Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 2/Chapitre VII


CHAPITRE VII.


§ 1. Tourbes et marais tourbeux.


Il n’y a pas que les restes d’animaux qui contribuent à former des couches permanentes à la surface de la terre ; tout le monde sait que la houille, le lignite, le jayet ne sont que des détritus plus ou moins altérés et modifiés des végétaux de diverses époques ; or, la nature actuelle nous offre encore dans nos tourbières les analogues de ces dépôts plus ou moins anciens. Nous devons donc nous attacher à étudier les conditions dans lesquelles se forme aujourd’hui la tourbe, afin de pouvoir nous rendre compte plus tard de celles qui ont présidé à l’accumulation de ces amas charbonneux, puissants auxiliaires de tant d’industries modernes et de la civilisation. elle-même. En outre, la répartition géographique des tourbières à la surface des continents, comparée à celle des grands dépôts de la période houillère, nous offre des rapprochements d’un certain intérêt, et enfin ces mêmes dépôts de végétaux modernes nous seront un précieux repère pour fixer le commencement de l’époque actuelle, et la séparer nettement de celle qui l’a précédée.

Les plantes cryptogames ou phanérogames, monocotylédones ou dicotylédones, herbacées ou arborescentes qui croissent librement à la surface du sol, et quelle que soit la nature de dernier, sont, après la mort, dans le cas des animaux qui se trouveraient placés dans les mêmes conditions, c’est-à-dire que par leur altération et leur décomposition ils ne tardent pas à rendre à l’atmosphère la plus grande partie des éléments qu’ils lui avaient empruntés, ne laissant à leur place que des détritus comparativement très-faibles de substances organiques, destinées à entrer bientôt, par suite de nouvelles réactions, dans, le courant de la vie d’autres végétaux. Le terreau ou l’humus ainsi produit ne constitue même, dans les conditions les plus favorables, telles que les forêts vierges du nouveau monde, les parties basses et humides des continents et des grandes îles, que des couches superficielles, très-minces. relativement au temps qu’elles ont mis à se former et qui, dans aucun cas, ne montrent les vrais caractères d’un dépôt solide ou susceptible de se solidifier et d’opposer une certaine résistance aux agents physiques extérieurs.

Pour les végétaux, comme pour les animaux, la première condition pour la conservation de leurs débris et par conséquent pour qu’ils puissent constituer de véritables couches par leur accumulation, c’est d’être soustraits à l’action directe de l’atmosphère dans des conditions particulières que nous allons examiner.

Ces conditions sont celles qui donnent lieu au produit connu de tout le monde sous le nom de tourbe, mais dont l’origine, le mode de développement et la reproduction ont été l’objet des opinions les plus diverses. Il ne peut entrer dans notre plan de donner ici l’historique de ces discussions et de ces théories soutenues en Allemagne et dans les pays voisins par Dau, Anderson, Crôme, Wiegmann, Einof, Sprengel, Oberlin, Buchner, Pailliardi, Steenstrup, Lampadius, Forchhammer et Papius, en Hollande par Stevinus et Arends, en Angleterre par Nora, Bennis, Percival, Hunter et Jenyns, en Suisse par Deluc et Wakerling, en France par Renaud de la Plâtrière, etc. ; nous dirons seulement qu’on admettait assez généralement que la condition essentielle pour la formation de cette substance était l’existence d’un sol imperméable à l’eau, laquelle ne devait être ni complètement stagnante ni trop rapidement renouvelée. En outre, les végétaux, au lieu de pourrir, devaient éprouver un mode particulier de conservation assez analogue au tannage. De quelques observations qui nous sont personnelles, dans le nord de la France, nous avons conclu que la tourbe peut se former avec les débris de toutes sortes de végétaux ; mais il faut pour cela que les eaux ne soient pas complètement stagnantes, qu’elles ne charrient pas une grande quantité de limon, qu’elles soient peu sujettes à de grandes crues. Il faut en outre qu’elles soient très-peu profondes, que leur mouvement soit très-peu rapide et qu’elles coulent sur un fond argileux ou peu perméable, et non sur des dépôts de transport diluvien de sable, de gravier et de cailloux roulés.

Nous avons fait voir en outre que les vallées essentiellement tourbeuses, telles que celles de l’Authie, de la Somme, de l’Ailette, de l’Ourcq, de l’Essonne, des petits affluents de la rive droite de l’Oise dans le département de ce nom, de la Brèche, du Thérain et de l’Epte au delà, sont plus ou moins tourbeuses dans toute leur étendue, tandis que les vallées proprement dites de l’Oise[1], de l’Aisne, de la Marne et de la Seine, dont les eaux coulent sur un diluvium sableux et de cailloux roulés plus ou moins épais et plus ou moins étendu sur leurs bords, ne présentent nulle part de véritable tourbe continue sur des surfaces d’une certaine importance.

Les vallées tourbeuses précédentes perdent leur propriété précisément à leur débouché dans celles qui sont impropres à la production de ce combustible, et l’on reconnaît que leur fond est constitué par la craie, par les argiles des lignites ou par la glauconie inférieure, presque toujours séparée de la craie par une couche imperméable. De plus, ces rivières n’ont que de faibles crues, et lorsqu’elles sortent de leur lit ne déposent pas d’épais sédiments sur les surfaces qu’elles ont momentanément couvertes.

Formation de la tourbe.

Voyons actuellement quelles sont, d’après les recherches les plus récentes et en nous aidant surtout de l’excellent travail de M. L. Lesquereux[2], les circonstances physiques les plus générales dans lesquelles se forme la tourbe, l’âge probable de ses dépôts, les végétaux qui entrent pour la plus grande part dans leur composition, la proportion de leur accroissement, leur répartition géographique à la surface des continents et des iles, la comparaison de cette répartition avec celle des dépôts houillers et l’analogie de leur mode de formation, enfin les restes de corps organisés animaux et les autres objets qu’on y rencontre.

La tourbe, dit M. Lesquereux, peut se former au-dessus et au-dessous de la surface de l’eau, au contact de l’eau douce et au contact de l’eau salée. Elle résulte de l’accumulation des débris de végétaux qui croissent à la surface du sol, dans les eaux des lacs comme sur les pentes des montagnes, dans les bassins peu profonds des vallées comme sur les rives inondées des fleuves et des rivières.

Les fibres ligneuses du bois se conservent, comme on sait, fort longtemps sous l’eau, et c’est la partie également ligneuse des plantes herbacées, c’est-à-dire celle qui résiste le mieux à l’action décomposante des agents extérieurs, qui entre dans la composition de la tourbe. Elle la constitue réellement, sans quoi le résultat de l’altération serait, comme à l’air libre, de l’humus ou du terreau. Les Carex, les Eriophorum, certaines mousses, etc., sont, malgré leur apparence, composés en grande partie de filaments ligneux. Au lieu donc d’envisager la tourbe, dit l’auteur, comme le résultat immédiat d’une sorte de fermentation particulière, il faut l’attribuer à une résistance à ce phénomène ; et cet obstacle essentiel est la présence de l’eau. La tourbe est donc un composé de la partie ligneuse des végétaux dont la fermentation, et par conséquent la décomposition, sont retardées par la présence et la température de ce liquide. L’auteur distingue ensuite les tourbières immergées et les tourbières émergées, distinction qui n’est pas toujours bien absolue, parce que les tourbières des vallées ne sont immergées complètement que pendant un court espace de temps.
Tourbe immergée.

La tourbe immergée se forme sur les bords de la mer, des lacs et des rivières, quand les eaux peu profondes sont calmes et surtout séparées du bassin général par des digues, des dunes ou des atterrissements. Il y en a aussi dans les petits lacs et les étangs des montagnes, où, à la faible profondeur de l’eau et à son peu de courant, s’ajoute la présence de végétaux ligneux, surtout des Potamophyles, des joncées, des Presles, des Carex et de l’Arundo phragnites. Ainsi les marais de l’embouchure de l’Authie, sur la côte du Pas-de-Calais sont encore presque inaccessibles et couverts de plantes aquatiques d’eau salée et d’eau douce, déposant une tourbe qui doit atteindre dans peu le niveau de l’eau. Le territoire d’Oldenbourg, autrefois séparé du reste du Holstein, tend à s’y réunir par le développement de la tourbe, et le bras de mer qui existait en 1320 sera comblé dans peu, de sorte que la ville maritime du quatorzième siècle va devenir une cité complètement de l’intérieur. Lorsque certaines circonstances ont interrompu la formation de la tourbe et que, par suite, le premier dépôt a été recouvert de marne ou d’argile, la tourbe peut se refermer de nouveau, si les conditions lui sont redevenues favorables, et l’on peut avoir deux couches distinctes de combustible, séparées, comme on en cite des exemples en Hollande et en Suisse. Aux environs de Neuchâtel, une couche de tourbe de 7 mètres de puissance repose sur un lit d’argile de 4m,50, supporté à son tour par une couche de tourbe plus ancienne de 6 mètres, ayant pour base une argile compacte.
Tourbe émergée.

Pour la tourbe émergée, M. Lesquereux remarque que les Sphaignes renferment, par suite de leurs propriétés hygroscopiques absorbantes très-prononcées, une quantité d’eau telle que ces mousses peuvent s’imprégner d’une aussi grande proportion d’humidité par l’atmosphère que par une nappe d’eau sous-jacente. Cette sorte de végétation permet ainsi à la tourbe de se former dans des conditions où, d’autres végétaux n’en produiraient pas, et en particulier le long des pentes supérieures des montagnes. Ces mousses ne se développent point d’ailleurs sous les arbres des forêts, et l’auteur n’a point observé de tourbes émergées dans la composition desquelles les Sphaignes n’entrent comme partie essentielle de la végétation qui les a formées. Dans les tourbes de la Terre-de-Feu, suivant M. Darwin, le rôle de ces mousses serait rempli par l’Astelia pumila et la Donatia magellanica, par cette dernière surtout dont les feuilles nouvelles se succèdent sans interruption autour de la tige ; celles du bas pourrissent d’abord, et, si l’on suit la racine dans l’épaisseur de la masse tourbeuse, on les voit conserver leur position sous leurs divers états jusqu’à ce que le tout ne forme qu’une seule masse.

Dans les dépôts tourbeux des montagnes on observe une sorte de stratification et des alternances dans leurs caractères qui proviennent de leur plus ou moins de développement, par suite de la quantité d’humidité à un moment donné. On ne remarque pas ces variations dans les tourbes immergées plus homogènes, s’élevant rarement au-dessus de l’eau et dans laquelle les mousses ne croissent pas. Il arrive quelquefois que les deux espèces de tourbe se superposent ; c’est lorsque les végétaux ligneux se développent à la surface de la tourbe qui atteint le niveau de l’eau et que les Sphaignes végètent sur leurs détritus. Il faut pour cela que la température soit froide, comme celle des lacs du nord de l’Europe.

La nature du sol n’a point d’influence sur la formation de la tourbe qui s’accumule sur les roches basaltiques, granitiques, arénacées, siliceuses, calcaires ou argileuses, mais si sa composition minéralogique ou chimique n’a aucune action à cet égard, nous ne pensons pas qu’il en soit de même de ses caractères physiques et de son état d’agrégation, comme nous l’avons dit plus haut.
Ancienneté.

M. Lesquereux ne croit pas qu’on puisse assigner l’époque à laquelle ont commencé à se former les marais tourbeux, mais nous trouverons dans l’examen de leurs relations stratigraphiques, sur certains points, des données suffisantes pour nous fixer à cet égard. On peut d’ailleurs admettre que tous les dépôts de cette nature n’ont pas commencé au même moment ; ils se sont formés à mesure que, sur chaque point, les circonstances leur devenaient favorables, et l’on peut supposer qu’il y en a, qui commencent encore à se produire de même que sur d’autres points la formation a pu cesser.
Épaisseur.

Certains dépôts tourbeux atteignent jusqu’à 18 mètres d’épaisseur, tandis que d’autres n’ont que quelques centimètres ; les uns sont presque à l’état de charbon, les autres montrent encore tous les caractères des végétaux qui les constituent. Leur formation est, en général, plus lente dans les marais que sur les montagnes, et les tourbes lacustres doivent remonter à une plus haute antiquité, probablement jusqu’après la retraite des eaux diluviennes.
Proportion de l’accroissement.

D’après un certain nombre d’exemples étudiés attentivement, on a pu admettre que la croissance première de la tourbe était rarement moindre de 0m,64 par siècle et que souvent elle a pu atteindre le double ou 1m,28. La tourbe, après avoir été exploitée, se reproduit certainement, mais d’une manière variable, suivant les lieux et dans un laps de temps sur la durée duquel on n’a pas encore des données bien positives, celles que l’on obtient des exploitants ou des propriétaires étant rarement concordantes. Dans des tourbières de la vallée supérieure de la Somme, que nous avons décrites, on estime qu’il fallait un siècle pour la reproduction d’une couche de 3m,50, ce qui donnerait environ 13 millimètres par an, proportion probablement trop forte.
Flore.

L’examen comparatif de la flore des tourbières immergée ou émergées montre qu’il y a une extrême disproportion entre les familles qui y sont représentées. Parmi les mousses, 35 espèces concourent à sa formation ; en y ajoutant les hépatiques, les conferves, les fougères et les presles, on trouve que plus de 50 espèces de cryptogames composent la grande masse des dépôts tourbeux émergés. Parmi les phanérogames il y a 36 espèces de monocotylédones, et une vingtaine seulement de dicotylédones concourant au résultat commun. Mais il serait difficile de prouver que ces derniers contribuent essentiellement à la formation du combustible.

Ainsi que nous l’avons dit précédemment pour les marais tourbeux du nord de la France, il n’y a aucune plante qui s’y trouve exclusivement, et aucun phanérogame immergé n’a la propriété de toujours produire de la tourbe ; d’où l’on doit conclure que, dans les circonstances favorables, c’est-à-dire dans les eaux tranquilles et basses où il n’y a ni courant ni action dissolvante, le ligneux des plantes quelles qu’elles soient se conserve sous l’eau pour constituer la tourbe. Partout où ces conditions n’existent pas le ligneux décomposé ne forme pas de couche de combustible. Aussi les joncs, les roseaux, les laichés, les rubanniers, plantes à feuilles longues, étroites, dures et tranchantes qui renferment beaucoup de ligneux, et parmi les cryptogames certaines mousses formées pour plus de la moitié de leur poids de ces mêmes libres ligneuses, se montrent partout dans les lieux humides où s’accumule la tourbe. Quant à la tourbe marine, elle paraît surtout formée de Zostera marina, de Fucus digitatus, etc. ; les Glaux et les Salicornes croissent à sa surface.

La flore des tourbières de l’Europe paraît être à peu près la même partout. Vers le nord, dit M. Lesquereux, apparaissent cependant quelques mousses rares. dans le Jura, la Paludella squarrosa et surtout les Splachnum. Quelques arbustes changent ; ainsi l’Erica vulgaris est remplacé par l’E. tetralix, les Airelles, l’Arbutus urva-ursi, l’Empetrum nigrum, qui dans le Jura ne croissent que dans les lieux élevés non tourbeux.

Quelques tourbes marneuses renferment une si grande quantité de débris de coquilles fluviatiles et terrestres qu’on a peine quelquefois à la faire brûler. Toutes les espèces vivent encore à la surface du sol ou dans les eaux voisines. Quant aux insectes des fosses tourbeuses, et particulièrement, les coléoptères fort nombreux, aucun n’appartient exclusivement à ces endroits. Les Colymbètes ou Dytiscus, les Gyrinus, les Hydrophiles y vivent comme dans toutes les eaux tranquilles. Leur présence et celle des coquilles dans la tourbe expliquent comment les analyses de celle-ci ont montré qu’il y avait des substances d’origine animale telle que l’ammoniaque.
Distribution géo-
graphiques des tourbières.

La géographie des marais tourbeux est, comme le dit fort bien M. Lesquereux, un sujet intéressant par toutes les questions qui s’y rattachent, et dont-cependant il semble que personne ne se soit occupé jusqu’à présent.

On peut remarquer d’abord qu’il existe un rapport entre l’étendue et la profondeur des dépôts tourbeux d’une part, la température et l’humidité des contrées où ils se trouvent de l’autre.

En Europe, continue-t-il, la région des tourbières s’étend du revers nord des Alpes et des Pyrénées jusqu’aux latitudes septentrionales où cesse la végétation des plantes ligneuses. Elle commence ainsi vers le 45° ou le 46°, et plus au sud on n’en rencontre pas. Les exemples qu’on pourrait y citer sont des marais situés sur des montagnes où la température est celle des pays du Nord. Dans le midi de la France et dans les Pyrénées il n’y a de tourbe que sur les montagnes ; dans les Alpes, les vallées en renferment jusqu’à 2600 mètres d’altitude.

Dans l’hémisphère sud, la région des tourbes paraît s’arrêter à des limites correspondantes. Ainsi, suivant M. Darwin, il n’y a pas encore de tourbe dans l’île de Chiloé par 41° et 42°, quoiqu’il y ait beaucoup de marais, mais elle est fort abondante dans les iles Chonos, à 3° plus au sud. C’est dans les iles Malouines, par 52° latitude méridionale, que la tourbe acquiert le plus de développement en surface et en profondeur. Il est digne de remarque que c’est en Irlande, sous la même latitude septentrionale et sous la même température moyenne, qu’on rencontre aussi la plus grande quantité de marais tourbeux. L’Irlande, dit M. Lesquereux, n’est, comme les îles Malouines, qu’une vaste tourbière.

Au delà des zones froides d’une part et tempérées de l’autre il n’y a donc point de véritable tourbe, et la température moyenne la plus favorable à sa formation est de 6° à 8° cent. C’est précisément celle de l’Irlande et des îles Malouines ou Falkland, c’est aussi celle des hautes vallées du Jura où les dépôts sont si nombreux et si puissants. Lorsqu’on s’avance ensuite vers le N. l’activité de la végétation diminue, les marais. gagnent en étendue par la disposition du sol, mais la tourbe est de moins en moins épaisse.

On peut conclure de ces faits que la température du globe n’a pas sensiblement changé ou ne s’est pas réchauffée d’une manière bien prononcée depuis les dépôts diluviens, et si, pendant la période quaternaire, la température de l’Écosse, par exemple, s’était abaissée et étendue jusqu’aux îles Madères, on devrait, suivant M. Lesquereux, trouver quelque part, dans le midi de l’Europe, des dépôts tourbeux contemporains de cet abaissement de température, et c’est ce qu’on n’observe pas.

Mais à l’époque où l’auteur écrivait on ne se faisait pas une idée bien nette de l’étendue de la période quaternaire ; on n’y voyait que le transport des blocs, des cailloux roulés, etc., et la destruction des grands mammifères, c’est-à-dire la fin même ou une partie de cette période. Mais en réalité l’abaissement de température supposé n’a rien d’incompatible avec le caractère négatif invoqué, car il n’a eu qu’une faible durée relative, insuffisante pour donner lieu à de puissants dépôts tourbeux, lesquels, s’ils avaient eu lieu, auraient encore pu être enlevés et détruits par les phénomènes diluviens qui ont exercé leurs actions dénudantes précisément dans la même zone.

La tourbe s’observe dans l’ouest de la France, depuis les landes de la Gascogne jusqu’en Belgique, dans les dépressions du sol où règnent les conditions que nous avons indiquées ; mais c’est surtout sur le littoral de la mer du Nord qu’elle prend un accroissement particulier. Toute la Hollande repose sur un sol tourbeux, et les sondages comme les puits exécutés sur ses divers points montrent toujours plusieurs couches de cette substance, séparées par des lits plus ou moins argileux, indiquant les changements de niveau relatif survenus pendant la succession du phénomène général. Celui-ci s’observe sans discontinuité depuis le Zuyderzée jusqu’à l’embouchure de l’Elbe, sur une largeur de 20 à 25 lieues à partir de la côte. Les provinces du nord de la Hollande, l’Overyssel, la Drenthe, la Frise orientale et occidentale, puis Groningue, Osnabruck, Oldenbourg, Brème, toutes ces provinces et ces villes riches et populeuses paraissent occuper une surface conquise sur la mer par l’accroissement lent mais continu des marais tourbeux. La presqu’île du Jutland offre partout sur ses rivages de grandes étendues de sol tourbeux.
Danemark et îles voisines.

Suivant Dau, les anciens lacs de Snodstrup et de Store, dans le Holstein, sont aujourd’hui comblés sur une grande étendue ; le milieu seul est encore à découvert, mais la surface de l’eau diminue chaque année. Les bords du Grubersee sont couverts de prairies établies sur la tourbe, et au milieu s’élèvent une multitude de petites îles, couvertes de roseaux, qui combleront bientôt ce golfe, où des vaisseaux naviguaient il y a quatre siècles. L’île de Seeland, en Danemark, n’a pas moins de 20,000 arpents de sa surface en tourbe, et celle de Bornholm en est presque entièrement formée. Dans la Lithuanie le même observateur signale des dépôts de cette substance qui ont 12 à, 15 mètres de profondeur et qui s’élèvent de la même quantité au-dessus des plaines et des eaux environnantes.

Dans son mémoire sur l’invasion du, Hêtre en Danemark ; M. C. Vaupell[3] rapporte des faits intéressants que nous croyons devoir reproduire ici et dont la connaissance nous sera utile pour certaines parties du chapitre suivant. Il examine successivement les forêts sous-marines, les tufs calcaires et les tourbières, trois sortes de dépôts d’origine végétale qui se rattachent les uns aux autres.

Les forêts sous-marines des côtes de la Scanie, de l’île de Fionie, de la côte orientale du Jutland sont plus communes encore sur celles de Schleswig. Les arbres y sont enfouis dans une vase argileuse marine. La carte d’Austen montre partout, des deux côtés de la Manche, de ces amas de végétaux qui tendent à prouver que les îles Britanniques tenaient au continent à une époque peu ancienne. Dans le canal de Kodal, en Jutland, et sur d’autres points du Danemark, les bois qui les constituent sont le Bouleau d’abord, puis le Chêne et le Pin. Ils sont surmontés de dépôts coquilliers jusqu’à 5 et 6 mètres au-dessus de l’eau, tandis que ceux de la Manche sont au-dessous de ce niveau, circonstances qui prouveraient un soulèvement dans le premier cas et un abaissement dans le second.

Les tufs calcaires sont constitués non plus par des arbres, mais par des feuilles encroûtées de carbonate de chaux. L’Érable et le Chêne, le Saule, le Bouleau et le Pin y dominent. Dans les tufs de Lund sont des feuilles d’Orme, de Pin, d’Aune, de Noisetier et de Saule (Salim capræa, aurita et repens).

Les tourbières existent surtout entre Copenhague et Elseneur. « Aucun pays d’Europe ne possède des accumulations séculaires, de végétaux qui se prêtent aussi bien aux recherches, soit que l’on ait pour but de connaître les plantes dont la tourbe est formée, soit qu’on se propose de découvrir, par les débris des arbres qui s’y trouvent, quelles espèces croissaient sur les collines environnantes, à l’époque où les bassins marécageux se comblaient par la réunion des plantes qui s’y convertissaient en tourbe. » La quantité des troncs d’arbre morts y est prodigieuse, et, quoique, depuis trente ans, ils aient été exploités par millions, leur nombre ne semble pas avoir diminué. Cependant ils n’ont point contribué à la formation de la tourbe, uniquement due aux cypéracées et aux mousses. Les diverses essences d’arbres ne sont point d’ailleurs toutes contemporaines ; on peut y reconnaître une certaine succession, ainsi que l’a constaté M. Steenstrup pour les tourbières des environs de Copenhague.

Les anciennes forêts du pays, surtout celles du Jutland, étaient composées d’un mélange de conifères et d’arbres à feuilles caduques, parmi lesquels le Bouleau était le plus commun. Puis vint le Chêne. Le Pin silvestre, le Tremble, le Saule, le Noisetier, l’Orme et l’Érable n’avaient, comme aujourd’hui, qu’une importance secondaire. L’Aune, le Bouleau et une seconde espèce de Pin croissaient dans les marais.

Le Hêtre manquait alors tout à fait, tandis qu’aujourd’hui il domine dans toutes les forêts du pays. Il manque également dans les tourbières, les tufs calcaires et les forêts sous-marines. Le Pin, qui, au contraire, n’appartient plus à la flore danoise, était très-commun dans les tourbières. On sait que le Hêtre, n’existe pas non plus dans les tourbières de Hollande, d’Angleterre et de Normandie, régions dans lesquelles il s’est répandu en venant de l’Europe centrale.

« Ainsi, dit M. Vaupell, au commencement de la période géologique actuelle l’Allemagne septentrionale, le Danemark, les Pays-Bas, l’Angleterre et le nord de la France étaient couverts de Bouleau, de Pin et plus tard de Chêne. Ces arbres se disputèrent longtemps la suprématie avant que le Hêtre lui-même prit part à la lutte. Ce ne fut que lorsque le sol fut devenu moins humide, peut-être par suite des travaux de l’homme, et qu’il eût été suffisamment fertilisé par les détritus des végétations antérieures, que le Hêtre commença à se montrer. Ses progrès furent lents d’abord, mais chaque siècle en augmenta la puissance. Son domaine est aujourd’hui fort étendu et il s’accroîtra encore jusqu’à ce qu’il ait atteint ces contrées stériles ou marécageuses où il ne saurait vivre et qui seront le dernier asile des Pins et des Bouleaux. »

On a vu que les tourbières émergées avaient ordinairement une plus grande épaisseur que celles qui se trouvent sous l’eau ; la température la plus favorable à leur développement, continue M. Lesquereux, est, dans ce cas, une moyenne annuelle de 5" à 8° cent., et l’on en trouve rarement là où cette moyenne dépasse 10°. Le développement est en raison du plus ou moins d’humidité de l’atmosphère. « Les montagnes et les vallées de l’Irlande, les chaînes de l’Europe centrale, les Cévennes, les Vosges, le Jura, la Forêt-Noire, le Harz, les Alpes même nous offrent de ces marais tourbeux émergés, et beaucoup sans doute sont encore inconnus. »

Nous n’avons point à nous occuper ici de l’influence des marais tourbeux sur l’origine des sources, sur la température et la salubrité de l’air, non plus que sous les points de vue chimique, économique, industriel ou technique, mais les relations qui existent entre les divers combustibles minéraux, soit fossiles, soit modernes, ont suggéré à M. Lesquereux des remarques dont nous croyons utile de reproduire ici celles qui se rattachent directement à l’objet de nos études.
Origine et mode de formation des dépôts de combustibles végétaux.

Les amas de combustibles végétaux n’ont pu être formés que de deux manières, soit par des dépôts que l’auteur appelle extérieurs et accidentels, et que nous croyons mieux désignés de en les appelant dépôts par voie mécanique, soit par l’entassement successif de végétaux qui ont crû et sont morts sur les lieux mêmes où on les trouve enfouis. Toutes les tourbières sont dans ce dernier cas.

Les dépôts de lignites tertiaires comme les houilles secondaires ne seraient en général que le résultat du charriage des végétaux par les grands cours d’eau, ou réunis et entassés par quelques circonstances fortuites, locales, d’une durée plus ou moins limitée. Les véritables dépôts houillers de la période carbonifère auraient été, au contraire, formés à la manière des tourbes actuelles, ce que M. Lesquereux s’attache à démontrer par les caractères des végétaux des uns et des autres.

Les cryptogames, en effet, dominent dans tous deux ; les phanérogames monocotylédones viennent ensuite, et les dicotylédones ne paraissent entrer pour rien dans la composition de ces dépôts ; mais on peut remarquer que, si les cryptogames composent eu grande partie la tourbe comme la houille, il y a cependant cette différence essentielle, relativement à ce que nous dirons tout à l’heure, que ceux de la tourbe sont propres aux zones froides ou tempérées et que ceux de la houille appartiennent, au contraire, à des formes essentiellement tropicales, de sorte qu’à l’époque.houillère les dépôts qui se formaient d’une manière analogue à la tourbe pouvaient se produire avec des conditions de température et des végétaux qui actuellement ne donnent plus lieu à de la tourbe, puisqu’il ne s’en forme pas sous les tropiques, régions où se développe seulement la végétation la plus analogue à celle du terrain houiller.

D’un autre côté, il y a entre ces dépôts, si éloignés dans le temps, des rapports qui ont pu échapper à un botaniste, mais qu’un géologue n’aurait pas négligés : c’est que, de même qu’il y a des tourbières de montagnes, des tourbières de plaines ou lacustres et-des tourbières marines, de même il y a des Houilles formées loin de la mer, à une plus ou moins grande élévation et exclusivement lacustres, et d’autres qui se sont déposées dans le voisinage immédiat des eaux salées ou dans ces eaux elles-mêmes.

Un caractère commun à la houille et à la tourbe plus important encore, et que n’offrent point les lignites secondaires ou tertiaires, c’est la continuité et le parallélisme des couches les plus minces sur d’immenses étendues, tandis que les autres amas charbonneux sont plus ou moins discontinus, quoique souvent à un même niveau, et très-variables à ce niveau dans leur composition, leur épaisseur et les alternances avec d’autres couches de nature différente, et cela à de petites distances. Ces derniers caractères sont d’ailleurs parfaitement en rapport avec les variations et les irrégularités des circonstances mécaniques sous l’empire desquelles nous supposons que la plupart de ces amas de végétaux ont été accumulés,

Mais un rapprochement ingénieux que l’on doit à M. Lesquereux, c’est que les zones superficielles ou géographiques, dans lesquelles est renfermée la formation des tourbes actuelles dans les deux hémisphères, sont à peu près les mêmes que celles de la formation des matières combustibles des temps anciens. À mesure qu’on descend vers le sud de l’Europe les dépôts houillers disparaissent ou sont peu puissants. Dans l’Europe occidentale, on ne voit plus de houille en dehors des limites où la tourbe cesse de se produire aujourd’hui, et dans le Nord on remarque que les couches de charbon diminuent d’épaisseur, quoique le système auquel elles appartiennent prenne une grande extension horizontale, et les marais tourbeux de la zone glacée, sur des surfaces immenses, n’offrent à peine que quelques pouces de véritable tourbe. La vraie région de la tourbe serait donc la même que celle de la houille. ! Des faits analogues s’observent dans le nouveau continent, et, dans l’hémisphère sud comme dans l’hémisphère nord, la houille pas plus que la tourbe n’a été rencontrée entre les tropiques.

Souvent des observateurs ont mentionné comme des dépôts tourbeux des amas de bois, plus ou moins anciens et plus ou moins altérés, passant au lignite, en formant des couches limitées et dues par conséquent à une tout autre cause que la véritable tourbe. Nous pensons qu’un examen attentif de semblables dépôts suffira toujours pour les faire reconnaître.

Quant à chercher, dans la distribution plus détaillée des dépressions occupées par la tourbe, des rapports avec la forme des anciens bassins houillers, c’est, suivant nous, aller au delà des faits réellement connus, car les reliefs des continents ont été trop modifiés entre les deux périodes pour qu’on admette la justesse de certaines vues que l’accord de quelques faits isolés ne suffit pas à démontrer.

Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’à aucune autre époque nous n’observons de phénomènes absolument semblables, par leur généralité et par leurs caractères propres, à ceux que nous dévoilent, sur des échelles sans doute bien différentes, soit dans l’espace, soit dans le temps, la période houillère et la période actuelle, que l’on pourrait, avec presque autant de raison ; appeler la période tourbeuse et plutôt que l’ère des dunes, comme on a proposé de la désigner. En effet, les dunes de sable, qui sont particulières aux côtes et dans certaines conditions, sont un phénomène de tous les temps, puisqu’elles résultent de causes physiques qui ont dû se produire dès qu’il y a eu des terres d’une certaine étendue et des plages. de sable ; ensuite ce phénomène est propre à quelques points du littoral ; enfin il n’a aucun caractère organique qui puisse servir à le faire reconnaître pour le classer dans la série des âges.
À quelle époque remonte la formation des tourbières ?

L’ancienneté des dépôts tourbeux remonte, suivant toute probabilité, comme celle des dunes, au commencement de la période actuelle, et nous avons, pour appuyer cette opinion, le fait général que, malgré leur position si fréquente dans les dépressions du sol, au fond des vallées, le long des plages basses qui bordent la mer, nulle part ils ne sont recouverts par les dépôts de transport diluviens ou quaternaires même les plus récents. C’est là un caractère stratigraphique essentiel et qui lève toute incertitude à cet égard.

À en juger par leur mode de formation et par la proportion de leur accroissement, un des auteurs que nous avons cités les fait remonter à 6000 ans, sans doute pour mettre ce chiffre d’accord avec de vagues données historiques ou traditionnelles ; mais il nous semble plus naturel, et plus conforme à celles déduites de l’observation directe, de dire, avec M. Lesquereux, et sans avoir la prétention de fixer un chiffre même approximatif, que la formation de la tourbe date de l’ère actuelle et qu’elle a dû commencer dans les régions indiquées, après la cessation des derniers phénomènes diluviens. Le développement de la tourbe ne peut pas d’ailleurs servir de chronomètre absolu, à cause de sa variabilité suivant les lieux, les conditions physiques, la nature de la végétation, etc.

L’examen des restes d’animaux fossiles rencontrés jusqu’à ce jour dans les tourbières vient de tout point confirmer cette manière de voir. Les restes de mollusques terrestres, fluviatiles, lacustres ou marins appartiennent tous à des espèces vivant encore dans le pays ; ce sont des Bulimes, des Limnées, des Succinées, des Planorbes, des Paludines, des Valvées, des Cyclades, des Hélices, des Clausilies, des Maillots, avec des graines, des noisettes, des bois de dicotylédones et de conifères, etc. Il en est de même des insectes. Parmi les restes de vertébrés, ce sont des ossements de Hérisson, de Taupe, de Chien, de Loutre, de Castor, de Sanglier, de Cheval, de Cerf, de Chevreuil, de Bœuf, d’Aurochs, de Renne et d’ours, suivant les diverses localités. Quelques-unes de ces espèces cependant ne vivent plus aujourd’hui sur les lieux mêmes ; ainsi le Castor trouvé dans les tourbières du département de l’Oise et de celui de la Somme n’est plus connu dans le pays, et est même très-rare dans la vallée du Rhône.

Une espèce de Cerf ou d’Élan, désignée par Cuvier sous le nom de Cerf à bois gigantesque (Cervus megaceros, Cerf des tourbières, ou Megaceros hibernicus), n’appartient pas réellement à l’époque actuelle. Lorsque l’on compare avec soin les détails donnés sur les gisements où ces restes ont été rencontrés, on voit que c’est toujours, non pas dans la tourbe, mais dans une marne blanche placée au-dessous, et cela en Irlande, où il a été d’abord observé aussi bien qu’en Écosse et dans le Yorkshire. Sur’le continent, tant en France qu’en Allemagne et en Italie, il n’a jamais été cité dans les tourbières, mais bien dans les dépôts de transport quaternaires des vallées, quelquefois même avec des restes d’Éléphant. Aussi Cuvier a-t-il en raison de dire, en parlant des débris de ce Cerf, que leur situation était exactement la même que celle des ossements de l’Éléphant fossile, et l’on sait, en effet, que près de Sevran, dans la forêt de Bondi, des restes de ces deux grands mammifères ont été trouvés ensemble.

On rencontre aussi fréquemment, dans les parties récentes des tourbières des vallées, des débris d’iudustrie humaine, des vases, des poteries, des armes, des monnaies anciennes, des médailles, etc.
Résumé.

Ainsi, par leur disposition géographique, leurs relations stratigraphiques, l’intégrité de leurs caractères physiques partout, comme par les débris d’animaux et les restes d’industrie humaine qu’elles renferment, nous avons tout lieu de croire que les tourbières sont postérieures aux dépôts quaternaires et appartiennent à l’époque actuelle. Il existe à la vérité, en Danemark, des tourbières surmontées par des dunes, mais cette circonstance prouve seulement que ces dernières ont envahi les marais tourbeux, comme elles envahissent de nos jours des villages entiers et les terres cultivées qui se trouvent dans la direction de leur mouvement.

Nous avons vu, à peu d’exceptions près, les restes d’animaux produire dans la mer des dépôts de quelque importance ; à la surface des continents et des îles, ce sont seulement les végétaux qui donnent lieu à des couches de quelque épaisseur. Dans le premier cas, ce sont les organismes les plus inférieurs qui concourent le plus efficacement à ce résultat ; dans le second, ce sont généralement aussi les plantes les plus simples qui forment les couches de combustible ; et ce que nous déduisons ici des phénomènes actuels peut s’appliquer encore à toutes les périodes de l’histoire de la Terre.


§ 2. Distinction des époques moderne et quaternaires.


Nous ferons suivre l’exposé des phénomènes organiques de l’époque actuelle de quelques réflexions sur la nécessité de conserver sa distinction et sa séparation d’avec celle qui l’a précédée immédiatement.

Quelques zoologistes, ne tenant aucun compte des phénomènes physiques si remarquables, si complexes, et en même temps si particuliers et si généraux de l’époque quaternaire, ne prenant en considération qu’un côté de la paléozoologie, celui naturellement dont ils s’occupent, ont cru pouvoir dire que cette époque n’existait pas comme distincte de l’époque moderne. Raisonner ainsi, c’est, suivant nous, méconnaître à la fois les principes que nous jugeons par les faits avoir présidé à la succession graduelle des êtres dans le temps et les résultats des causes dont ces principes sont indépendants.

Pour nous qui cherchons à voir dans la série des âges de la nature quelque chose de plus que de simples questions d’espèces animales ou végétales, nous trouvons précisément dans l’organisation de cette époque le degré d’analogie que l’on pouvait lui assigner a priori par la place qu’elle occupe entre le terrain tertiaire supérieur et le terrain moderne. Elle nous montre sans doute plus de ressemblance avec ce qui nous entoure que les dernières faunes et les dernières flores tertiaires, et cela devait être, car les différences sont en raison des temps, et par conséquent d’autant moins prononcées que ceux-ci sont plus rapprochés. Mais se fonder sur ces analogies, sur des identités mêmes que nous reconnaissons pour réunir les deux époques en une seule, c’est une erreur aussi manifeste que si on les réunissait elles-mêmes à la période tertiaire supérieure, parce qu’il y avait également dans celle-ci un certain nombre d’espèces de mollusques et d’autres animaux qui vivent encore.

On oublie, en outre, ces phénomènes physiques si caractéristiques de l’époque quaternaire, qui ne s’étaient point manifestés auparavant avec cette généralité et qui ne se sont pas reproduits depuis. Jetons, en effet, un coup d’œil sur les plages qui bordent les mers, sur les deltas qui se forment à l’embouchure des fleuves, sur les cordons littoraux, sur les dunes, sur les alluvions des rivières, les dépôts des lacs, sur les tourbières, et joignons-y l’examen des produits antè-historiques de l’industrie humaine dont nous parlerons tout à l’heure, et nous acquerrons la preuve qu’il ne s’est passé, quels que soient les milliers d’années depuis lesquels cet état de chose subsiste, aucun changement notable à la surface de notre planète, rien qui ait sensiblement troublé la marche et l’ordre normal des faits organiques et inorganiques, Nous trouvons donc dans ces circonstances une limite parfaitement naturelle pour distinguer cette période de calme de celle qui l’a précédée et dont nous savons que tant de phénomènes divers ont marqué la durée.

Peu importe que l’homme ait apparu avant ou après cette limite ; ce n’est pas sur cette circonstance isolée et fort obscure, sans relation comme sans influence par rapport aux faits généraux qui se produisaient en même temps dans les deux hémisphères, que l’on serait en droit d’établir une classification. Il y a plus, c’est que l’espèce humaine pourrait moins que toute autre servir à caractériser une époque ; aucune ne nous montre une enfance aussi longue, aucune n’a mis autant de siècles à développer et à manifester ses caractères propres, ceux qui devaient lui assurer à la fin, au moins dans quelques-unes de ses-races, une suprématie réelle sur tous les autres organismes.

Que l’Elephas primigenius, le Rhinoceros tichorhinus, l’Ours et l’Hyène des cavernes, le Machairodus, l’Hippopotamus major, le Bos primigenius, l’Aurochs, le Cervus megaceras, l’Elasmotherium, le Tragantherium, etc., qui peuplaient le nord et l’ouest de l’ancien continent, que les Mastodontes, les Megalonyx, les Mylodon, les Megatherium, les Scelidatherium, les Glyptodon, les Chlamydotherium, et autres édentés, qui, avec les Macrochenia, les Taxodon, les Myapatamus, etc., parcouraient les immenses solitudes du nouveau monde, que les Macropus Titan et Atlas, les Dipratodon, les Nothotherium, le Thylacoleo et autres marsupiaux qui, avec d’énormes lézards (Megalania), habitaient la Nouvelle-Hollande, en même temps que les Dinornis, les Palapteryx, le Notornis, ces oiseaux aptéres tridactyles habitaient la Nouvelle-Zélande et l’Æpyornis les vallées de Madagascar ; que tous ces vertébrés, disons-nous, plus grands que leurs congénères actuels, qui apparaissent à un moment donné pour régner dans des régions géographiques distinctes et disparaître ensuite, soient regardés comme caractérisant les dépôts qui renferment leurs dépouilles et conservent les traces de leur passage, cela se conçoit, et rien n’est plus rationnel ; mais que les êtres qui fabriquaient ces grossiers silex sur les bords de la Tamise, de la Somme, de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Manzanarès, etc., dont à peine quelques ossements sont retrouvés aujourd’hui, soient considérés au même titre, c’est ce à quoi se refuse le plus simple bon sens.

Ces traces mêmes de l’existence de l’homme ne se montrent encore avec certitude que dans les derniers dépôts de cette période, longtemps après les phénomènes physiques qui en ont marqué le commencement ; elles sont donc loin de pouvoir servir de criterium dans la série des temps. En un mot, l’espéce humaine ne peut être ce que l’on appelle en géologie une espèce caractéristique, mais elle possède assez d’autres avantages pour qu’elle n’ait pas à regretter celui-là.

Il est sans doute fort extraordinaire que parmi les animaux inférieurs marins, d’eau douce et terrestres, ainsi que parmi les petites espèces dans les ordres élevés de vertébrés, le plus grand nombre ait échappé aux causes qui ont détruit toutes ces populations gigantesques propres aux diverses régions de la terre où elles avaient précédé leurs représentants dégénérés de nos jours. C’est un fait digne de la plus sérieuse attention, mais qui ne détruit pas tous les autres, et nous ne pouvons encore, pour expliquer cette apparente anomalie et nous rendre compte des circonstances qui l’ont produite, que faire allusion, avec un célèbre paléontologiste anglais, à cet ingénieux apologue de notre immortel la Fontaine, à la fable le Chêne et le Roseau.


  1. Les vastes tourbières de la rive droite de l’Oise, des environs de Compiègne à Pont-Sainte-Maxence et au delà, ne sont qu’une exception apparente ; en réalité elles reposent, non pas sur le diluvium de la vallée, mais sur les argiles des lignites, sur la glauconie intérieure ou sur la craie de cette petite région que borde ou que recouvre le diluvium seulement dans le voisinage immédiat de la rivière.
  2. Quelques recherches sur les marais tourbeux en général. (Mém. de la Soc. des sc. natur. de Neuchâtel, t. III, p. 1 ; 1845.)
  3. Ann. des Sciences naturelles, 4e série, Botanique, vol. VII ; 1857.