Introduction à la philosophie védanta/Deuxième conférence

Traduction par Léon Sorg.
Ernest Leroux (p. 55-124).

DEUXIÈME CONFÉRENCE

L’ÂME ET DIEU




EXTRAITS DES OUPANISHADS

I. Du Katha Oupanishad


Je vais vous donner aujourd’hui tout d’abord quelques specimens du style dans lequel sont écrits les Oupanishads.

Dans l’un des Oupanishads nous voyons un père se glorifier d’avoir fait un sacrifice complot el parfait en donnant aux dieux tout ce qu’il pouvait appeler son bien. Sur quoi son fils, son fils unique, semble lui reprocher de ne pas l’avoir sacrifié lui aussi aux dieux. Ce fait a été considéré comme une survivance des sacrifices humains dans l’Inde, de même que le consentement d’Abraham à sacrifier Isaac a été reconnu comme une preuve de l’existence antérieure de tels sacrifices chez les Hébreux. Cela peut être, mais dans notre cas il n’est pas question que le père ait réellement tué son fils. Après que le père a dit qu’il voudrait donner son fils à la Mort nous trouvons aussitôt que le fils est entré dans le séjour de la Mort (Yama Vaivasvata) et, qu’en l’absence de la Mort, il n’y a personne pour le recevoir avec les honneurs dus à un Brahmane. C’est pourquoi lorsque le Seigneur des Trépassés, Yama, revient après trois jours d’absence, il exprime ses regrets et offre au jeune homme trois faveurs à choisir. Le jeune philosophe demande d’abord que son père ne soit pas en colère contre lui quand il reviendra (il pense donc évidemment revenir à la vie), et en second lieu qu’il puisse acquérir la connaissance de certains actes sacrificatoires qui font acquérir le bonheur du Paradis. Quant à la troisième faveur il ne veut rien d’autre que savoir ce que devient l’homme après la mort. « Il y a ce doute, dit-il, quand un homme est mort, les uns disent qu’il est, d’autres qu’il n’est pas. Voilà ce que je voudrais que tu m’enseignes, voilà la troisième des faveurs ».

Yama, le dieu de la Mort, refuse de répondre à cette question, et tente le jeune homme avec des dons de toutes sortes, lui promettant la fortune, de belles femmes, une longue vie et des plaisirs divers. Mais son hôte résiste en disant (I, 26). « Ces choses durent jusqu’à demain, ô Mort, et elles épuisent la vigueur de nos sens. Même notre vie entière est courte. Garde tes chevaux, garde la danse et le chant pour loi. La richesse ne rend aucun homme heureux. Pouvons nous posséder la richesse quand nous te voyons, ô Mort ? »

À la fin, la Mort est obligée de se rendre. Elle a promis trois faveurs et est obligée de tenir sa promesse. Tout cela jette une vive lumière sur l’état de la vie et de la pensée dans l’Inde il y a environ 3000 ans. Car, bien que ce soit de la poésie, nous devons nous rappeler que la poésie présuppose toujours la réalité, et que nul poète n’aurait pu faire avec succès appel à la sympathie humaine sans toucher des cordes qui pouvaient vibrer.

Alors Yama dit : « Après avoir pesé tous les plaisirs qui sont ou paraissent délicieux, tu les a tous repoussés. Tu n’es pas entré dans la route qui mène à la richesse, par où tant d’hommes vont à leur perte. Tous s’agitent dans l’ombre, qui croient être sages, et, gonflés de vaine science, tournent en cercle en chancelant çà et là, comme des aveugles conduits par des aveugles. L’Après ne se dresse jamais aux yeux de l’enfant qui ne pense pas, trompé par l’illusion de la fortune. Voilà le monde, pense-t-il, il n’en est pas d’autre, et ainsi il tombe encore et encore sous mon pouvoir — le pouvoir de la mort ».

Lorsque Yama s’est convaincu que son jeune hôte Brahmane a dompté toutes les passions, et que ni le sacrifice, ni la foi dans les dieux ordinaires, ni l’espoir du bonheur céleste ne le satisferont, il commence à lui indiquer la véritable nature de Brahmane qui constitue l’éternelle réalité du monde, afin de l’amener à voir l’unité de son âme, c’est-à-dire de son moi avec Brahman, car c’est là, selon les Oupanishads, la véritable immortalité. « Le Soi, dit-il, plus petit que ce qui est petit, plus grand que ce qui est grand, est caché dans le cœur de la créature. Un homme qui est libre de désirs et libre de peine voit la majesté du Soi par la grâce du Créateur »[1].

« Ce Soi ne peut être atteint par le Véda, ni par l’entendement ni par l’étude. Celui que le Soi choisit peut seul atteindre le Soi. Le Soi le choisit comme sien. »

Cette idée que la connaissance du Soi ne vient pas par l’étude ni par les bonnes œuvres, mais par la grâce ou le libre choix du Soi est familière aux auteurs des Oupanishads, mais est différente de la grâce du Créateur dont il était question auparavant.

Puis il continue : « Aucun mortel ne vit par le souffle qui monte et par le souffle qui descend — ce que nous appellerions le souffle de vie. — Nous vivons par un autre souffle sur lequel ceux-ci reposent. » — Nous voyons ici que les Brahmanes avaient nettement perçu la différence entre la vie organique du corps et l’existence du Soi, différence qui a échappé à maints philosophes plus récents.

Et plus loin : « Lui, la Personne la plus haute, qui est éveillé dans les hommes pendant qu’ils sont endormis[2], et fait se succéder des délicieuses visions, est certes l’Être glorieux, il est Brâhman, lui seul est appelé l’Immortel. Tous les mondes sont contenus en lui et aucun ne le dépasse. »

« De même que le feu unique, après qu’il a pénétré le monde, quoique un, devient semblable à chaque forme qu’il prend (semblable à toute chose en laquelle il brûle), de même l’Être unique devient différent selon les choses dans lesquelles il entre, — mais il existe aussi en dehors. »

« De même que le soleil, œil de l’univers, n’est pas contaminé par les impuretés extérieures vues par les yeux, de même l’Être unique qui existe en toutes choses n’est jamais contaminé par la misère du monde, étant lui-même en dehors. »

Vous voyez ici le caractère transcendant du Soi conservé, même après qu’il s’est incarné, de même que nous soutenons que Dieu est présent en toutes choses, mais en même temps les surpasse (Westcott. St-Jean, p. 160).

Yama ajoute : « Il y a un maître, le Soi en toutes choses, qui rend multiple la forme unique. Aux sages qui le perçoivent dans leur soi ou âme, à eux appartient l’éternelle félicité, non à d’autres. »

« Sa forme ne peut être vue, personne ne peut le regarder avec ses yeux. Il est conçu par le cœur, par la sagesse, par l’esprit. Ceux qui savent cela sont immortels. »

Remarquons combien peu l’esprit de l’auteur de cet Oupanishad, quel qu’il ait pu être, est préoccupé de prouver l’immortalité de l’âme par des arguments. Il en est de même dans les religions de la plupart des anciens peuples de la terre, et même dans celles des races sauvages dont nous connaissons les opinions au sujet de l’âme et de sa destinée après la mort. On n’essaie même pas de réunir des arguments en faveur de l’immortalité de l’âme, pour la simple raison, semble-t-il, que si l’on a l’indéniable évidence de la décrépitude et de la décomposition finale du corps, aucun indice de la mort de l’âme n’est jamais arrivé à la connaissance de l’homme. Les idées concernant le mode d’existence de l’âme après la mort sont, sans doute, souvent très enfantines et imparfaites, mais l’idée que l’âme finit complètement après la mort du corps, la plus enfantine et imparfaite de toutes les idées, appartient décidément à un âge postérieur. Comme d’autres écrits sacrés, les Oupanishads se livrent aux descriptions les plus fantaisistes du séjour de l’âme après la mort, et leurs conceptions du bonheur ou du malheur des esprits des morts ne sont guère supérieures à celles des Grecs. C’est peut-être la fantaisie de ces descriptions qui suscita les doutes de penseurs plus sérieux et leur fit rejeter la croyance en l’immortalité vulgaire des âmes, en même temps que leur vieille croyance dans les Champs-Élysées et les îles des Bienheureux. Toutefois les Oupanishads adoptent un moyen bien plus sage. Ils ne contestent pas la vieille croyance populaire, ils la laissent comme utile à ceux qui ne connaissent pas de bonheur supérieur à l’accroissement du bonheur dont ils jouissaient en cette vie, et qui, par de bonnes œuvres, ont mérité l’accomplissement de leurs espérances et de leurs désirs humains. Mais ils réservent une immortalité supérieure, ou plutôt la seule véritable immortalité, à ceux qui ont acquis la connaissance de l’éternel Brahman et de leur identité avec lui, et qui peuvent aussi peu douter de leur existence après la mort que de leur existence avant la mort. Ils savaient que leur être véritable, comme celui de Brahman, était sans commencement et par suite sans fin, et ils étaient assez sages pour ne pas se laisser aller à des visions prophétiques sur la forme exacte que prendrait leur existence future.

L’immortalité est représentée comme le résultat de la connaissance. L’homme est immortel dès qu’il se connaît soi-même, ou plutôt dès qu’il connaît son soi, c’est-à-dire, le Soi éternel qui est en lui.

L’ensemble de cette philosophie peut être appelé la propriété commune des antiques penseurs de l’Inde. Il était assez naturel qu’elle n’ait pas dû être enseignée aux enfants ou au peuple encore incapable de pensée plus haute ; mais aucune personne qualifiée par la naissance et l’éducation n’en était écartée. Ce qui nous frappe, c’est une certaine réticence, même de la part de la Mort, quand elle est mise en demeure de communiquer sa science à son jeune hôte. Nous voyons que le maître n’ignore pas la haute valeur de sa science et qu’il la confie à son élève plutôt à contre-cœur et comme la chose la plus précieuse qu’il puisse donner.


II. — Du Maîtrâyana Oupanishad


Nous trouvons la même hésitation dans un autre épisode tiré du Maitrâyana Oupanishad. Ici ce n’est plus un jeune Brahmane, mais un vieux roi qui a abandonné la couronne à son fils et s’est retiré dans la forêt pour méditer sur la vie et la mort. Il rencontre là un sage ermite, et se jette à ses pieds en disant : « Ô Saint, je ne connais pas le Soi, tu connais son essence. Enseigne-la moi. »

Ici également, le maître dit d’abord au roi que ce qu’il demande est difficile à enseigner. Mais le roi insiste : « À quoi bon jouir des plaisirs, dit-il, dans ce corps dégoûtant et sans substance — qui n’est qu’un amas d’os, de peau, de muscles, de moelle, de chair, de semence, de sang, de mucosités, de larmes, de flegmes, d’ordure, d’eau, de bile et de glaires ? À quoi bon jouir des plaisirs dans ce corps qui est assailli par la luxure, la haine, la gourmandise, l’illusion, la crainte, l’angoisse, la jalousie, la séparation de ce que nous aimons, l’union avec ce que nous n’aimons pas, la faim, la soif, la vieillesse, la mort, la maladie, la souffrance et d’autres maux ? Nous voyons que tout est périssable, comme les insectes, comme les herbes et les arbres qui croissent et dépérissent. Des rois puissants, habiles à l’arc — suit une longue liste de noms, — ont, sous les yeux de toute leur famille, abandonné leur bonheur suprême et ont passé de ce monde dans l’autre. De grands océans se sont desséchés, des montagnes sont tombées, l’étoile polaire elle-même se déplace[3] les cordes qui retiennent les astres ont été coupées[4], la terre a été submergée[5] et les dieux même se sont enfuis de leurs séjours. Dans un monde tel que celui-là, à quoi bon jouir des plaisirs si celui qui s’en est nourri doit revenir encore et encore ! » (Vous voyez ici la crainte d’une autre vie ; la crainte non de la mort, mais de la naissance, qui pénètre toute la philosophie hindoue). « Daigne-donc dit-il, me faire sortir. Dans ce monde je suis comme une grenouille dans une mare desséchée. Ô Saint, tu es la voie, tu es ma voie. »

Alors suit l’enseignement, non pas, toutefois, sorti de la pensée du maître lui-même, mais tel que lui-même le tient d’un autre maître nommé Maitri. Et Maitri également n’est pas indiqué comme étant ce que nous appellerions l’auteur, mais lui aussi ne fait que rapporter ce qui a été révélé par Pragâpati, le seigneur des créatures, à d’autres saints, les Vâlakhilyas. Tout cela découvre un passé historique profond, et quelques fantaisistes que certains détails puissent nous paraître, nous avons l’impression que la vie décrite en ces Oupanishads était réelle, qu’en des temps très reculés, les habitants de cette magnifique et fertile contrée étaient occupés à raisonner les pensées qui sont rapportées dans les Oupanishads, qu’ils étaient réellement une race d’hommes différente de nous, différente de toute autre race, qu’ils se préoccupaient davantage de l’invisible que du visible, et que parmi eux des princes et des rois descendaient réellement de leurs trônes et quittaient leurs palais, pour méditer, dans les bocages ombreux et frais de leurs forêts, sur les problèmes non résolus de la vie et de la mort. À une époque bien plus rapprochée, Gautama Bouddha fit de même, et ce serait une exagération de scepticisme historique que de douter qu’il ait été le fils d’un roi ou d’un noble et qu’il abandonna son trône et tout ce qu’il possédait, pour devenir un philosophe et ensuite un maître. Quand nous voyons que son succès parmi le peuple dépendit du sacrifice qu’il fit de sa couronne et de sa fortune, de sa femme et de son enfant, pour devenir un Bouddha et un sauveur ; bien plus, quand nous voyons que l’un des plus graves reproches qui lui furent adressés par les Brahmanes fut que lui, étant un Kshatrya ou noble, eut osé assumer l’office de précepteur spirituel, nous ne pouvons guère douter qu’il s’agisse là de faits historiques, quoiqu’ils aient pu être embellis par ses sectateurs enthousiastes.

Dans notre Oupanishad, la première question posée est la suivante : « Ô Saint, ce corps est sans intelligence, comme un char. Qui a rendu ce corps intelligent, et qui est son conducteur ? Alors Pragapati répond que c’est Celui qui est au delà, sans passion au milieu des objets du monde, infini, impérissable, incréé et indépendant, que c’est Bráhman qui a rendu ce corps intelligent et est son conducteur ».

Alors vient une nouvelle question, à savoir comment un être sans passions ni désirs a pu être poussé à faire cela, et la réponse est quelque peu mythologique, car l’on nous dit que Pragapati (Visva) était seul au commencement, qu’il n’avait pas de bonheur étant seul, et qu’en méditant sur lui-même il créa de nombreuses créatures. Il les regarda et vit qu’elles étaient comme des pierres, sans entendement, et se tenant comme des poteaux, sans vie. Il ne fut pas content et pensa qu’il voudrait entrer en elles pour les éveiller. Il le fit par des moyens propres, et devint alors le principe subjectif qui existe en elles, tout en restant lui-même immobile et immaculé. Puis suivent des détails physiologiques et psychologiques que nous pouvons passer. Viennent ensuite de magnifiques passages proclamant la présence de Bráhman dans le soleil et dans d’autres parties de la nature : mais la fin est toujours la même, à savoir que : « Celui qui est dans le feu et Celui qui est dans le cœur et Celui qui est dans le soleil, ne sont tous qu’un seul et même être », et que celui qui sait cela ne fait qu’un avec l’Être unique (VI, 17). « Comme les oiseaux et les daims n’approchent pas d’une montagne en feu, de même les péchés n’approchent jamais ceux qui connaissent Bráhman ». Et plus loin (VI, 20) : « Par la sérénité de cette pensée il tue toutes les actions bonnes ou mauvaises ; son soi serein, demeurant dans le Soi, obtient la béatitude impérissable ».

« Les pensées seules, dit-il, sont la cause du cycle de la naissance et de la mort ; que l’homme s’efforce donc de purifier ses pensées. Ce qu’un homme pense, il l’est ; voilà l’antique secret[6]. (VI, 34.) Si les pensées des hommes étaient fixées sur l’Éternel ou Bráhman, comme elles le sont sur les choses de ce monde, qui ne serait délivré de la servitude ? ». Quand un homme, ayant affranchi son esprit de la paresse, de la distraction et de l’inquiétude, est en quelque sorte délivré de son esprit, il a atteint le but suprême. « L’eau dans l’eau, le feu dans le feu, l’éther dans l’éther, nul ne peut les distinguer ; de même un homme dont l’esprit est entré dans l’Éternel, dans Bráhman, obtient la liberté ».


Analyse du sujet et de l’objet par Sankara


Nous allons voir maintenant quel admirable système de philosophie a été édifié à l’aide de ces matériaux par l’auteur ou les auteurs de la philosophie védanta. Là les fragments épars sont arrangés avec soin et coordonnés systématiquement, l’on avance pas à pas et le fil de l’argumentation n’est jamais rompu ni perdu. Les Védanta-soutras ne peuvent être traduits, et s’ils l’étaient auraient aussi peu de sens que les différents titres de chapitres dans le programme de mes conférences. Je vais essayer toutefois de vous donner un spécimen du style de Sankara, à qui nous devons le commentaire approfondi de ces soutras et qui est effectivement le principal représentant de la philosophie védanta dans l’histoire littéraire de l’Inde. Mais je dois vous avertir que son style, bien qu’il ressemble beaucoup plus à celui d’un livre ordinaire, est difficile à suivre, et exige le même effort d’attention que celui qu’il nous faut déployer pour saisir les arguments compliqués d’Aristote ou de Kant.

« Comme il est bien connu, dit Sankara, au début même de son ouvrage, que l’objet et le sujet, qui sont perçus par Nous et Vous (ou, comme nous disions, par le Moi et le Non-moi), sont opposés l’un à l’autre dans leur essence même, comme l’obscurité et la lumière, et qu’en conséquence l’un ne peut prendre la place de l’autre, il suit de là que leurs attributs également ne peuvent être intervertis ». Ce qu’il veut dire c’est que le sujet et l’objet, ou ce qui est compris sous les noms de Nous et Vous, ne sont pas seulement différents l’un de l’autre, mais diamétralement opposés, et s’excluent mutuellement, de sorte que ce qui est conçu comme objet ne peut jamais être conçu comme le sujet d’une proposition, et vice versâ. Nous ne pouvons jamais penser ou dire : « Nous sommes Vous » ou « Vous êtes Nous » et nous ne pouvons jamais substituer des qualités subjectives aux objectives. Ainsi, par exemple, le Vous peut être vu, entendu et touché, mais le Nous ou le Moi ne peut jamais être vu, entendu ou touché. Son être a pour caractère de connaître, non d’être connu.

Après avoir établi cette proposition générale, Sankara continue : « Nous pouvons donc conclure que transférer ce qui est objectif, c’est-à-dire qui est perçu comme Vous, le non-moi et ses qualités, à ce qui est subjectif, c’est-à-dire à ce qui est perçu comme Nous, le Moi, qui est composé de pensées, ou vice versâ transférer le subjectif à l’objectif, est une erreur absolue. Un sujet ne peut jamais être qu’un sujet, l’objet demeure toujours l’objet.

« Cependant, continue-t-il, c’est une habitude inhérente à la nature humaine, une nécessité de la pensée, pour ainsi dire, une chose dont la nature humaine ne peut s’abstenir, que de dire, en combinant le vrai et le faux : « Je suis ceci, et ceci est mien. » C’est une habitude causée par une fausse appréhension de sujets prédicats qui sont absolument différents, et de ne pas distinguer l’un de l’autre, mais de transférer l’essence et les qualités de l’un à l’autre ».

Vous pouvez observer aisément que les mots sujet et objet ne sont pas employés par Sankara seulement dans leur sens logique, mais que par sujet il entend ce qui est vrai et réel, c’est-à-dire le Soi, divin ou humain, tandis qu’objectif veut dire selon lui ce qui est phénoménal et irréel, comme le corps avec ses organes et tout le monde visible. En combinant les deux, des constatations comme celles-ci : « je suis fort ou je suis faible, je suis aveugle ou je puis voir » constituent la fausse appréhension qu’il considère comme inhérente à la nature humaine, mais qui néanmoins est erronée, et qui doit être diminuée et finalement détruite par la philosophie védanta.

Puis il recherche ce que signifie cet acte de transfert du sujet à l’objet. Toutes les définitions paraissent se réduire à ceci : que ce transfert consiste à imaginer dans son esprit ou sa mémoire que l’on reconnaît une chose vue auparavant, et que l’on voit ailleurs. Il donne comme exemple le fait que certaines personnes confondent la nacre avec l’argent, c’est-à-dire transfèrent à la nacre l’essence et les qualités qu’elles ont vues dans l’argent. Ou encore, que quelques personnes s’imaginent voir deux lunes, bien qu’elles sachent parfaitement qu’il n’y en a qu’une. De même, l’on croit que l’être vivant ou le moi ordinaire est le vrai sujet, le soi, ou qu’il y a deux soi, le corps et l’âme, tandis qu’il ne peut y en avoir qu’un, qui est tout en tout. La nature de ce transfert qui se trouve à la racine de toute expérience ou illusion mondaine, est expliquée une fois de plus comme « le fait de prendre une chose pour ce qu’elle n’est pas » et il cite comme exemple, l’homme compatissant qui dit qu’il va mai et qu’il est misérable, quoiqu’il se porte lui même très bien et que ce soient sa femme et ses enfants qui souffrent. De même un homme qui dit qu’il est gros ou maigre, qu’il se meut, se tient debout ou saute, qu’il fait quelque chose, qu’il désire ceci ou cela, tandis qu’en réalité lui-même, c’est-à-dire son moi véritable, le sujet idéal n’est que le témoin de tous ces actes et de tous ces désirs, le spectateur, qui est ou devrait être tout à fait indépendant des divers états de son corps.

Sankara conclut en disant en résumé que tout cela est fondé sur ce transfert ou supposition erronées, qu’en fait tout ce que nous savons ou tenons pour vrai dans le domaine de la science ou de la philosophie ordinaire, ou de la loi, ou de toute autre matière, appartient au royaume d’Avidya, la Nescience et que l’objet de la philosophie védanta est de dissiper cette Nescience et de la remplacer par Vidya, ou vraie science.

Cette manière de raisonner peut nous paraître étrange, à nous qui sommes accoutumés à une atmosphère de pensée toute différente, mais elle contient cependant une idée importante, et qui n’a jamais, que je sache, été complètement utilisée par les philosophes européens, c’est l’incompatibilité fondamentale entre le subjectif et l’objectif ; bien plus, l’impossibilité que le sujet devienne jamais objet, ou un objet sujet. Le sujet, pour les védantistes n’est pas un terme logique mais métaphysique. C’est, en réalité, un autre nom du soi, de l’âme, de l’esprit, de l’élément éternel dans l’homme et en Dieu. Les philosophes européens, quelle que soit leur opinion au sujet de l’âme, parlent toujours d’elle comme d’une chose que l’on peut connaître et décrire et qui peut par suite constituer un objet. Si le philosophe hindou est clair sur un point c’est sur celui-ci : que l’âme subjective, témoin ou sujet connaissant le soi, ne peut jamais être connu comme objet, mais ne peut être qu’elle-même et ainsi consciente d’elle-même.

Sankara n’a jamais admis que le moi ou sujet put être connu comme objet. Nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes qu’en étant nous-mêmes ; et si d’autres personnes croient nous connaître, elles connaissent notre soi phénoménal, notre moi, jamais votre soi subjectif, parce qu’il ne peut être qu’un sujet ; il connaît mais ne peut être connu. De même, si nous nous imaginons connaître les autres, ce que nous connaissons est ce qui est visible, connaissable, l’apparence, mais jamais le soi qui pénètre tout. De même encore, si nous prêtons à ce qui n’est qu’objectif, comme le ciel, une rivière, une montagne, une personnalité subjective, nous errons, nous faisons de la mythologie et de l’idolâtrie, nous créons une fausse, non une vraie science.

Quand nous disons que l’univers est divisé en monde visible et en monde invisible, en phénomènes et en noumènes, le védantiste dirait qu’il y a un monde subjectif et un objectif et que ce qui est subjectif, dans le sens ou ils emploient ce mot, ne peut jamais être perçu comme objectif, et vice-versâ. Les psychologues s’imaginent qu’ils peuvent traiter l’âme comme un objet de connaissance, la disséquer et la décrire. Le védanta dirait que ce qu’ils dissèquent, pèsent, analysent et décrivent n’est pas l’âme, dans le sens où il entend ce mot, ce n’est pas le sujet, ce n’est pas le soi, dans le sens le plus élevé du mot. Ce qu’ils appellent perception, mémoire, conception, ce qu’ils appellent volonté et effort, tout cela, selon le védantiste, est en dehors du soi, et même dans ses plus parfaites et sublimes manifestations n’est que le voile au travers duquel le soi éternel regarde le monde. Du soi caché derrière le voile, nous ne pouvons rien savoir si ce n’est qu’il est, et cela également nous le savons d’une manière différente de toute autre connaissance. Nous le savons parce que nous le sommes, de même que l’on peut dire que le soleil brille de sa propre lumière et que par elle il éclaire l’univers.

La doctrine qui se rapproche le plus de celle de Sankara concernant le sujet et l’objet, est, je crois, celle de la volonté (wille) et de la représentation (vorstellung) de Schopenhauer : sa volonté correspond à Bráhman, sujet du monde, unique réalité, sa représentation au monde phénoménal, tel qu’il est vu objectivement par nous, et que l’on doit reconnaître comme irréel, changeant et périssable. Ces idées sont familières aux auteurs des Oupanishads. Pour eux la vraie immortalité consiste donc simplement et entièrement dans la connaissance que le soi prend de soi-même. Ainsi dans un fameux dialogue[7] entre Yagnavalkya et sa femme Maitreyi qui désire suivre son mari dans la forêt et apprendre de lui ce qu’est l’âme et l’immortalité, Yagnavalkya résume tout ce qu’il a à dire dans ces mots : « En vérité, bien-aimée, le soi, c’est-à-dire l’âme, est impérissable et de nature indestructible. Car quand il y a, en quelque sorte, dualité, alors l’un voit l’autre, l’un entend l’autre, l’un perçoit l’autre, l’un connaît l’autre. Mais quand le soi seul est tout cela, comment pourrait-il voir un autre, entendre un autre, percevoir ou connaître un autre ? Comment connaîtrait-il celui par qui il connaît tout ? Le soi ne peut être décrit que par ces mots : Non, non (c’est-à-dire en protestant contre tout attribut). Le soi est incompréhensible, il est impérissable, il est indépendant et libre. Comment, ô bien-aimée, pourrait-il, lui celui qui connaît, connaître celui qui connaît ? ».

Voilà le point important. Comment celui qui connaît pourrait-il connaître celui qui connaît ? ou comme nous dirions, comment l’âme peut elle connaître l’âme ? Elle ne peut être que celle qui connaît, celle en qui sujet et objet ne font qu’un, ou plutôt en qui il n’y a pas de distinction entre le sujet et l’objet, dont l’être même est la connaissance et dont la connaissance est l’être. Aussitôt que le soi est conçu et changé en quelque chose d’objectif, l’Ignorance pénètre, la vie cosmique illusoire commence, l’âme paraît être ceci ou cela, vivre et mourir, tandis que comme sujet elle est à l’abri de la vie et de la mort, elle est à part, elle est immortelle. « Voilà la véritable immortalité » comme dit Yagnavalkya, et sur ces mots il s’éloigna dans la forêt.


L’héritage du Védanta


Revenons maintenant à ce que j’ai appelé l’héritage des philosophes védantistes. Nous avons vu qu’ils ont hérité d’un concept lentement élaboré dans les hymnes védiques et les Brahmanas, celui de Bráhman, c’est-à-dire ce dont, comme disent les Védanta-Soutras, l’origine, la continuation et la dissolution du monde procèdent (Védanta-Soutras, I, 2). Les seuls attributs de ce Bráhman, s’ils peuvent s’appeler des attributs, sont qu’il est, qu’il sait et qu’il est plein de félicité.

Mais si tel est le concept le plus haut de l’Être suprême, de Bráhman ou le Dieu dans le sens le plus élevé, un concept, comme ils disent, si haut que la parole est impuissante à l’exprimer, puisque l’esprit ne peut le saisir[8] ; si, comme ils disent, il est inconnu des sages mais connu des fous — Cognoscendo ignoratur, ignorando cognoscitur — comment pouvait-on-concilier ce concept sublime avec les descriptions ordinaires de Bráhman données dans le Véda, bien plus dans quelques parties de ces mêmes Oupanishads, comme créateurs faisant et gouvernant le monde, parfois même comme une divinité ordinaire ?


Pas de Védanta ésotérique


L’on a supposé que le védanta se composait de deux écoles, l’une exotérique l’autre ésotérique, que le concept vulgaire de Bráhman était réservé à la première, le sublime à la seconde. Cette opinion contient quelque vérité, mais elle me paraît importer nos idées européennes dans l’Inde. Dans l’Inde, la vérité était accessible à tous ceux qui en avaient soif. Bien n’était tenu secret, personne n’était exclu du temple, ou plutôt de la forêt, de la vérité.

Il est vrai que les plus basses classes, composées peut-être des aborigènes, étaient exclues. La classe des Soudras n’était pas admise à l’éducation instituée pour les castes hautes ou régénérées. Les admettre à l’étude du Véda cela eut été comme si l’on admettait des sauvages nus à la salle des conférences de l’Institut Royal.

Et cependant, en principe, cette exclusion même était injuste et en contradiction évidente avec le véritable esprit du Védanta. L’on suppose généralement que les membres de la quatrième caste, les Soudras, étaient les aborigènes et appartenaient donc à une race différente de celle des conquérants aryens. Cela peut être exact, bien qu’aucune preuve n’en ait été rapportée, et nous savons que même des personnes de langue aryenne pouvaient perdre leurs droits de caste et tomber à un rang social aussi bas que celui des Soudras, et même plus bas. Bâdârayana parle également de gens qui, à cause de leur pauvreté ou d’autres circonstances, prennent place entre les trois classes supérieures et les Soudras. Et en ce qui les concerne, il déclare formellement qu’ils ne doivent pas être exclus de l’étude du Védanta. La question de savoir si les vrais Soudras y peuvent être admis ou non, a été vivement controversée parmi les Védantistes mais finalement ils se sont décidés pour l’exclusion. Et cependant il y a des cas dans les Oupanishads qui semblent indiquer que cet esprit d’exclusion était autrefois moins violent. Nous ne devons pas oublier que l’un des hymnes du Rig-Véda déclare que les Soudras sont issus de Bráhman comme les autres castes. Nombre de textes indiquent qu’ils parlaient le même langage que les Brahmanes. Il y a deux cas, au moins, où les Oupanishads semblent parler des Soudras comme étant admis à la sagesse du Védanta, à savoir ceux de Gânasruti et de Satyakâma.

L’histoire de Gânasruti est quelque peu obscure, et quoique Gânasrouti soit formellement appelé Soudra, le caractère de l’épisode dans son entier paraît plutôt indiquer qu’il était un Kshatrya, et que Raikva ne l’appelait Soudra que pour l’outrager. Les Brahmanes eux-mêmes essayent par une étymologie forcée de démontrer que le terme Soudra dans ce passage ne doit pas être pris dans son sens technique, mais quoi qu’il en soit, ils admettent qu’un véritable Soudra n’aurait pas pu être instruit dans le Védanta. L’épisode est narre en ces termes.

I. — « Il y avait une fois un homme appelé Gânasruti Pantrayana (arrière petit-fils de Gânasruta) qui était un pieux donateur, distribuant des biens considérables au peuple et tenant toujours maison ouverte. Il bâtit des lieux de refuge partout, désirant que partout le peuple mangeât de sa nourriture.

II. — « Une fois, pendant la nuit un vol de hamsas (flamands) passa, et un flamand dit à l’autre : « Eh ! Bhâllaksha, Bhallaksha (myope) la lumière (gloire) de Gânasruti Pantrayana est vaste comme le ciel. Ne la touche pas, de peur qu’elle ne te brûle ».

III. — « L’autre lui répondit : Comment pouvez vous parler de lui, étant donné ce qu’il est, comme s’il était semblable à Raikva avec le char ? ».

IV. — « Le premier répondit : « Comment est-ce Raikva avec le char, dont tu parles ? ».

« L’autre répondit : « De même que (au jeu de dés) toutes les basses castes appartiennent à celui qui a conquis la caste Krita (la plus haute) de même toutes les bonnes actions faites par les autres appartiennent à Raikva avec le char. Celui qui sait ce qu’il sait, j’en parle en ces termes ».

V. — « Ganasruti Pantrayana entendit cette conversation, et le matin dès qu’il se leva il dit à son portier : « Tu parles donc, de moi comme si j’étais Raikva avec le char ? ». Il répondit : « Comment est-ce Raikva avec le char ? ».

VI. — « Le roi dit : « De même que (au jeu de dés) toutes les basses castes appartiennent à celui qui a conquis la caste Krita (la plus haute) de même toutes les bonnes actions que font les autres appartiennent à Raikva avec le char. Celui qui sait ce qu’il sait j’en parle en ces termes ».

VII. — « Le portier alla à la recherche de Raikva, mais revint en disant : « Je ne l’ai pas trouvé ».

Alors le roi dit : « Hélas ! il faut aller le trouver là où il faut chercher un Brahmana (dans la solitude de la forêt).

VIII. — « Le portier rencontra un homme qui était couché sous un char et écorchait ses ulcères. Il lui dit : Seigneur, êtes vous Raikva avec le char ? ».

« Il répondit : « Certes, je le suis ».

« Alors le portier revint et dit : Je l’ai trouvé ».

I. — « Alors Ganasruti Pantrayana prit six cents vaches, un collier, une voiture attelée de mules, alla trouver Raikva et dit :

« Raikva voici six cents vaches, un collier et une voiture attelée de mules ; apprenez-moi la divinité que vous adorez ».

III. — « L’autre répondit : « Fi ! conserve le collier et la voiture, ô Soudra, ainsi que les vaches ! ».

« Alors Gânasruti Pantrayana prit de nouveau mille vaches, un collier, une voiture attelée de mules et sa propre fille, et vint le trouver.

IV. « Il lui dit : « Baikva, voici mille vaches, un collier, une voiture attelée de mules, cette femme et ce village où tu habites. Seigneur, instruis moi ! ». « Lui, levant son visage, dit : « Vous avez apporté ces choses (vaches et autres présents) ô Soudra, mais ce visage seul (de ta fille) eut suffi à me faire parler ».

Puis vient l’enseignement de Raikva qui ne nous paraît guère digne du prix si considérable qu’en offrit Ganasruti. Le seul point important de l’histoire quant à notre objet actuel est de savoir si Ganasruti était réellemment un Soudra ou si Raikva ne l’appela ainsi que dans un mouvement de colère. Il me semble qu’un homme qui a un portier ou chambellan Kshatrya, qui bâtit des villes de refuge, qui peut faire des présents de milliers de vaches, donner un territoire à un Brahmane ; enfin qui peut espérer que sa fille sera un don acceptable pour un Brahmane, n’aurait pu être un Soudra de naissance. Les Védantistes n’avaient donc pas besoin de se donner tant de peine pour écarter le cas de Ganasruti en tant que précédent, pour l’admission des vrais Soudras à l’étude des Oupanishads et du Védanta.

L’autre exemple n’est pas non plus tout à fait probant. Satyakâma n’est pas un Soudra de naissance, il est le fils de Gabâlâ qui paraît avoir été une Brâhmani, mais qui eut un fils dont elle ignorait le père. Mais comme elle et son fils répondent sincèrement, Gantama Hâridrumata, le maître qu’il a choisi, accepte le jeune homme comme un Brahmana et l’instruit.

L’histoire se trouve dans le Khandogya Oupanishad IV, 4 :

I. Satyakama (c.-a.-d. Philalethes) fils de Gabala s’adressant à sa mère lui dit : « Je désire devenir un Brahmakarin (étudiant religieux) ma mère. De quelle famille suis-je ? »

II. — Elle lui répondit : « Je l’ignore, mon enfant. Dans ma jeunesse, quand je servais les hôtes nombreux qui fréquentaient la maison de mon père, je t’ai conçu. J’ignore de quelle famille tu es. Mon nom est Gabala, le tien Satyakama. Dis que tu es Satyakama Gabala (un membre de la famille des Gabalas, mais ici simplement le fils de Gabala).

III. — Il alla trouver Gantama Hâridrumata et lui dit : « Je désire devenir un Brahmakarin avec vous, Seigneur. Puis-je venir près de vous, Seigneur ? »

IV. — Il répondit : « De quelle famille êtes-vous, mon ami ? Il dit : « Je l’ignore, Seigneur. J’ai demandé à ma mère et elle m’a répondu : « Dans ma jeunesse quand j’étais servante je t’ai conçu. J’ignore de quelle famille tu es. Je m’appelle Gabala, tu es Satyakama. — Je suis donc Satyakama Gabala, Seigneur ».

Le maître lui dit : Un vrai Brahmana peut seul parler ainsi. Allez chercher du combustible, ami, je vais vous initier. Vous ne vous êtes pas écarté de la vérité ».

Ces histoires jettent un jour intéressant sur l’état de la société au temps des Oupanishads. Mais aucune d’elle ne me paraît prouver, comme le supposent certaines personnes, le droit des Soudras d’être instruit dans les Védanta. Ce droit reposait, il est vrai, sur un motif supérieur, la qualité d’homme commune aux Brahmanes et aux Soudras ; mais ce principe ne fut reconnu que quand Bouddha proclama une fois pour toutes qu’aucun homme n’est Brahmane par la naissance, mais seulement par les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions. Mais si les Soudras étaient exclus, tous ceux des castes supérieures, Brahmanas, Kshatryas ou Vaisyas étaient admis à l’étude des Oupanishads et de la philosophie, à condition toutefois d’avoir fait preuve des qualités nécessaires pour se livrer à ces hautes spéculations. Cette exigence de certaines qualités n’est certes pas une exclusion, et nulle doctrine ne peut être appelée ésotérique qui est ouverte à tous ceux qui sont capables et désireux de la pénétrer[9] En tout cela, nous ne devons jamais oublier qu’il s’agit de I’Inde, où, à l’époque à laquelle les Oupanishads furent composés et enseignés, il n’existait pas de manuscrits. Un maître était le dépositaire, le représentant vivant d’une composition littéraire, et chaque maître était libre d’accepter ou de refuser comme élève qui bon lui semblait. Les professeurs libres font de même à Oxford et personne ne qualifie leur enseignement d’ésotérique.

Nous lisons parfois que c’est le devoir du père d’enseigner ces hautes doctrines à son fils, et si la place du père est prise par un maître, il lui est recommandé de voir si son pupille est d’esprit serein et doué de toutes les qualités nécessaires (Maitr. Oup., VI, 29) mais nous ne lisons jamais que des pupilles ayant les qualités requises aient été exclus. Nous lisons encore (Svet. Oup., VI, 23) que ce haut mystère du védanta, révélé dans un âge antérieur, ne devait pas être dévoilé à quelqu’un qui n’a pas dompté ses passions, ou à celui qui n’est pas un fils ou un pupille ; mais nous n’avons aucune raison de douter que celui qui était dûment qualifié ne fût dûment reçu et instruit.


Relation entre le Brahman supérieur et le Brahman inférieur


En ce qui concerne les sujets enseignés dans les Oupanishads, le but suprême des anciens philosophes Védanta était de montrer que ce que nous pourrions appeler le Brahmán ésotérique est essentiellement le même que l’exotérique, qu’il n’y a et ne peut y avoir en réalité qu’un seul Bráhman, et non deux. Le concept vulgaire de Brahmán, comme créateur n’était pas considéré comme entièrement erroné ; il était dû, sans doute, à la nescience avidya, mais il n’était pas absolument vide ou rien ; il était ce que nous appelons phénoménal. Mais les védantistes distinguaient soigneusement ce qui est phénoménal de ce qui est faux ou rien. Il y a une réalité derrière le monde phénoménal, il n’est pas un pur néant comme certains philosophes bouddhistes l’ont dit ; il n’est pas non plus absolument illusoire, comme l’ont pensé certains des derniers védantistes qui furent, pour ce motif, appelés crypto-bouddhistes (prakkhana-bouddhas). La supériorité des philosophes védanta est d’avoir toujours vu la réalité derrière l’irréel. Ainsi, ils distinguent le Brahman qualifié (sagouna) du non-qualifié (agouna) et ils reconnaissent un Brahman qualifié pour la pratique (vyavahâra) et plus spécialement pour le culte (oupâsana) parce que, pour adorer, l’esprit humain a besoin d’un Dieu qualifié et objectif, un Dieu le Père ou le Créateur, quoique ce Père ne puisse être qu’une personne, un pratika ou visage de la substance divine, comme l’appellent les Brahmanes, employant cette même comparaison de visage, persona ou personne, que nous connaissons bien par les écrits des premiers Pères de l’Église. Donc Brahmán peut être adoré comme Isvara ou Seigneur, comme un Dieu personnel et conditionné, bien que l’on sache que dans sa substance il est bien au-dessus des conditions et limites inhérentes à la personnalité. Le philosophe védanta peut même, si bon lui semble, satisfaire sa soif d’adoration en concevant Brahmán tel qu’il est décrit dans le Véda, comme un être « dont la tête est le ciel, dont les yeux sont le soleil et la lune, dont le souffle est le vent, et dont le marchepied est la terre », mais il peut aussi satisfaire ses appétits rationnels en confessant qu’un être tel que l’homme ne peut jamais percevoir ni concevoir Dieu, ni émettre une affirmation quelconque digne de Lui. Le philosophe védanta disait donc : « Nous ne pouvons que dire « non, non » de Dieu » de même qu’Athanase déclarait (ad monachos 2) qu’il est impossible de comprendre Dieu et que nous ne pouvons que dire ce qu’il n’est pas. Et si saint Augustin a dit qu’en ce qui concerne Dieu, le silence vaut mieux qu’une discussion[10], les philosophes indiens l’on devancé également sur ce point. Sankara (III, 2, 27) cite le dialogue suivant d’un Oupanishad : « Vâshkali dit : Seigneur, enseignez-moi Brahman. Bâhva garda le silence. Quand Vâshkali eut posé la même question une seconde et une troisième fois, Bâhva répondit : Nous le disons, mais tu ne comprends pas que le soi est tout à fait silencieux ». Et cependant ce Bráhman dont l’esprit humain est impuissant à affirmer quoique ce soit hormis son existence, sa connaissance, sa perfection et sa félicité, devait être adoré par ceux qui en éprouvaient le désir, car bien qu’il ne fut affecté lui-même d’aucun attribut, il n’y avait aucun inconvénient pour l’adorateur ou l’adoré à ce qu’il fut appelé le Seigneur, le créateur, le père, le préservateur et le gouverneur du monde.

Et ce qui s’applique à Bráhman, grande Cause de toutes choses, s’applique aussi au grand Effet, c’est-à-dire à l’Univers. Sa réalité substantielle n’est pas niée car elle repose sur Bráhman, mais tout ce que nous voyons et entendons par nos sens limités, tout ce que nous percevons, concevons et nommons est purement phénoménal, comme nous disons, et n’est que le résultat d’Avidya, comme disent les védantistes. La comparaison universelle que le monde est un songe se rencontre fréquemment dans le védanta[11].


Rapport entre l’Atman supérieur et l’Atman vivant


Il nous faut suivre les antiques raisonneurs védantistes un pas plus avant, quand ils tirent hardiment les conséquences de leur proposition fondamentale, qu’il n’y a et ne peut y avoir qu’un seul Bráhman, cause de toutes choses, cause à la fois matérielle et efficiente. Rien ne pourrait exister à côté de Bráhman, ni matière ni âmes, car si quelque chose existait à côté de lui, il s’en suivrait que Bráhman était limité, tandis que par définition il est illimité Mam advityam, celui qui n’a pas de second. Mais s’il en est ainsi, que devient alors l’âme subjective, le Soi qui est en nous ? Personne ne peut nier son existence, déclare le Védantiste, car celui qui la nierait serait le Soi dénié lui-même, et personne ne peut se dénier soi-même. Qu’est alors ce vrai Soi ou sujet qui est en nous ? ou, comme nous disions, qu’est notre âme ? Quand nous parlons de Soi, en sanscrit Atman, nous devons toujours nous rappeler qu’il n’est pas ce qu’on appelle communément le moi, mais quelque chose de bien différent. Ce que nous appelons le moi est déterminé par l’espace et le temps, par la naissance et la mort, par le milieu où nous vivons, par notre corps, nos sens, notre mémoire, notre langage, notre nationalité, notre caractère, nos préjugés et une foule d’autres choses. Tout cela constitue notre moi ou notre caractère, mais n’a rien à faire avec notre Soi. Donc traduire atman par âme, comme font plusieurs savants, est une inexactitude, car âme signifie tant de choses, l’âme animale ou vivante (θρεπτική) l’âme perspective (αἰσθητική) et l’âme pensante (νοητική) qui toutes, selon le Védanta, sont périssables, non-éternelles et ne constituent pas le Soi. Ce que, nous l’avons vu, Bráhman est pour le monde, sa cause éternelle et omniprésente, le Soi l’est pour le Moi ; par suite Bráhman fut bientôt appelé Paramaâtman, le Soi suprême, tandis que le Soi de l’homme fut appelé Giva-atman, le Soi vivant ou pour un temps.


Différentes opinions de la philosophie indienne sur l’âme


Il y eut, dans l’Inde comme ailleurs, des philosophes qui déclarèrent que le Soi ou l’âme n’était rien du tout, ou qu’il était le produit du corps, ou que les sens étaient l’âme, ou que l’esprit (Manas) ou nos pensées et notre connaissance étaient l’âme. Ils assignèrent même différentes places dans le corps à l’âme comme les poètes imaginent que l’âme réside dans le cœur, ou les amants croient qu’elle vit dans les yeux, ou encore, comme Descartes, ils soutinrent qu’elle est située dans le conarium ou glande pinéale, ou comme maints biologistes le prétendent encore, qu’elle se trouve dans la partie corticale du cerveau, parce qu’elle agit au moyen du cerveau. Le Védantiste a donc tout d’abord à réfuter toutes ces opinions hérétiques en distinguant l’âme de ce qui n’est pas l’âme, l’éternel du périssable. Personne ne peut douter que notre corps est périssable ; il en est évidemment de même de nos sens, et en conséquence de nos sensations, et de ce qui dérive d’elles, nos perceptions, notre mémoire, nos concepts, toutes nos pensées, tout notre savoir, si profond, si compréhensif soit-il. Après avoir déduit tout cela, il ne reste plus de choix : le Soi individuel doit être dans sa réalité absolue ce qui, suivant le précédent argument du Védanta, est le tout en tout, l’être unique sans second, c’est à dire Bráhman ou le Soi suprême — ou, comme nous dirions, notre âme doit être divine.

Mais en quel sens pourrait-il être le Soi suprême ? Quelques philosophes avaient enseigné que le Soi humain était une partie du Soi divin ou une modification de celui-ci, ou une chose créée et entièrement différente de lui. Soukara démontre que chacune de ces opinions est insoutenable. Il ne peut pas être une partie du Soi divin, dit-il, car nous ne pouvons concevoir des parties à ce qui n’est ni dans le temps ni dans l’espace. S’il existait des parties du Bráhman infini, il cesserait d’être infini et prendrait un caractère fini quant à ses parties[12]. En second lieu l’âme vivante ne peut pas être une modification du Soi divin, car Bráhman, par définition même est éternel et immuable, et comme il n’y a rien en dehors de Bráhman, il n’y a rien qui puisse causer en lui un changement. En troisième lieu, le Soi vivant ne peut pas être une chose différente du Soi divin, parce que Bráhman, s’il est quelque chose, doit être tout en tout, de telle sorte qu’il ne peut rien y avoir de différent de lui. Si troublante qu’ait dû paraître de prime abord cette conclusion, que le Soi divin et le Soi humain sont identiques en substance, le philosophe Védanta n’a pas reculé devant elle mais au contraire l’a accepté comme inévitable. L’âme est Dieu, cette proposition nous effraie nous-même ; cependant si elle n’est pas Dieu que peut-elle être ? Nous sommes plus accoutumés à l’expression : l’âme est divine ou semblable à Dieu, mais qui peut ressembler à Dieu si ce n’est Dieu lui-même ? Si Bráhman est « unique et sans second » il s’en suit, dit le Védantiste, qu’il n’y a pas place pour une chose qui n’est pas Bráhman. La sentence souvent répétée « Tat tvam asi » (Tu es lui) ne signifie pas que l’âme est une partie de Bráhman, mais que Bráhman tout entier est l’âme. Les Védantistes étaient en effet ce que Henry More et les autres Platonistes de Cambridge auraient appelé Holnemerians, croyant que l’esprit est présent tout entier dans chaque partie, (ὅλος ἐν μέρει).


Les Oupadhis causes de différence entre l’âme et Dieu


Mais alors il faut répondre à cette question : comment Bráhman et le Soi individuel peuvent-ils être un ? Bráhman ou le Soi divin est éternel, omnipotent et omniprésent, notre moi n’est évidemment pas tel. Pourquoi donc ? parce qu’il est conditionné, enchaîné, soumis aux oupadhis ou obstacles. Ce sont ces oupadhis qui sont cause que le Soi absolu apparaît comme Soi incorporé (Sariraka). Ces oupadhis sont le corps et ses organes, les instruments de perception, conception et de toute pensée, et le monde objectif (vishaya). Nous voyons tous les jours que le corps grossier et ses membres déclinent et périssent ; ils ne peuvent donc être appelés éternels. Ils sont des objets, non le sujet, ils ne peuvent constituer le sujet éternel le Soi. Toutefois à côté de ce corps grossier qui périt au moment de la mort, il y en a, supposent les Védantistes, un autre appelé le corps subtil (sukshma Sariram) composé des esprits vitaux, des facultés des sens et du manas (esprit). Ce corps subtil est suppose être le véhicule de l’âme incorporée, qui réside en lui après la mort, jusqu’à ce qu’elle renaisse. En effet, aucun philosophe indien ne révoque en doute le fait de la transmigration ; il est pour lui aussi certain que notre émigration à travers cette vie. Les détails physiologiques de cette migration ou transmigration sont souvent fantaisistes ou enfantins. Comment aurait-il pu en être autrement en ces temps primitifs ? Mais le grand fait de la transmigration n’est pas ébranlé par ces détails fantaisistes, et l’on sait que ce dogme a été admis par les plus grands philosophes de tous les pays. Et ces détails plus ou moins fantaisistes n’affectent pas non plus les grandes lignes du système Védanta en tant que philosophie, car l’entière vérité du Védanta une fois saisie, la transmigration aussi, de même que la béatitude du paradis céleste, s’évanouit. Quand le Soi humain est reconnu comme identique au Soi éternel, il n’y a plus possibilité de migration, il n’y a plus que paix et repos éternel en Bráhman.

Cette doctrine que ce que nous appelons notre monde réel est un monde fabriqué par nous, que rien ne peut être long ou court, blanc ou noir, doux et amer, en dehors de nous, que notre expérience ne diffère pas en fait d’un songe, a été hardiment professée par Berkeley, dont John Stuart Mill, qui n’est cependant pas un idéaliste de profession, déclare qu’il a été le plus grand génie philosophique de tous ceux qui depuis les temps les plus reculés ont appliqué la puissance de leur esprit aux recherches métaphysiques. C’est un témoignage considérable, venant d’un tel homme. « L’univers physique, dit Berkeley, que je vois, sens et infère, n’est que mon rêve et rien d’autre, ce que vous voyez est votre rêve ; seulement nos rêves s’accordent sur bien des points. »

Le feu professeur Clefford, qui de même n était pas un rêveur ni un idéaliste, a exprimé la même conviction en écrivant[13] : « Au point de vue physique un rêve est exactement aussi bon que la vie réelle, la seule différence réside dans la vivacité et la cohésion. » Or que dit le Védantiste ? Aussi longtemps que nous vivons, dit-il, nous rêvons ; et notre rêve est réel aussi longtemps que nous rêvons ; mais quand nous trouvons ou plutôt quand nous nous réveillons et que nos yeux sont ouverts par la science, un monde nouveau, une nouvelle réalité se lèvent devant nous, ce que Platon appelle le monde réel dont nous ne connaissions auparavant que les ombres. Cela ne veut pas dire que le monde phénoménal n’est absolument rien, non, il est toujours l’effet dont Bráhman, source de toute réalité, est la cause, et comme selon le Védanta, il ne peut exister une différence substantielle entre la cause et l’effet, le monde phénoménal est substantiellement aussi réel que Bráhman, bien plus, il est en son ultime réalité Bráhman lui-même.


Psychologie du Védanta


La terminologie psychologique des Védantistes peut sembler très imparfaite et incertaine ; mais elle a un grand avantage : elle ne confond pas l’âme avec la pensée. L’âme ou Soi n’a que trois qualités : elle est, elle perçoit et elle se réjouit. Mais cette perception de l’âme n’est pas ce que nous entendons par penser ; c’est plutôt la lumière ou l’éclat qui distingue l’homme du monde inanimé, qui brille intérieurement, et qui, lorsqu’elle éclaire quelque chose, est appelée perception ou bouddhi. Dans l’un des Oupanishads nous lisons que les hommes étaient d’abord raides comme des souches ; ce n’est que lorsque Bráhman entra en eux qu’ils furent éclairés par l’intelligence. Ce que nous appelons perception, mémoire, conception, imagination et raisonnement sous toutes ses formes est accompli par certains instruments appelés les sens (indriya) et par le Manas, que l’on traduit généralement par esprit, mais qui est réellement le sensorium commune, le joint de concentration des sens. Les instruments primaires de toute cette connaissance, les organes des sens, sont périssables, et il en est de même du résultat obtenu par leur intermédiaire, si sublime qu’il puisse paraître dans ses stages les plus élevés. Le Védantiste reconnaît cinq organes ou sens pour la perception (bouddhi) et cinq pour l'action (karman). Les premiers servent à percevoir le son, la forme, la couleur, le goût et l'odeur, les derniers pour les actes de saisir, se promener, parler, etc.

Toutes les sensations sont conduites par les sens à l'esprit, manas, le sensorium commune qui étant attentif ou inattentif, perçoit ou ne perçoit pas ce qui lui est apporté. Les fonctions du Manas sont diverses, telles que la perception (bouddhi), la connaissance conceptive (vignâna) et la pensée discursive (kitta). Ces trois fonctions prennent souvent un caractère indépendant, et se tiennent alors à la place ou à côté du Manas. De là une grande confusion dans la terminologie psychologique[14]. D’autres manifestations ou occupations de ce Manas ou esprit sont le désir (kama)[15], l’imagination (sankalpa), le doute (vikikitsa), la foi (sraddha), le manque de foi (asvaddha), la résolution (dhriti), l’irrésolution (adhriti), la honte (hri), la réflexion (dhri) et la crainte (Chi)[16]. Il est difficile de trouver des équivalents exacts en notre langue pour tous ces termes techniques. Parfois le mot mémoire paraît la meilleure traduction de Manas. (Védanta-Soutras, II, 3, 32). En effet l’esprit ou manas, dans les Oupanishads est très compréhensif, presqu’autant que la Mens de Spinoza, quoique moins défini. Mais nonobstant ce défaut de détermination des Oupanishads, dans ce premier essai de classification des fonctions de l’esprit, Sankara, en vrai moniste, tient lui-même pour l’unité de l’esprit et de ses dix organes et traite toutes les autres manifestations comme autant de fonctions (vrittis) d’une seule et même puissance mentale, appelée Antah-karana ou l’organe interne.


Notre esprit n’est pas notre soi (atman)


Tout cela peut paraître bien imparfait ; cependant l’on y trouve une grande vérité, à savoir que notre Soi n’est ni notre corps ni notre esprit, ni même nos pensées, dont la plupart des philosophes sont si fiers, mais que toutes ces choses ne sont que des conditions auxquelles le Soi est soumis, des fers par lesquels il est enchaîné, bien plus, des nuages qui l’obscurcissent au point de lui faire perdre le sens de son imité substantielle avec le Soi suprême, et oublier le caractère purement phénoménal de l’univers soit extérieur soit intérieur.


Les Oupadhis causés par Avidya


Mais une nouvelle question ne tarda pas à se poser : d’où viennent ces Oupadhis ou conditions, ce corps, ces sens, cet esprit et tout le reste ? Et la réponse fut, d’avidya ou de la nescience. Originellement, je crois, cette nescience fut considérée comme purement subjective, comme un aveu de notre inévitable ignorance de tout ce qui est transcendant, ignorance reconnue d’un commun accord par les plus grands philosophes. Mais bientôt cette avidya fut conçue comme une puissance indépendante. Ce ne fut plus seulement l’ignorance personnelle, ce fut l’ignorance universelle, une ignorance n’affectant pas seulement le Soi humain, mais couvrant d’ombre pendant un temps le Soi suprême, Bráhman lui-même, qui, comme nous l’avons vu, est la substance du Soi humain. Mais alors se pose de nouveau la question : comment l’ignorance peut-elle affecter le Soi suprême qui est Tout en Tout, qui n’est soumis à rien d’extérieur à lui, parce qu’il n’y a rien en dehors de lui, qui donc est parfait à tous égards ? Le Védantiste ne peut que répondre qu’il en est ainsi. L’on a souvent dit qu’il n’est pas satisfaisant pour un philosophe de n’avoir pas davantage à dire que : il en est ainsi, sans être capable de dire pourquoi. Mais il est un point dans chaque système de philosophie ou un aveu d’ignorance est inévitable, et les plus grands philosophes ont dû avouer qu’il y a des limites à notre compréhension du monde ; que dis-je, cette connaissance des limites de notre compréhension est, depuis la critique de la raison pure de Kant, devenue la base même de toute philosophie critique. Le Védantiste voit partout l’œuvre d’avidya, la nescience. Il la voit dans ce fait que nous ne connaissons pas notre vraie nature et que nous croyons au monde objectif tel qu’il apparaît et disparaît. Il se garde d’appeler cette universelle avidya réelle, dans le sens où Brahman est réel, cependant il ne peut pas la dire absolument irréelle, puisqu’elle a du moins causé tout ce qui semble réel, tout en étant elle-même irréelle. Sa seule réalité consiste dans le fait qu’elle doit être présumée, et qu’il n’y a pas d’autre présomption possible pour rendre compte de ce que l’on appelle le monde réel. Quant à savoir ce qu’est cette nescience ou avidya, cela est impossible, bien plus, contradictoire à ce terme même. Et à cet effet l’on cite un vers très expressif, à savoir que : celui qui voudrait connaître avidya est comme un homme qui voudrait voir l’obscurité au moyen d’une torche éclairant au loin[17].


Avidya détruite par la science


Mais si pendant un temps cette nescience a le pouvoir de nous conquérir et de nous asservir, nous avons de notre côté le pouvoir de la conquérir et l’asservir enfin par la vraie science, (vidya) et même de la détruire ainsi que toutes ses œuvres ; et cette vraie science cette vidya c’est la philosophie Védanta. Il est vrai que nous ne pouvons briser nos fers, mais nous pouvons savoir que ce ne sont que des fers ; nous ne pouvons nous affranchir de notre corps et de ses sens, ou détruire le monde phénoménal, mais nous pouvons nous envoler au-dessus de lui et le surveiller jusqu’à ce qu’il s’arrête. Cela s’appelle la liberté même en cette vie (givanmoukti) et cette liberté devient parfaite au moment de la mort. Le philosophe Védanta a un exemple pour chaque cas. La roue du potier, dit-il, continue à tourner, même après que l’impulsion qu’on lui a donnée a cessé. De même notre vie phénoménale continue, quoique son impulsion, à savoir avidya ou la nescience ait été supprimée. Le dernier mot en cette vie, le dernier mot de la philosophie Védanta est Tat tvam asi, tu es lui ou Aham brahmasmi, je suis Brahman. « Ainsi, nous dit-on, les fers du cœur sont brisés, tous les doutes sont déchirés, toutes les œuvres sont détruites, car l’Éternel (Bráhman) le suprême et l’infime, a été vu. »

Je vais vous lire pour conclure un autre court chapitre de Sankara (IV. I. 2) où il essaie d’expliquer en quel sens notre Soi peut être le Soi suprême et comment l’âme peut avoir son véritable être en Dieu et en Dieu seul.


Comment l’âme peut être une avec Dieu


Sankara dit : « L’auteur des Soutras considère si l’Atman, le Soi, doit être reconnu comme étant le moi, ou comme différent du moi. Et si l’on dit comment peut-il y avoir un doute, si l’on considère que le mot Atman est employé dans le Véda dans le sens du Soi interne ou du moi ? — la réponse est que ce mot Atman peut être pris en ce sens original, à condition qu’il soit possible de tenir l’âme vivante et le seigneur pour identique ; mais sinon, alors, et alors seulement, le mot peut être pris dans son sens secondaire ». Sur ce le contradicteur habituel est mis en scène pour dire : « Il ne peut pas être pris dans le sens primitif de moi, car celui qui possède les qualités de perfection, etc., c’est-à-dire le Seigneur, ne peut pas être compris comme possédant les qualités contraires (péché, etc.) ni vice versâ. Or le Seigneur suprême est sans péché, le Soi incorporé, au contraire est pécheur. D’autre part, si le Seigneur était plongé dans Samsâra (la migration) s’il était un être temporel, ipso facto il ne serait plus le Seigneur et l’Écriture perdrait par suite son sens. En outre, en supposant que le Soi temporaire puisse être le Soi du Seigneur, l’Écriture serait dépourvue de sens, car personne ne serait qualifié (pour étudier le Védanta et retourner à l’état de Brahman) bien plus le témoignage des sens serait démenti. Et si l’on dit, en admettant que les deux sont différents, et que l’Écriture enseigne que nous devons les considérer comme ne faisant qu’un, pourquoi ne pas admettre alors que cette proposition doit être prise dans le même sens que lorsque l’on dit que Vishnou ne fait qu’un avec ses images ? Cela vaudrait certainement mieux que d’admettre que l’âme temporelle est le Seigneur suprême lui-même. Telle est notre opinion » c’est-à-dire telles sont les objections qui peuvent être faites, pour les besoins de la discussion contre l’autre système qui est le seul vrai. À tout cela nous répondons, dit Sankara : que le Soi temporel est le même que le Soi du Seigneur[18].

« Le Seigneur suprême doit être considéré comme le Soi (qui est en nous) car en parlant du Seigneur suprême les Gabalas le considèrent comme le Soi (qui est en nous) en disant : En effet, je suis toi, ô sainte Divinité, et tu es moi, ô Divinité. De même, d’autres passages tels que : « Je suis Brahman » doivent être considérés comme enseignant que le Seigneur est le Soi (intérieur). Il y a des textes védanta qui enseignent que le Seigneur est le Soi (intérieur) par exemple : « C’est ton Soi qui est eu tout. » « Il est ton Soi le maître intérieur, l’immortel ». « Tel est le Vrai, tel est le Soi, et tu es lui ». Et quand l’on suggère qu’il ne s’agit que d’une similitude symbolique, comme dans le cas des images de Vishnou, cela est complètement déplacé, car l’on peut objecter que c’est une comparaison forcée (secondaire) ; bien plus, la construction des sentences elles-mêmes s’y oppose. Car quand l’on veut faire percevoir une similitude symbolique, le mot est employé une fois, par exemple : « Brâhman est l’Esprit ». « Brâhman est Aditya (le soleil). Mais dans notre texte il est dit : « Je suis toi, tu es moi ». Par conséquent en raison de ta différence des expressions de l’Écriture nous devons admettre qu’il n’y a pas de différence (entre le Seigneur et le Soi). En outre l’on trouve une dénégation distincte de la différence dans le Véda. Car il dit : « Quiconque adore un autre Dieu, en pensant, il est un et moi un autre, ne sait rien ». (Brih. Ar. Oup., I, 4, 10). « Il va de la mort à la mort celui qui voit là de la diversité ». (Brih., IV, 4, 19) et plus loin : « Quiconque cherche quelque chose ailleurs que dans le Soi, est abandonné par toutes choses ». (Brih., II, 4, 6). Ces passages et d’autres encore du Véda contredisent l’opinion qu’il y a une différence (entre le Soi personnel et le Soi suprême).

« Quant à ce qui a été dit que des qualités contradictoires dans le Soi sont impossibles, cette objection n’est pas sérieuse, car il a été démontre que c’est une erreur que d’admettre des qualités contradictoires. D’autre part, quand l’on dit que dans ce cas il n’y aurait pas de Seigneur, cela aussi est erroné, comme l’établit l’autorité de l’Écriture, et d’ailleurs nous ne comprenons pas cela en ce sens. Car nous ne voulons pas dire que le Seigneur est le Soi temporel, mais ce que nous désirons démontrer c’est que le Soi temporel, si on le dépouille de son caractère temporel est le Soi du Seigneur. Les choses ainsi, il s’en suit que le Seigneur non-double est sans péché, et que la qualité opposée (l’état de péché) lui serait attribuée par erreur.

« En ce qui concerne l’argument, qu’il n’y aurait pas de personne qualifiée (pour étudier le Védanta) ou que le témoignage des sens est contre nous, cela aussi est erroné. Car avant que la lumière se fasse en nous, nous admettons entièrement le caractère temporel du Soi, et le témoignage des sens ne se réfère qu’à ce caractère seulement tandis que le passage : « Si le Soi seul était tout cela, comment verrait-il quelque chose ? » montre qu’aussitôt que la lumière se fait, l’action des sens prend fin. L’objection que la cessation de la perception par les sens entraînerait la cessation de l’Écriture, est sans valeur ; bien plus, nous l’approuvons nous-mêmes, car, selon le passage qui commence par ces mot : « Alors le père n’est plus père » et finit par ceux-ci : « Alors les Védas ne sont plus Védas ». Nous aussi nous admettons qu’avec la lumière l’Écriture cesse. Et si vous demandez : « Qui n’est pas éclairé ? » Nous répondons : « Vous-même qui pouvez poser une telle question ». Et si vous ajoutez : « Mais l’Écriture même ne déclare pas que je suis le Seigneur ». Nous répliquons : « Oui, vous l’êtes, mais si vous êtes si éclairé, alors personne n’est privé de lumière ». La même réponse s’applique à l’objection soulevée par quelques personnes, qu’il ne peut pas y avoir de non-dualité du Soi, parce que par Avidya (nescience) le Soi a un second, c’est-à-dire avant que la lumière soit faite. La conclusion est que nous devons considérer notre Soi comme le Seigneur ».

Tout cela, nous ne devons pas l’oublier, n’est pas une apothéose de l’homme dans le sens grec du mot, mais, si je puis composer un tel mot, une anathéose, un retour de l’homme à la nature divine. Les mystiques allemands ont nettement distingué ces deux actes, en appelant le premier Vergôtterung, le dernier Vergôtterung ; et, tandis qu’ils considéraient le premier comme blasphématoire, ils regardaient le dernier comme n’étant qu’une autre expression de la filiation divine, le but suprême de la religion du Christ.

  1. On est tenté de lire dhâtuprasâdât, et de traduire « par l’apaisement des éléments » en prenant éléments dans le sens des trois Gounas : sattvam, ragas, et tamas ; Voir Gâbâla Oup. IV. Mais la même expression dhâtuhprâsadât se trouve de nouveau dans le Svetâsvatara Oupanishad III, 20 et dans le Mâhânârây. Oup. VIII. 3, tandis que le mot composé dhâtuprâsadâ ne se rencontre pas dans les Oupanishads, et que prâsâda n’est jamais employé dans le sens d’égalisation des Gounas, mais constamment dans celui de faveur ou grâce d’êtres personnels (Isvara, etc.).
  2. Ce serait introduire une idée complètement moderne que de traduire : « L’esprit qui veille sur ceux qui dorment. » D’ailleurs atyeti ne signifie pas « échapper. »
  3. C’est sans doute la plus ancienne mention de la précession des équinoxes.
  4. Cela peut se rapporter aux étoiles filantes ou aux comètes.
  5. Cela se réfère probablement à la tradition d’un déluge.
  6. La même idée est exprimée par Bouddha dans le premier vers du Dhammapada. (Livres sacrés de l’Orient, X, p. 3.) « Tout ce que nous sommes est le résultat de ce que nous avons pensé, fondé sur nos pensées, fait de nos pensées ».
  7. Brih. Ar. Oupanishad, IV, 6.
  8. St Augustin. De doctr. Christ. I, 6 : « Si autem dixi non est quod dicere volui ».
  9. On a dit avec raison que la tradition gnostique n’était secrète qu’en tant que tous les chrétiens ne la connaissaient certainement pas, mais non en ce sens que tous n’avaient pas le droit de la comprendre. C’est pourquoi Clément niait que l’Église possédât διδαχὰς ἄλλας ἀπορρήτους, tandis qu’il parle de τὸ τῆς γνώμης ἀπορρήτον ; c. f. Bigg, Bampton Lectures on Christian Platonists, 1888, p. 75.
  10. 1
  11. « Quae pugna verborum silentis cavenda magis quam voce pacanda est. » (De Doctr. Christ. I, 6).
  12. Spinoza, Éthique, I. XII. « Nullum substantiae attributum potest vere concipi, ex quo sequitur substantium non posse dividi ».
  13. Fortnightly review, 1875, p. 780.
  14. Parfois quatre vrittis ou activités de l’organe interne sont mentionnées ; ce sont manah (la mémoire ou l’esprit), bouddhi (la perception), ahamkara (la personnalité) et kitta (la pensée).
  15. Cf. Spinoza. Éthique II, VII-3 « Modi cogitandi, utamor cupiditas, etc. »
  16. En outre, la considération (samsaya et vikalpa) et la décision (vishaya et adhyasaya).
  17. Cette opinion concernant la nescience ou avidya est clairement exposée dans le Védanta siddhântamouktavali, traduit par le professeur Venis (pp. 14, 15). « Quant à la réalité de la nescience (avidya) il n’y a pas de preuve, révélée ou humaine La nescience est-elle prouvée par le Véda ou par la perception, etc., ou est-elle présumée rendre compte du monde de l’expérience, qu’on ne peut expliquer autrement ? Elle n’est pas prouvée par le Véda, ni par la perception, l’induction, ou l’enseignement humain. Car, si la nescience était clairement prouvée par l’un de ces moyens, la controverse cesserait. Et puisqu’il n’y a pas de preuve de la Nescience il faut nécessairement accorder que la Nescience est présumée pour rendre compte de la production du monde irréel qui autrement est inexplicable. Car il n’y a pas d’autre moyen que cette présomption de la nescience ». Voir la traduction du Védanta-Sara par le colonel Jacob.
  18. Le professeur Thibaut (Introd. p. 100) et le colonel Jacob paraissent admettre que cette doctrine de l’identité du Soi individuel et du Soi suprême ne peut être attribuée à Badarayana. (Jacob. Védanta sara. p. IV). Telle est cependant la doctrine des Oupanishads.