un tel ou d’une telle en paroles, ou en beaucoup de manières contraires à la pudicité. Hé bien ! si je ne blâme pas avec liberté cette conduite, et que je la veuille excuser, ces âmes tendres qui écoutent cela, prendroient occasion de s’en permettre autant. Il est donc de leur utilité que je blâme sur-le-champ ce que l’on en dit, à moins que je ne remette ce bon office à un temps plus convenable, et à une occasion ou la réputation de ces personnes en souffrira moins.

Il faut, en second lieu, que j’aie quelque obligation de parler, comme si j’étois des premiers de la compagnie, et que mon silence dût passer pour une approbation ; que, si je suis des moins considérable, je ne dois pas entreprendre de rien censurer, mais je dois avoir une grande justesse en mes paroles, pour ne dire que ce qu’il faut. Par exemple, s’il s’agit de quelque familiarité entre deux jeunes personnes, ô Dieu, Philothée, je dois tenir la balance bien juste, et ne rien y mettre qui diminue, ou exagère le fait. Si donc il n’y a dans la chose qu’une foible apparence, ou qu’une simple imprudence, je ne dirai rien de plus. S’il n’y a ni imprudence, ni apparence, et que l’on n’y voie rien, sinon quelque prétexte de médisance qu’un esprit malicieux a pu en tirer, ou je n’en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. La sainte Écriture compare souvent la langue à un rasoir, et avec raison ; car je dois être sur mes gardes quand je juge mon prochain, comme l’est un habile Chirurgien qui fait une incision entre les nerfs et les tendons.

Enfin, quand on blâme le vice, il faut épargner la personne le plus qu’on peut. Il est vrai que l’on peut parler librement des pécheurs reconnus publiquement pour tels et diffamés ; mais ce doit être avec esprit de charité et de compassion, et non pas avec arrogance ou présomption, ni par aucune joie que l’on en ait, car ce dernier sentiment n’est le propre que d’un cœur bas et lâche. Entre tous ceux-là, j’excepte les ennemis déclarés de Dieu et de son Église, puisqu’il faut les décrier, autant que l’on peut, comme les chefs des Hérétiques et des Schismatiques, et de tous les partis : c’est une charité que de crier au loup, quand il est entre les brebis, quelque part qu’il soit.

Chacun se donne la liberté de censurer les Princes, et de médire des Nations entières, selon la diversité des inclinations dont on est prévenu : Philothée, ne faites pas cette faute, parce qu’outre l’offense de Dieu, elle vous pourroit susciter mille sortes de querelles. Quand vous entendez mal parler du prochain, tâchez de rendre douteux ce que l’on en dit, si vous pouvez le faire justement ; du moins excusez son intention ; si cela ne se peut pas encore, témoignez qu’il vous fait compassion. Écartez le discours, pensant pour vous-même, et faisant penser à la compagnie, que ceux qui ne tombent pas en faute, en sont uniquement obligés à la grâce de Dieu. Rappelez le médisant à lui-même par quelque douce manière : et dites librement ce que vous connoissez de bon dans la personne que l’on offense.


CHAPITRE XXX.

Quelques autres Avis touchant les Discours.


QUE votre langage soit sincère, doux, naturel et fidèle ; gardez-vous des duplicités, des artifices et de toutes sortes de dissimulations ; car bien qu’il ne soit pas bon de dire toujours ce qui est vrai, cependant il n’est jamais permis de blesser la vérité. Accoutumez-vous à ne jamais mentir, ni de propos délibéré, ni par excuse, ni autrement, vous souvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Si donc quelque mensonge vous échappe par mégarde, et que vous puissiez réparer votre faute sur-le-champ par quelque explication, ou d’une autre manière, n’y manquez-pas : une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour se justifier, qu’un mensonge étudié.

Bien que l’on puisse quelquefois discrètement et prudemment déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de paroles, l’on ne peut pourtant pratiquer cela que dans les choses importantes, quand la gloire et le service de Dieu le demandent manifestement ; hors de-là les artifices sont dangereux, d’autant que, comme dit l’Écriture Sainte, le Saint-Esprit n’habite point en un esprit dissimulé et double. Il n’y eut jamais de finesse meilleure et plus souhaitable que la simplicité ; la prudence mondaine avec tous ses artifices, est le caractère des enfans du siècle ; mais les enfans de Dieu marchent sans détours, et ont le cœur sans aucun repli : Qui marche simplement, dit le Sage, marche avec confiance. Le mensonge, la duplicité, la dissimulation, seront toujours les traits naturels d’un esprit bas et foible.

Saint Augustin avoit dit au quatrième Livre de ses Confessions, que son âme et celle de son ami n’étoient qu’une seule âme, que la vie lui étoit en horreur depuis la mort de son ami, parce qu’il ne vouloit pas vivre d’une demi-vie, ni à moitié, et que pour cela même, il craignoit cependant de mourir, de peur que son ami ne mourut tout entier : ces paroles lui semblèrent après trop affectées et artificieuses, et il les blâma dans le Livre de ses Rétractations, où il les appelle une grande ineptie. Voyez-vous, Philothée, la délicatesse de cette sainte et belle âme sur l’affectation des paroles : certainement c’est un grand ornement de la vie chrétienne, que la fidélité, la sincérité et la naïveté du langage. Je l’ai dit et je le ferai, protestoit le saint Roi David, j’observerai mes voies, de peur que ma langue ne me rende coupable de quelque péché. Hé ! Seigneur, mettez une garde à ma bouche ; et pour que rien de blâmable n’en sorte, attachez la circonspection à mes lèvres.

C’est un avis du Roi saint Louis de ne contredire personne, sinon en cas de péché ou de quelque dommage, afin d’éviter toutes les contestations ; mais quand il est nécessaire de contredire les autres, et d’opposer son opinion à la leur, ce doit être avec tant de douceur et de ménagement que l’on ne paroisse pas vouloir faire de violence à leur esprit : aussi-bien ne gagne-t-on rien en prenant les choses avec chaleur.

La règle de parler peu, si recommandée par les anciens Sages, ne se prend pas en ce sens, que l’on dise peu de paroles, mais que l’on n’en dise pas beaucoup d’inutiles ; par en ce point-là, l’on n’a pas égard à la quantité, mais à la qualité ; et il faut, ce me semble, éviter deux extrémités. La première, est de prendre ces airs fiers et austères d’un silence affecté, dans les conversations où l’on se trouve, parce que ces manières marquent de la défiance ou du mépris ; la seconde, est de se laisser aller à un flux de paroles qui ne laisse à personne le temps et la commodité de parler, parce que c’est le caractère d’un esprit éventé et léger.

Saint Louis ne trouvoit pas bon qu’on parlât dans une compagnie en secret, et, comme on disoit de son temps, en conseil, particulièrement à table, de peur de faire penser aux autres qu’on parlât mal d’eux. Oui, disoit-il, si étant à table, en bonne compagnie, l’on a quelque chose de bon et de réjouissant à dire, on doit le dire tout haut ; et s’il s’agit d’une affaire sérieuse et importante, l’on n’en doit parler à personne.


CHAPITRE XXXI.

Des Divertissemens, et premièrement de ceux qui sont honnêtes et permis.


LA nécessité d’un divertissement honnête pour donner quelque relâche à l’esprit, et pour soulager le corps, est universellement reconnue. Le bienheureux Cassien rapporte qu’un chasseur ayant trouvé saint Jean l’Évangéliste qui se jouoit d’une perdrix qu’il tenoit sur son poing, lui demanda pourquoi un homme de son caractère perdroit le temps à cet amusement ; et le Saint l’ayant interrogé pourquoi il ne tenoit pas toujours son arc bandé, le chasseur lui répondit que s’il l’étoit toujours, il perdroit sa force. Sur cela le saint Apôtre lui répliqua : ne vous étonnez donc pas que je donne maintenant quelque relâche à mon esprit ; car ce n’est que pour le rendre plus capable de la contemplation. N’en doutons pas, c’est un vice que cette sévérité d’un esprit sauvage qui ne veut prendre pour soi aucun divertissement, ni en permettre aucun à personne.

Prendre l’air en se promenant, se réjouir dans une douce et agréable conversation, jouer du luth ou d’un autre instrument, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont des divertissemens si honnêtes, que, pour en bien user, il n’est besoin que de la prudence commune, qui règle toutes choses selon l’ordre, selon le temps, le lieu et toutes les mesures nécessaires.

Les jeux où le gain est comme le prix ou la récompense des industries et des habiletés du corps ou de l’esprit, comme les jeux de la paume, du balon ou du mail, les courses de bague, les jeux des échecs et des tables, ce sont des divertissemens de soi-même bons et permis ; et il faut seulement éviter l’excès du temps et du prix de ce que l’on y joue. Si l’on donne trop de temps au jeu, ce n’est plus un divertissement, mais une occupation ; de sorte que, bien loin de soulager l’esprit et le corps, l’on en sort avec un esprit échauffé et fatigué, comme il arrive à ceux qui ont joué cinq ou six heures aux échecs, ou bien avec un grand épuisement de ses forces et une grande lassitude, comme il arrive à ceux qui ont joué trop long-temps à la paume. Si le prix du jeu, c’est-à-dire, ce que l’on joue est trop fort, les inclinations honnêtes des joueurs se dérèglent et deviennent des passions ; et d’ailleurs il est injuste de proposer un tel gain pour le prix de ces industries du jeu, qui sont au fond de peu d’importance et bien inutiles.

Surtout, prenez garde, Philothée, que vous ne vous affectionniez à tout cela ; car quelqu’honnête que soit un divertissement, c’est un vice de s’y porter avec inclination ; je ne dis pas qu’il ne faille prendre plaisir au jeu quand l’on joue, car autrement l’on ne se divertiroit point ; mais je dis qu’il ne faut pas y mettre son affection, jusqu’à le désirer, s’en empresser, et s’en faire un amusement.


CHAPITRE XXXII.

Des Jeux qui sont défendus.


LES jeux de dés et de cartes, et autres semblables, où le gain dépend principalement du hasard, ne sont pas seulement des divertissemens dangereux comme les danses, mais ils sont absolument, et de leur nature, mauvais et blâmables ; c’est pourquoi ils sont défendus par les Lois civiles et ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-t-il, direz-vous ? Je vous réponds que le gain n’étant pas réglé dans ces jeux par la raison, mais par le sort qui tombe bien souvent à celui dont l’industrie ne mérite rien, ce dérèglement est contraire à la raison. Mais, répliquez-vous, nous en sommes ainsi convenus ; je vous réponds aussi, que cela est bon pour justifier que celui qui gagne ne fait point tort aux autres ; cependant, il ne s’ensuit pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu aussi, parce que le gain qui doit être le prix de l’industrie, devient le prix du sort, lequel ne dépendant nullement de nous, ne mérite rien.

De plus, le jeu n’est fait que pour nous divertir ; et néanmoins ces jeux de hasard ne sont point de véritables divertissemens, mais des occupations violentes ; car n’est-ce pas une violente occupation, que d’y avoir toujours l’esprit bandé avec une contention forcée et agitée par des inquiétudes et des vivacités continuelles ? Y a-t-il aucune application d’esprit plus mélancolique, plus sombre et plus chagrine que celle des joueurs, qui se dépitent et s’emportent, si l’on dit un mot, si l’ont rit tant soit peu, si l’on tousse seulement ?

Enfin, ces jeux ne portent point de joie, si l’on ne gagne ; et cette joie n’est-elle pas injuste, puisqu’elle suppose la perte et le déplaisir du prochain ? En vérité, un tel plaisir est indigne d’un honnête homme : et voilà les trois raisons pour lesquelles l’on a défendu ces mauvais jeux, Saint Louis étant sur mer, et sachant que le Comte d’Anjou son frère jouoit avec Messire Gautier de Nemours, il se leva tout malade qu’il étoit, s’en alla avec bien de la peine dans leur chambre, prit les tables, les dés et une partie de l’argent, et jeta tout dans la mer, en leur témoignant fortement son indignation. La jeune Sara parlant à Dieu de son innocence dans la belle prière qu’elle lui fit, lui représenta qu’elle n’avoit jamais eu de société avec les joueurs et les joueuses.


CHAPITRE XXXIII.

Des Bals, et des autres divertissemens permis, mais dangereux.


LES danses et les bals sont des choses indifférentes de leur nature : mais leur usage, tel qu’il est maintenant établi, est si déterminé au mal par toutes ses circonstances, qu’il porte de grands dangers pour l’âme. On les fait durant la nuit et dans les ténèbres, qui ne peuvent être suffisamment éclairées par les illuminations ; et il est aisé, à la faveur de l’obscurité, de faire glisser beaucoup de choses dangereuses dans un divertissement qui est susceptible du mal. L’on y fait de grandes veillées qui font perdre le matin du jour suivant, et par conséquent tout le service de Dieu. En un mot, c’est toujours une folie que de faire la nuit du jour, et le jour de la nuit, et de laisser les œuvres de piété pour de folâtres plaisirs. L’on porte au bal de la vanité à l’envi, et par émulation les uns des autres ; et la vanité est une si grande disposition à toutes les mauvaises affections, et aux amours dangereuses et blâmables, que c’est la suite ordinaire de ces assemblées.

Je vous parle donc des bals, Philothée, comme les médecins parlent des champignons : les meilleurs, disent-ils, n’en valent rien ; et je vous dis que les meilleurs bals ne sont guères bons. S’il faut manger des champignons, prenez garde qu’ils ne soient bien apprêtés, et mangez-en fort peu ; car pour bien apprêtés qu’ils soient, leur malignité devient un vrai poison dans la quantité. Si par quelque occasion dont vous ne puissiez absolument vous dégager, il faut aller au bal, prenez garde que la danse y soit bien réglée en toutes ses circonstances, pour la bonne intention, pour la modestie, pour la dignité et la bienséance, et dansez le moins que vous pourrez, de peur que votre cour, ne s’y affectionne.

Les champignons étant spongieux et poreux, attirent aisément, selon la remarque de Pline, toute l’infection qui est autour d’eux, et le venin des serpens qui peuvent s’y trouver ; de même toutes ces assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et les péchés qui règnent en une ville, les jalousies, les bouffonneries, les railleries, les querelles, les folles amours. Et parce que leur appareil, leur tumulte et la liberté qui y domine, échauffent l’imagination, agitent les sens, et ouvrent le cœur au plaisir ; si le serpent vient souffler aux oreilles une parole sensuelle, ou quelque cajolerie, si l’on est surpris du regard de quelque basilic, les cœurs sont tout disposés à en recevoir le venin,

O Philothée ! ces ridicules divertissemens sont ordinairement dangereux ; ils dissipent l’esprit de dévotion, ils affoiblissent les forces de la volonté, ils refroidissent la sainte charité, et ils réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises dispositions ; c’est pourquoi l’on ne doit jamais se les permettre, dans la nécessité même, qu’avec de grandes précautions.

Mais l’on dit surtout, qu’après avoir mangé des champignons, il faut boire du vin le plus exquis ; et je vous dis qu’après ces assemblées, il faut avoir recours à quelques considérations saintes et fort vives, qui préviennent les dangereuses impressions que le vain plaisir pourroit faire sur l’esprit, et voici celles que je vous conseille.

1. En même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes brûloient dans l’enfer, pour des péchés commis à la danse, ou par une mauvaise suite de la danse.

2. Plusieurs Religieux et personnes de piété étoient à la même heure devant Dieu, chantoient ses louanges, et contemploient sa divine bonté. O que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre !

3. Tandis que vous dansiez, plusieurs personnes sont mortes dans une grande angoisse ; mille milliers d’hommes et de femmes ont souffert les douleurs des maladies les plus violentes en leurs maisons et dans les hôpitaux. Hélas ! ils n’ont eu nul repos, et vous n’avez eu nulle compassion d’eux, Ne pensez-vous point qu’un jour vous gémirez comme eux, tandis que les autres danseront ?

4. Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les Anges et les Saints vous voyoient au bal. Ah ! que vous leur avez déplu en cet état, avec un cœur occupé d’un amusement si badin et si ridicule !

5. Hélas ! tandis que vous étiez là, le temps s’est passé, la mort s’est approchée : considérez qu’elle vous appelle à ce passage affreux du temps à l’éternité, mais l’éternité des biens ou des peines.

Voilà, les considérations que je vous suggère ; mais Dieu vous en fera naître d’autres plus fortes, si vous avez sa crainte.


CHAPITRE XXXIV.

Quand on peut jouer ou danser.


POUR jouer et danser licitement, ce doit être par récréation, et non point par inclination ; pour peu de temps, et non pas jusques à se fatiguer ; rarement, et non point par manière d’occupation. Mais en quelle occasion peut-on jouer et danser ? Les justes occasions de la danse ou d’un jeu indifférent, sont plus fréquentes ; celles des jeux défendus, et qui sont bien plus blâmables, et plus dangereux, sont plus rares. En un mot, dansez et jouez, en observant les conditions que je vous ai marquées, lorsque la prudence et la discrétion vous conseilleront cette honnête complaisance pour la compagnie où vous vous trouverez ; car la complaisance, qui est comme un exercice de la charité, rend bonnes les choses qui sont indifférentes, et permet celles qui sont dangereuses ; elle rectifie même celles qui sont mauvaises par rapport à quelque règle : et c’est pourquoi les jeux de hasard, qui sans cela seroient blâmables, ne le sont pas, si une juste complaisance pour le prochain nous y engage quelquefois. J’ai été consolé d’avoir lu en la vie de saint Charles Borromée, qu’il usoit de cette condescendance avec les Suisses, en de certaines choses, dans lesquelles il étoit d’ailleurs fort sévère ; et d’avoir appris que le bienheureux Ignace de Loyola, ayant été invité à jouer, accepta l’invitation. Sainte Elisabeth de Hongrie jouoit et se trouvoit aux assemblées de divertissement, sans y perdre de sa dévotion. Les rochers qui sont autour du lac de Rieti croissent à proportion qu’ils sont battus des vagues ; ainsi la piété étoit si enracinée dans l’âme de cette Sainte, qu’elle prenoit de nouveaux accroissemens au milieu des pompes et des vanités auxquelles son état l’exposoit. Les grands feux s’enflamment au vent : mais les petits s’y éteignent, si on ne les couvre bien.


CHAPITRE XXXV.

De la fidélité que l’on doit à Dieu dans les petites choses, aussi-bien que dans les grandes.


L’ÉPOUX sacré, dit dans le Cantique des Cantiques, que son Épouse lui a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux. Comment doit-on entendre cela ? Il est certain que l’œil est la partie du corps la plus admirable, soit pour sa conformation, soit pour son activité ; mais qu’y a-t-il de plus vil et de plus méprisable qu’un cheveu ? Philothée, Dieu a voulu nous apprendre que nos plus petites actions, et les plus basses, ne lui sont pas moins agréables que les plus grandes et les plus éclatantes ; et, pour lui plaire, il faut également le servir dans les unes et dans les autres, puisque nous y pouvons également mériter son amour.

Je le veux bien, Philothée, préparez-vous à souffrir de grandes croix pour Notre-Seigneur, portez votre amour jusqu’au martyre, offrez-lui tout ce qui vous est le plus cher, s’il veut le prendre ; père et mère, frère ou sœur, mari ou femme, enfans ou amis, vos yeux même et votre vie, vous le devez ; car il faut être dans cette disposition d’esprit et de cœur. Mais tandis que la divine Providence ne vous met pas à des épreuves si fortes et si sensibles, tandis qu’elle ne demande pas vos yeux, donnez-lui pour le moins vos cheveux. Je veux dire qu’il faut supporter avec douceur ces petites incommodités, ces pertes légères, et ces menus chagrins que chaque jour vous fait naître : d’autant que ces petites occasions étant bien ménagées avec un vrai amour de Dieu, vous gagneront entièrement son cœur, Oui, ces petites charités que vous faites tous les jours, ce mal de tête ou de dents, cette fluxion, cette mauvaise humeur d’un mari, ou d’une femme, cette petite marque de mépris, cette perte de quelque petit meuble, cette petite incommodité de se coucher de bonne heure et de se lever matin, pour prier ou pour communier, cette petite honte que l’on a de faire quelque action de piété en public ; en un mot, toutes ces petites actions ou souffrances étant animées de l’amour de Dieu, plaisent beaucoup à sa divine bonté, qui nous a promis le Royaume des cieux pour un seul verre d’eau, c’est-à-dire, infiniment plus que toute la mer n’est à l’égard d’une goutte d’eau : et parce que ces occasions reviennent à tout moment, voyez quel fonds de richesses spirituelles nous pouvons amasser, si nous savons bien en profiter.

Quand j’ai vu dans la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissemens et d’élévations d’esprit en Dieu, tant de paroles d’une sublime sagesse, et même des prédications entières ; je n’ai point douté qu’avec cet œil de contemplation, elle n’eût ravi le cœur de son céleste époux : mais j’ai été également consolé quand je l’ai vue appliquée par le commandement de son père, à tous les plus bas offices de la maison et de la cuisine, avec un courage plein d’amour pour Dieu ; et je n’estime pas moins la méditation toute simple qu’elle faisoit parmi ces occupations viles et abjectes, que les extases et les ravissemens qui lui furent si ordinaires, et qui ne furent peut-être que la récompense de son humilité et de son abjection. Le fond de sa méditation étoit de penser qu’en appretant à manger pour son père, elle travailloit pour Notre-Seigneur, comme sainte Marthe ; que sa mère tenoit la place de Notre-Dame, et ses frères celles des Apôtres : de sorte qu’elle excitoit vivement sa ferveur à servir ainsi en esprit toute la Cour céleste, et que la conviction de faire en tout cela la volonté de Dieu, pénétroit son âme d’une merveilleuse suavité. Je vous ai rapporté cet exemple, Philothée, pour vous faire comprendre l’importance qu’il y a de faire nos actions, quelque petites et basses qu’elles puissent être, en vue du service de Dieu.

Pour cela je vous conseille, autant que je puis, d’imiter la femme forte, que Salomon a tant louée, de ce que toute occupée qu’elle étoit souvent de plusieurs actions : grandes et éclatantes, elle ne laissoit pas de filer sa quenouille. Faites de même, appliquez-vous beaucoup à la prière et à la méditation, à l’usage des Sacremens, à instruire et à consoler les autres, à inspirer l’amour de Dieu au prochain, à faire tout ce que votre vocation renferme d’œuvres les plus importantes et les plus excellentes ; mais n’oubliez pas le fuseau et la quenouille, c’est-à-dire, pratiquez ces petites et humbles vertus qui naissent comme de fleurs au pied de la croix ; le service des pauvres, les visites des malades, les petits soins d’une famille et les bonnes œuvres qui y sont attachées, l’utile diligence à vous défendre de l’oisiveté dans votre maison : et mêlez parmi tout cela quelques considérations semblables à celles de sainte Catherine de Sienne.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires. Or, qui sera fidèle en peu de choses, aura l’avantage, dit le Sauveur, que je me servirai de lui en beaucoup d’autres très-importantes. Faites tout au nom de Dieu, et tout sera bien fait. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous vous divertissiez, soit que vous vous occupiez de quelque exercice abject, vous profiterez beaucoup devant Dieu, si, ménageant bien vos intentions, vous faites tout, parce que Dieu veut que vous le fassiez.


CHAPITRE XXXVI.

Il faut avoir l’esprit juste et raisonnable.


NOUS ne sommes hommes que par la raison, et il est pourtant rare de trouver des hommes véritablement raisonnables : car l’amour-propre dérègle ordinairement notre raison, et nous conduit insensiblement à mille sortes d’injustices, qui, pour petites qu’elles soient, ne laissent pas d’être fort dangereuses. Elles sont semblables à ces petits renardeaux dont il est parlé dans les Cantiques. On ne s’en défie pas, parce qu’ils sont petits, et ils ne laissent pas de faire un grand dégât dans les vignes, à cause de leur multitude. Pensez-y, et jugez si les articles que je m’en vais vous marquer ne sont pas de véritables injustices.

Nous accusons notre prochain pour de petites fautes, et nous nous excusons de nos fautes le plus grossières. Nous voulons vendre fort cher, et acheter à bon marché. Nous voulons que l’on fasse justice des autres, et que l’on nous fasse grâce. Nous voulons que l’on prenne en bonne part nos paroles, et nous sommes délicats jusqu’à l’excès sur tout ce que l’on nous dit. Nous voudrions que notre voisin nous vendit son bien ; et n’est-il pas plus juste qu’il le garde, s’il le veut ainsi ? Nous lui savons mauvais gré de ce qu’il ne veut pas nous accommoder : et n’a-t-il pas plus de raison d’être fâché de ce que nous voulons l’incommoder ?

Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et nous contrôlons ce qui n’est pas de notre goût. Si quelqu’un de nos inférieurs n’a pas bon air, ou que nous l’ayons une fois entrepris, nous prenons mal tout ce qu’il fait, et nous le chagrinons particulièrement. Si au contraire, l’extérieur d’un autre nous plait, il ne fait rien de mal que nous n’excusions. Il y a des enfans sages et vertueux, que leurs pères et leurs mères ne peuvent presque voir, à cause de quelque défaut naturel ; et il y en a de vicieux, qu’un certain air de bonne grâce leur rend aimables : partout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu’ils ne soient pas de meilleure condition, ni si vertueux ; et nous préférons même ceux qui se distinguent par la vaine apparence de leurs habits. Nous exigeons nos droits avec une dure exactitude ; et nous voulons que les autres ne le fassent qu’avec de grands ménagemens : nous tenons notre rang avec une régularité importune ; et nous voulons que les autres soient humbles et condescendans : nous nous plaignons aisément de tout le monde, et nous ne voulons pas qu’aucun se plaigne de nous, nous estimons toujours beaucoup ce que nous faisons pour le prochain, et nous comptons pour rien tout ce qu’il fait en notre considération : en un mot, nous avons deux cœurs, comme les perdrix de Paphlagonie ; car nous avons un cœur doux, charitable et complaisant pour tout ce qui nous regarde, et un cœur dur, sévère et rigoureux pour le prochain. Nous avons deux poids, l’un pour peser nos commodités à notre profit, et l’autre pour peser celles de notre prochain à perte pour lui. Or, comme dit l’Écriture, ceux qui ont les lèvres trompeuses parlent selon un cœur, et selon un cœur, c’est-à-dire, qu’ils ont deux cœurs : et avoir deux poids, l’un fort pour recevoir, et l’autre foible pour livrer ce que l’on doit, c’est dit-elle encore, une chose blâmable devant Dieu.

Philothée, soyez équitable et juste en toute votre conduite : mettez-vous toujours en la place du prochain, et le mettez en la vôtre, et vous jugerez équitablement ; prenez la place du vendeur en achetant, et de l’acheteur en vendant, et votre commerce sera de bonne foi.

Toutes ces injustices que je vous ai marquées en particulier sont petites, et ne nous obligent pas à restitution, parce qu’on suppose que nous nous y tenons seulement dans les termes de la rigueur, en ce qui nous est favorable ; mais nous ne laissons pas que d’être obligés à nous en corriger, parce que ce sont de grands défauts de raison et de charité, et des manières de tricheries contre l’équité naturelle ; d’ailleurs on ne perd jamais rien à vivre généreusement, noblement, civilement, et avec un cœur équitable, raisonnable, et comme l’on dit, loyal. Souvenez-vous donc, Pbilothée, de sonder souvent votre cœur, afin de connoître s’il est tel pour le prochain, que vous voudriez que le sien fût pour vous : voilà le point de la vraie et droite raison. Les confidens de Trajan lui ayant dit qu’il n’étoit pas de la majesté impériale, de se laisser si facilement aborder, il leur répondit : Quoi donc, ne dois-je pas être pour mes sujets un Empereur tel que je souhaiterois en trouver un si j’étois un homme particulier !


CHAPITRE XXXVII.

Des Désirs.


CHACUN sait bien qu’il ne faut désirer rien de vicieux ; car le désir du mal fait un méchant cœur : mais je vous dis plus, Philothée, qu’il ne faut rien désirer qui soit dangereux à l’âme, comme sont les bals, les jeux et les autres divertissemens, les honneurs et les charges, les visions et les extases ; d’autant que tout cela porte bien de la vanité, et est sujet à beaucoup de dangers et d’illusion. Ne désirez pas non plus les choses fort éloignées pour le temps, comme font plusieurs qui dissipent et fatiguent leur cœur inutilement, et le tiennent toujours exposé à de grandes inquiétudes. Si un jeune homme désire ardemment d’être pourvu d’une charge, avant que le temps en soit venu, de quoi, je vous prie, lui sert ce désir ? si une femme mariée désire d’être Religieuse, à quel propos ? si je désire d’acheter le bien de mon prochain, avant qu’il soit prêt de le vendre, n’est-ce pas perdre le temps ? si étant malade je désire de prêcher, ou de dire la sainte Messe, ou de visiter les autres malades, et de faire les exercices de ceux qui sont en santé, ces désirs ne sont-ils pas vains, puisque rien de tout cela n’est en mon pouvoir ? Cependant ces désirs inutiles occupent la place des autres que je dois avoir, et dont Dieu demande l’effet ; comme d’être bien patient, bien mortifié, obéissant et doux en mes souffrances : mais ordinairement nos désirs ressemblent à ceux des femmes enceintes, qui veulent des cerises fraiches en automne, et des raisins frais au printemps.

Je n’approuve nullement qu’une personne s’amuse à désirer un autre genre de vie que celui qui convient à ses devoirs, ni des exercices incompatibles avec son état ; car ces désirs inutiles dissipent le cœur, ne lui laissent plus de forces pour les exercices nécessaires. Si je désirois la solitude des Chartreux, je perdrois mon temps ; et ce désir tient la place de celui que je dois avoir de me bien appliquer à mes obligations actuelles : je ne voudrois pas même que l’on désirât d’avoir un meilleur esprit ni un meilleur jugement, parce que ces désirs sont frivoles, et tiennent la place de celui que chacun doit avoir pour cultiver le sien tel qu’il est ; ni enfin que l’on désirât les autres moyens de servir Dieu, que l’on n’a pas, au lieu d’employer fidèlement ceux que l’on a entre les mains : or tout cela s’entend des désirs qui amusent le cœur ; car les souhaits simples et passagers ne peuvent nuire beaucoup, pourvu qu’ils ne soient pas fréquens.

A l’égard des croix, ne les désirez qu’à proportion que vous sauriez bien porter celles que vous avez ; c’est un abus de désirer le martyre, et de n’avoir pas le courage de supporter une petite injure. L’ennemi nous fait prendre le change, en nous donnant de grands désirs pour des choses éloignées, et qui ne seront jamais, afin de détourner notre cour de celles qui sont présentes, et qui quelque petites qu’elles soient, nous seroient un grand fonds de vertus et de mérites. Nous combattons les monstres d’Afrique en imagination, et nous nous laissons tuer par les petits serpens qui sont en notre chemin, pour n’y pas faire l’attention nécessaire.

Ne désirez pas non plus les tentations ; ce seroit une témérité ; mais préparez votre cœur à les bien soutenir quand elles se présenteront

La variété des viandes et la quantité tout ensemble charge toujours l’estomac, et le ruinent même, s’il est foible ; de même la multitude des désirs pour les choses spirituelles embarrasse toujours le cœur, et le corrompt entièrement, s’ils regardent le monde. Quand notre âme a été bien purifiée de ses mauvaises inclinations, elle sent une grande avidité des choses spirituelles, et elle désire mille sortes d’exercices de piété, de mortification, de pénitence, d’humilité, de charité et d’oraison : c’est un bon signe, Philothée, que cette faim spirituelle ; mais dans la convalescence d’une maladie, il faut examiner si l’on peut digérer tout ce que l’appétit demande. Réglez donc le discernement et le choix de vos désirs par l’avis de votre Père spirituel, et faites bien valoir ceux qu’il approuvera ; et après cela, Dieu vous en fera naître d’autres, quand il sera nécessaire pour votre avancement. Je ne dis pas qu’il faille perdre aucune sorte de bons désirs ; mais je dis qu’il faut y mettre de l’ordre, et laisser mûrir dans le cœur ceux qui ne sont pas encore de saison, en s’appliquant à mettre en pratique ceux qui sont à leur maturité : or, cela se doit entendre même des désirs qui regardent le monde ; car l’on ne peut autrement se délivrer de l’empressement et de l’inquiétude.


CHAPITRE XXXVIII.

Avertissement pour les personnes mariées.


LE Mariage est un grand Sacrement, je dis en Jésus-Christ, et en son Église : il est honorable pour tous, en tous et en tout, c’est-à-dire, en toutes choses : pour tous, car les vierges même le doivent honorer avec humilité ; en tous, car il est également saint entre les pauvres et entre les riches ; en tout, car tout y est saint, son origine, sa forme, sa matière, sa fin et ses utilités. C’est l’état par lequel le Seigneur peuple la terre de ses fidèles adorateurs, pour en remplir le nombre de ses Élus dans le Ciel ; si bien que la conservation de son honnêteté et de sa sainteté est absolument nécessaire pour le bien de chaque état, qui en tire toujours sa prospérité.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces, comme il le fut à celles de Cana ; le vin spirituel des consolations et bénédictions spirituelles n’y manqueroit jamais, au lieu qu’il y manque ordinairement, parce que l’on fait présider à ces alliances Mammon, le Dieu des richesses, avec Adonis et Vénus. Qui veut rendre un mariage heureux, doit y entrer par la sainteté du Sacrement ; mais tout au contraire, la vanité, la folle joie du monde, l’intempérance et la licence des paroles en font l’ouverture : faut-il donc s’étonner qu’il soit encore si déréglé dans les suites ?

Sur toutes choses, j’exhorte les personnes mariées à l’amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l’Écriture ; ce n’est rien de leur dire : aimez-vous l’un l’autre d’un amour naturel, car cet amour se trouve ailleurs que dans la société humaine : ni de leur dire encore, aimez-vous d’un amour humain et raisonnable, car les parens l’ont eu ; mais je leur dis après le grand Apôtre : Maris, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ aime son Église ; et vous, femmes, aimez vos maris comme l’Église aime son Sauveur. Ce fut Dieu qui présenta Eve à Adam, et qui la lui donna pour femme ; c’est aussi la main de Dieu qui a préparé les sacrés liens de votre mariage, et qui vous a donné les uns aux autres ; pourquoi donc ne vous chéririez-vous pas d’un amour tout saint et surnaturel ?

Le premier effet de cet amour, est l’union indissoluble des cœurs après qu’elle a été sanctifiée par l’application des mérites du sang de Jésus-Christ dans le Sacrement ; c’est pourquoi elle est si forte, que l’âme du mari ou de la femme se doit plutôt séparer de son corps, que le mari et la femme se séparent l’un de l’autre ; et cette union est moins celle des corps que des cœurs.

Le second effet de cet amour, est la fidélité inviolable que l’on se doit réciproquement : les cachets étoient anciennement gravés sur les anneaux que l’on portoit au doigt ; la sainte Écriture même nous marque cet usage : voici donc le mystère d’une des cérémonies du mariage. l’Église bénit par la main du Prêtre un anneau qu’il donne premièrement à l’homme, comme le sceau du Sacrement, qui ferme son cœur à tout autre amour qu’à celui de son épouse, tandis qu’elle vivra : après cela, l’homme remet cet anneau en la main de son épouse, pour lui apprendre aussi, que tandis qu’il vivra, elle doit tenir son cœur fermé à tout amour étranger.

Le troisième fruit du mariage, est la génération légitime des enfans, et leur bonne éducation ; et c’est le grand honneur de cet état, que Dieu s’en serve pour multiplier les âmes, en qui il prétend se glorifier éternellement.

Hommes, conservez donc un amour tendre, sincère et constant pour vos femmes ; car c’est pour cela que la première de toutes fut tirée du côté le plus proche du cœur d’Adam ; bien loin donc que les foiblesses et les infirmités, soit du corps, soit de l’esprit, vous en doivent donner du mépris, cela même vous oblige à en avoir une compassion tendre et amoureuse, puisque Dieu les a créées telles qu’elles sont, afin que la nécessité les faisant dépendre de votre protection, les tienne dans un plus grand respect, et que vous en soyez les chefs et les supérieurs, quoi qu’il en ait fait vos compagnes. Et vous, femmes, aimez vos maris d’un amour aussi respectueux que tendre et sincère ; car le Seigneur leur a donné ce caractère de force prédominante, pour obliger la femme à vivre dans la dépendance de l’homme, comme étant un os de ses os, et une chair de sa chair. La première de votre sexe fut tirée de dessous les bras de l’homme, afin que toutes sussent qu’elles doivent se tenir sous la main et sous la conduite de leurs maris ; mais l’Écriture sainte, qui vous recommande si fort cette sujétion, vous l’adoucit extrêmement, puisque, voulant que vous vous y accommodiez avec amour, elle ordonne à vos maris de ne l’exiger qu’avec beaucoup d’amour et de suavité. Maris, dit saint Pierre, conduisez vos femmes avec une respectueuse discrétion, les considérant comme des vases fragiles, et vous souvenant qu’elles doivent partager avec vous l’héritage de la grâce et de la vie.

Mais tandis que je vous exhorte les uns et les autres à bien cultiver cet amour mutuel, prenez garde qu’il ne devienne jaloux ; parce qu’on voit souvent, que comme le ver se met dans le fruit le plus exquis, la jalousie se forme aussi de l’amour le plus ardent ; et puis l’ayant dépravé, elle en fait naître insensiblement les défiances, les querelles, les dissensions et les divorces. Il est certain que l’amitié fondée sur l’estime d’une vraie vertu, n’est point susceptible de jalousie ; c’est pourquoi la jalousie est une marque indubitable d’un amour imparfait, grossier, sensuel, et qui a découvert dans le cœur auquel il s’est attaché une vertu foible, inconstante et sujette à donner des soupçons : c’est donc une sotte vanité de l’amitié de vouloir la faire estimer par la jalousie ; car si la jalousie est une marque de la véhémence de l’amitié, elle n’en est pas une de la pureté, ni de la perfection de l’amitié, puisque la perfection de l’amitié présuppose une vertu sûre dans la personne qu’on aime, et que la jalousie en présuppose l’incertitude.

Hommes, si vous attendez de vos femmes une grande fidélité, donnez-leur en vous-mêmes un grand exemple. Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous que vos femmes soient sujettes aux lois de la pudicité, si vous vous laissez aller à la licence de la volupté ? pourquoi leur demandez-vous ce qu’elles ne trouvent pas en vous. Voulez-vous qu’elles soient chastes ? commencez par rendre bien pure la société que vous avez contractée avec elles, et que chacun, comme dit saint Paul, sache posséder son vase en esprit de sanctification ; si au contraire, vos mauvaises manières corrompent en elles l’honnêteté des mœurs, ne vous étonnez pas qu’après cela votre honneur souffre de leur infidélité ; mais vous, femmes, en qui l’honneur est inséparable de la pudeur, soyez extrêmement jalouses de votre gloire, et ne permettez jamais qu’aucune liberté mal réglée en ternisse l’éclat.

Craignez toutes choses autour de vous, pour petites qu’elles soient ; ne souffrez jamais aucune cajollerie, ni sotte flatterie : quiconque veut louer les avantages naturels que le Ciel vous a donnés, vous doit être suspect ; car l’on dit communément que celui qui loue avec chaleur une marchandise qu’il ne peut acheter, est ordinairement fort tenté de la dérober ; mais si l’on veut joindre à vos louanges le mépris de vos maris, l’on vous offense seulement l’on veut vous perdre, mais que l’on vous tient déjà pour demi-perdue ; et véritablement le marché est à demi fait avec le second marchand, quand on est dégoûté du premier. Lorsque j’ai fait réflexion qu’on donna à la chaste Rebecca de riches pendans d’oreilles de la part d’Isaac, son époux, comme les premiers gages de son amour, j’ai pensé que cet ornement, dont l’usage est de tout temps établi parmi les femmes, étoit plus mystérieux qu’on ne croit, et que n’a cru Pline, qui n’en marque pas d’autre raison, que le plaisir d’un certain bruit qui se fait à leurs oreilles, et qui flatte agréablement leur vanité. Pour moi je crois, selon cette observation de l’Écriture, que c’est pour marquer le premier droit de l’époux sur le cœur de son épouse, qui doit fermer l’oreille à toute autre voix qu’à la sienne ; car enfin, il faut toujours se souvenir que c’est par l’oreille qu’on empoisonne le cœur.

L’amour et la fidélité produisent ensemble une douce et familière confiance, qui se manifeste par des démonstrations tendres et amoureuses, mais chastes et sincères : c’est ainsi que les Saints et les Saintes en ont usé dans leurs mariages : c’est ce que l’Écriture a remarqué dans la conduite d’Isaac et de Rebecca, et par où Abimelech reconnut ce qu’ils étoient l’un à l’autre : c’est ce qui fit presque blâmer le grand saint Louis, qui tout dur qu’il étoit à sa propre chair, avoit une tendre amitié pour la Reine son épouse, à qui il en donnoit souvent des marques extrêmement démonstratives ; mais on auroit dû plutôt le louer de ce qu’il savoit si bien, quand il vouloit, se défaire de son esprit guerrier, pour s’accommoder à ces menus devoirs, si nécessaires à la conservation de l’amour conjugal ; car bien que ces petites démonstrations d’amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent, et servent à faire l’agrément d’une douce société.

Sainte Monique étant grosse de saint Augustin, le consacra par plusieurs oblations à la Religion Chrétienne et à la gloire de Dieu, comme il le témoignoit lui-même en disant, qu’il avoit déjà goûté, dès le ventre de sa mère, le sel sacré et divin. C’est une grande instruction pour les femmes chrétiennes qui doivent offrir à la divine Majesté leurs enfans avant qu’ils soient nés ; parce que Dieu, qui accepte ce qu’un cœur humble lui présente, donne ordinairement sa bénédiction en ce temps-là à la foi et à l’amour des mères : témoin Samuel, saint Thomas d’Aquin, saint André de Fiesole, et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d’un tel fils, prenoit ses enfans entre ses bras aussitôt qu’ils étoient nés, les offroit à Jésus-Christ, et commençoit à les aimer avec respect comme un dépôt sacré que Dieu lui avoit confié ; et cette piété lui réussit si bien, qu’ils furent tous sept très-Saints. Mais dès que la raison commence à se développer dans les enfans, c’est alors que les pères et les mères doivent avoir un grand soin d’imprimer la crainte de Dieu en leur cœur. La bonne Reine Blanche en eut une vive attention à s’acquitter de ce devoir envers saint Louis son fils, lui disant fort souvent : j’aimerois mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel : maxime qui fit une telle impression sur l’âme du petit Prince, que comme il l’a témoigné lui-même, il ne passa jamais un jour de sa vie sans en rappeler le souvenir, et sans la faire servir à se précautionner contre les occasions du péché. Nous appelons en notre langue les familles, des maisons ; et les Hébreux, pour signifier la génération et l’éducation des enfans, se servoient de cette expression si commune dans l’Écriture : bâtir une maison, faire sa maison. Et c’est en ce sens qu’il est dit, que Dieu édifia des maisons aux sages femmes d’Égypte. Apprenons donc que ce n’est pas faire une bonne maison, que d’y faire entrer les biens du monde ; mais qu’il faut y élever les enfans dans la crainte de Dieu et dans la pratique de la vertu : et parce qu’ils font la couronne du père et de la mère, on n’y doit épargner ni soin ni peine. Ainsi, sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de son fils, que l’ayant suivi par mer et par terre, elle obtint de Dieu sa conversion ; et il fut plus heureusement l’enfant de ses larmes que de son sang.

Saint Paul, dans les règles qu’il donne de l’économie chrétienne, laisse en partage aux femmes le soin de la maison : et véritablement l’on a raison de croire que leur piété est plus utile au bon ordre d’une famille que celle de leurs maris, qui sont trop occupés des affaires du dehors, pour pouvoir régler leur domestique. C’est aussi pour cette raison, que Salomon, en ses Proverbes, attribue l’ordre et le bonheur de la famille à la prudence et aux soins de la femme forte dont il nous fait le caractère.

L’Écriture nous apprend qu’Isaac pria le Seigneur pour Rebecca sa femme qui étoit stérile ; et le Texte Hébreux marque que l’un et l’autre prioit chacun de son côté, et leur prière fut exaucée. Voilà justement la plus excellente et la plus utile union qui puisse être entre un mari et une femme, que celle de la dévotion à laquelle ils se doivent porter l’un l’autre avec une sainte émulation. Car un homme sans la dévotion est naturellement fâcheux, violent, dur et incommode, et semblable à ces fruits qui, ayant un suc trop âpre, comme le coin, ne sont guères bons qu’en confiture. Et une femme sans la dévotion est extrêmement foible, fragile et sujette à perdre ce qu’elle a de vertu ; semblable à ces fruits tendres et délicats, comme la cerise, qui ne conservent jamais leur bonté, qu’étant confis. L’homme infidèle, dit saint Paul, est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle sanctifiée par l’homme fidèle ; parce que l’amour conjugal porte un grand attrait à suivre la vertu où elle paroît. Mais quelle bénédiction répandra donc le Ciel sur un mari et une femme tous deux fidèles, qui savent se sanctifier l’un l’autre par une véritable crainte de Dieu !

Au reste, il faut qu’ils sachent si bien se supporter l’un l’autre dans leurs imperfections, que du moins ils ne se fâchent jamais tous deux en même-temps, de peur de donner lieu à de mauvaises contestations et à la dissension, parce que, comme les abeilles ne s’arrêtent pas dans les lieux où l’on entend la voix retentir par les échos, le Saint-Esprit n’habite point en une maison de tumulte, de bruit et de querelle.

Nous savons de saint Grégoire de Nazianze, que de son temps les Chrétiens faisoient tous les ans une fête du jour de leur mariage ; et j’approuverois fort cet usage parmi nous, pourvu que l’on voulut en bannir toute la joie mondaine et sensuelle ; de sorte qu’on sanctifiat ce jour par la confession et la communion, par l’application à demander au Seigneur la continuation de ses bénédictions, par le renouvellement des intentions et des désirs de ce sauver, et par une nouvelle protestation d’amitié et de fidélité ; car ainsi on prendroit de nouvelles forces en Jésus-Christ, pour remplir tous les devoirs de son état, et en soutenir patiemment les peines.


CHAPITRE XXXIX.

De l’honnêteté du Lit nuptial.


L’APÔTRE appelle le lit nuptial, immaculé, c’est-à-dire, exempt de toute sorte d’impureté ; et c’est peut-être pour cette raison que Dieu voulut instituer le premier mariage dans le paradis terrestre, où il n’y avoit encore eu aucun déréglement de la cupidité.

Or, pour vous expliquer la perfection que l’Apôtre exige des personnes mariées sur cet article, je me sers d’une comparaison assez naturelle ; et c’est celle de la nourriture et de la tempérance. 1. La nourriture est nécessaire à la conservation de la vie, et pour cela l’usage en est bon, saint et commandé. 2. Cependant, manger non pas précisément pour cette fin, mais pour s’acquitter des devoirs auxquels la société humaine nous oblige les uns envers les autres, c’est une chose juste et honnête. 3. Si l’on mange par la raison de ses devoirs, il faut que ce soit avec une douce liberté, et en marquant qu’on y prend plaisir. 4. Manger simplement pour contenter son appétit, c’est une chose supportable, mais nullement louable ; car le simple plaisir de l’appétit sensuel ne peut rendre une action honnête, et c’est bien assez si elle est supportable. Manger au-delà de son appétit et par excès, cela est plus ou moins blâmable à proportion de l’excès ; et cet excès ne consiste pas seulement en la qualité, mais aussi en la manière. 5. C’est une marque d’une âme basse, grossière et toute animale, de faire tant de réflexions et de s’épancher en paroles sur les viandes avant le repas, et encore plus après, comme font plusieurs sortes de gens qui ont toujours l’esprit dans les plats, qui préviennent sans cesse ou rappellent le plaisir de la bonne chère, et qui en un mot, font, comme dit saint Paul, un Dieu de leur ventre, au lieu que les honnêtes gens ne pensent à la table qu’en s’y mettant, et se lavent les mains et la bouche après le repas, pour n’avoir plus ni le goût, ni l’odeur des viandes.

Voilà les règles, qui sont communes à la tempérance et à l’honnêteté du lit conjugal.

1. L’usage des droits du Sacrement étant nécessaire à la propagation de la société humaine, il est indubitablement honnête, louable, et spécialement saint dans le christianisme.

2. Cet usage est appelé par l’Apôtre un devoir réciproque, un devoir si grand, que bien qu’on puisse ne pas l’exiger, l’on est indispensablement obligé de le rendre ; de manière que l’un n’y puisse manquer sans le libre consentement de l’autre, non pas même pour les exercices de la dévotion, beaucoup moins pour des prétentions capricieuses de vertu, pour des aigreurs et pour des mépris.

3. L’on doit considérer que ce n’est pas assez de s’acquitter de ce devoir d’une manière chagrine, et avec une patience indifférente : ce doit être avec toute la fidélité et la correspondance entière que demande cet amour, comme s’il étoit accompagné de l’espérance d’avoir des enfans, encore que pour la raison de quelque conjoncture on ne l’eût pas.

4. Ici, comme partout ailleurs, le simple contentement de l’appétit sensuel ne peut rendre une chose honnête et louable par lui-même ; c’est beaucoup si l’on dit qu’elle soit tolérable.

5. Tout juste que soit l’usage des droits du mariage, tout nécessaire qu’on le sache dans la société humaine, tout saint qu’on le croie dans le christianisme, il porte des dangers de salut que l’on doit y éviter très-soigneusement, pour ne se rendre coupable ni d’aucun péché véniel, comme il arrive dans les simples excès de cet état, ni d’aucun péché mortel, comme il arrive quand l’ordre naturel et nécessaire pour la procréation des enfans est perverti. Or, dans cette supposition, selon que l’on s’écarte plus ou moins de cet ordre, les péchés sont plus ou moins exécrables, mais toujours mortels ; car la propagation de la société humaine étant la première et la principale fin du mariage, jamais on ne peut licitement se départir de l’ordre qu’elle vous demande. Cependant, quoique cette fin ne puisse pas avoir son effet par la raison de quelque empêchement, comme la stérilité ou la grossesse, le commerce de l’amour conjugal ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, si l’on suit les règles que demande la procréation des enfans, aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée.

Certes, l’infâme et exécrable action d’Onan contre les lois du mariage, étoit détestable devant Dieu, ainsi que l’Écriture Sainte nous l’apprend. Et bien que quelques hérétiques de notre temps, cent fois plus blâmables que les Cyniques dont parle saint Jérôme, sur l’Épître aux Ephesiens, aient voulu dire que c’étoit l’intention perverse de ce méchant homme qui déplaisoit à Dieu ; l’Écriture en parle autrement, et assure en particulier que son action même étoit détestable et abominable devant Dieu.

6. L’honnêteté naturelle et chrétienne demande qu’on ne laisse pas engager son esprit dans tout ce commerce sensuel, et qu’on tâche même de l’en purifier promptement, pour qu’il conserve toute la liberté nécessaire aux obligations plus honnêtes et plus nobles de cette vocation. En vérité, l’on seroit surpris des exemples de l’honnêteté naturelle que le Seigneur a donné aux hommes, en de certains animaux qui serviront un jour à confondre la brutale grossièreté de plusieurs personnes.

Cet avis comprend la parfaite pratique de l’excellence de la doctrine que saint Paul enseigne aux Corinthiens, en ces termes : le temps est court ; que ceux donc qui ont des femmes, vivent comme s’ils n’en avoient pas. Car, selon la pensée de saint Grégoire, vivre dans le mariage, comme si l’on n’y étoit pas, c’est accorder tout ce que cet état a de naturel avec tout le spirituel du Christianisme. Que ceux qui se servent du monde, ajoute saint Paul, s’en servent comme s’ils ne s’en servoient pas. C’est donc à tous de se servir du monde, chacun selon sa vocation ; mais avec un si grand détachement du monde, que l’on puisse conserver pour le service de Dieu autant de liberté et de ferveur, que si l’on ne se servoit pas du monde. En effet, c’est le grand mal de l’homme, dit saint Augustin, que de vouloir jouir des choses dont il doit seulement se servir, et de vouloir seulement se servir de celles dont il doit jouir avec plaisir : cela s’entend de tout ce qui a rapport aux sens et à l’esprit. Ainsi quand l’on pervertit cet ordre, et que l’on change l’usage en jouissance, l’âme, toute spirituelle qu’elle est, devient toute animale.

Je crois avoir dit tout ce que je voulois dire, et avoir fait entendre, sans le dire, ce que je ne voulois pas dire.


CHAPITRE XL.

Instructions pour les Veuves.


SAINT PAUL instruisant tous les Prélats en la personne de son cher Timothée, lui dit : honorez les Veuves qui sont de vraies Veuves. Or, cette qualité de vraie veuve demande les conditions suivantes.

La première est la viduité du cœur, laquelle comprend une ferme résolution de vivre en cet état : car les femmes qui ne sont veuves qu’en attendant un nouvel engagement, ont le cœur tout entier dans le mariage. Que si la vraie veuve vouloit se consacrer à Dieu par un vœu de chasteté, elle ajouteroit un grand ornement à la viduité, et mettroit en sureté sa sainte résolution ; d’autant que la nécessité de garder son vœu pour ne pas perdre le ciel, éloigneroit de son esprit et de son cœur les plus simples vues et les plus légères inclinations pour un second mariage : si bien que ce vœu seroit comme une forte barrière entre son âme, et ce qui pourroit s’opposer à sa résolution. Ainsi, saint Augustin le conseille fortement aux veuves chrétiennes, et le savant Origène le conseille même aux femmes mariées, dans la supposition que la mort de leurs maris leur rende leur première liberté : afin, dit-il, que parmi tout ce que leur état a de sensuel, elles aient comme par anticipation le mérite d’une chaste viduité.

L’excellence du vœu est grande : car outre qu’il rend les œuvres sur lesquelles il s’étend plus agréables à Dieu, et qu’il inspire du courage et de la force pour les pratiquer, il donne tout ensemble à Dieu nos œuvres, qui sont les fruits de notre bonne volonté, et notre volonté même d’où procèdent nos œuvres, comme les fruits naissent de l’arbre.

La simple chasteté soumet le corps à l’esprit de Dieu, sans ôter à une personne la liberté d’en disposer pour les engagemens du mariage : mais le vœu de chasteté sacrifie à Dieu le corps et la liberté d’en jamais disposer : de sorte que l’on entre dans le saint et heureux esclavage de l’amour de Dieu, dont le service vaut mieux que la plus belle couronne du monde. Comme donc j’approuve infiniment la pensée de ces deux grands hommes, je souhaiterois aussi que les personnes qui voudroient aspirer à cette perfection, ne l’entreprissent pas sans consulter les règles de la prudence chrétienne, qui sont de bien sonder leur cœur, d’examiner leurs forces, de demander l’inspiration céleste, et de prendre conseil d’un vertueux et sage Directeur : c’est la manière de faire tout avec plus de profit et de sûreté.

Secondement, cette rénonciation aux secondes noces doit être pure et simple, c’est-à-dire, conduite uniquement par le désir de s’unir à Dieu d’une manière plus pure ; car si l’on y fait entrer le désir de laisser des enfans riches, ou quelque autre prétention du monde, la veuve en aura peut-être de la louange aux yeux des hommes, mais non pas aux yeux de Dieu, devant qui rien ne peut avoir un vrai mérite que ce qui est fait pour lui.

Il faut en troisième lieu que la vraie veuve se prive de tous les plaisirs du siècle : car celle qui vit dans les délices, dit saint Paul, est morte, toute vivante qu’elle est. En effet, vouloir demeurer veuve, et se plaire à être muguetée, caressée et cajolée, se trouver aux bals et aux festins, retenir en sa personne et en ses habits beaucoup d’usages pleins de vanité et de sensualité, c’est une veuve morte aux yeux de Dieu, quelque vivante que l’on soit aux yeux du monde. Qu’importe-t-il que l’amour profane fasse servir à ses desseins, ou ce que le luxe a de plus riche et de plus riant en habits et en parures, ou l’artificieuse modestie du deuil, dont la triste couleur donne encore de nouveaux agrémens à la beauté naturelle ? Extérieur d’autant plus dangereux, que l’on a su dans le mariage l’art de toutes les manières de plaire aux hommes. Une telle veuve n’est qu’une idole de la viduité.

Le temps d’émonder et de décharger les arbres est venu, la voix de la tourterelle s’est fait entendre. Ces paroles des Cantiques nous apprennent que le retranchement de toutes les superfluités vaines et sensuelles du monde est nécessaire à toutes sortes de personnes, pour vivre chrétiennement, mais beaucoup plus nécessaire à une veuve occupée comme une chaste tourterelle de ses gémissemens sur la mort de son mari. Aussi, quand Noémi revint de Moal à Bethléem, elle dit aux autres femmes qui la saluoient : Ne m’appelez point, je vous prie, Noémi, car ce nom marque une belle et agréable personne ; mais appelez-moi Maria, car le Seigneur a rempli mon âme d’amertume, depuis que j’ai perdu mon époux. C’est de cette sorte qu’une veuve chrétienne, bien loin de se faire honneur de sa beauté ni de tous ses agrémens, se contente d’être ce que Dieu veut qu’elle soit, c’est-à-dire, humble et abjecte à ses yeux.

Les lampes dont l’huile est aromatique, jètent une plus douce odeur quand on éteint la lumière, et les veuves dont l’amour a été pur et sincère dans le mariage, répandent partout une excellente odeur de vertu et de sainteté quand elles ont perdu leur lumière, qui est leur mari. Aimer un mari durant sa vie, c’est une vertu commune ; mais l’aimer après sa mort, jusqu’à lui conserver son premier amour, c’est la vertu des vraies veuves. Espérer en Dieu, tandis que l’on est soutenu de la puissance d’un mari, cela n’est pas rare ; mais espérer en Dieu quand on a perdu cet appui, c’est une grande louange : c’est pourquoi la viduité fait mieux connoître les vertus que l’on a eues dans le mariage.

La veuve qui est nécessaire à des enfans, soit pour leur établissement, soit principalement pour le salut, ne doit jamais les abandonner ; car l’Apôtre saint Paul nous dit qu’elles sont obligées de leur donner ce qu’elles ont reçu de leurs pères et de leurs mères ; et que si quelqu’un n’a pas soin des siens, surtout de ceux de sa famille, il est plus méchant qu’un infidèle. Mais si ses enfans n’ont pas besoin de sa conduite, elle doit uniquement appliquer ses pensées et ses soins à se perfectionner dans l’amour de Dieu. A moins qu’une nécessité absolument indispensable n’oblige sa conscience d’entrer dans beaucoup d’embarras, tels que sont les procès, je lui conseille de s’en abstenir entièrement, et de prendre en ses affaires la conduite la plus tranquille, quoiqu’elle paroisse la moins utile. En vérité, il faut que le fruit de ses soins si fatigans soit bien grand, pour le mettre en comparaison avec les avantages d’un saint repos ; outre qu’ils dissipent le cœur, et que la complaisance pour ceux dont la protection paroit nécessaire, fait prendre souvent des manières extérieures qui sont fort désagréables à Dieu, et qui ouvrent la porte du cœur aux ennemis de la chasteté.

L’Oraison doit être l’exercice continuel de la veuve, puisque ne devant plus aimer que Dieu, elle ne doit presque plus parler qu’à lui ; et comme le fer qu’un diamant empêche de s’attacher à l’aimant, s’élance vers cet aimant, aussitôt que le diamant en est éloigné ; ainsi le cœur d’une veuve que l’amour d’un mari empêchoit de suivre tous les attraits du divin amour, doit après sa mort courir ardemment dans ses voies, à l’odeur des parfums célestes, et dire, à l’imitation de l’Épouse sacrée : O Seigneur ! maintenant que je suis toute à moi, recevez-moi pour être toute à vous ; attirez-moi après vous, et je courrai à l’odeur de vos parfums.

Les vertus qui lui sont les plus propres, sont une parfaite modestie, et un renoncement déclaré aux vains honneurs du monde, à ses assemblées et à toutes ses vanités ; la charité à servir les pauvres et les malades, et à consoler les affligés : le zèle à engager les filles à une vie chrétienne, et à faire de sa conduite un modèle de perfection pour les jeunes femmes. La nécessité et la simplicité sont les deux ornemens de leurs habits : l’humilité et la charité, les deux ornemens de leurs actions ; l’honnêteté et la douceur, les deux ornemens de leurs discours : la modestie et la pudeur, les deux ornemens de leurs yeux ; et pour le principe de tout cela, Jésus-Christ crucifié doit être l’unique amour de leur cœur. En un mot, la veuve doit être entre les femmes et les filles, ce qu’est la violette entre les fleurs. Cette fleur a une douce odeur, elle se cache sous de larges feuilles ; la couleur n’en est point éclatante, et elle ne vient guère bien que dans des lieux frais et écartés : symbole de la douce dévotion, de l’humilité et de l’abjection, de la mortification et de la chasteté solitaire et tranquille d’une vraie veuve, qui sera heureuse, comme dit saint Paul, si elle persévère dans son état.

J’avois beaucoup d’autres choses à lui dire ; mais je lui aurai tout dit, en lui conseillant de lire attentivement les belles Lettres de saint Jérôme à Furia, à Salvia, et aux autres Dames qui eurent le bonheur d’être ses filles spirituelles ; car je ne puis rien ajouter, sinon cet avertissement : que jamais elle ne doit blâmer celles qui passent à de secondes noces, et même aux troisièmes et aux quatrièmes. Dieu en dispose ainsi en de certains cas pour sa plus grande gloire ; et il faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des Anciens : que ni la viduite, ni la virginité n’ont point de rang au Ciel, que celui que l’humilité leur donne.


CHAPITRE XLI.

Instructions sur la Virginité.


AMES toutes pures, je n’ai que deux choses à vous dire, car vous trouverez le reste ailleurs. Si vous attendez l’établissement d’un mariage, conservez avec grand soin votre premier amour pour la personne que le Ciel vous destine ; car c’est une très-grande tromperie que de lui présenter un cœur déjà possédé, usé et gâté par l’amour, au lieu d’un cœur entier et sincère. Mais si votre bonheur vous appelle aux chastes et virginales noces de l’Agneau immaculé, conservez avec une grande délicatesse de conscience tout votre amour à ce divin Époux, qui étant la pureté même, n’aime rien davantage que la pureté ; et à qui les prémices de tout sont dues, mais principalement celles de l’amour. Les lettres de saint Jérôme vous fourniront tous les autres avis qui vous sont nécessaires ; et puisque votre état vous oblige à l’obéissance, choisissez un Directeur, sous la conduite duquel vous puissiez plus saintement et plus sûrement vous consacrer à la divinité.