Introduction à la philosophie védanta/Première conférence

Traduction par Léon Sorg.
Ernest Leroux (p. 1-54).


PREMIÈRE CONFÉRENCE

ORIGINE DE LA PHILOSOPHIE VÉDANTA


Importance de la philosophie védanta


Je ne me dissimule pas les difficultés que je rencontrerai en essayant de gagner votre intérêt, bien plus, s’il est possible, votre sympathie, en faveur d’un antique système de philosophie hindoue, la philosophie védanta. Ce n’est pas une tache aisée, même dans l’enceinte de cet Institut scientifique, d’obtenir audience pour un simple système de philosophie, soit nouveau, soit ancien. Le monde est trop affairé pour prêter attention à des spéculations purement théoriques ; il réclame des expériences excitantes et, si possible, des résultats tangibles, et cependant je me rappelle un homme qui doit être bien connu de vous tous ici, notre cher ami Tyndall, se réjouissant d’une théorie nouvelle, parce que, disait-il : « Grâce à Dieu, elle ne produira aucun résultat pratique ; personne ne pourra en prendre un brevet d’invention et en faire de l’argent. » Leibniz, j’imagine, ne prit pas de brevet pour son calcul différentiel, ni Isaac Newton pour sa théorie sur la gravitation. Confiant en cet esprit de Tyndall qui a si longtemps présidé à ce laboratoire actif de pensée, j’espère qu’il reste en cette enceinte quelques-uns de ses amis et admirateurs, disposés à prêter attention à de simples spéculations — spéculations qui ne produiront jamais aucun résultat tangible, dans le sens ordinaire du mot, pour lesquelles certainement personne ne peut prendre de brevet, ou espérer, s’il s’en procurait un, en tirer quelque profit ; — et cependant ces spéculations se rattachent aux plus hauts et aux plus chers intérêts de notre vie.


Ce qui est important et ce qui n’est que curieux.


Le système de philosophie sur lequel j’entreprends d’attirer votre attention s’occupe principalement de l’âme et de ses relations avec Dieu. Il nous vient de l’Inde et est probablement vieux de plus de deux mille ans. Or, l’âme n’est pas un sujet populaire de nos jours. Si son existence n’est pas absolument déniée, elle a depuis longtemps été rangée au nombre des sujets à l’égard desquels « c’est folie que d’être sage. » Toutefois, si j’avais à réclamer votre attention pour un système philosophique grec ou allemand, si j’avais à vous dire ce que Platon ou Kant ont dit au sujet de l’âme, il serait très possible que leurs opinions puissent tout au moins être considérées comme curieuses. Mais je dois vous dire tout de suite que cela ne me satisferait pas du tout. Je considère ce mot curieux comme un mot paresseux et très répréhensible. Si quelqu’un dit : « Oui ; cela est très curieux », que veut-il dire ? Ce qu’il veut dire en réalité, c’est : « Oui, cela est très curieux, mais pas davantage. » Mais pourquoi pas davantage ? Non, parce que cela n’a pas d’importance en soi, mais simplement parce que dans les cases de son esprit, il n’y a pas encore de place prête pour recevoir cette idée, simplement parce que son esprit n’est pas accordé avec elle et ne vibre pas en harmonie, simplement parce qu’il n’a pas pour elle de réelle sympathie. Pour un esprit bien approvisionné et une intelligence bien aménagée il ne devrait rien y avoir de simplement curieux ; on a dit avec raison que presque toute grande découverte, tout réel progrès dans la connaissance humaine est dû à ceux qui peuvent découvrir derrière ce qu’il semblait seulement curieux à la foule, quelque chose de réellement important et gros de résultats. L’étincelle électrique de l’éclair est curieuse depuis que le monde existe, ce n’est que depuis hier, pour ainsi dire, qu’elle est devenue réellement importante.

Si mon but était simplement de vous amuser je pourrais vous montrer une collection considérable de curiosités au sujet de l’âme, en vous rapportant des propos recueillis parmi les races barbares ou civilisées. Il y a d’abord les noms de l’âme, et quelques-uns d’entre eux sont sans doute pleins d’intérêt ; les uns signifient souffle, d’autres cœur, d’autres diaphragme, d’autres sang, d’autres la pupille de l’œil, tous montrant qu’ils veulent dire quelque chose de rattaché au corps et que l’on suppose placé dans l’œil, dans le cœur, dans le sang ou dans le souffle, et cependant différent de chacun de ces grossiers objets matériels. D’autres noms sont purement métaphoriques, par exemple quand l’âme était appelée un oiseau, non parce qu’on croyait qu’elle était un oiseau encagé dans le corps, mais parce qu’elle semblait s’envoler avec les ailes de la pensée et de l’imagination ; ou quand on l’appelait une ombre, non parce qu’on croyait qu’elle était l’ombre projetée par le corps sur un mur (quoique cette opinion soit professée par quelques philosophes), mais parce qu’elle était semblable à une ombre, une chose perceptible et cependant immatérielle et insaisissable. Sans doute, après que l’âme eut été comparée une fois à une ombre et nommée ainsi, toute espèce de superstition s’en suivit, jusqu’à croire qu’un corps mort ne peut plus projeter d’ombre. De même, quand l’âme eut été conçue et nommée, son nom ψυχή fut donné à un papillon, probablement parce que le papillon sort ailé de la chrysalide, sa prison. Et ici, également, la superstition ne tarda pas à pénétrer et l’on représenta en peinture l’âme du défunt comme sortant de sa bouche sous la forme d’un papillon. Il existe à peine une tribu, si barbare soit-elle, qui n’ait pas un nom pour l’âme, c’est-à-dire pour une chose différente du corps, mais étroitement alliée à lui et agissant fortement en lui. Naguère, l’évêque de la Calédonie septentrionale m’a fait connaître une nouvelle métaphore concernant l’âme. Les Indiens Zimshiân ont un mot qui signifie à la fois âme et parfum ; questionnés par l’évêque à ce sujet, ils répondirent : « L’âme d’un homme n’est-elle pas à son corps ce que le parfum est à la fleur ? » Cette métaphore en vaut une autre, sans doute, et peut être mise sur le même rang que celle de Platon, dans le Phédon, comparant l’âme au son harmonieux de la lyre.

Si je désirais exciter votre intérêt par une collection de telles curiosités, je pourrais vous présenter bien d’autres noms, bien d’autres métaphores, bien d’autres propos sur l’âme. Et si on les considère comme des contributions à l’étude de l’évolution de l’esprit humain, comme des documents pour l’histoire de la sagesse ou de la folie humaine, ces propos curieux pourraient prétendre à une certaine valeur scientifique, comme nous faisant pénétrer dans l’antique atelier de l’intelligence humaine.


Importance de la Philosophie


Mais je dois dire tout de suite que je ne me contenterai pas de métaphores, si poétiques et magnifiques soient-elles, et qu’en vous présentant une esquisse de la philosophie védanta j’ai en vue des objets bien plus élevés. Je désire demander la sympathie, non seulement de votre esprit, mais de votre cœur pour les pensées les plus profondes des philosophes hindous au sujet de l’âme. Après tout, je doute que l’âme ait réellement perdu chez nous tout ce charme qu’elle exerçait sur les anciens penseurs. Nous disons encore : « À quoi bon gagner le monde entier et perdre son âme ? » Et comment pouvons-nous parler d’une âme à perdre si nous ignorons ce que nous entendons par âme ? Mais s’il vous paraît étrange que les antiques philosophes indiens aient su davantage concernant l’âme que les philosophes de la Grèce, du moyen-âge ou des temps modernes, rappelons que bien que les télescopes pour observer les étoiles du ciel aient été perfectionnés, les observatoires de l’âme sont demeurés à peu près les mêmes, car je ne puis me convaincre que les observations faites dans les soi-disant laboratoires physico-psychologiques d’Allemagne, si intéressants qu’ils soient pour les physiologistes, auraient été d’un grand secours pour nos philosophes védantistes. Le repos et la paix nécessaires pour la pensée profonde et l'observation minutieuse des mouvements de l’âme, se trouvaient plus aisément dans les forêts silencieuses de l’Inde que dans les rues bruyantes de nos soi-disant centres de civilisation.


Opinions fr Schopenhauer, W. Jones,
V. Cousin, Schlegel sur le Védanta.


Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous dire qu’un philosophe aussi profondément versé dans l'histoire de la philosophie que Schopenhauer, et qui certes n’était pas porté à louer exagérément toute autre philosophie que la sienne, a exprimé son opinion sur la philosophie védanta, telle qu’elle est contenue dans les Oupanishads, dans les termes suivants : « Il n’existe pas dans le monde entier d’étude aussi profitable et aussi propre à élever l’esprit que celle des Oupanishads. Elle a été la consolation de ma vie, elle sera la consolation de ma mort ». Si ces paroles de Schopenhauer avaient besoin d’un endossement, je le donnerais volontiers comme le résultat de ma propre expérience, fruit d’une longue vie consacrée à l’étude de maintes philosophies et de maintes religions.

Si l’on considère la philosophie comme une préparation à une bonne mort, ou euthanasie, je ne connais pas de meilleure préparation à cet effet que la philosophie védanta.

Et Schopenhauer n’est pas la seule autorité qui parle en termes si enthousiastes de l’ancienne philosophie de l’Inde, et en particulier du système védanta.

Sir William Jones, qui n’est pas une médiocre autorité comme orientaliste et comme savant classique, remarque « qu’il est impossible de lire le Védanta ou les nombreux et admirables ouvrages qui l’ont élucidé, sans penser que Pythagore et Platon ont puisé leurs sublimes théories à la même source que les sages de l’Inde » (Œuvres. Édit. de Calcutta, I, pp. 20, 125, 127). Il n’est pas certain que sir William Jones ait entendu dire que les anciens philosophes de la Grèce ont emprunté à l’Inde leur philosophie. Si telle a été sa pensée, il trouverait peu d’adhérents à notre époque, parce qu’une étude plus complète de l’humanité nous a enseigné que ce qui a été possible dans un pays l’a été également dans un autre. Mais il n’en reste pas moins vrai que les ressemblances entre ces deux courants de pensée philosophique de l’Inde et de la Grèce sont très frappantes, parfois jusqu’à causer de la perplexité.

Victor Cousin, le plus grand des historiens de la philosophie en France, dans des conférences faites en 1828 et 1829 sur l’histoire de la philosophie moderne, devant un auditoire de deux mille personnes, dit-on, s’exprima en ces termes ; « Lorsque nous lisons avec attention les monuments poétiques et philosophiques de l’Orient, surtout ceux de l’Inde, qui commencent à se répandre en Europe, nous y découvrons maintes vérités, et des vérités si profondes, et qui font un tel contraste avec la médiocrité des résultats auxquels le génie européen s’est parfois arrêté, que nous sommes obligés de plier le genou devant la philosophie de l’Orient et devoir dans ce berceau de la race humaine le pays natal de la plus haute philosophie ». (Vol. I, p. 32).

Les philosophes allemands ont toujours été les plus ardents admirateurs de la littérature et plus particulièrement de la philosophie sanscrite. L’un des premiers qui aient étudié le sanscrit, celui qui a découvert l’existence d’une famille indo-européenne de langues, Frédéric Schlegel, dans son livre sur la langue, la littérature et la philosophie de l’Inde (p. 347), remarque : « L’on ne peut nier que les Indiens primitifs possédaient une connaissance du vrai Dieu ; tous leurs écrits sont pleins de sentiments et d’expressions nobles, clairs, d’une austère grandeur, aussi profondément conçus et respectueusement exprimés que dans aucune autre langue dans laquelle les hommes ont parlé de leur Dieu. » Et ailleurs : « La plus haute philosophie des Européens, l’idéalisme de la raison, tel qu’il est expose par les philosophes grecs, apparaît, en comparaison avec la lumière abondante et la vigueur de l’idéalisme oriental, comme une faible étincelle prométhéenne dans la splendeur éclatante du soleil de midi — faible et incertaine et toujours sur le point de s’éteindre ».

Et plus spécialement en ce qui concerne la philosophie védanta, il dit : « L’origine divine de l’homme est continuellement enseignée afin de stimuler ses efforts pour y retourner, de l’animer dans la lutte et l’inciter à considérer une réunion et une réintégration avec la divinité comme le but principal de toute action et de tout effort[1] ».


Le Védanta, à la fois philosophie et religion


Ce qui distingue la philosophie védanta de toutes les autres philosophies c’est qu’elle est en même temps une religion et une philosophie. Chez nous, l’opinion qui prévaut semble être que la religion et la philosophie sont non seulement différentes, mais antagonistes. Il est vrai que l’on fait des efforts constants pour les réconcilier ; l’on ne peut guère ouvrir une revue sans trouver un nouveau compromis entre la science et la religion ; l’on y parle non seulement d’une science de la religion, mais encore d’une religion de la science. Mais ces tentatives même, qu’elles réussissent ou non, démontrent en tous cas qu’il y a eu divorce entre elles. Et pourquoi ? La philosophie aussi bien que la religion est à la recherche de la Vérité ; alors pourquoi faut-il qu’il y ait antagonisme entre elles ? L’on a dit souvent que la religion place toute vérité devant nous avec autorité, tandis que la philosophie fait appel à l’esprit de vérité, c’est-à-dire à notre jugement personnel, et nous laisse parfaitement libres d’accepter ou de rejeter les doctrines des autres. Le fondateur de toute religion nouvelle ne possédait pas à l’origine une plus grande autorité que le fondateur d’une nouvelle école de philosophie. Beaucoup d’entre eux ont été traités avec mépris, persécutés, et même mis à mort, et leur dernier appel fut toujours ce qu’il devait être : un appel à l’esprit de vérité qui est en nous, et non pas aux douze légions d’anges, ni, comme aux temps plus récents, aux décrets des Conciles, aux bulles papales ou à la lettre d’un livre sacré. Nulle part, toutefois, nous ne trouvons ce que nous trouvons dans l’Inde, où l’on considère la philosophie comme le produit naturel de la religion, bien plus, comme sa fleur et son parfum les plus précieux. Soit que la religion mène à la philosophie, ou la philosophie à la religion, dans l’Inde les deux sont inséparables, et elles n’auraient jamais été séparées chez nous si la crainte des hommes n’avait été plus grande que la crainte de Dieu ou de la Vérité. Tandis que dans d’autres pays, les quelques hommes qui avaient le plus profondément médité sur leur religion et pénétré le plus complètement l’esprit de son fondateur étaient exposés à être appelés hérétiques par la foule ignorante, bien plus, étaient châtiés pour la bonne œuvre qu’ils avaient accomplie en débarrassant la religion de la gangue de superstition qui l’enveloppe toujours, dans l’Inde, ces quelques hommes étaient honorés et révérés, même par ceux qui ne pouvaient pas encore les suivre dans l’atmosphère plus pure de la pensée libre et déchaînée. Et il n’était nullement nécessaire dans l’Inde pour les penseurs honnêtes de cacher leurs doctrines sous une forme ésotérique. Si la religion doit être ésotérique pour avoir le droit de vivre, comme cela a lieu souvent chez nous, quelle est son utilité ? Pourquoi les convictions religieuses craindraient-elles le grand jour ? Et, ce qui fait encore plus honneur aux anciens croyants et penseurs de l’Inde, c’est que jamais dans la position élevée qui leur était accordée en raison de leur science et de leur sainteté, ils ne regardaient avec dédain ceux qui n’étaient pas encore parvenus à leur niveau. Ils reconnaissaient les stages préliminaires de l’étudiant soumis et du citoyen actif comme des degrés essentiels pour atteindre la liberté dont ils jouissaient eux-mêmes ; bien plus, ils n’admettaient parmi eux aucun homme qui n’eût passé par ces stages d’obéissance passive et d’utilité pratique. Ils leur prêchaient, d’une voix éclatante comme le tonnerre, trois choses : Damyata, subjuguez-vous vous-mêmes, subjuguez les passions des sens, l’orgueil et l’entêtement ; Datta, donnez, soyez généreux et charitables pour votre prochain ; et Dayadhvam, ayez pitié de ceux qui le méritent, ou comme nous dirions : « Aimez votre prochain comme vous-mêmes. » Ces trois commandements commençant chacun par la syllabe Da, étaient appelés les trois Das et devaient être accomplis avant de pouvoir espérer une lumière plus haute (Brihad Aranyaka Oupanishad, v. 2) et atteindre le but le plus élevé du Véda : le Védanta.


Le Védanta dans les Oupanishads.


Védanta signifie la fin du Véda, soit que nous interprétions ce mot dans le sens de partie finale ou d’objet final du Véda. Or, le Véda, comme vous le savez, est l’antique bible des Brahmanes, et toutes les sectes, tous les systèmes qui ont poussé dans leur religion pendant les trois mille ans de son existence, à l’exception cependant du bouddhisme, s’accordent à reconnaître le Véda comme l’autorité la plus haute en matière religieuse. La philosophie védanta reconnaît donc, comme l’indique son nom même, sa dépendance par rapport au Véda et l’unité de la religion et de la philosophie. Si nous prenons le mot dans le sens le plus large, Véda, vous le savez, signifie science, mais ce terme a été appliqué spécialement à la bible hindoue, et cette bible est composée de trois parties, les Samhitas, ou recueils de prières et d’hymnes de louange versifiées ; les Brahmanas, ou traités en prose concernant les sacrifices, et les Aranyakas, livres destinés à ceux qui habitaient dans les forêts, et dont la partie la plus importante est formée des Oupanishads. Ces Oupanishads sont des traités philosophiques, et leur principe fondamental peut nous paraître subversif de toute religion. Tout le rituel et le système des sacrifices du Véda y est non seulement inconnu, mais directement rejeté comme inutile, nuisible même. Les anciens dieux des Védas n’y sont plus reconnus. Et pourtant ces Oupanishads sont considérés comme parfaitement orthodoxes, bien plus comme le couronnement de la religion brahmanique.

Cela provient de l’admission d’un fait très simple que presque toutes les autres religions semblent avoir ignoré. L’on a reconnu dans l’Inde depuis longtemps que la religion d’un homme ne peut et ne doit pas être la même que celle d’un enfant, et aussi qu’avec la croissance de l’esprit, les idées religieuses d’un vieillard doivent différer de celles d’un homme adonné à la vie active. Il est inutile d’essayer de nier de tels faits. Nous les connaissons tous, depuis l’époque où nous sortons de l’inconscience heureuse de la foi enfantine et avons à lutter avec les faits importants qui nous pressent de toutes parts, tirés de l’histoire, de la science, et de la connaissance du monde et de nous-mêmes. Apres s’être rétabli des suites de ces combats, l’homme s’affermit généralement dans certaines convictions qu’il croit pouvoir conserver et défendre honnêtement. Il est certaines questions qu’il croit résolues une fois pour toutes et ne devoir jamais être remises en discussion ; il est certains arguments auxquels il ne prêtera même pas attention, parce que, bien qu’il n’ait pas de réponse à leur faire, il ne veut pas leur céder. Mais quand le soir de la vie s’approche et adoucit les rayons et les ombres des opinions contradictoires, quand l’accord avec l’esprit de la vérité intérieure devient plus cher à l’homme que l’accord avec la majorité du monde extérieur, ces vieilles questions le sollicitent de nouveau, comme des amis longtemps oubliés ; il apprend à supporter ceux dont il différait auparavant ; et tandis qu’il est disposé à se départir de tout ce qui n’est pas essentiel — et beaucoup de différences religieuses me paraissent résulter de questions non essentielles — il s’attache de plus en plus fermement aux quelques planches solides qui lui restent pour le conduire au port qui n’est plus bien loin de sa vue. On a peine à croire que toutes les autres religions aient complètement méconnu ces simples faits, qu’elles aient essayé de nourrir les vieux et les sages avec un aliment destiné aux enfants, et qu’elles aient ainsi perdu et se soient aliéné leurs meilleurs et leurs plus sûrs amis. C’est donc une leçon bien digne d’être enseignée par l’histoire, qu’une religion au moins, et l’une des plus anciennes, des plus puissantes et des plus répandues, a reconnu ce fait sans la moindre hésitation.


Les quatre stages de la vie


Selon les anciens canons de la foi brahmanique, chaque homme doit passer par trois ou quatre stages. Le premier est celui de la discipline qui dure depuis l’enfance jusqu’à l’âge de la virilité. Pendant ces années, le jeune homme quitte la maison paternelle pour aller chez un maître on gourou, auquel il doit obéir aveuglément et qu’il doit servir de toutes manières, et qui, en retour, doit lui enseigner tout ce qui est nécessaire pour la vie, particulièrement le Véda et ce qui concerne les devoirs religieux. Pendant tout ce temps, le pupille est supposé être un récipient passif, un étudiant et un croyant.

Puis vient le second stage, celui de la virilité, pendant lequel l’homme doit se marier, fonder une famille et s’acquitter de tous les devoirs prescrits au chef de famille par le Véda et les lois. Durant ces deux périodes, aucun doute n’est même insinué, quant à la vérité de la religion, ou la force obligatoire de la loi à laquelle chacun doit obéir.

Mais avec la troisième période qui commence lorsque les cheveux ont blanchi et que l’on a vu ses petits-enfants, une vie nouvelle s’ouvre, durant laquelle le père de famille peut quitter sa maison et son village et se retirer dans la forêt, avec ou sans sa femme. Pendant cette période, il n’est plus astreint à célébrer aucun sacrifice, bien qu’il puisse ou doive pratiquer certaines abnégations et pénitences dont quelques-unes extrêmement pénibles. Il lui est permis alors de méditer en toute liberté sur les grands problèmes de la vie et de la mort. Et à cet effet il doit étudier les Oupanishads contenus dans les Aranyakas ou livres des forêts, ou plutôt, comme les livres n’existaient pas encore, il doit apprendre leurs doctrines d’un maître ayant les qualités requises. Dans ces Oupanishads, non seulement tous les devoirs concernant les sacrifices sont rejetés, mais les dieux mêmes auxquels étaient adressées les anciennes prières du Véda sont mis de côté pour faire place à l’unique Être suprême, nommé Bráhman[2].


Relation de l’âme (âtman)
avec Bráhman (le Parama-âtman)


Ces mêmes Oupanishads avaient alors à expliquer la véritable relation entre ce Bráhman, l’Être suprême, et l’âme de l’homme. L’âme humaine était nommée âtman, littéralement le soi (self), et aussi Givâtman, le soi vivant ; et après que l’unité substantielle du soi vivant ou individuel avec l’Être suprême ou Bráhman eut été découverte, ce Bráhman fut appelé le Soi suprême ou Parama-âtman. Ces termes Bráhman, Âtman, Givâtman et Paramâtman doivent être retenus avec soin afin de comprendre la philosophie védanta. Soi, vous le comprendrez, est un nom bien plus abstrait qu’âme, mais il exprime ce que d’autres nations ont exprimé par des termes moins abstraits tels que âme, anima, ψυχή ou πνεῦμα. Chacun de ces noms a conservé quelque chose de son sens primitif, tel que mouvement ou souffle, tandis que âtman, soi, avant d’être choisi comme nom de l’âme, était devenu un simple pronom, dégagé de toute nuance métaphorique et n’affirmant rien au delà de l’existence ou de l’existence de soi-même.

Ces mots n’étaient pas de nouveaux termes techniques forgés par les philosophes. Quelques-uns d’entre eux sont très anciens et se trouvent dans les plus antiques compositions védiques, dans les hymnes, les Brahmanas et enfin dans les Oupanishads.

Le sens étymologique, c’est-à-dire original de Bráhman est douteux, et le temps nous fait défaut actuellement pour tenter d’examiner toutes les explications qui en ont été données par les érudits indiens et européens. J’espère y revenir plus tard[3]. Quant à présent, je puis dire seulement que Brahman me paraît avoir signifié originellement ce qui jaillit ou éclate, soit sous forme de pensée et de verbe, soit comme puissance créatrice ou force physique.

L’étymologie d’âtman est également difficile, et cette difficulté même montre que ces deux mots, brahman et âtman sont très anciens, et appartiennent à une couche pré-historique de sanscrit. Mais quel qu’ait été le sens étymologique d’âtman, souffle ou toute autre chose, déjà dans le Véda il était devenu un simple pronom ; il signifiait soi, exactement comme le mot latin ipse, et ce ne fut que plus tard qu’il fut employé pour exprimer l’ipséite de l’homme, l’essence ou âme de l’homme et pareillement de Dieu.


Caractère non systématique des Oupanishads.


Nous pouvons constater le développement de ces pensées dans les Oupanishads et leur exposé plus systématique dans les Védânta-soutras. Quand on lit les Oupanishads, l’impression qu’ils laissent à l’esprit est qu’ils sont des intuitions ou inspirations soudaines qui ont jailli çà et là et ont été réunies ensuite. Et pourtant il y a un système dans toutes ces rêveries, un fond commun à toutes ces visions. Il y a même une abondance de termes techniques employés par différents personnages si exactement dans le même sens que l’on en tire la certitude que derrière tous ces éclairs de pensée religieuse et philosophique il y a un passé lointain, un fond obscur dont nous ne connaîtrons jamais le commencement. Il y a des mots, des phrases, des lignes entières qui se retrouvent dans différents Oupanishads, et qui doivent avoir été tirés d’un trésor commun ; mais nous n’avons aucune donnée concernant celui qui a amassé ce trésor, ni l’endroit où il était caché et cependant accessible aux sages des Oupanishads.

Ce nom d’Oupanishad signifie étymologiquement « assis près d’une personne » et équivaut aux mots français séance ou session, et ces Oupanishads nous représentent les résultats des séances ou assemblées qui se tenaient à l’ombre des grands arbres des forêts, où les anciens sages et leurs disciples se réunissaient et exposaient ce qu’ils avaient découvert pendant des jours et des nuits consacrés à la méditation solitaire et paisible. Quand nous parlons de forêts, il ne faut pas penser à un lieu sauvage. Dans l’Inde la forêt proche du village était comme une heureuse retraite, fraîche et silencieuse, pleine de fleurs et d’oiseaux, de bosquets et de huttes. Imaginez ce que doit avoir été leur vie dans ces forêts, avec peu de soucis et moins encore d’ambition ! Quel pouvait être le sujet de leurs pensées et de leurs conversations, si ce n’est de savoir comment ils étaient venus et où ils étaient, et ce qu’ils étaient et ce qu’ils seraient ensuite. La forme du dialogue est très fréquente dans ces œuvres, et ils contiennent aussi les discussions d’un très grand nombre de sages, qui sont si ardemment attachés à la recherche de la vérité qu’ils offrent leurs têtes à leurs adversaires si ces derniers peuvent les convaincre d’erreur. Mais si un enseignement systématique fait complètement défaut dans ces Oupanishads, ils nous offrent une fois de plus le remarquable spectacle non seulement de ce qu’il est de mode maintenant d’appeler une évolution, mais d’un réel développement historique.


Croissance de la pensée religieuse et philosophique
avant les Oupanishads


Il subsiste en effet quelques traces d’une croissance antérieure dans la vie spirituelle des Brahmanes, et il faut nous arrêter un moment sur ces antécédents des Oupanishads pour comprendre le point d’où sont partis les philosophes védantistes.

J’ai déjà fait ressortir souvent que la réelle importance, bien plus, l’unique caractère du véda sera toujours, non pas tant son antiquité purement chronologique, si reculée soit-elle, que l’occasion qu’elle nous fournit d’observer le progrès actif de la fermentation de la pensée primitive. Nous voyons dans les hymnes védiques la première révélation de la Divinité, la première expression de surprise et de soupçon, la première découverte que derrière ce monde visible et périssable il doit y avoir quelque chose d’invisible, d’impérissable, d’éternel ou de divin. Aucun de ceux qui ont lu les hymnes du Rig-Véda ne peut conserver des doutes sur l’origine de la religion et de la mythologie aryennes primitives. Presque toutes les divinités principales du Véda portent des traces irrécusables de leur caractère physique, leurs noms mêmes nous indiquent qu’ils étaient à l’origine les noms des grands phénomènes de la nature, du feu, de l’eau, de la pluie et de l’orage, du soleil et de la lune, du ciel et de la terre. Plus tard, nous pouvons voir comment ces soi-disant divinités et héros devinrent les centres de traditions mythologiques, partout où les peuples de langue aryenne s’établirent, en Asie ou en Europe. C’est là un résultat acquis de manière définitive, et cette lumière a projeté ses rayons bien au delà de la mythologie et de la religion védiques, et éclairé les points les plus obscurs de l’histoire des idées mythologiques et religieuses des autres nations aryennes, même de nations dont les langages n’ont aucun rapport avec la langue aryenne.

De même, le développement de l’idée divine est dévoilé par le Véda, comme il ne l’est nulle part ailleurs. Nous voyons quelles étaient les forces éclatantes du ciel et de la terre qui devinrent les Dévas, les Êtres brillants, ou les Dieux, les divinités d’autres pays. Nous voyons comment ces divinités personnelles et dramatiques cessèrent de satisfaire leurs adorateurs primitifs et nous découvrons les raisonneurs débutants qui admettent un Dieu unique derrière toutes les divinités du panthéon primitif. Un auteur aussi ancien que Yaska (environ 500 av. J.-C.) s’est composé une théologie systématique, et représente toutes les divinités védiques comme se réduisant en réalité à trois, celles comme le Feu dont la place est sur la terre, celles comme Indra qui sont dans l’air, et celles comme le Soleil qui résident au ciel[4] ; bien plus, il déclare que c’est en raison de la grandeur de la divinité que l’Être divin unique est considéré comme multiple[5].


Croyance en un Dieu.


Nous voyons, toutefois, déjà dans les anciens hymnes, c’est-à-dire en 1500 avant J.-C., les premières traces de cette recherche inquiète d’un seul Dieu. Les dieux, quoique constituant des individualités distinctes, ne sont pas représentes comme limités par d’autres dieux, mais chaque dieu est, pendant un certain temps, implore comme le dieu suprême ; c’est une phase de la pensée religieuse que l’on a nommée hénothéisme, pour la distinguer du polythéisme ordinaire. Ainsi un des dieux védiques, Indra, le dieu de l’air, est appelé Visvakarman, l’Artisan de toute choses, tandis que le soleil (Savitar) est invoqué sous le vocable Pragapati, le Maître de tous les êtres vivants. En quelques endroits, ce dernier est appelé, au neutre, la grande Divinité de tous les dieux, mahátdevânâm asuratvám ékam. (R. V. III, 55 I.)

Tels furent en effet, les pas de géant que nous pouvons constater dans différentes parties du Véda, depuis les plus simples invocations des agents inconnus cachés dans le soleil ou la lune, le ciel et la terre, jusqu’à la découverte du seul Dieu, créateur du ciel et de la terre[6], le Seigneur et le Père, et enfin à la croyance en une divine Essence (Bráhman), dont le Père ou Créateur de toutes choses est ce qu’ils appellent le pratika ou visage, autrement dit la manifestation, ou encore la persona, le masque, la personne.

Tel fut le résultat final de la pensée religieuse, commençant par une foi très naturelle en des pouvoirs invisibles, acteurs cachés du drame terrible de la nature, et aboutissant à la croyance en une seule grande Puissance, ce Dieu inconnu ou plutôt invisible, adoré, d’une manière ignorante, il est vrai, pendant de longues années par les poètes de l’âge védique. C’est ce trésor de l’antique pensée religieuse que les sages des Oupanishads héritèrent de leurs ancêtres, et nous allons voir maintenant quel usage ils en firent, et comment ils découvrirent enfin la véritable relation qui existe entre ce que nous appelons le Divin ou l’Infini, tel qu’on le voit objectivement dans la nature, et le Divin ou Infini perçu subjectivement dans l’âme humaine. Nous serons alors plus à même de comprendre comment ils érigèrent sur cette antique base ce qui fut à la fois la philosophie la plus sublime et la religion la plus satisfaisante, le Védanta.


Les deux formes du Védanta


Pour traiter de la philosophie védanta, il faut faire une distinction entre les deux formes sous laquelle nous la possédons. Nous l’avons sous une forme non systématique, comme une sorte de végétation inculte, dans les Oupanishads, et nous l’avons ensuite, soigneusement élaborée et complètement systématisée dans les Védanta-soutras. Ces Soutras sont attribués à Bâdarâyana[7] dont la date, comme d’ordinaire, est contestée. Ils ne forment pas un livre, dans le sens où nous employons ce mot, car en réalité ils ne sont que des aphorismes contenant la quintessence de la philosophie védanta. En eux-mêmes ils seraient complètement inintelligibles, mais appris par cœur comme ils l’étaient et le sont encore, ils sont un fil très utile pour se guider dans le labyrinthe du Védanta. À côté de ces Soutras, toutefois, il a dû toujours exister un corps d’enseignement oral, et ce fut probablement cet enseignement traditionnel qui fut enfin réuni par Sankara, le fameux maître du Védanta, dans son soi-disant commentaire ou bhâshya des Soutras.

Ce bhashya, cependant, loin d’être un simple commentaire, peut être en fait considéré comme le véritable corps des doctrines védanta, dont les Soutras ne sont plus qu’un index utile. Toutefois, ces Soutras doivent avoir acquis de bonne heure une autorité indépendante, car ils furent interprétés de différentes manières par différents philosophes, Sankara, Ramânouga[8], Madhva, Vallabha et d’autres, qui devinrent les fondateurs de différentes sectes védanta[9], faisant toutes appel aux Soutras comme à l’autorité suprême.

Le trait le plus extraordinaire de cette philosophie védanta consiste, ainsi que je l’ai déjà fait observer, en ce qu’il est un système de philosophie indépendant, quoique dépendant entièrement des Oupanishads, qui font partie du Véda, bien plus que sa principale occupation est de prouver que toutes ses doctrines, jusqu’aux points les plus minimes, sont dérivées des doctrines révélées des Oupanishads, correctement comprises, qu’elles sont en parfaite harmonie avec la révélation et qu’il n’existe aucune contradiction entre les différents Oupanishads eux-mêmes.


Les Oupanishads traités comme livres révélés,
non comme livres historiques.


Il était nécessaire d’agir de la sorte, car les Oupanishads étaient considérés comme une révélation divine, et cette croyance était si fermement établie que même les philosophes les plus hardis de l’Inde durent concilier leurs propres doctrines avec celles de leurs anciens maîtres inspirés. Et ils l’ont fait avec l’ingénuité la plus extraordinaire et une persévérance digne d’une meilleure cause[10]. Pour nous les Oupanishads ont, il est vrai, un intérêt tout à fait différent. Nous observons en eux le développement historique de la pensée philosophique et ne sommes pas offusqués par suite de la diversité de leurs opinions. Au contraire, nous nous attendons à trouver de la diversité, et sommes même satisfaits de trouver une pensée indépendante et des contradictions apparentes entre les maîtres, quoique la tendance générale soit la même chez tous. Ainsi nous trouvons côte à côte des assertions comme celles-ci : « Au commencement existait Brahman. » « Au commencement existait l’Être en soi. » « Au commencement existait l’eau. » « Au commencement il n’y avait rien. » « Au commencement il y avait quelque chose. » ou pour traduire ces deux sentences plus correctement dans le langage de la philosophie européenne : « Au commencement était le μὴ ὄν. » et « Au commencement il y avait τὸ ὄν. » Nous rencontrons dans les Oupanishads eux-mêmes des discussions provoquées par ces données contradictoires et ayant pour objet de les concilier, par exemple, quand nous lisons dans le Khând-Oup., VI, 27 : « Mais comment ce qui est pourrait-il être né de ce qui n’est pas ? Non, mon fils, cela seul qui est était au commencement, unique, sans second[11] » Mais tandis que dans les Oupanishads ces diverses conjectures s’approchant de la vérité paraissent semées au hasard, elles furent ensuite tissées ensemble avec une patience et une subtilité admirables[12]. Le but uniforme, vers lequel ils tendent tous, fut clairement exposé, et un système de philosophie fut édifié à l’aide de matériaux très disparates, qui est non seulement parfaitement cohérent, mais très clair et précis sur presque tous les points de doctrine. Quoique çà et là les Soutras admettent des interprétations divergentes, aucun doute ne subsiste sur l’un des points importants de la philosophie de Sankara, ce que l’on ne saurait dire d’aucun autre système de philosophie depuis l’époque de Platon jusqu’à celle de Kant.


Préparation morale à l’étude du Védanta


L’étude de la philosophie dans l’Inde n’était pas seulement une partie intégrante de la religion des Brahmanes, mais elle était basée dès le début sur un fondement moral. Nous avons déjà vu que personne n’était admis à l’étude des Oupanishads sans avoir été convenablement initié et préparé par un maître qualifié et sans avoir rempli les devoirs civils et religieux incombant à un chef de famille. Mais cela ne suffisait pas. Nul n’était considéré comme apte à la vraie spéculation philosophique s’il n’avait complètement dompté ses passions. La mer ne doit plus être agitée par les tempêtes pour pouvoir refléter la lumière du soleil dans son calme et sa pureté divine. En conséquence, l’ermite de la forêt devait être un ascète et endurer de cruelles pénitences afin d’éteindre toutes les passions qui auraient pu troubler sa paix. Et ce n’était pas le corps seul qui devait être dompté et endurci contre tous les troubles extérieurs comme la chaleur et le froid, la faim et la soif, six choses devaient être acquises par l’esprit, à savoir : la tranquillité[13], l’abstention, l’abnégation, la longanimité, le recueillement et la foi. L’on a pensé[14] que cette quiétude n’est guère l’armement qui convient au philosophe, lequel, selon notre façon d’envisager la philosophie, doit entasser Ossa sur Pélion pour attaquer la forteresse de la Vérité et conquérir de nouveaux royaumes sur la terre et au ciel. Mais il faut nous rappeler que l’objet du Védanta était de montrer que nous n’avons en réalité rien à conquérir que nous-mêmes, que nous possédons tout en nous, et qu’il n’est besoin que de fermer nos yeux et nos cœurs à l’illusion du monde afin de nous trouver plus riches que le ciel et la terre. La foi elle-même, Sraddhâ[15], dont l’usage en philosophie a été particulièrement contesté, parce que la philosophie, selon Descartes, doit commencer par de omnibus dubitare, a sa place légitime dans la philosophie védanta, car, comme la philosophie de Kant, elle nous amène à voir que nombre de choses dépassent les limites de l’entendement humain, et doivent être acceptées ou crues sans être comprises.

Le caractère sérieux et religieux que les Védantistes attachaient à la philosophie ressort des qualités essentielles qu’ils exigeaient du vrai philosophe. Il devait avoir abandonné tout désir de récompense en cette vie ou dans la vie future. Il ne devait par suite jamais songer à acquérir de la fortune, à fonder une école, à se faire un nom dans l’histoire ; il ne devait même pas penser à une récompense dans une vie meilleure. Tout cela peut paraître bien irréel, mais je ne puis m’empêcher de croire que dans l’Inde ancienne ces choses étaient réelles, car pourquoi auraient-elles été imaginées ? La vie était, comme maintenant encore, si simple, si dépourvue d’artifice, qu’il n’y avait pas d’excuse pour les irréalités. Les anciens Brahmanes ne paraissent jamais poser ; ils n’avaient guère d’ailleurs de public devant qui poser. Il n’y avait pas d’autres nations pour les observer, c’étaient des barbares aux yeux des Brahmanes et ils n’auraient fait aucun cas de leurs applaudissements. Je ne veux pas dire que les anciens philosophes hindous fussent faits d’une meilleure matière que nous. Je veux dire seulement que beaucoup des tentations auxquelles succombent nos philosophes modernes n’existaient pas au temps des Oupanishads. Sans vouloir faire aucune comparaison injurieuse, j’ai pensé nécessaire de faire remarquer quelques-uns des avantages dont les anciens penseurs de l’Inde jouissaient dans leur solitude, afin d’expliquer ce fait extraordinaire qu’après 2000 ans leurs œuvres sont encore capables de fixer notre attention, tandis que chez nous, malgré les annonces des revues amies ou hostiles, le livre philosophique de la saison n’est si souvent que le livre d’une saison. Dans l’Inde, la philosophie qui prévaut est encore la Védanta, et maintenant que l’impression des anciens textes sanscrits a été mise en train et est devenue profitable, il y a plus d’éditions des Oupanishads et de Sankara publiées dans l’Inde que de Descartes et de Spinoza en Europe. Pourquoi cela ? Je crois que l’excellence des anciens philosophes sanscrits est due en grande partie à ce qu’ils n’étaient pas troublés par la pensée d’un public à satisfaire et de critiques à apaiser. Ils ne pensaient à rien autre qu’à l’œuvre qu’ils avaient détermine de faire ; leur unique idée était de la faire aussi parfaite qu’elle pouvait l’être. Ils n’appréciaient que les applaudissements de leurs égaux ou de leurs supérieurs ; les éditeurs, rédacfeurs et critiques n’existaient pas encore. Faut-il nous étonner, dans ces conditions, que leur œuvre ait été faite aussi bien que possible, et qu’elle ait duré des milliers d’années ? Les anciens Oupanishads décrivent en ces termes l’étudiant en philosophie doué des qualités requises (Brih. Oup. IV, 4, 23) : « Donc celui qui connaît l’Être en soi, après être devenu calme, dompté, satisfait, patient et recueilli, se voit soi-même dans l’Être en soi, voit tout comme l’Être en soi. Le mal ne le vainc pas, il vainc tous les maux. Le mal ne le brûle pas, il brûle tous les maux. Délivré du mal, délivré des souillures, délivré du doute, il devient un vrai Brâhmana ».


Défiance du témoignage des sens


Une autre chose indispensable à l’étudiant en philosophie était la faculté de distinguer ce qui est éternel de ce qui ne l’est pas. Cette distinction se trouve sans doute à la racine de toute philosophie. La philosophie commence lorsque les hommes, après avoir regardé le monde, s’étonnent, se troublent et demandent : Qu’es-tu ? Il est des esprits parfaitement satisfaits des choses telles qu’elles apparaissent et complètement incapables de saisir autre chose que ce qui est visible et tangible. Ils comprendraient difficilement ce que l’on veut dire par quelque chose d’invisible et d’éternel, bien moins encore pourraient-ils arriver à croire que ce qui est invisible est seul réel et éternel, tandis que ce qui est visible est, par la nature même, irréel ou seulement phénoménal, changeant, périssable et non éternel. Et cependant ils auraient pu apprendre de saint Paul (2 Cor. IV, 18) que les choses visibles sont temporelles, mais les choses invisibles éternelles. Pour les Brahmanes, être capable de se défier du témoignage des sens était le premier pas dans la philosophie, et ils avaient appris dès les temps les plus reculés ce principe que toutes les qualités secondaires, et même primaires, ne sont et ne peuvent être que subjectives. Plus tard, ils réduisirent ces anciennes intuitions philosophiques en système, et les raisonnèrent avec une exactitude digne d’exciter notre surprise et notre admiration.


Langage métaphorique des Oupanishads


Toutefois, dans la première période de la pensée philosophique qui nous est représentée par quelques-uns des Oupanishads, ils se contentaient de visions prophétiques qui n’étaient souvent exprimées qu’en des métaphores grosses de sens. Le monde phénoménal était pour eux comme le mirage du désert, visible mais irréel, excitant la soif sans jamais l’apaiser. La terreur du monde était comme la frayeur occasionnée par ce qui dans l’ombre semblait un serpent, mais à la lumière du jour ou de la vérité était reconnu comme une corde. Si on leur demandait pourquoi l’Infini doit être perçu par nous comme qualifié, ils répondaient : Regardez l’air du ciel, il n’est pas bleu ; cependant nous ne pouvons faire autrement que de le voir bleu. Si on leur demandait comment l’Être Unique, Infini, l’Un sans second, pouvait apparaître comme multiple en ce monde, ils disaient : Voyez les vagues de la mer et les bouillonnements des rivières et des lacs ; en chacun d’eux le soleil se reflète mille fois ; cependant nous savons qu’il n’y a qu’un soleil, quoique nos yeux ne puissent supporter la splendeur de sa gloire et sa lumière éblouissante.

Il est intéressant toutefois d’observer avec quel soin Sankara met en garde contre l’abus des exemples métaphoriques. Il sait que omne simile claudicat. Une comparaison, dit-il avec raison, n’a pour objet que d’éclaircir un point et non pas tous ; autrement ce ne serait plus une comparaison. Il continue en remarquant que la comparaison de Brahman, le Soi suprême, comme reflété dans la variété de l’univers, avec le soleil ou la lune reflétés dans l’eau, n’est pas complètement admissible, parce que le soleil a une certaine forme et vient en contact avec l’eau qui est différente et distante de lui ; dans ces conditions nous pouvons comprendre qu’il y ait une image du soleil dans l’eau ; mais l’Âtman ou Soi suprême n’a pas de forme, et comme il est présent partout et que tout est identique avec lui, il n’y a pas de conditions limitatives différentes de lui. « Mais, ajoute-t-il, si l’on objecte en conséquence que les deux cas ne sont pas parallèles, nous répondrons : Le cas parallèle (de la réflexion du soleil dans l’eau) subsiste, car un trait commun — par rapport auquel la comparaison a été instituée — existe. Toutes les fois que deux choses sont comparées, elles ne le sont que par rapport à un point particulier qu’on leur trouve en commun. L’entière égalité entre deux choses ne peut jamais être démontrée ; en effet, si elle pouvait l’être, la relation particulière qui donne lieu à une comparaison cesserait d’exister. » Sankara ne se dissimulait donc pas le caractère dangereux des comparaisons qui ont souvent été funestes dans les discussions philosophiques et religieuses parce qu’elles ont été étendues au delà de leurs limites propres. Mais cela même ne le satisfait pas entièrement. Il semble dire : je ne suis pas responsable de la comparaison ; elle se trouve dans le Véda lui-même, et tout ce qui se trouve dans le Véda doit être juste. Cela montre que même la croyance en l’inspiration littérale n’est pas une invention nouvelle. Puis il ajoute que le trait spécial sur lequel repose la comparaison est uniquement la participation « à la croissance et à la décroissance ». Il veut dire que l’image réfléchie du soleil se développe quand la surface de l’eau s’étend et se contracte quand celle-ci se rétrécit ; qu’elle tremble quand l’eau tremble et se divise quand l’eau est divisée. Elle participe ainsi à tous les attributs et conditions de l’eau, tandis que le soleil réel demeure toujours le même. Semblablement le Bráhman, l’Être suprême, bien qu’en réalité uniforme et immuable, participe, semble-t-il, aux attributs et états du corps et aux autres conditions limitatives (oupâdhis) dans lesquelles il réside ; il semble croître et décroître avec eux, et ainsi de suite. En conséquence, comme deux choses comparées possèdent certains caractères communs, aucune objection valide ne peut être faite à cette comparaison.

Cela vous montrera que, si poétique et parfois chaotique que le langage des Oupanishads puisse être, Sankara, l’auteur du grand commentaire des Védanta-soutras, sait raisonner avec précision et logique, et saurait soutenir son opinion contre n’importe quel contradicteur, Indien ou Européen.

Il y a une autre comparaison bien connue dans les Oupanishads, ayant pour objet d’illustrer la doctrine que Brahman est à la fois la cause matérielle et la cause efficiente du monde, que le monde est fait non seulement par Dieu, mais aussi de Dieu.

Comment peut-il en être ainsi ? demande l’élève, et le maître répond : « Vois l’araignée, qui avec une intelligence extrême tire de son propre corps les fils de sa toile merveilleuse. » Ce qu’il entendait dire n’était certainement qu’un exemple destiné à aider l’élève à comprendre ce que signifiait cette parole que Bráhman était à la fois la cause matérielle et efficiente du trône du monde créé. Mais quelle a été la conséquence ? L’un des premiers missionnaires rapporte que le dieu des Brahmanes était une grosse araignée noire placée au centre de l’univers et créant le monde en le tirant, comme des fils, de son propre corps.

Les comparaisons, vous le voyez, sont choses dangereuses, si l’on n’en use prudemment, et quoique les Oupanishads abondent en métaphores, nous verrons que personne n’aurait pu se servir de ces exemples philosophiques avec plus de précaution que Sankara, l’auteur de l’œuvre classique sur la philosophie védanta.

  1. Voir Manahsukharâma Sûryarâma, Vikârasâgara, p. 5.
  2. Bráhman comme neutre est paroxytone, comme masculin oxytone : Brahmán.
  3. Voir infra, p. 136 et suiv.
  4. Voir le texte anglais.
  5. Les mêmes idées sont fort bien résumées dans un des Oupanishads (Brih. Ar. Oup., III, 9) où l’on nous dit qu’il y avait d’abord plus de trois mille trois cents dieux, mais qu’ils furent réduits à 33, à 6, à 3, à 2, à 1 1/2, et enfin à un, qui est le souffle de vie, l’Être en soi, dont le nom est Cela.
  6. En parlant de Dieu créateur, M. Max Müller dépasse la pensée védique. (Note du M. G.)
  7. Ce Vyâsa Bâdarâyana ne peut pas, comme l’ont supposé Weber et d’autres, être le même que Vyâsa Dvaipâyana, le célèbre auteur du Mahbaharata. Le caractère de leurs œuvres est différent, il en est de même de leur noms. Bâdarâyana, l’auteur des Brahma-soutras, a, suivant l’opinion généralement reçue, vécu en 400 environ av. J.-C., mais cette assertion ne repose sur aucune preuve péremptoire.
  8. Le Sarvadarsana-sangraha (p. 80, trad. Corvell), nous dit que Ramanouga, qui vivait au XIIe siècle, trouva le commentaire précédemment composé par Bodhâyana trop prolixe, et pour ce motif composa le sien. Ramanouga le dit lui-même dans son Sûbhâshya, et nous apprend que d’autres maîtres avant lui avaient fait la même chose (Véd. Soutras, trad. Thibaut, vol. I, p. XXI). Si le Vrittihara contre lequel certaines des remarques de Sankara sont dirigées, dit-on, est le même Bodhâyana, sa date serait pour le moins antérieure à 700 après J.-C.
  9. Dans quelques cas les différents commentateurs des Védauta-soutras font violence au texte. Ainsi au chapitre I, 15, le texte des Soutras est : Vikâra-Sabdân na itiken na prâhuryât. Cela veut indiquer que le suffixe mâya dans le mot ânandamaya n’implique pas nécessairement l’idée de changement ou de degré, qui ne serait pas applicable à Brahman, mais qu’il implique l’idée d’abondance (prâkurya). Or Vallabha explique prâkuryât non comme un ablatif, mais comme un composé prâkuryaat, c’est-à-dire allant vers ou atteignant l’abondance, parce que ce monde matériel lui-même est Brahman, qui a atteint la condition d’abondance (Shaddarsana-kintanika III, p. 39).
  10. Ainsi dans le commentaire des Ved.-Sutras II, 1, II, nous lisons : « Dans les matières qui doivent être connues par l’Écriture, il ne faut pas se baser sur le simple raisonnement pour le motif suivant. Comme les pensées des hommes sont tout à fait libres, le raisonnement qui méprise les textes sacrés et repose uniquement sur l’opinion individuelle n’a pas de base solide. Nous voyons que les arguments que quelques hommes habiles avaient imaginé à grand’peine sont démontrés faux par des personnes encore plus ingénieuses, et que les arguments de ces dernières sont réfutés à leur tour par d’autres hommes ; de sorte qu’en raison de la diversité des opinions des hommes il est impossible d’accepter le raisonnement seul comme ayant une base sûre. Et nous ne pouvons surmonter cette difficulté en acceptant comme bien fondé le raisonnement de quelques personnes douées d’une supériorité intellectuelle reconnue, fût-ce Kapila ou un autre ; car nous remarquons que même les hommes dont l’intelligence supérieure est hors de doute, comme Kapila, Kanâda et d’autres fondateurs d’écoles philosophiques se sont contredits mutuellement ». Il est vrai que ce mode de raisonnement est contesté par le motif qu’en raisonnant contre le raisonnement nous admettons implicitement l’autorité de la raison. Mais à la fin Sankara tient que la vraie nature de la cause du monde, dont dépend l’émancipation finale, ne peut, en raison de son caractère abstrus, être même pensée sans le secours des textes sacrés. « Le Véda, ajoute-t-il, qui est éternel et la source de la science, peut être reconnu comme ayant pour objet des choses fermement établies, d’où il suit que la perfection de la science fondée sur le Véda ne peut être déniée par aucun logicien passé, présent ou futur. Nous avons ainsi démontré la perfection de notre science qui repose sur les Oupanishads ».
    Voyez aussi II, i, 27 : « Comme dit le Pourana : « N’appliquez pas le raisonnement à ce qui ne peut être pensé. Le signe de ce qui ne peut être pensé c’est d’être au-dessus de toutes les causes matérielles ». C’est pourquoi la connaissance de ce qui est suprasensible est basée sur les textes sacrés uniquement. Mais — dira notre adversaire — les textes sacrés eux-mêmes ne peuvent nous faire comprendre ce qui est contradictoire. Brahman, dites-vous, qui ne comporte pas de parties, subit un changement, mais non Bráhman entier. Si Bráhman ne comporte pas de parties, ou bien il ne change pas du tout ou il change en son entier. Si, d’autre part, l’on dit qu’il change en partie et persiste en partie, une scission est opérée dans sa nature, d’où il suit qu’il se compose de parties, etc… » Ici Sankara admet une réelle difficulté, mais il l’explique en montrant que la scission opérée en Brahman est uniquement le résultat d’Avidya (l’ignorance). Le même raisonnement est employé au chapitre II, i, 31 et ailleurs.
  11. Voyez Taitt, Oup. II, 7, Livres sacrés de l’Orient, XV, p. 58.
  12. Voyez Vedânta-Soutras, I, 4, 14-15.
  13. Sama, Dama, Ouparati (souvent expliqué comme étant la cessation de tous les devoirs concernant les sacrifices), Titiksha, Samâdhi, Sraddha.
  14. Deussen, Système du Védanta, p. 85.
  15. Certains textes la laissent de côté.