Introduction à l’histoire générale des littératures orientales/Tableau historique de la marche des études orientales en Europe

TABLEAU HISTORIQUE
DE LA MARCHE DES ÉTUDES ORIENTALES
EN EUROPE[1].


Messieurs,

Je crois augmenter l’intérêt qu’offre en elle-même l’histoire littéraire de l’Orient, en la mettant en rapport avec la destinée et les progrès des études Orientales en Europe depuis le moyen âge jusqu’à nos jours : c’est dans cette vue que j’ai voulu compléter l’introduction à l’histoire des littératures par un tableau des travaux de l’érudition, que je me propose de développer dans les mêmes proportions que la matière principale du cours. Je ne fais que vous donner aujourd’hui le programme de la dernière partie de ces leçons sous la forme d’une esquisse historique qui vous fera passer en revue les recherches et les études consacrées par chaque siècle aux langues, à l’histoire, à la civilisation des peuples Orientaux ; avec cette réserve, je n’ai à citer ici ni les sources qui appartiennent à chaque nation et à ses écoles, ni les ouvrages spéciaux qui attestent la culture de quelques langues et de quelques littératures : c’est la portée des travaux que je dois signaler, c’est le mérite scientifique de chaque époque que je dois mettre en lumière.

L’histoire des études Orientales chez les peuples de l’Europe savante n’a pas encore été traitée avec l’étendue que comporte la multiplicité de ses branches ; mais elle est assez connue par des faits généraux, pour que l’on puisse trouver dans les temps qu’elle embrasse quelques points saillans, qui marquent des progrès partiels ou simultanés et qui établissent une division naturelle dans ce sujet de recherches longtemps encore inépuisables. Nous pouvons renfermer cette histoire en trois périodes, qui répondent aux grandes phases de la vie intellectuelle des nations modernes et qui sont caractérisées par l’extension des études elles-mêmes ainsi que par l’esprit qui les dirige.

La première n’aura point de limites rigoureusement déterminées ; elle s’étendra des temps du moyen âge que remplit le mouvement des Croisades au premier siècle de la renaissance qui est un siècle de voyages et de découvertes : c’est à partir du XVe siècle que l’imprimerie et le haut enseignement ont favorisé une culture plus générale et surtout plus systématique des langues Orientales.

La deuxième période, qui appartient à l’histoire littéraire des temps modernes, comprendra trois siècles environ, du commencement du XVIe au milieu du XVIIIe ; cet intervalle est marqué par des progrès incessans dans l’étude des langues dites alors Orientales, en même temps que de nouvelles langues et de nouvelles littératures reçoivent droit de cité dans le domaine des langues savantes et des littératures anciennes.

La troisième période, qui commence avec la seconde moitié du dernier siècle se prolonge jusque dans le nôtre ; elle s’achève de nos jours par les travaux combinés des grands peuples de l’Europe. Le XIXe siècle, c’est l’époque où s’accomplit la Renaissance Orientale, comme le XVIe qui a vu s’accomplir la Renaissance Gréco-Romaine : l’une ne détruit pas l’autre ; il y a assez de force dans l’esprit Européen pour recevoir leur double action sans les confondre, assez d’indépendance pour faire tourner à ses desseins leur double influence sans la subir passivement.


Au milieu des siècles du moyen âge qui succèdent à l’époque trop courte de l’unité Carlovingienne, nous voyons les populations Chrétiennes de l’Occident entrer par la lutte en communication directe avec les peuples belliqueux de l’Asie qui étaient souvent leurs agresseurs et qui restaient toujours leurs ennemis. Quand ces hostilités héroïques cessèrent avec la dernière des Croisades, il y avait trêve, et non pas réconciliation : l’opposition des croyances devait contribuer à rendre longtemps encore étrangères l’une à l’autre, les deux fractions du monde civilisé, l’Europe catholique, l’Asie et l’Afrique musulmanes. À certaines époques de la lutte, les lettres et les arts de l’Asie ont pu exercer quelque empire sur la vie des nations Occidentales ; ils ont obtenu un facile ascendant à la faveur de la paix sur les mœurs chevaleresques des populations Espagnoles demeurées en contact avec les Maures ; ils ont pu même une fois, à la cour d’un empereur Romain, Frédéric II, mettre en péril la conscience Chrétienne : on ne peut révoquer en doute les dangers de l’apostasie en suivant dans ses dernières et malheureuses destinées l’ordre jadis si redoutable des Templiers. Mais, à part ces exemples de l’influence momentanée d’une civilisation brillante et matérielle, en dehors de l’activité de quelques hommes qui se sont initiés à la langue et aux sciences des Arabes par la fréquentation de leurs écoles, les langues et les lettres de l’Orient ne sont point connues ou cultivées parmi les Chrétiens dans les siècles du moyen âge : c’est d’abord l’effet des circonstances extérieures, la conséquence de la séparation géographique des peuples, ainsi que de la distinction sociale et politique des races ; c’est aussi, et dans une mesure bien plus grande, le résultat de l’aversion naturelle des Chrétiens pour les nations ennemies de l’Évangile, pour leurs langues et leurs écrits, comme pour leurs mœurs et leurs usages ; au milieu d’eux sont les Juifs qui nient et provoquent, et autour d’eux, les Musulmans qui attaquent et détruisent. Ainsi placé sous l’empire d’un sentiment légitime de défiance et de crainte, le plus grand nombre ne peut apercevoir de quel avantage serait pour la défense de la république Chrétienne la connaissance des idées et des croyances répandues en dehors d’elle et soulevées contre elle. L’utilité religieuse de cette connaissance commence à être mieux comprise en présence des désastres qui, dans les dernières guerres du Levant, rendent inutiles les efforts de la chevalerie, le dévouement des masses et les sacrifices de deux grands siècles ; l’attention se porte alors sur l’étude des idiomes et des opinions de l’Orient en vue de la polémique que les Chrétiens pourront soutenir contre les Infidèles, non plus les armes à la main, mais par la discussion, par la controverse, par la science. C’est dans le cours du XIIIe siècle que sont faites les premières tentatives de cette Croisade intellectuelle, et aussitôt plusieurs Papes la favorisent par tous les moyens que leur fournit l’ascendant du pouvoir spirituel[2] : parmi les hommes éclairés, qui travaillent efficacement à répandre la connaissance des langues Hébraïque et Arabe comme instrumens de controverse et de conversion, se trouve le fameux Raymund Lulle[3], qui enseigne et qui établit des écoles, qui excite le prosélytisme des princes, qui organise le nouveau plan d’attaque, et qui lui-même meurt à la peine. C’est dans le même siècle que les voyages des Marco-Polo et des Rubruquis dans l’Asie centrale répandent dans les états de l’Occident des relations qui décrivent assez fidèlement des pays inconnus, mais qui ont en apparence le caractère merveilleux de la fable ; le moment n’est pas venu, où les peuples de l’Europe peuvent porter si loin leurs vues ; comme le merveilleux est trop voisin de l’incroyable, c’est à peine s’ils doivent croire à la riche et brillante culture de la haute Asie, telle qu’elle est décrite dans les premiers récits. L’insouciance des peuples à l’égard de promesses qu’ils traitent encore d’illusions s’explique d’ailleurs par leurs préoccupations du présent. Un profond découragement a fait place au premier enthousiasme des guerres saintes et l’affaiblissement des états Chrétiens est résulté du morcellement de leur territoire et des querelles de leurs princes.

Au XIVe siècle, alors que les forces divisées de l’Occident ne suffisent plus pour renouveler la Croisade, reste la voie de la prédication, et les Pontifes ne désespèrent point encore de l’ardeur scientifique des Chrétiens : la création de chaires spéciales pour l’Hébreu, l’Arabe et le Chaldéen est décrétée en 1311 par le concile général de Vienne[4], et dès lors elle est étendue des écoles de Rome et de l’université de Paris aux grandes Universités de la Chrétienté, Bologne, Oxford, Salamanque. Son but religieux inspire d’abord pour ce genre d’étude un grand élan, qui n’est comprimé dans le cours du même siècle que par l’issue malheureuse des événemens extérieurs ; les rapports des peuples deviennent plus rares et les tentatives de conversion presque impossibles par suite de l’infériorité politique des Chrétiens devant les Infidèles ; l’étude des langues envisagées comme moyens d’attaque et de défense semble avoir perdu toute son utilité et toute sa force, quand, au milieu du XVe siècle, on voit s’avancer sur le sol de l’Europe, et jusque sur les rives du Danube, les Osmanlis, conquérans de l’empire Byzantin sous Mohammed II. Il faut clore ici la première période des études Orientales qui, à l’exception des encouragemens donnés par les chefs de l’Église, ne durent leur existence le plus souvent qu’à des vocations rares et individuelles : la science des apologistes, ou Chrétiens ou Juifs convertis[5], pouvait être grande, comme leur zèle qui nous étonne ; mais l’exemple et l’enseignement de quelques hommes ne pouvaient propager efficacement le goût de ces études dont la portée n’était guère bien conçue en dehors des centres scientifiques.

Une autre période, la seconde, s’ouvrit pour les études Orientales au commencement du XVIe siècle à la faveur du réveil de l’esprit littéraire et des moyens nouveaux qui lui assuraient un aliment : ce fut d’une part l’application de l’imprimerie à la reproduction des textes, et l’on comprend qu’il ne s’est agi longtemps que de textes Hébreux, et d’autre part, ce fut la place importante accordée d’abord à l’Hébreu, puis aux langues de la même famille, dans l’enseignement des universités. La culture de l’Hébreu comme langue savante fut dès lors mise en concurrence avec celle des lettres Grecques et Latines, sources et objets de l’érudition dite classique ; elle s’étendit de l’Italie et de l’Espagne à la France et à l’Angleterre, aux Pays-Bas et à l’Allemagne ; elle fut reconnue comme une des branches essentielles des hautes études par la fondation du Collège des Trois-Langues à Louvain, du Collège royal à Paris, et d’établissemens semblables à Oxford, à Alcala, ainsi que dans les principaux foyers d’instruction[6]. C’était le temps où la grammaire hébraïque, en passant des mains des Juifs dans celles des Chrétiens, acquérait des formes plus claires et plus méthodiques, où l’étude de la langue sainte, rendue ainsi plus facile, devenait aussi plus familière et plus générale : on ne peut douter de l’ardeur et de l’habileté des hébraïsans Chrétiens du XVIe siècle, en voyant la multitude des travaux qui leur sont dus, grammaires, lexiques, paraphrases, commentaires, en considérant l’étendue des matériaux rassemblés par eux pour l’exécution d’œuvres achevées, telles que la Polyglotte d’Alcala ou de Complute et la Bible royale ou Polyglotte d’Anvers. Pendant que ces travaux d’une profonde érudition s’accomplissaient par le concours des écoles de l’Europe, les voyages de découverte et de colonisation préparaient l’agrandissement futur du domaine de la science Orientale : à peine les Portugais avaient-ils pénétré dans les mers de l’Inde et jeté sur les côtes méridionales de l’Asie les fondemens de leur puissance, que déjà les missionnaires de plusieurs ordres catholiques, et surtout de la Compagnie de Jésus, exploraient l’Inde, la presqu’île de Malacca, la Chine et le Japon, et envoyaient à l’Europe les premiers documens officiels sur le climat et les habitans de ces contrées : le prosélytisme religieux qui inspirait de si grands sacrifices devait faire concourir dès lors à ses nobles entreprises l’activité ingénieuse d’un grand nombre d’hommes qui s’exerçait en vue du même but sur la connaissance des peuples nouveaux, sur l’observation de leurs mœurs et sur la culture de leurs langues. Les efforts d’un zèle éclairé, qui n’avaient pas cessé pendant un siècle entier, furent couronnés par la fondation de la Propagande, institution Romaine par son siège, par son esprit et par son universalité[7] ; asile ouvert aux hommes de toutes les nations, elle est devenue en Europe le premier centre des études Orientales ; elle leur a offert de bonne heure le secours d’une des imprimeries les plus riches en caractères exotiques et elle a donné le jour à une masse d’ouvrages utiles aux savans et de textes destinés aux diverses nations de l’Asie.

Le XVIIe siècle a perfectionné plusieurs branches de l’érudition Orientale : il lui était réservé de compléter et d’éclaircir l’étude de l’Hébreu par celle des autres langues Sémitiques qui n’avaient été jusque là l’objet que de travaux partiels ; la grammaire de ces langues, dites Orientales par excellence[8], est alors combinée et simplifiée par procédé de comparaison ; leur lexique, expliqué et augmenté par la même voie, réunit bientôt à l’Hébreu et au Chaldéen le Syriaque, l’Arabe, l’Éthiopien. Quelques savans essaient de réaliser dans des ouvrages systématiques ce qu’ils peuvent appeler sans présomption l’harmonie des langues Orientales : Louis de Dieu, Hottinger, Sennert, pour la grammaire ; Castell, Schindler, Nicolaï, pour la lexicographie. La critique philologique ne manque pas non plus aux premiers éditeurs des textes Orientaux dont le choix est encore très limité : l’étude de quelques langues dans les sources originales est le partage d’hommes infatigables qui ne balancent pas d’y vouer leur vie ; aussi leurs noms restent attachés à des études particulières, comme les noms du P. Kircher et de F. Ludolf à l’étude du Copte et de l’Éthiopien, de J. Morin et de Chr. Cellarius à celle du Samaritain. Une connaissance plus complète de l’Arabe, qui embrasse désormais la lecture de ses monumens littéraires, fait l’illustration de l’époque qui réunit Fr. Raphelengius, Th. Erpenius, J. Golius en Hollande, Ed. Pococke et J. Greaves en Angleterre ; Abr. Hinckelmann et L. Maracci publient les premières éditions complètes du Coran[9]. Le Persan commence aussi à être mieux connu : tandis que l’esprit de sa littérature revit dans les traductions d’Olearius et de Gentius, il devient l’auxiliaire des recherches historiques et philologiques dans les ouvrages des Th. Hyde et des Schickhard. Si les anciens idiomes de l’Inde ne sont encore représentés que par la langue du Malabar[10], le Chinois est déjà révélé à l’Europe dans quelques productions littéraires que les missionnaires ont choisies dans la multitude des ouvrages indigènes : livres classiques, traités moraux, romans historiques. C’en est assez de ces traductions et des notes intelligentes qu’y ont jointes leurs auteurs, les Intorcetta, les Rougemont, les Couplet, pour faire connaître la vie intérieure de la Chine, le caractère de sa civilisation, l’étrangeté de sa langue et les particularités de ses mœurs. Toutes ces choses, dépeintes au naturel par de si savans interprètes[11], ont formé bientôt un ensemble de faits capables de constituer l’opinion du monde Occidental sur l’antique empire qui n’est pas encore ouvert aujourd’hui à l’influence politique des états de l’Europe.

La grammaire, la littérature, l’histoire, ont fourni trois points de vue principaux dans l’étude de l’Orient au XVIIe siècle : l’exégèse Biblique, la Science sacrée, est venue puiser à son tour à la même source et elle en a tiré des accroissemens considérables ; elle s’est enrichie des différentes découvertes de la géographie Orientale, quand de la Judée, théâtre de l’histoire sainte, l’interprète eut porté ses regards sur les contrées voisines ; elle a recueilli comme de droit tous les résultats des sciences positives, géographie, botanique, zoologie, et les a déposés dans des livres consciencieux comme ceux des Sam. Bochart et des D. Calmet ; elle s’est approprié les fruits de l’érudition profane, dont elle avait naguère, à elle seule, provoqué la naissance. Les Polyglottes de Paris et de Londres sont restées, pour ainsi dire, les colonnes qui marquent à leur époque le terme possible d’incroyables, mais fructueux efforts ; l’exactitude et la perfection des détails n’y ont point souffert des vastes proportions de l’entreprise : dans de telles œuvres, nous trouvons les travaux d’un siècle entier assemblés et coordonnés par des hommes d’un génie patient.

Le XVIIe siècle, qui a uni la gloire de l’érudition à la gloire des lettres, devait laisser, à côté des publications aussi importantes que variées que nous venons de passer en revue, des monumens non moins durables du prodigieux savoir alors déployé dans l’étude des sources Orientales ; il lui a été donné d’ajouter à sa couronne scientifique l’essai d’une somme, d’une espèce d’encyclopédie de l’Orient, mais de l’Orient Biblique et Musulman, tel qu’il était connu par l’Ecriture et dépeint par les historiens Arabes : après les tentatives déjà remarquables du savant Hottinger[12], parut la Bibliothéque Orientale de d’Herbelot, œuvre colossale, tirée laborieusement par son auteur de sources manuscrites, Arabes, Persanes et Turques, la plupart encore inconnues ; malgré les défauts inséparables de l’exécution d’un si vaste plan, elle est un trésor dont les richesses conservent tout leur prix, jusqu’à ce que le texte complet des mêmes sources ait été publié, ou qu’on ait mis au jour une nouvelle bibliothèque rédigée dans un ordre encore plus systématique, puisée aussi dans les ouvrages originaux et par dessus tout s’étendant à toutes les nations de l’Asie. Un autre monument fut un demi-siècle après élevé par la France à une branche non moins considérable des mêmes études : comme la Bibliothèque de d’Herbelot, œuvre contemporaine de la traduction des Mille et une nuits par A. Galland, était consacrée à l’histoire de l’Orient Musulman[13], le travail du P. Lequien, qui mériterait également le nom de Bibliothèque, embrassait l’histoire de l’Orient Chrétien, traitée d’une manière complète et d’après des documens authentiques[14] ; il réalisait sur l’histoire des Églises Orientales des recherches neuves comme celles qu’Eus. Renaudot avait faites sur leurs Liturgies[15]. Un troisième monument qui remonte à la même époque vit le jour à Rome sous les auspices de l’autorité pontificale : c’est la Bibliothèque Orientale du Vatican, publiée à l’imprimerie de la Propagande par les soins de J. S. Assemani, le plus ancien membre de la famille des savans Maronites du même nom, et restée jusqu’ici le dépôt le plus considérable des textes Syriaques[16].

Les travaux que le XVIIe siècle avait consacrés à l’Orient ont été achevés dans la première partie du XVIIIe, comme le prouve la date des dernières publications qui se rattachent par leur méthode et leur portée à l’entreprise de d’Herbelot ; mais il n’y a alors, pour ainsi dire, aucune manifestation de l’esprit de conquête qui animera les représentans de l’érudition Orientale dans la seconde moitié du même siècle : car c’est là l’aurore d’un jour nouveau, le principe du mouvement qui poursuit aujourd’hui son cours.

Une troisième période a commencé vers 1750 pour les études Orientales ; elle est marquée par les grandes entreprises de quelques hommes réduits à leurs propres forces, avant qu’il se soit formé des associations spéciales comme celles de notre temps : mais c’est l’instinct du génie qui détermine et dirige leur vocation ; c’est la puissance du génie qui opère leurs étonnantes découvertes et qui signale leurs conceptions et leurs œuvres. Voyons d’abord quel genre de progrès s’est manifesté dans les branches déjà cultivées de la littérature Asiatique.

La philologie Sémitique est approfondie dans toutes ses ramifications ; l’Arabe est pris non seulement comme terme de comparaison, mais encore comme la clef des difficultés et comme la mesure des lacunes, que présentent la grammaire et le lexique des autres idiomes de la même souche. C’est au sein de l’école Batave, alors illustrée par Alb. Schultens, que s’est produite surtout cette tendance à expliquer par la nature et les propriétés de l’Arabe l’organisme des langues Sémitiques, même de l’Hébreu assez distinct par ses caractères d’ancienneté. On doit à la même école la publication d’un grand nombre d’ouvrages de la littérature Arabe dans le texte original ; l’Allemagne, qui prit part à ces différentes études vers la même époque, peut s’enorgueillir des éditions de Reiske et de la réimpression plus complète et plus scientifique du Trésor de Meninski, comprenant le dictionnaire des langues Turque, Arabe et Persane[17].

L’étude exégétique de la Bible est éclaircie, au moins dans les questions de détail, et elle est agrandie extérieurement par les progrès simultanés de la philologie et de l’histoire ; elle est l’occasion des recherches variées, déposées dans des collections périodiques ou dans les Bibliothèques Orientales et Bibliques, dont les principales sont celles de F. D. Michaelis et de J. G. Eichorn.

La littérature Arménienne, qui a été importée en Europe par l’établissement des presses d’Amsterdam et de Marseille a désormais un siège et un asile dans l’île de St-Lazare, en face de Venise ; établie par son fondateur dans cette retraite ouverte à ses frères d’Orient, la congrégation des moines Mékhitaristes ne cesse pas depuis un siècle de communiquer à l’Europe la connaissance des monumens nationaux, dont elle est restée la dépositaire et l’interprète.

L’étude du Chinois et des langues de l’Asie Orientale reçoit de nouveaux secours des missionnaires du XVIIIe siècle ; le P. Prémare laisse des travaux de grammaire qui font encore autorité ; le P. Amiot rassemble les matériaux nécessaires à une connaissance raisonnée du Tartare-Mandschou ; ses recherches et celles de ses savans confrères, mémoires, lettres, documens et observations, composent la collection curieuse intitulée : Mémoires concernant l’histoire, les sciences et les arts des Chinois[18]. En même temps, aux théories vagues et arbitraires de Fourmont sur la langue et la civilisation de la Chine succèdent les travaux sérieux de J. De Guignes : son Histoire générale des Huns a démontré toute l’importance des sources Chinoises pour l’histoire de l’Asie Orientale qui est venue dès lors élargir le cercle des recherches historiques[19].

Deux découvertes inespérées contribuent surtout à agrandir le champ des études Orientales en proposant des faits nouveaux aux méditations des savans : c’est d’abord celle des livres de Zoroastre, retrouvés par Anquetil Duperron au milieu des Parsis ou Guèbres de l’Inde[20] ; le voyageur intrépide, qui est aussi leur traducteur, les a apportés en Europe comme le plus beau trophée de sa patience et de son courage ; il a sauvé les débris uniques d’une langue ancienne et savante, que l’on croyait à jamais perdue, dans leur texte Zend, restitué avec bonheur par un des plus spirituels critiques de notre époque. Presque vers le même temps avait lieu la révélation non moins subite et inattendue de l’Inde Brahmanique à l’Europe savante, par les travaux des Anglais qui, affermis dans leurs possessions d’Asie par de longues guerres, s’occupaient déjà d’étudier l’histoire et les langues de leurs nouveaux sujets dans l’intérêt de leur domination : quelques savans, Halhed, Wilford, et surtout le fameux W. Jones, ont recueilli avec habileté les documens les plus propres à signaler tout d’abord l’importance des connaissances qu’ils puisaient à des sources nouvelles ; c’est la publication des Recherches Asiatiques de Calcutta qui a le plus puissamment concouru avec les ouvrages de Jones à répandre en Angleterre et ensuite sur le continent les faits généraux qui allaient constituer l’étude historique et littéraire de l’Inde[21]. Les élémens du Sanscrit, donné comme langue savante de l’antique civilisation des Indiens, étaient à peine propagés dans des ébauches de grammaire, que déjà l’attention d’une certaine classe du public savant témoignait assez qu’il entrevoyait et devinait l’utilité multiple d’une connaissance approfondie de cette langue. Son attente n’a pas été trompée ; une littérature nouvelle, connue successivement dans ses plus anciennes productions, a été mise en comparaison, sinon en concurrence avec les littératures classiques de l’antiquité ; une langue parfaite dans son euphonie et dans ses flexions est venue apporter la lumière dans les procédés encore incertains de la linguistique ; c’est en communiquant plus de logique aux recherches, plus de force et de fixité aux conclusions, que cette langue a été prise comme un des fondemens de l’étude comparative des langues Européennes. L’œuvre que les Anglais avaient commencée dans l’Inde au siècle dernier a été reprise de nos Jours avec l’ardeur de l’émulation par les peuples les plus avancés de l’Europe : l’étude grammaticale du Sanscrit et la critique des textes ne doivent pas moins aux efforts persévérans de la France et de l’Allemagne qu’à la science des deux Indianistes Anglais, Colebrooke et Wilson, dont les noms valent l’illustration de toute une école.

Telle était déjà l’extension acquise aux études Orientales avant la fin du XVIIIe siècle par les recherches simultanées des voyageurs et des savans. Le XIXe poursuit ces recherches et il les complète : il agrandit le domaine de chaque littérature en rapportant à l’histoire des lettres chez un peuple tous les faits qui appartiennent à la même époque et dépendent de la même civilisation : c’est ainsi qu’il forme par la comparaison systématique des sources une sorte d’encyclopédie historique et littéraire qui résume la pensée du monde Oriental, Qu’on observe bien qu’il ne s’agit pas seulement des patientes et graves études de l’érudition : les productions de ce monde qui est si loin de nous ont joui d’un empire plus immédiat et plus réel sur l’intelligence des contemporains ; elles ont fourni à l’opinion des idées nouvelles et imprimé des formes nouvelles au style littéraire. N’est-ce pas avec raison que nous donnerions au mouvement opéré par ces idées et ces formes le nom de Renaissance Orientale[22] ? Ne voyons-nous pas depuis le commencement de ce siècle philosophes et historiens, prosateurs et poètes, payer tribut aux conceptions du génie Oriental répandues en Europe sous toutes les formes ? Le chantre Allemand des Héros de l’Iran, rival de Ferdousi dans son énergique paraphrase, J. Goerres a tiré des premiers livres apportés d’Orient son ingénieuse Histoire des mythes du monde Asiatique ; F. Creuzer, venu après lui, a puisé dans les mêmes fragmens la partie comparative de sa Symbolique des peuples de l’antiquité. On sait que Fr. Schlegel, comme Herder, a donné la première place à l’Orient dans l’histoire primitive de l’humanité ; que J. F. Molitor a recherché dans les sources hébraïques la Philosophie de la Tradition ; que J. Ch. Windischmann a interrogé sur les problèmes des sciences spéculatives la sagesse de l’Inde et de la Chine, et enfin que Hégel lui-même n’a pas dédaigné de mêler à sa nébuleuse métaphysique les abstractions dérobées aux enseignemens philosophiques des écoles Orientales. Goethe et Byron ont emprunté aux poèmes de l’Orient des conceptions et des images qu’ils ont fait servir à l’expression de la pensée plus sérieuse et aussi plus inquiète de l’Occident. Fr. Rückert a tenté avec un merveilleux succès d’assouplir la langue des Germains à toutes les formes, à tous les rhythmes de la poésie Orientale : la réaction romantique y a cherché les motifs d’une libre inspiration et en même temps l’exemple de ses propres hardiesses ; un poète Français a fait succéder un recueil d’Orientales à ses Odes et Ballades ; un autre poète a demandé à la nature de l’Orient des pensées et des impressions, des images pour ses tableaux, des tons pour de nouvelles harmonies.

Telle est l’influence en quelque sorte naturelle et directe de la littérature Orientale sur la pensée de l’époque et en particulier sur celle des poètes ; mais revenons à cette littérature prise dans son ensemble comme objet de recherches scientifiques ; voyons comment son étude promet d’être féconde en résultats et combien de labeurs et d’efforts elle exige pour répondre à sa destination. Nous ne serons point étonnés du concours des travailleurs en présence d’une mine dont les richesses sont dispersées en un si grand nombre de régions : le développement des lettres Orientales a constitué en effet des branches d’étude aussi distinctes qu’il y a eu de grands peuples sur la surface du continent Asiatique. Il importait à la science Européenne de créer des moyens d’investigations sans cesse plus nombreux et plus efficaces : les collections de manuscrits, les imprimeries, les académies et les universités, les associations, les recueils périodiques ont été les instrumens extérieurs de la propagation rapide des études Orientales depuis cinquante années.

Les collections de manuscrits Orientaux, rassemblées dans quelques capitales, ont été mises en œuvre de notre temps avec plus d’ardeur et surtout avec plus d’accord dans le choix des ouvrages destinés à voir le jour : des acquisitions précieuses et souvent considérables sont venues accroître le fond Oriental des bibliothèques de Paris, de Rome, de Leyde, de Londres et d’Oxford, de Berlin et de Dresde, de Gotha, de Vienne et de Munich ; les musées et les bibliothèques de St-Pétersbourg ont pris place parmi les dépôts les plus importans d’antiquités et de livres Asiatiques. Les grandes imprimeries ont perfectionné les procédés appliqués à l’impression des diverses écritures Orientales et elles se sont enrichies de nouveaux corps de caractères dans des langues auparavant à peine connues. Les universités des grandes monarchies de l’Europe ont vu créer dans leur sein des chaires spéciales pour l’enseignement des langues et des littératures de l’Orient ; tandis que les universités de l’Allemagne ont déjà pu atteindre une gloire différente, mais également grande, dans le cercle particulier de leurs travaux, l’École spéciale des langues Orientales et le Collège de France perpétuent à Paris l’éclat que les Chézy, les Rémusat, les Silvestre de Sacy ont jeté naguère sur cette partie de la science, honneur héréditaire de leur patrie. L’Institut de France et les célèbres académies de Berlin, de Munich, de Turin et de Pétersbourg, ont donné place dans leurs mémoires à des dissertations étendues sur l’histoire et la littérature des Orientaux ; il faudrait rappeler ici les noms de leurs auteurs la plupart encore vivans, pour faire ressortir la valeur de chacune de ces collections académiques. Des recueils ont été fondés dès le commencement de ce siècle pour mettre au jour les trésors encore enfouis dans les dépôts de manuscrits ou pour en faire connaître le prix par de savantes analyses ; c’est le but qu’ont atteint des publications telles que les Mines de l’Orient[23] ainsi que les Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi[24] ; c’est aussi celui que se proposent les deux comités établis en Angleterre, l’un pour l’impression des traductions d’ouvrages Orientaux, l’autre pour la publication des textes[25]. Il faut rapprocher de ces grandes entreprises les recueils périodiques dirigés par les membres de quelques sociétés savantes en vue de communiquer à un public nombreux les travaux commencés ou bien les découvertes déjà obtenues : les principaux de ces organes de la science progressive sont les Journaux Asiatiques de Calcutta, de Madras, de Bombay, de Londres et de Paris, ainsi que le Journal pour la connaissance de l’Orient publié par les philologues les plus distingués de l’Allemagne sous la direction de Mr Chr. Lassen[26]. L’union des hommes qui cultivent les langues et les littératures Orientales n’était pas moins nécessaire que la publicité rapide des recherches scientifiques ; c’est ce qui a déterminé la fondation des Sociétés Asiatiques du Bengale, de Paris, de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, et plus récemment de la société Orientale de Boston ; l’influence de ces différentes sociétés est plus ou moins étendue d’après l’activité des hommes qui dirigent leurs

travaux et en raison des ressources dont chacune d’elles peut disposer. L’Allemagne à laquelle le mobile de l’émulation littéraire n’a d’ailleurs jamais manqué n’a point possédé jusqu’à présent une semblable association ; elle a compté depuis longtemps des noms illustres dans les diverses branches de la science Orientale ; mais pour la première fois, elle vient de rallier ceux de ses enfants qui se vouent à l’étude de l’Asie dans le congrès annuel de ses philologues, en y conviant avec eux les Orientalistes des autres pays de l’Europe. Le congrès de Dresde, qui est à peine terminé, a compris cette fois une section d’Orientalistes dont les conférences ont eu pour but la propagation et l’encouragement des différentes études qui concernent l’Asie ; c’est là une première tentative d’unir ceux qui, quoique séparés par de grandes distances, sont occupés de la réalisation de semblables desseins et doivent joindre leurs forces en vue d’un plus rapide accomplissement. Il est digne de remarque que le nom même qui a cours aujourd’hui pour désigner collectivement cette classe d’hommes dans la république des lettres est d’un usage tout moderne : Orientaliste est un mot nouveau, dont la formation et l’emploi sont dûs à la création d’une science nouvelle qui, quelque restreinte qu’elle soit ou qu’elle paraisse, exige des études longues et spéciales pour donner des fruits abondans. On pourrait avec non moins de justesse comprendre sous le nom d’Orientalisme l’ensemble des travaux de toute nature entrepris avec une heureuse persévérance pour parvenir à une connaissance complète et vraie du monde Oriental, tel qu’il apparaît dans le cours entier de l’histoire. Ces mots sont au nombre de ceux qui naissent dans les langues, quand la chose qu’ils expriment est née elle-même dans l’intelligence des peuples, quand tous les esprits ont conscience de la réalité d’un nouvel ordre d’idées et de faits.

Vous venez de voir, Messieurs, dans quelles circonstances et par quels moyens le cercle des études Orientales s’est élargi sans cesse depuis un siècle, au point de constituer en quelque sorte une carrière nouvelle et spéciale parmi les carrières scientifiques ; je dois attirer encore votre attention sur les intérêts divers, mais également puissans, qui déjà y ont fait entrer un grand nombre d’hommes. Un genre d’intérêt qu’on peut appeler historique a poussé des esprits élevés, voués à des sciences particulières et capables d’en étendre les limites, à les appliquer à l’étude approfondie de l’Asie ; les derniers progrès de quelques sciences, histoire, ethnographie, géographie, climatologie, ont en effet été marqués par de grands ouvrages consacrés par leurs auteurs au continent Asiatique : telles sont les compositions historiques des Heeren et des Klaproth[27], des Hammer et des Mouradja d’Ohsson[28] ; telles sont la description ethnographique de l’Asie, due aux recherches savamment groupées de C. Ritter, et sa description géographique, entreprise par H. Berghaus en rapport avec les exigences des sciences mathématiques et les découvertes des sciences naturelles[29] ; telles sont encore les publications d’Alexandre de Humboldt, expliquant à l’aide d’une étude comparative des grandes divisions du globe les lois géologiques et météorologiques de l’Asie et surtout de sa région centrale[30]. En vous citant les œuvres qui représentent la science la plus avancée, je vous indique quelle large place a été faite à la connaissance de cette partie du monde dans les travaux les plus considérables des modernes. Une activité non moins grande et non moins heureuse a été déployée dans la culture des branches plus spéciales de l’érudition Asiatique, et l’on pourrait, en raison de sa portée générale, nommer philosophique l’intérêt qui a guidé toutes les classes des Orientalistes dans leurs études diverses embrassant le plus souvent des objets nouveaux : c’est cet intérêt qui les a entraînés vers les littératures inconnues de l’Orient, qui les a conduits à l’analyse et à la comparaison des langues, qui les a soutenus au milieu des difficultés des recherches les plus minutieuses, et qui les a éclairés dans la critique des sources. Je vous ai déjà entretenus de l’étude philosophique de l’Orient ; j’ai signalé aussi les procédés ingénieux et sûrs de la linguistique comparative ; je devrais redire ici avec quelle sagacité quelques esprits ont interrogé les plus anciens systèmes d’écriture pour y découvrir la langue et la pensée des peuples, s’il suffisait de quelques définitions pour caractériser les progrès de la grammaire philosophique du Chinois, la lecture d’une partie des inscriptions cunéiformes et surtout le déchiffrement des hiéroglyphes de l’Égypte. Mettant au nombre des expressions multiples de la pensée Orientale l’antique écriture de la monarchie des Pharaons, je prends pour exemple des plus heureuses découvertes de l’époque l’œuvre de Champollion le Jeune, la recomposition du système hiéroglyphique qui avait caché aux regards de tant de siècles la vie religieuse et politique d’une grande nation ; un seul homme a tiré de ces caractères mystérieux et jusqu’alors incompris une langue hiératique dont il a reconstruit la grammaire et le dictionnaire[31] ; depuis lors on n’a guère fait que répéter la substance de ses recherches ou les amplifier dans un cercle restreint d’applications[32]. Les études Égyptiennes, dont la première phase remonte à l’Expédition Française et dont la seconde a été marquée par les découvertes de Champollion, ont paru sommeiller depuis quelques années ; mais une splendeur nouvelle leur semble réservée par les résultats de la nouvelle expédition d’Égypte, entreprise par des savans Allemands sous la direction de Rich. Lepsius et avec la protection du gouvernement Prussien. La Chine, l’Inde, la Perse n’ont rien à envier à ces études Égyptiennes, que nous voyons encouragées avec une munificence royale et favorisées plus puissamment encore par l’attente de l’opinion ; c’est le même intérêt philosophique qui a suscité dans toute l’Europe de patientes, recherches ou de longs et ardens travaux sur l’écriture, la langue, la littérature, la religion et l’histoire des plus grands peuples de l’Asie. Un intérêt social vient s’ajouter aux deux autres et leur donne plus de force en leur communiquant sa propre actualité : l’Europe transporte sur le sol de l’Asie les questions de prépondérance politique qui s’agitent entre ses gouvernemens ; elle assure son influence chez les peuples à qui elle transmet les arts de la civilisation ; elle accroît en même temps sa puissance maritime et crée pour son commerce d’importans débouchés. Quand on se représente l’immense continent, voisin du nôtre, ainsi cerné ou plutôt envahi de toutes parts, on ne peut s’empêcher d’ajouter foi à une rénovation sociale de l’Asie qui est déjà en voie d’accomplissement et que l’Europe semble destinée à mener à son terme, à la condition d’une politique généreuse qui vienne en aide aux intérêts religieux et moraux des peuples Asiatiques non moins qu’à leurs besoins d’un ordre matériel.

Si la question d’Orient, transportée de l’Égypte à la Syrie, de la Perse à la Chine, a pris en peu d’années des aspects divers et a grandi pour ainsi dire à vue d’œil dans d’effrayantes proportions, l’importance scientifique de l’Orient s’est fait sentir longtemps auparavant dans la vie intellectuelle de l’Europe ; il est évident qu’une ère nouvelle a été dès la fin du dernier siècle ouverte à la science par la conception plus large de tous les élémens qui doivent entrer dans l’étude philosophique de l’humanité, et l’on ne peut méconnaître en même temps qu’une telle révolution avait un but élevé, providentiel, caché d’abord aux prévisions humaines. Car, si les progrès de la science ont semblé quelquefois menacer les fondemens de nos croyances et opposer des témoignages contradictoires aux traditions positives qui s’y rattachent si étroitement, une science plus avancée, et par conséquent plus complète, est toujours venue proclamer la sublimité du dogme Chrétien, ainsi que la certitude et la supériorité des traditions Bibliques perpétuées par l’enseignemens de l’Église. Vous savez, Messieurs, que les études Orientales ont mis de nos jours des armes puissantes entre les mains d’illustres apologistes depuis le comte Frédéric de Stolberg jusqu’au savant N. Wiseman[33]. Que des attaques non moins violentes ni moins perfides que celles du siècle dernier soient dirigées mainte fois encore contre le Christianisme au nom de la science par l’esprit négatif de quelques écoles où dominent dans une mesure fatale les procédés de l’analyse[34] : et vous verrez de nouveau la vérité des faits, mise tout à coup dans un jour plus éclatant, faire rentrer dans l’oubli, les doutes et les hypothèses qu’une critique orgueilleuse ne craint pas de formuler. N’oubliez pas que la guerre de destruction qui se poursuit encore aujourd’hui dans quelques parties de l’érudition Orientale trouvera nécessairement un terme dans les excès mêmes du scepticisme historique ; du milieu des ruines qu’il aura accumulées s’élèveront de plus vastes édifices, reconstruits par le génie patient et laborieux de générations croyantes.

  1. Leçon du 21 novembre.
  2. Quatre Pontifes de ce siècle ont surtout recommandé l’étude de l’Arabe et ordonné son enseignement à l’université de Paris : Innocent IV, Alexandre IV, Clément IV et Honorius IV.
  3. Rayhundus Lullus, né dans l’île de Majorque en 1235, mourut en 1314, après une longue carrière d’étude, d’agitation et de souffrance ; celui qui avait prêché le christianisme aux Musulmans dans leur langue est le philosophe chrétien, auteur de la célèbre méthode qu’il a comprise sous le nom d’Ars magna sive generalis et qu’il a appliquée principalement à la démonstration de la foi catholique.
  4. C’est le pape Clément V qui a ainsi renouvelé solennellement l’ordre donné par plusieurs de ses prédécesseurs.
  5. Il suffit de rappeler ici avec le nom de S. Raimond de Pennafort, contemporain de Raymond Lulle, les noms de deux illustres néophyte, Raymond Martini, dominicain Espagnol du XIIIe siècle et Nicolas de Lyra, franciscain Normand du XIVe.
  6. La renommée du Collegium trilingue ouvert en 1518 s’étendit bientôt et fit sentir dans plusieurs pays la nécessité de la même institution ; guidé par les conseils d’Érasme et de Budé, François I fonda le Collège de France par lettres patentes du 25 mars 1529 ; c’est vers la même époque que les universités d’Oxford et d’Alcala furent dotées par leurs illustres protecteurs, les cardinaux Rich. Fox et Ximenès, d’un enseignement spécial pour les trois langues savantes.
  7. Cette institution permanente et spéciale n’a pas existé officiellement à Rome avant le XVIIe siècle ; c’est en 1622 que Grégoire XV a établi la Congrégation de la Propagande, dont le Collège, destiné aux élèves-missionnaires de toutes les parties du monde, fut institué en 1627 par Urbain VIII : elle est encore aujourd’hui une vivante image de l’union religieuse des nations, consacrée par la plus haute expression de l’autorité spirituelle.
  8. Voir plus haut, p. 28-29.
  9. Le premier, à Hambourg (1694, 4o), et le second, à Padoue, avec traduction latine, commentaire, réfutation (1698, 1 in-folio).
  10. Le Malabar a pu être donné longtemps comme la langue principale de l’Inde ; c’est sa partie littéraire qui a reçu dans les relations des Européens le nom de Grantham, c’est-à-dire, langue des livres, avant que le même mot fût appliqué au Sanscrit.
  11. On ne peut oublier quelle expérience avaient acquise en Chine les Lecomte et les Verbiest au milieu des hauts emplois que leur science leur avait valus : leurs travaux et leurs services ne sont que résumés par le P. Dubalde dans son édition des Lettres édifiantes et dans sa Description de la Chine, restée classique parmi les ouvrages spéciaux des modernes (4 vol. in-fol. ou in-4o, plusieurs fois réimprimés).
  12. Parmi les nombreux ouvrages de J. H. Hottinger, théologien et professeur de Zurich (1620-67), les suivans se rapportent à une étude encyclopédique de l’Orient : Historia Orientalis ex variis monumentis collecta, Tiguri, 1651 et 1660, in-4o, Smegma Orientale, Heidelbergæ, 1657, et Promptuarium sive Bibliotheca Orientalis, ibid., 1658, in-4o.
  13. Bibliothèque Orientale ou Dictionnaire universel, contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de l’Orient, Paris, 1697, in-folio. Parmi les meilleures éditions de l’ouvrage, il faut compter celle de Maestricht, 1776, avec le Supplément par le P. Visdelou et A. Galland, 1780, in-fol., et celle de La Haye (1777-82, 4 vol. in-4o), enrichie des corrections de Schultens et de Reiske.
  14. Oriens Christianus, in quatuor patriarchatus distributus ; quo exhibentur ecclesiæ, patriarchae, cæterique præsules totius Orientis. Paris, I. R., 1740, 3 vol. in-fol.
  15. Liturgiarum Orientalium collectio, Paris, 1716, 2 vol. in-4o : ouvrage que n’a pas fait oublier la partie orientale du Codex liturgicus Ecclesiæ universæ (Rome, 1749-66, 13 vol. 4o).
  16. Bibliotheca Orientalis Clementino Vaticana, etc. etc. — Jussu et munificentiâ Clementis XI. — Romæ, 1719-28, III tomes en 4 parties, in-folio. — L’éditeur de cette belle collection a aussi coopéré à la publication faite peu après des œuvres de St Éphrem en Grec et en Syriaque d’après les manuscrits du Vatican (Rome, 1732-54, 6 vol. in-fol.).
  17. Lexicon turcico-arabico-persicum, nunc secundis curis recognitum et auctum, Viennæ, 1780, 4 vol. in-fol.
  18. Paris, 1776-91, 18 vol. in-4o.
  19. Cet ouvrage, digne d’être placé à côté de la Bibliothèque de d’Herbelot, a paru à Paris, 1736-58, en 5 vol. in-4o.
  20. Le Zend-Avesta, ouvr. de Zoroastre, Paris, 1771, 3 vol. in-4o.
  21. Le recueil a paru à Calcutta sous la surveillance de la Société Asiatique instituée en 1784 et présidée longtemps par Sir W. Jones ; il a pour titre : Asiatic Researches, or Transactions of the Society instituted in Bengal, Calcutta, 1788 et années suiv., vol. I-XX in-4o ; on y a fait en outre une édition in-8o des premiers volumes. — Les œuvres de Jones ont été réunies à Londres, 1807, en 6 vol. in-4o ou en 13 vol. in-8o.
  22. M. Edgar Quinet s’est servi de la même expression dans son Génie des Religions où il esquisse en termes poétiques le mouvement Oriental des temps modernes ; il lui donne toutefois une extension bien plus grande en faisant remonter cette seconde renaissance aux découvertes des Portugais chantées par Camoens ; puis, dans son style de prophète, il conclut par la prédiction d’une réforme religieuse et civile qui se manifeste déjà dans le panthéisme Oriental de l’Allemagne.
  23. Fundgruben des Orients, Vienne, 1809-19, 6 vol. in-folio. Leur principal éditeur est, J. de Hammer, célèbre par la sagacité avec laquelle il a puisé dans un usage plus complet des sources la connaissance des monumens et de l’histoire des deux littératures Persane et Turque.
  24. Dans cette collection, publiée par des membres de l’Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres et parvenue à son XIVe tome (1788-43, Paris, I. R., 4o), la première partie de chaque volume est consacrée exclusivement à la littérature Orientale.
  25. Le premier (Oriental translation fund) a déjà publié plus de cinquante ouvrages depuis 1828, époque de sa création ; le second (Society for the publication of Oriental texts) ne fait que jeter les bases de son entreprise.
  26. Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes. — Ce recueil, commencé en 1837 à Gœttingen, et arrivé déjà au VIe volume, paraît maintenant à Bonn sur le Rhin.
  27. Les anciens peuples de l’Asie sont l’objet des premières recherches de Heeren, dans ses Idées sur la politique et le commerce des peuples de l’antiquité ; Klaproth a la gloire d’avoir demandé aux livres indigènes l’histoire des peuples presque inconnus de la haute Asie, ainsi que des nations du Caucase.
  28. On doit au premier, outre plusieurs ouvrages historiques d’un grand mérite, l’Histoire de l’empire Ottoman (10 vol. in-8o. — 2e éd. Pesth und Leipzig, 1840, 4 vol, gr. in-8o en allemand), et au second le Tableau général de l’empire Ottoman (3 vol. gr. in-folio, avec planches, Paris, 1787-1821, ou 7 vol. in-8o).
  29. Auteur d’une géographie générale qui le place à côté des Maltebrun et des Balbi, Mr H. Berghaus a commencé la publication d’un grand Atlas de l’Asie, accompagné de mémoires scientifiques (Gotha, Perthes, ann. 1832 sq.).
  30. La publication la plus récente du voyageur naturaliste, qui a pour titre : Asie centrale (Paris, 1843, 2 in-8o), résume ses vues et embrasse ses recherches sur les chaînes de montagnes et la climatologie comparée ; on y joindra naturellement l’exposition scientifique de ses voyages en Amérique et en Asie, mise au jour par J. Löwenberg (Berlin, 1842-43, 2B. in-8o).
  31. La base de la théorie était jetée dans le Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens (2e éd., Paris 1828, 8°) ; la grammaire Égyptienne, publiée après la mort de l’auteur (1 vol. petit in-fol., Didot), renferme les principes généraux de l’écriture sacrée appliqués à la langue parlée ; le Dictionnaire hiéroglyphique, dont la publication vient d’être achevée, sera le complément des règles d’interprétation.
  32. Par ex., dans deux ouvrages assez récens de l’érudition allemande, le Hermapion de J. L. Ideler, et l’Égypte ancienne du Dr Schwartze que vient de couronner l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
  33. Voir les premiers volumes de l’ouvrage de Stolberg : Geschichte der Religion Jesu Christi, et parmi les ouvrages de Mgr. Wiseman, les Horæ Syriacæ (Rome, 1827, 8o) et le 10e et le 11e Discours de son recueil déjà cité sur les rapports des sciences et de la religion.
  34. C’est le reproche qu’on peut adresser au nom d’une saine philosophie surtout aux écoles philologiques de l’Allemagne qui ont réalisé de magnifiques recherches sur les questions d’une nature positive et matérielle, mais qui ont méconnu la tradition des siècles et foulé aux pieds la raison et la vraisemblance en niant les faits qui sont la seule lumière de l’histoire primitive de l’humanité, sans les remplacer même par de poétiques hypothèses.