Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 1/Discours d’ouverture


DISCOURS D’OUVERTURE


― 12 mars 1862 ―





Messieurs,

Origine des roches.

L’examen attentif des roches ou substances pierreuses qui composent la partie connue de l’écorce terrestre a depuis longtemps montré qu’elles pouvaient être rangées dans deux grandes classes, suivant leur origine. Les unes se sont formées au-dessous de la surface du sol, émergé ou non, qu’elles ont même constitué d’abord, les autres au-dessus de cette surface. Les premières ont été dans un état qui a permis une cristallisation plus ou moins parfaite de leurs éléments constituants ; elles n’affectent point de disposition en couches suivies, mais forment des masses considérables, plus ou moins irrégulières. Les secondes, résultant en grande partie de la décomposition et de la désagrégation des précédentes, ont été déposées au fond des mers ou des lacs, en bancs ou en strates horizontaux et comme des sédiments de diverses natures. Les roches cristallines ou d’origine ignée, qui n’ont pas cessé de s’élever à la surface pendant que les roches sédimentaires se formaient sous les eaux, ne renferment aucune trace de la vie ou de débris organiques, tandis que ces dernières en offrent presque constamment. Or, le but de ce Cours étant de faire connaître les corps organisés enfouis dans les couches de la terre, nous n’aurons à nous occuper que des roches de la seconde classe, celles qui se sont déposées dans les eaux douces ou salées.
Définitions

Le mot paléontologie, composé de παλαιῶν ὄντων λόγος signifie littéralement : discours sur les êtres anciens. Il comprend par conséquent la connaissance des animaux, anciens, que nous désignerons sous le nom de paléozoologie, et celle des végétaux anciens, à laquelle nous appliquerons celui de paléophytologie. Pour la commodité du langage nous emploierons d’une manière générale le mot fossile, soit substantivement, soit adjectivement, pour tous les corps organisés ou toutes les traces reconnaissables de corps organisés rencontrés dans les couches de la terre.

Nous aurons d’ailleurs occasion de revenir plus tard sur cette définition.

La paléontologie peut être envisagée sous des points de vue très-différents et en quelque sorte indépendants les uns des autres.
Point de vue zoologique et botanique

Le plus anciennement étudié de ces divers aspects de science, celui qui devait en effet se présenter le premier à l’esprit des observateurs, est la comparaison des êtres organisés anciens avec ceux qui vivent encore sous nos yeux, soit dans les mers, les lacs et les rivières, soit à la surface des continents et des îles. C’est ce que nous appellerons le point de vue zoologique et botanique. Cette comparaison peut, on le conçoit, conduire à des résultats d’un vif intérêt sur les rapports et les différences des animaux et des végétaux, sur la série générale des uns et des autres, dont certaines lacunes peuvent se trouver ainsi comblées, etc ;
Point de vue stratigraphique.

Le second point de vu de la paléontologie consiste à la regarder comme la connaissance des êtres organisés fossiles étudiés dans leurs rapports avec l’ancienneté des couches de la terre que les renferment[1].

Cette étude est ainsi une branche de l’histoire naturelle, composée d’éléments empruntés les uns à la zoologie et à la botanique, les autres à la géologie ; ce sont des parties de deux sciences appliquées à une troisième, de la sorte qu’au premier abord celle-ci semble n’avoir rien en propre. De même que le zoologiste et le botaniste cherchent à se rendre compte de la distribution des animaux et des plantes de nos jours à la surface du globe ; de même le paléontologiste-s’attache à déterminer la répartition des êtres organisés anciens dans les couches de la terre ; avec cette différence cependant fort importante, que les premiers ne considèrent les corps vivants que dans l’espace, tandis que le second considère les corps fossiles à la fois dans l’espace et dans le temps.

La grande extension qu’a prise cette partie des sciences naturelles dans ces derniers temps, on pourrait même dire sa popularité, vient de ce qu’elle est l’auxiliaire de toutes les recherches géologiques dirigées sur les roches d’origine sédimentaire. Sans cette circonstance la paléontologie n’existerait pas ; elle n’aurait pas sa raison d’être, car elle rentrerait tout entière dans le domaine de la zoologie et de la botanique ; il n’y aurait aucun motif rationnel ou tiré de la nature même des choses pour séparer de l’étude-des êtres actuellement vivants celle des êtres qui les ont précédés d’un siècle, de vingt siècles, de mille siècles, etc.

Aussi fallait-il, pour qu’elle méritât d’en être distinguée, qu’elle conduisit à des lois d’une importance telle qu’elles lui donnassent une individualité propre, par cela même qu’elles ne pouvaient être déduites de considérations d’un autre ordre, et que, réunies, elles constituassent un corps de doctrine. C’est ce qui est arrivé, et, du moment où l’on eut constaté, sur divers points du globe, un rapport intime et constant entre l’âge ou la position d’une couche donnée et les formes organiques qu’elle contient, on put dire avec toute raison que l’on avait découvert un des plus grands principes, une des lois les plus fécondes de la philosophie de la nature.

Jusque-là les naturalistes étudiaient les fossiles en eux-mêmes ou par rapport aux êtres vivants ; les géologues faisaient des théories dans leur cabinet, ou bien examinaient minutieusement les caractères minéralogiques et pétrographiques des roches en place, hasardant, de temps à autre, quelques hypothèses sur leurs relations et leur mode de formation. Le plus petit nombre d’entre eux avait bien reconnu çà et là une série de phénomènes successifs, mais le moyen d’y établir un ordre chronologique général leur échappait. Chaque étude se faisait isolément, et l’on ne soupçonnait ni leurs relations, ni les secours qu’elles pouvaient se prêter mutuellement. Elles marchaient comme deux fleuves qui courent parallèlement sans mélanger leurs eaux, mais qui, s’ils viennent à se réunir, voient doubler leur volume, leur rapidité et leur force.

Dès que cette corrélation entre les caractères des végétaux et des animaux et l’ancienneté des couches fut démontrée, le pacte d’alliance fut signé entre les trois règnes, et pour chacun d’eux se révélèrent bientôt des horizons inattendus et des richesses inespérées. Sans cet heureux concours, en effet, la géologie fût restée un champ toujours ouvert aux hypothèses, ou une science bornée à des faits de détail, car la stratigraphie seule, quoique la base fondamentale de la géologie, eût été impuissante pour une reconstruction théorique complète de l’histoire de la terre. De son côté, l’étude des fossiles n’aurait fait qu’augmenter le nombre des familles, des genres et des espèces connus à l’état vivant, comblant çà et là quelques lacunes dans la série des êtres ; l’histoire de chaque règne fût donc restée toujours isolée, sans lien commun, tandis qu’aujourd’hui la géologie, la zoologie et la botanique apportent chacune le tribut de leurs matériaux au grand édifice de la nature, et la paléontologie, en les reliant entre eux, vient en poser le couronnement.

Cette dernière science met ainsi à la disposition du géologue le seul chronomètre qui puisse lui servir à mesurer les âges de la terre. Aucun des moyens que l’homme a inventés pour évaluer la durée du temps ne pouvait s’appliquer à des périodes dont nos siècles ne représentent pas même un des jours. Si d’ingénieux instruments nous permettent d’apprécier, la vitesse du son, la vitesse de la lumière et même celle de l’électricité, nous sommes encore à trouver un pendule dont les oscillations soient assez lentes pour mesurer le temps qui s’est écoulé depuis que ces poissons peuplaient les eaux, depuis que ces plantes couvraient la terre. Mais, de même que l’astronome armé du plus puissant télescope ne parvient pas à atteindre les limites insondables des espaces célestes, le géologue, à l’aide des fossiles, peut difficilement encore se faire une idée de l’immensité des périodes qu’ils lui représentent.

L’histoire de la vie à la surface du globe ou la paléobiologie, depuis les premiers rudiments de l’organisme animal et végétal jusqu’à nos jours, embrasse la connaissance de ces formes innombrables qui se sont succédé et remplacées graduellement, sans interruption complète et, sans jamais se répéter dans leur ensemble, Aussi notre imagination, en face de ce tableau, n’est-elle pas moins frappée de la grandeur des temps dont ces générations sont la preuve que de l’inépuisable fécondité du principe qui les a diversifiées.

Ajoutons encore que si jamais le problème de la vie vient à être résolu, même partiellement, ce ne sera que par l’intermédiaire de la paléontologie. Si d’une part, en effet, elle n’est point opposée à la fixité des caractères spécifiques, à la stabilité des espèces animales et végétales dans certaines limites, de l’autre elle nous apprend ce que ni le scalpel le plus délicat ni le microscope le plus puissant ne pourraient nous révéler, savoir, que cette stabilité n’entraîne pas nécessairement la perpétuité, et que, loin de là, non-seulement les espèces, mais encore beaucoup de genres et même des familles entières se sont éteints pour être remplacés par d’autres qui ont disparu à leur tour, et constituer ainsi l’évolution successive de toutes, les formes dont nous aurons à rechercher les lois.

La paléontologie a, plus qu’aucune autre science, le droit de sonder le mystère de l’origine des êtres, parce qu’elle étudie la question avec ses vrais éléments, parce que seule elle est assez près de la nature pour soulever le voile qui la couvre, si toutefois il est permis à l’homme d’atteindre ce but. Y aurait-il, en effet, un Newton pour les lois de la vie comme il y en a eu un pour appliquer le principe général qui régit la matière, cette gravitation universelle, la plus grande idée, après celle de Dieu, qui soit jamais entrée dans l’esprit humain ? C’est ce que I l’avenir seul nous ; apprendra. Jusqu’à présent nous ne sachions pas, malgré bien des prétentions, qu’aucun précurseur sérieux, qu’aucun Képler, qu’aucun Galilée ait encore apparu dans cette direction.
Point de vue physique.

Un troisième point de vue sous lequel peuvent être envisagées les fossiles, point de vue plus théorique que les précédents en ce qu’il repose sur des analogies et des inductions plutôt que sur des observations directes, est celui qui consiste à chercher les relations qui ont pu exister entre l’état physique du globe et les êtres qui se sont développés à sa surface, l’influence probable des modifications de l’un sur les caractères des autres, de manière à relier en quelque sorte les lois physiques à celles qui ont présidé à la succession et à la répartition des formes organiques, et à nous amener ainsi de proche en proche jusqu’au tableau complet que nous offre aujourd’hui la nature dans les trois règnes.

On conçoit en effet que les caractères des animaux et des végétaux, à un moment donné de la vie du globe, peuvent nous éclairer sur la composition chimique de l’air et de l’eau, sur la température de l’atmosphère, sur la répartition des climats, la profondeur et l’étendue des mers et des lacs, la distribution et l’élévation des continents et des îles, etc. ; en un mot, il doit y avoir eu entre ces causes et leurs effets une solidarité nécessaire dont le temps n’a point complètement effacé les traces.
Point de vue biblique.

Enfin, il est un dernier point de vue que nous nous garderons bien de traiter, mais à l’égard duquel il est nécessaire que nous fassions ici une déclaration explicite. En Allemagne, comme en Angleterre et en France, on a souvent cherché à relier deux ordres d’idées différentes, à rattacher les données purement scientifiques à celles que fournissent les textes sacrés. Comme l’astronomie à la fin du seizième siècle, la géologie et la paléontologie ont rencontré des adversaires qui croyaient y voir des contradictions avec les récits de la Genèse, tandis que d’autres s’efforçaient de mettre les faits observés en accord avec la cosmogonie de Moïse. Mais les naturalistes qui sont entrés dans cette voie se sont, suivant nous, complètement mépris, et, sans s’en apercevoir, ont interverti les rôles. C’est seulement aux théologiens qu’il appartient de s’emparer des faits acquis à la science, de les comparer avec les textes précités, d’y trouver des ressemblances, des différences ou des confirmations. Les connaissances philologiques et celles de l’ exégétiste sont également indispensables pour traiter ces questions placées en dehors de notre domaine et que nous avons rappelées uniquement pour déclarer que nous n’aurons pas à nous en occuper et pour prévenir toute fausse interprétation à leur égard.
Direction du cours.

La paléontologie a souvent été mal comprise et peut-être même l’est-elle encore de quelques personnes ; cela tient à son caractère mixte. On prend souvent un anatomiste, un zoologiste ou un botaniste qui s’est occupé de telle ou telle classe de fossiles, pour un paléontologiste dans toute l’acception du mot ; mais nous ferons voir que cette dénomination n’est pas justifiée et que l’examen comparatif des êtres organisés éteints et vivants ne suffit pas pour avoir une idée complète de l’importance des résultats ni du but de cette étude.

Maintenant, quelle doit être la direction de l’enseignement paléontologique au Muséum d’histoire naturelle, entouré comme il l’est de sept chaires qui ont pour objet l’étude, à divers points de vue, du règne animal, et dont quatre sont plus spécialement consacrées à la zoologie descriptive, puis d’une chaire de botanique générale et d’une chaire de géologie spéciale, toutes occupées par les hommes les plus éminents dans chaque science ?

Le cours de paléontologie ne peut être transformé en un cours de zoologie et de botanique fossiles, sous peine de n’être qu’une doublure incomplète, sans caractère propre, des cours spéciaux de zoologie, d’anatomie comparée et de botanique, qui ont aussi chacun mission de traiter des fossiles qui rentrent dans leur spécialité. En outre, ces cours, par les développements qu’ils comportent, se font en plusieurs années ; or, un cours de paléontologie qui embrasserait à la fois les deux règnes organiques avec. l’application des fossiles à la géologie représenterait à peu près l’œuvre de toutes les chaires d’histoire naturelle réunies, et la vie supposée même très-longue du professeur n’y suffirait pas. C’est cependant ce que nous avons quelquefois entendu demander par des personnes qui ne se rendaient pas bien compte de la question, ou qui, ne voyant que le petit coin de la science qu’elles cultivent, s’imaginaient qu’on pouvait asseoir sur les mêmes bases un enseignement général.

Si nous écartons ainsi, comme impraticable à plusieurs égards, le point de vue exclusivement zoologique et botanique, il reste celui de la connaissance des êtres organisés fossiles, considérés stratigraphiquement ou dans leurs rapports avec l’ancienneté des couches qui les renferment. Or c’est là réellement, comme nous l’avons déjà donné à entendre, le véritable domaine du paléontologiste ; ce sera par conséquent le nôtre, et, pour éviter toute confusion, nous le désignerons d’une manière spéciale par l’expression de paléontologie stratigraphique. Ainsi caractérisée dans sa direction et dans son but, la paléontologie est donc une science qui, comme nous le disions tout à l’heure, reliant intimement la zoologie et la botanique à la géologie, vient compléter les premières et jeter une vive lumière sur la seconde.

Mais il ne suffit pas de connaître la distribution des êtres organisés dans le temps d’une manière systématique ou théorique absolue, comme on la trouve indiquée plus ou moins exactement dans la plupart des livres, car on n’aurait alors qu’une idée très-incomplète des faunes et des flores anciennes, il faut encore rechercher et suivre géographiquement la répartition de leurs diverses associations à la surface des terres émergées aujourd’hui ; il faut constater les modifications que chacune d’elles éprouve lorsqu’on passe d’un pays dans un autre, ou lorsqu’on s’avance dans telle ou telle direction, et cela de manière à reproduire autant que possible, pour chaque moment de l’histoire de la terre, le tableau des êtres organisés qui la peuplaient sur ses divers points, absolument comme le zoologiste et le botaniste le font pour les faunes et les flores géographiques de nos jours.

Or, c’est ce qu’un examen stratigraphique ou des couches, très-détaillé, quelquefois même minutieux, peut seul nous révéler. Nous ferons donc toujours précéder la description d’une faune, d’une flore ou d’un ensemble de fossiles quelconque, par celle des caractères et de la position des strates qui les renferment. Nous suivrons ceux-ci dans les pays de plaines, de plateaux, dans les collines et les montagnes, depuis le niveau des mers actuelles jusqu’à des altitudes supérieures à celle du Mont-Blanc. Nous développerons les théories rationnelles par lesquelles on peut se rendre compte aujourd’hui des diverses situations des fossiles, et nous les opposerons aux hypothèses mal fondées auxquelles ces positions ont souvent donné lieu.

Ainsi, la paléontologie, en s’élevant et en s’étendant jusqu’à ses limites naturelles, cessera d’être une étude bornée à des faits de détail, à des vues étroites sous lesquelles trop souvent la pensée générale disparaît. Il ne faut pas que l’observation directe des phénomènes et leurs résultats pratiques nous absorbent au point d’étouffer ce sentiment élevé des choses de la nature dont les maîtres de la science nous ont laissé de si précieux modèles, car dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral le matérialisme est une cause de stérilité.

Dans l’enseignement dont nous cherchons à poser ici les bases nous ne sommes astreint à aucune limite de temps ; nous ne sommes point enfermé dans l’étroit programme d’une institution universitaire, ni soumis aux exigences d’une instruction technique, et notre champ n’a d’autres bornes que celles de la science elle-même. Nous éviterons néanmoins tous les détails superflus, et, d’un autre côté, la variété des faits, des aperçus, des lieux, des temps, ainsi que le soin que nous mettrons à résumer fréquemment les idées pour en rendre les déductions plus frappantes, pourront, nous l’espérons du moins, tout en soutenant l’intérêt, aider la mémoire à les retenir sans fatiguer l’attention.
Esprit du cours.

Un cours est l’exposé général d’une science ; c’en est l’expression orale la plus complète et la plus élevée ; mais ce ne doit pas être aujourd’hui, au moins dans le plus grand nombre des cas, le développement des idées particulières ou des observations du professeur. « Notre expérience personnelle, dit Cuvier[2], est tellement limitée par la brièveté de notre existence, que nous ne saurions presque rien si nous ne connaissions que ce que nous pouvons apprendre nous-mêmes. » Cette pensée déjà bien vraie par elle-même devient plus frappante encore sous la plume d’un des hommes qui ont le plus contribué aux progrès de la science par leurs propres travaux.

Il y a cinquante ou soixante ans, toute une science pouvait peut-être se trouver concentrée dans une seule tête ; actuellement cela n’est point possible, et plus nous avancerons, plus l’individualité du professeur disparaîtra dans l’immensité des matériaux accumulés par d’autres. Faisons donc de bonne grâce le sacrifice de notre amour-propre, pour ne nous regarder que comme les démonstrateurs, les vulgarisateurs et les historiens critiques de la science.

En ce qui nous concerne personnellement, nous sommes assez heureux pour n’avoir à soutenir ni à défendre aucune théorie qui nous soit propre ; d’où résulte pour nos opinions une probabilité d’indépendance qui doit profiter à la vérité. Nous ne sommes ni l’interprète ni le représentant d’aucune école ; nos paroles ne s’abriteront sous l’autorité d’aucun nom en particulier. Ce que nous désirons, c’est une science éclectique ; ce que nous enseignerons, c’est ce que tout le monde admet. Peut-être y a-t-il encore quelques dissidents, quelques retardataires ? Rien de plus naturel, et nous ne devons ni nous en plaindre ni nous en étonner ; il y aura toujours, quoi qu’on fasse et quelque éclatante que soit une vérité, des esprits, même distingués, mais amoureux du paradoxe, qui se rencontreront à propos pour la nier, puis d’autres, qui, dans les sciences comme en politique, n’admettent pas volontiers le progrès qui se fait sans eux, et croient, parce qu’ils se sont arrêtés, que les autres ne doivent plus marcher.

N’oublions pas que les découvertes qui honorent le plus l’esprit humain ne se sont jamais produites sans opposition, sans une lutte plus ou moins prolongée. Le mouvement de la terre n’a-t-il pas été nié avec obstination à la fin du seizième siècle, la circulation du sang à la fin du dix-septième, l’application de la vapeur aux locomotives au commencement du dix-neuvième ? Et cependant aujourd’hui, pour tout le monde, la terre tourne, le sang circule dans les veines et dans les artères, et nous parcourons l’Europe sur des chemins de fer.

Grâce à la multiplicité des institutions scientifiques et à la fréquence des relations qu’elles établissent, ces protestations isolées, de quelque part qu’elles viennent, n’entravent point la marche de la science ; son mouvement continu, régulier depuis quarante ans, permet d’entrevoir, dans un avenir prochain, les résultats les plus complets et les plus confirmatifs des principes qui la guident, sur lesquels nous nous appuyons, et que nous nous efforcerons de propager, toujours fidèle à cette devise : Équité, indépendance et progrès.
Divisions générales des Cours.

Le but que nous nous proposons dans cet enseignement étant défini, la direction que nous devons lui imprimer étant indiquée, les principes qui doivent nous guider étant également compris, il nous reste à présenter sommairement ses principales divisions.

La matière du Cours sera répartie dans quatre années Dans la première, nous traiterons de sujets assez variés dont la connaissance approfondie est indispensable à une étude sérieuse et complète de la paléontologie. Ils formeront par leur réunion une sorte d’Introduction toute spéciale à notre enseignement. Dans la seconde, nous étudierons successivement les caractères des faunes et des flores quaternaires et tertiaires. Le cours de la troisième année comprendra la description des faunes et des flores secondaires ou des formations crétacée, jurassique et triasique ; enfin, celui de la quatrième, celles du terrain de transition ou des systèmes permien, carbonifère, dévonien et silurien.

Reprenant alors dans leur ensemble et de bas en haut, ou des plus anciennes aux plus récentes, ces faunes et ces flores dans l’ordre chronologique naturel, nous présenterons le tableau général de leur développement et de leur remplacement dans le temps, et nous chercherons à nous rendre compte des lois qui ont présidé à ce grand phénomène de la succession des êtres, à cette manifestation si variée de la vie à la surface de notre planète. Dans l’un et l’autre cas nous nous conformerons toujours à l’ordre géologique ou stratigraphique, puisque, d’après la définition même du Cours, nous considérons les fossiles surtout par rapport à l’époque où ils ont vécu.

Telle sera la disposition générale de notre enseignement pour exposer, au moins une première fois, la science dans toutes ses parties, pour que ses limites, ses caractères, son but et ses résultats théoriques et pratiques soient nettement tracés et compris. Cette marche nous a paru indispensable, parce que jusqu’à présent il semble que l’on ait plutôt fait des leçons sur tel ou tel sujet particulier que conçu et exécuté un plan général complet, régulièrement et systématiquement coordonné dans ses diverses parties. Après avoir ainsi parcouru le vaste domaine de la paléontologie stratigraphique, il nous sera permis d’approfondir chaque année telle ou telle question que nous jugerons plus importante, ou sur laquelle un intérêt spécial d’actualité appellerait notre attention.
Exposé du Cours de 1862.

Passons à une énumération plus détaillée des divers sujets qui doivent nous occuper cette année.

Aucune science n’est sortie toute faite de la tête d’un seul homme. Quelque vaste qu’ait été le génie de certaines natures privilégiées, il a toujours été devancé par quelque esprit précurseur. Ceci est encore plus vrai pour les sciences d’observation que pour les autres. Ce n’est en effet que par l’accumulation successive des faits, par une critique éclairée qui sépare le bon du mauvais, le vrai du faux, que l’édifice s’élève peu à peu, tantôt plus vite, tantôt plus lentement.

L’histoire d’une science est comme le péristyle d’un temple ; c’est l’introduction la plus naturelle au tableau des merveilles que son étude doit nous révéler. C’est en outre un acte de justice distributive auquel il n’est pas permis de se soustraire, et ici, plus que partout ailleurs, une pareille omission serait impardonnable, car ce serait plus que de l’oubli, ce serait de l’ingratitude dans cet établissement où les grandes ombres de nos illustres devanciers, de Buffon, des Jussieu, des Geoffroy, de Lamarck, de Cuvier, de Brongniart, semblent planer sur nos têtes, pour nous encourager, pour couvrir et protéger nos faibles efforts de tout l’éclat de leur immortalité !

Entrer de suite en matière et sans préambule peut être le fait d’un esprit positif et pratique, mais ce n’est certainement pas le fait d’un esprit philosophique et réfléchi qui, dans toute question, ne sépare jamais le présent du passé ni l’effet de la cause. Nous concevons l’impatience de la jeunesse pour atteindre le but qu’on lui montre ; mais il nous appartient de modérer et de régler ce sentiment, louable en lui-même, en faisant remarquer que, dans un enseignement tel que celui-ci, on ne pourrait, sans manquer à son devoir, passer sous silence une partie aussi essentielle de la science elle-même ; car, ne connaître que la science de son temps, c’est ne la savoir qu’à demi, c’est marcher comme un voyageur qui ne saurait pas de quel lieu il est parti ni depuis combien de jours il est en route.

Nous sommes d’autant plus engagé à cette étude préliminaire que nous ne sachions pas que l’histoire de la paléontologie stratigraphique ait été exposée dans aucun ouvrage ni dans aucun cours, et que nous trouverons dans ces recherches du passé un moyen tout naturel pour essayer de déraciner des erreurs admises sans réflexion, transmises de même, qui courent en quelque sorte le monde avec impunité, et qui se perpétuent ainsi jusque dans les livres les plus récents dus aux plumes les plus savantes de notre temps.

Il y a ordinairement quelques difficultés à commencer un cours par l’histoire de la science qui doit en faire l’objet, les auditeurs n’étant pas supposés connaître toutes les données nécessaires à l’intelligence des détails ; mais ici cette difficulté n’existe pas, car, d’après ce que nous avons dit des caractères du Cours, les personnes qui le suivront ne doivent pas être étrangères aux branches les plus voisines des autres sciences naturelles. Cette première partie de notre Introduction aura de plus l’avantage de les familiariser avec une multitude de notions géographiques particulières à notre sujet, de les initier par avance à l’emploi de la terminologie générale comme à l’application préalable des principes que nous développerons plus tard. La classification des terrains de sédiment nous occupera ensuite, et nous chercherons à l’établir sur les bases à la fois les plus rationnelles et les plus simples, en discutant la valeur de celles qui ne nous paraissent pas fondées ou qui reposent sur des données mal interprétées. La terminologie géologique, d’abord peu compliquée et aussi claire que le permettait son origine polyglotte, est devenue depuis très-confuse, surchargée d’une multitude de mots inutiles et de doubles emplois dont le nombre augmente sans cesse par le caprice ou l’irréflexion des auteurs. Nous nous tiendrons éloigné de cette logomachie dont les éléments, empruntés à toutes les langues, mortes ou vivantes, à tous les pays, à toutes les choses et même à des noms de personne, se trouvent associés sans mesure, sans règle, au mépris des lois de la grammaire, constituant une sorte de Babel aussi choquante pour l’oreille la moins musicale que contraire au plus simple bon sens.

Quant aux principes mêmes de la classification, nous y serons naturellement amené par les idées que nous aurons vues développées et appliquées au commencement de ce siècle. Ils sont, comme nous le démontrerons, le résultat du concours simultané, mais indépendant, des géologues de l’Italie, de la Suisse, des diverses parties de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la Belgique et de la France, concours auquel ceux de l’Amérique du Nord ont bientôt donné une éclatante sanction. Aussi est-ce une erreur profonde de croire, comme on l’entend dire souvent, que la science s’est développée d’abord dans tel ou tel pays et sous l’influence de tel ou tel savant.

L’analogie et la marche si rationnelle du connu à l’inconnu doivent nous engager à étudier les lois qui régissent les phénomènes actuels, pour arriver plus sûrement à l’intelligence de ceux qui nous ont précédés de tant de siècles. L’histoire nous apprendra même que c’est faute d’avoir procédé ainsi que la géologie et la paléontologie sont restées si longtemps dans l’enfance. Aussi demanderons-nous à la zoologie et à la botanique géographiques des lumières qui nous sont indispensables pour pouvoir nous rendre compte de l’état physique du globe à un moment donné.

C’est par le même motif que nous suivrons, dans l’étude des faunes et des flores fossiles, un ordre descendant ou en allant des plus récentes aux plus anciennes. Il semble plus naturel, au premier abord, de commencer, comme on dit, par le commencement, ou par les premiers organismes qui ont peuplé la surface de notre planète, de suivre pas à pas, à travers ses divers âges, leurs modifications, pour arriver au tableau de la faune et de la flore actuelles ; c’est une marche chronologique, rationnelle, comparable à celle que l’on suit dans l’histoire des peuples, et c’est en effet ainsi que l’on doit procéder dans un cours de géologie qui est l’histoire physique de la terre. On prend alors le globe à son origine théorique et on suit toutes ses phases en combinant} les données de l’observation directe avec les lois générales de la physique. Mais dans un cours plus particulièrement consacré à son histoire biologique, cette marche offre quelques inconvénients pour les commençants, qu’il faut transporter, pour ainsi dire sans préparation, à l’origine encore si obscure de la vie, là où les fossiles, moins bien conservés, diffèrent le plus des êtres organisés de nos jours, et dont les conditions de gisement exigent aussi des recherches plus difficiles et plus longues.

En procédant comme nous nous proposons de le faire, on s’avance avec toute sécurité, parce qu’on s’appuie constamment sur les faits les mieux observés et les mieux compris. C’est d’ailleurs aussi de cette manière que les connaissances paléontologiques se sont développées. Les fossiles des terrains récents sont les premiers, qui aient attiré l’attention des observateurs, tant à cause de leur position facilement accessible aux recherches que par leur nombre et leur bon état de conservation, tandis que ceux des terrains anciens n’ont été généralement étudiés que beaucoup plus tard.

Après avoir traité de l’histoire de la paléontologie stratigraphique, des conditions physiques probables de la vie aux diverses époques, de l’apparition des espèces et de la manière de comprendre l’espèce elle-même, nous passerons à la description du terrain moderne considéré sous le point de vue organique. Dans l’étude des phénomènes de l’époque actuelle nous insisterons particulièrement sur les dépôts qui résultent de l’accumulation des débris organiques, tels que les marnes et les sables à animaux microscopiques, les îles et les récifs de coraux, les bancs coquilliers qui se forment le long des côtes, quelquefois au fond des lacs, les accumulations de végétaux, soit sous forme de tourbe, soit sous celle d’immenses radeaux à l’embouchure de certains fleuves, etc.
Importance relative des êtres organisés dans la composition de dépôts.

En cherchant à nous rendre compte de l’importance relative ou du rôle que joue chaque classe d’êtres organisés dans la composition de ces dépôts, nous verrons qu’il est en quelque sorte inverse de la place assignée, dans les séries zoologique et botanique, aux animaux et aux plantes qui les ont produits, et nous ferons remarquer dès à présent qu’il en a été de même à toutes les époques et que c’est encore une des lois générales de la nature. Ainsi, les infusoires, les rhizopodes, les polypiers, les radiaires, les bryozoaires et les mollusques testacés ont concouru et concourent encore plus efficacement à augmenter la masse des sédiments que les restes des vertébrés, qui n’y entrent presque pour rien. De même, les cryptogames et les phanérogames monocotylédones ont plus contribué que les végétaux dicotylédones à la formation des amas charbonneux des divers âges, depuis les anthracites et les houilles du terrain de transition jusqu’aux tourbes de nos marais.

Si l’on songe, en outre, que les agents physiques et chimiques les moins énergiques en apparence, mais les plus constants, concourent surtout à la préparation, à l’accumulation et à l’arrangement des matières sédimentaires exclusivement minérales, tandis que les manifestations les plus puissantes des forces mécaniques de l’intérieur du globe ne sont que des accidents plus ou moins limités dans leur étendue, interrompant momentanément l’ordre des phénomènes réguliers, sans autre influence sur ces dépôts que de les avoir dérangés par places, on en conclura que la nature semble, de tout temps, avoir choisi, dans les trois règnes, précisément les moyens les plus faibles, les plus simples et les plus lents pour modifier incessamment la surface de la terre.

Confiante dans l’avenir qui ne peut lui manquer, elle laisse à l’incalculable série des siècles le soin de transformer cette surface et les êtres organisés qui l’habitent par des actions ou des lois dont les effets sont insensibles lorsqu’on prend pour les mesurer le court espace de la vie humaine, l’existence d’une nation, ces chronomètres, en un mot, dont l’entière révolution ne répond pas même à une seconde des âges géologiques.


Messieurs,

En essayant dans ce programme de notre Cours, qui est en outre une sorte d’exposé de principes, de vous faire apprécier le haut intérêt scientifique, l’utilité pratique, la grandeur et la variété des points de vue qui résultent de l’étude des corps organisés fossiles, je regretterais d’avoir pu vous effrayer par la multiplicité des détails, par les difficultés que cette étude semble offrir au premier abord, et peut-être aussi par le ton toujours un peu solennel d’un discours d’ouverture. Vos craintes seraient, en effet, bien justifiées, si, pour cultiver la paléontologie avec quelque succès et même quelque agrément, il fallait connaître à fond tous les terrains, toutes les faunes et toutes les flores qu’ils renferment ; mais heureusement il n’en est point ainsi, et l’on peut à beaucoup moins de frais se rendre utile à la science.

Au point où elle est arrivée, c’est-à-dire son cadre et ses divisions générales étant tracés, ce sont les travaux particuliers, embrassant une simple coupe géologique, un espace géographique peu étendu, ou bien des monographies de genres et de familles, qui contribuent surtout à ses progrès ; car ces travaux de détail, quand ils sont bien faits, deviennent la pierre de touche des théories générales ; ils leur servent de contrôle, les confirment ou les renversent.

C’est ici que le principe de la division du travail peut être appliqué avec tous ses avantages. La paléontologie est comme un tronc immense dont les branches se ramifient presque à l’infini, et l’étude approfondie d’un de ses nombreux rameaux peut suffire à l’ambition de quiconque veut y consacrer son temps. Chacun peut apporter ainsi sa pierre à l’édifice commun qu’il aura contribué à élever, et cette pierre transmettra son nom aussi bien que celui d’un des fondateurs.


  1. On ne doit pas perdre de vue qu’il a fallu que la géologie proprement dite fût déjà assez avancée pour qu’on obtint ce résultat ; il fallait, en effet, avoir constaté que l’enveloppe de la terre était composée de couches superposées, par conséquent successives ou d’âge différent, pour reconnaître le rapport indiqué. On est quelquefois disposé à intervertir l’ordre des idées et à caractériser les couches par leurs fossiles, ce qui n’est vrai que parce que la suite naturelle ou la superposition de ces mêmes couches a été préalablement établie sur d’autres points que ceux que l’on considère.
  2. Histoire des sciences naturelles, vol. I, p. 2