Introduction à l’étude de la paléontologie stratigraphique/Tome 1/Chapitre Ier


PRÉCIS D’UNE HISTOIRE


DE LA


PALÉONTOLOGIE


STRATIGRAPHIQUE





CHAPITRE PREMIER.


§ 1. Observations générales.


Motifs, directions et limites du travail.L’histoire d’une science ne peut trouver place dans un cours ordinaire, soit universitaire, soit technique, destiné à enseigner ses principes élémentaires et ses applications, car le but essentiel doit être alors atteint dans le moins de temps possible. Mais, dans un enseignement aussi élevé que celui du Muséum, ce serait manquer à son principe même que d’omettre le tableau du développement successif des idées et des recherches qui ont précédé l’état actuel de nos connaissances, et de ne point indiquer les voies diverses parcourues ou tentées avant qu’on ait pu distinguer la véritable et s’y engager définitivement avec toute sécurité.

Ce ne sera cependant pas une histoire complète de la paléontologie que nous présenterons ici, un pareil travail nous éloignerait trop de notre but, mais bien un exposé suffisamment détaillé de la marche des idées, soit théoriques et abstraites, soit suggérées par l’observation directe des faits, qui ont conduit graduellement aux principes fondamentaux de la science.

« Il n’est pas de science, dit G. Cuvier[1], dont l’histoire ne soit utile aux hommes qui la cultivent ; mais l’histoire des sciences naturelles est indispensable aux naturalistes. En effet, les notions dont ces sciences se composent ne sauraient être le résultat de théories faites à priori. Elles sont fondées sur un nombre presque infini de faits qui ne peuvent être connus que par l’observation… La connaissance de l’histoire des sciences est encore utile en ce qu’elle empêche de se consumer en efforts superflus pour reproduire des faits déjà constatés. Enfin il résulte de l’étude de cette histoire deux autres avantages : celui de faire naître des idées nouvelles qui multiplient les connaissances acquises et celui d’enseigner le mode d’investigation qui conduit le plus sûrement aux découvertes. »

« Il n’est jamais inutile, dit de son côté G. B. Brocchi[2], de montrer quels sont les divers chemins parcourus pour arriver à la connaissance de la nature. Découvrir et signaler les erreurs qui se sont introduites, les combattre pour les remplacer par la vérité, tel est le but de l’histoire des sciences. »

Ces opinions de deux grands naturalistes, l’un et l’autre éminemment pratiques et suivant des directions différentes, suffiraient sans doute pour justifier notre plan ; mais il y a, outre ce point de vue utile et d’intérêt historique, un sentiment d’équité qui ne doit pas nous permettre de passer sous silence le mérite de ceux qui en nous précédant ont tracé et aplani la route. D’un autre côté, le temps consacré à apprécier les œuvres des autres n’est point, du temps perdu, et l’esprit qui n’est pas mûri par la méditation de l’histoire est souvent partial, même à son insu. Enfin, cette étude n’aurait-elle encore pour résultat que de nous rendre plus réservés dans nos propres conclusions, qu’elle serait encore digne de toute notre attention.

Peut-être dira-t-on que ce sujet eût été mieux placé dans un traité écrit que dans un cours oral auquel nous le faisons servir d’Introduction. En effet, les auteurs qui, dans ces derniers temps, ont publié des ouvrages généraux sur les corps organisés fossiles auraient dû remplir cette lacune, et l’eussent fait sans doute beaucoup mieux que nous ; mais, puisqu’ils s’en sont complètement abstenus et n’y ont même fait aucune allusion, nous avons cru pouvoir essayer d’accomplir une tâche qui, depuis le grand ouvrage de Walch et Knorr, qui date de près d’un siècle, n’avait préoccupé sérieusement aucun naturaliste. Nous pourrions ajouter que les auteurs des xviie et xviiie siècles étaient, à cet égard, relativement plus instruits et plus scrupuleux que nous ne le sommes aujourd’hui.

Les personnes qui ont écrit incidemment sur l’histoire de la géologie et de la paléontologie, et nous sommes obligé d’y comprendre G. Cuvier, ne se sont guère occupées que de signaler les erreurs des écrivains, de faire ressortir ce qu’il y avait de faux, de ridicule même dans certaines de leurs spéculations, et ils ont passé légèrement sur ce qu’il pouvait y avoir de bon, au milieu de cet amas d’hypothèses hasardées et de faits mal ou incomplètement observés. En général, ces études rétrospectives sont très-superficielles, se répètent souvent les unes les autres et manquent de vues générales ou d’ensemble ; ce sont comme des analyses de chroniques qui n’ont rien de la solidité de l’histoire et sont dénuées de toute vue philosophique.

Pour éviter ces inconvénients et rendre complètement notre pensée, nous ne nous bornerons pas à une simple énumération des données paléontologiques, mais nous suivrons avec une égale attention le progrès des recherches stratigraphiques, intimement liées avec la considération des fossiles. Nous présenterons simultanément la marche de la science sous ces deux points de vue, destinés à s’éclairer mutuellement et qui ne pourraient être séparés sans perdre tous deux de leur intérêt, de leur certitude et de leur utilité pratique.

D’un autre côté, ce travail ne remplirait point, encore son objet, s’il n’était qu’un exposé chronologique ou une analyse succincte des idées et des faits ; aussi le concevons-nous plutôt comme le résultat ou la synthèse d’études critiques, comparatives et coordonnées à un point de vue particulier, de ce que les unes et les autres renferment de plus essentiel. Or, cette tâche devient assez délicate, lorsqu’il s’agit d’appeler des jugements déjà portés sur des hommes et sur des choses dont le mérite a reçu la sanction plus ou moins réfléchie du temps, lorsqu’il faut revenir sur des opinions qui règnent sans contradiction, faute d’un examen suffisant. On nous permettra donc d’ajouter ici quelques remarques, pour que notre intention ne soit ni méconnue ni mal interprétée.

Des savants très-distingués ont quelquefois joint à leurs titres scientifiques des talents de diverses sortes, politiques, administratifs, philosophiques, littéraires ou autres, et l’ensemble de ces qualités, revêtues encore des faveurs du pouvoir, leur a formé une auréole dont le public n’aime pas qu’on cherche à diminuer l’éclat. Loin de nous la pensée d’amoindrir par des critiques ou des observations sans nécessité la considération due à ces glorieux représentants de l’esprit humain ; mais, tout en nous efforçant de mettre dans nos appréciations la plus parfaite exactitude, c’est aussi un devoir pour nous de signaler les erreurs qu’ils ont pu commettre, en les jugeant surtout avec les idées et les connaissances de leur temps, et non avec celles du nôtre, ce qui serait souverainement injuste.

Ce n’est pas en exagérant la valeur des hommes éminents qu’on les fait le mieux valoir. On peut sans doute en imposer ainsi pendant quelque temps à ceux qui adoptent volontiers les opinions toutes faites, qui ne se donnent point la peine ou n’ont pas le temps d’étudier par eux-mêmes ; mais tôt ou tard la réaction se produit, et il est à craindre alors qu’on ne tombe dans l’excès contraire, qu’une partialité ne succède à une autre, et cela toujours faute d’un examen calme et réfléchi.

La perfection absolue n’étant point l’apanage de l’humanité, tout éloge sans restriction doit être par cela seul plus ou moins partial. Si rien n’est plus propre à élever la pensée, à stimuler et à développer l’intelligence que le culte des grandes réputations, c’est à la condition qu’il sera éclairé, qu’il ne dégénérera pas en une sorte de fétichisme aveugle, car, ce qui étouffe le progrès, c’est surtout l’asservissement à l’autorité d’un nom, à celle d’une idée ou d’un principe étranger au sujet que l’on traite. C’est cet asservissement contre lequel réagissaient énergiquement les libres penseurs du moyen âge avec Abailard et ceux de la Renaissance avec Pierre Ramus. Heureusement, aujourd’hui, la tâche est beaucoup plus simple, plus facile et surtout moins périlleuse, et, à défaut du talent de ces illustres défenseurs du libre examen, on peut se borner, dans un rôle infiniment plus modeste, à suivre la pensée qui les guidait. Si, d’un autre côté, on veut bien se rappeler que nous avons déjà rempli, pour une période de vingt-cinq ans dans l’histoire de la science moderne, une tâche assez semblable à celle que nous nous proposons ici, peut-être sera-ce un titre pour qu’on nous accorde quelque confiance dans l’appréciation d’un passé plus ancien et d’une plus longue durée.

Nous avons aussi jugé qu’au lieu d’adopter un ordre chronologique absolu, qui aurait l’inconvénient d’éparpiller les faits et de fatiguer l’attention en la portant tantôt sur un pays, tantôt sur un autre, il était préférable de considérer successivement les recherches, dont les fossiles et les roches sédimentaires ont été l’objet, dans des régions distinctes par la géographie, leurs sciences et leurs langues. Nous pourrons sans inconvénient les regarder comme des centres ayant eu peu de relations entre eux, et dans lesquels le mouvement scientifique se produisait d’une manière plus ou moins indépendante.

Cette marche est encore justifiée par cette circonstance, que les nations de l’ouest de l’Europe, où la géologie stratigraphique a pris naissance, sont aussi celles où la nature, ou bien des travaux industriels fort étendus mettaient les faits dans tout leur jour. On peut même dire qu’il y a une relation directe entre les caractères physiques d’un pays et la direction que la géologie y a prise. C’est ainsi qu’en Italie, en Suisse, dans les diverses parties de l’Allemagne, en Angleterre et en France, l’histoire de la géologie et de la paléontologie reflète non-seulement le plus ou moins d’aptitude de chaque peuple pour ce genre de recherches, mais encore la nature du sol, son orographie, son origine et les fossiles qu’on y trouve. Les diverses théories ont été le plus ordinairement inspirées par les caractères du tableau que chaque observateur avait habituellement sous les yeux.

Ainsi, après quelques mots des écrivains de l’Antiquité, nous examinerons successivement l’origine, le développement et le résultat définitif des études paléontologiques et stratigraphiques en Italie, en Suisse, dans l’Allemagne méridionale, centrale et septentrionale, dans les États du nord et de l’est de l’Europe, puis en Angleterre, en Espagne, dans les deux Amériques, et nous terminerons par les Pays-Bas et la France, ce dernier pays devant nous intéresser plus particulièrement.

Cette Introduction à notre cours s’arrêtera à l’année 1822, époque à laquelle la véritable théorie des terrains de sédiment s’est trouvée définitivement constituée et assise sur des bases que tout ce qui s’est fait depuis quarante ans n’a pu que consolider. L’histoire des erreurs, des doutes, des tâtonnements étant terminée, nous entrerons dans le domaine de la science actuelle qui doit faire l’objet particulier de notre enseignement.


§ 2. Antiquité.


Cosmogonie et géologie.


Nous dirons peu de chose des Anciens, dont les opinions sur l’origine de la terre semblent avoir été purement spéculatives et se rattacher aux dogmes religieux de chaque peuple. Suivant les uns, la terre aurait été d’abord à l’état de vapeur ; suivant d’autres, les Égyptiens en particulier, à l’état de fluidité aqueuse, toutes les substances qui entrent dans la composition de notre planète ayant été dissoutes dans l’eau ; enfin les Mages lui attribuaient une origine ignée. Tous néanmoins s’accordaient pour admettre que les eaux avaient autrefois recouvert la surface entière du globe ; cette croyance était répandue chez les Hindous, chez les Égyptiens, aussi bien que chez les Phéniciens et par conséquent chez les Grecs.

La théorie actuelle de la terre ne serait donc en réalité que la combinaison chronologique, conformément aux lois de la physique et à l’observation directe, de ces trois hypothèses de l’antiquité, rapprochement assez remarquable qui ne nous semble pas avoir encore été signalé. Cette ancienneté des croyances à l’extension première des mers se rattache-t-elle aux traditions d’inondations générales que l’on retrouve chez tous les peuples ; est-elle le résultat de la présence des coquilles marines observées déjà sur beaucoup de points émergés depuis longtemps, ou bien la découverte de ces débris organiques vint-elle confirmer plus tard l’idée géogénique ? Toujours est-il que ces débris furent remarqués dès la plus haute antiquité, et que leur véritable origine n’était pas contestée alors comme elle le fut au moyen âge.

En cela, les prêtres de l’Égypte, qui admettaient que des destructions et des régénérations tant organiques qu’inorganiques avaient eu lieu à la surface de la terre, qui croyaient à des déluges ou cataclysmes, à des conflagrations ou ecpyrosis, étaient plus éclairés que bien des docteurs des xiiie, xive et xve siècles. Thalès, qui fonda l’école ionienne, vers l’an 600 avant Jésus-Christ, importa leurs idées en Grèce, où il enseignait que l’eau était l’origine de toutes choses, tandis que Xénon enseignait le principe du feu, ainsi que Parménide. Anaximène voyait dans l’air le premier principe de la création ; Démocrite s’efforçait de réunir les atomes qui devaient constituer l’univers, et Xénophane, né 617 ans avant Jésus-Christ, le fondateur de la secte éléatique et du panthéisme, établissait une partie de sa théorie sur l’unité de Dieu et du monde, sur l’existence des coquilles pétrifiées, signalait des empreintes de poissons dans les carrières de Syracuse et concluait que les lieux où se trouvaient ainsi des restes d’animaux marins devaient avoir été recouverts par la mer[3].
Historiens, poëtes et naturalistes.

Hérodote mentionne les coquilles qui se trouvent sur les montagnes de l’Égypte comme une preuve du séjour de la mer[4] Pausanias[5] décrit une carrière de calcaire coquillier, à Mégare, comme le seul exemple de cette sorte de pierre qui soit cité en Grèce. Il remarque qu’elle est tendre, blanche et remplie de coquilles. Xénophon[6] mentionne des temples et d’autres constructions où de semblables pierres ont été employées. Théophraste, dans un livre qui ne nous est point parvenu, mais que connaissait Pline, signale l’ivoire fossile et des os d’Éléphant trouvés dans la terre[7]. Ses deux livres sur les pétrifications ont été perdus ; celui sur les pierres nous reste encore avec l’Histoire des plantes. Aristote est regardé comme le père de ce que l’on a appelé de nos jours la théorie des causes actuelles, c’est-à-dire de l’opinion qui attribue tous les changements physiques et organiques survenus à la surface de la terre aux seules causes qui agissent encore sous nos yeux, en les supposant prolongées pendant un laps de temps dont l’imagination peut à peine se faire une idée,

Nous ne remarquons pas d’ailleurs que les écrivains plus spécialement naturalistes, au moins d’après ce que nous en savons, tels qu’Aristote et Théophraste chez les Grecs et Pline chez les Latins, aient émis des idées bien précises sur la nature et l’origine des fossiles, ce qui est assez singulier avec cette croyance généralement répandue que les surfaces occupées par la terre et par la mer changeaient constamment et réciproquement, ainsi que le dit Ovide dans ces vers si connus :

…Vidi factas ex æquore terras
Et procul à pelage conchæ jaeuêre marinæ[8]
.

Horace, dans son ode à Auguste, peint d’une manière non moins élégante l’envahissement des terres par la mer, suivant les traditions de son temps.

« Les peuples ont tremblé ; ils ont craint le retour de ces temps de colère et de prodiges où Pyrrha vit avec épouvante Protée chasser les troupeaux de Neptune sur le sommet des montagnes, les poissons s’arrêter dans les branches de l’orme où avait reposé le nid de la colombe, les daims tremblants nager sur les eaux qui couvraient la terre. »

Lucrèce, qui admettait l’infini dans l’espace et dans le temps, ainsi que la perpétuité de la matière incessamment changeante dans sa forme, repousse énergiquement les hypothèses précédentes.

« C’est outrager la vérité, dit-il, que de reconnaître dans le feu le principe et la base de la nature. Condamnons donc ces philosophes qui regardent l’air comme le principe de tous les corps, ceux qui ont attribué le même pouvoir à l’onde, ceux qui ont affirmé que la terre, soumise à toutes les métamorphoses, revêtait la forme de tous les êtres, enfin, ces savants obscurs qui, doublant les éléments, unissent l’air au feu, la terre à l’eau, ou qui, les joignant tous quatre, font éclore d’un tel mélange tous les hôtes du monde[9]. »

Strabon, qui avait voyagé en observateur et écrit en critique éclairé, discuta les opinions d’Ératosthène, de Xantus, de Straton, et avança cette idée remarquable dont la justesse et la profondeur n’ont été appréciées que bien des siècles après, savoir : que le sol était tantôt soulevé, tantôt abaissé, et que la mer devait y avoir laissé des traces irrécusables de ces mouvements successifs[10]. De tous les restes organiques signalés dans les roches par les anciens, on ne reconnaît d’une manière incontestable que ces petits corps lenticulaires désignés aujourd’hui sous le nom de Nummulites, et que Strabon décrit comme il suit[11], en parlant de l’Égypte : « Nous ne croyons pas devoir passer sous silence, dit-il, une chose singulière que nous vîmes aux Pyramides : ce sont des monceaux de petits éclats de pierre élevés en avant de ces monuments. On y trouve des parcelles qui, pour la forme et la grandeur, ressemblent à des lentilles ; n dirait même quelquefois des grains à moitié déballés. On prétend que ce sont les restes pétrifiés de la nourriture des travailleurs, et cela est peu vraisemblable, car nous avons aussi chez nous[12] une colline qui se prolonge au milieu d’une plaine et qui est remplie de petites pierres de tuf semblables à des lentilles. »

Pline dit aussi, en parlant des pyramides, qu’elles sont environnées de sables à gros grains pareils à des lentilles, comme dans la plus grande partie de l’Afrique : arena latè pura circùm, lentis similitudine, qualis in majori parte Africæ[13]. On a cru également que la pierre appelée daphnia par le même naturaliste devait être une Nummulite, mais rien ne justifie cette présomption ; le daphnia, dit-il[14], ressemble à une feuille de laurier, que Zoroastre croyait être un remède contre l’épilepsie.

La croyance que les anciens ont connu les coquilles fossiles que nous désignons aujourd’hui sous le nom d’Ammonites repose sur ce passage du même auteur : Ammonis cornu inter sacratissimas æthiopicas gemmes aureo colore, arietini cornu effigiem reddens, præmittitur prædivina somnia repræsentare[15]. Or, rien n’est moins explicite que ce texte. Aucun voyageur n’a signalé d’Ammonites dans cette partie de l’Afrique, et il faudrait supposer, de plus, que ces prétendues Ammonites étaient à l’état de fer sulfuré, fort petites et d’une parfaite conservation, pour qu’on pût les regarder comme des pierres précieuses ou gemmes. Le texte du Polyhistor de Solinus, sur lequel on s’est aussi appuyé, ne fait que reproduire la pensée de Pline sans y rien ajouter. Illic et lapis legitur ; Hammonis vocant cornum, nam ità tortuosus est et inflexus ut effigiem reddat cornûs arietini ; fulgore aureo est. Prædivina somnia repræsentare dicitur subjectus capiti incubamtium[16].

Le lyncurium du grand écrivain latin, pierre de couleur d’ambre, regardée comme une concrétion provenant du lynx, et ses Idæi dactyli, ou doigts du mont Ida[17], ne sont aussi rien moins que des Bélemnites, qui n’existent pas en Crète. Ses diphytes ne sont pas davantage des empreintes ou des moules de Spirifère auxquels les naturalistes de la Renaissance ont donné le nom d’histérolithes.

On voit ainsi que parmi les corps organisés fossiles les plus répandus dans la nature, au moins dans les terrains secondaire et tertiaire, savoir : les Ammonites, les Bélemnites, les brachiopodes et les Nummulites, ces dernières sont les seules qu’on puisse dire avec certitude avoir été connues des anciens et suffisamment désignées par eux, puisqu’on les retrouve précisément sur les lieux où ils les ont signalées. On le conçoit d’autant mieux que les autres formes, dont on leur a attribué la connaissance, sur des suppositions ou des interprétations gratuites, manquent jusqu’à présent ou sont au moins très-rares dans les pays les plus civilisés de l’antiquité.

Tel est en résumé le bilan de la paléontologie chez les Grecs et les Romains, du moins à en juger par ce qui nous est parvenu, car nous savons que les sciences naturelles ne laissaient pas que d’y avoir de nombreux adeptes ; un auteur moderne, Faujas de Saint-Fond, qui a fait le relevé des naturalistes de ces deux nations dont les noms sont rapportés par Pline, en trouve 657, dont 431 grecs et 226 latins.

Mais s’il semble que les anciens ne nous aient laissé sur la Grèce aucune donnée géologique ou paléontologique de quelque valeur, ne nous hâtons pas de les accuser d’inaptitude pour l’observation ; aucun pays n’est moins propre que l’Attique et le Péloponèse à suggérer des idées nettes à cet égard. C’est en effet un réseau de petites chaînes de montagnes soulevées, se croisant dans diverses directions, dont les couches disloquées, redressées, modifiées et pénétrées par des roches ignées, rendent encore aujourd’hui, avec toutes les ressources de la science moderne, leurs relations et leur âge fort difficiles à saisir. La Grèce, si brillante dans les lettres, les arts et la philosophie, qui vit pousser assez loin les sciences exactes et leurs applications, où la médecine, la zoologie, la botanique et de nombreuses substances minérales trouvèrent des observateurs sagaces et éclairés, ne pouvait pas être le berceau de la géologie, car nulle part les couches de son sol ne présentent cette disposition régulière et symétrique qui, dans l’Europe occidentale, révéla, bien tardivement encore, leur véritable chronologie.

Ce que nous venons de dire du sol de la Grèce peut s’appliquer à celui des îles de l’Archipel et de la plus grande partie de l’Asie Mineure aussi bien que de l’Italie, où, à l’époque romaine, l’esprit d’observation directe de la nature était peut être moins répandu encore que chez les Grecs.

Ce qui a manqué aussi au développement des sciences naturelles dans l’antiquité ç’a été l’absence de méthode, de classification, de nomenclature fixe, de collections, des ressources de la gravure pour reproduire les objets, du microscope simple et composé pour les amplifier, et par-dessus tout de l’imprimerie, ce vulgarisateur et ce propagateur par excellence de toutes les connaissances humaines.


§ 3. Moyen âge


Pendant cette longue nuit du moyen âge qui couvrit d’un voile épais toutes les sciences chez les nations de l’Occident, Avicenne, né à Chiraz vers la fin du x° siècle (980), s’est occupé, dans son traité De congelatione et conglutinatione lapidum, de l’origine des montagnes et des vallées, qu’il attribue, sans se prononcer cependant, soit à des soulèvements, soit à des dénudations par les eaux, et il ajoute que sur beaucoup de roches on voit des empreintes d’animaux aquatiques qui prouvent que ces roches se sont déposées sous la mer. « Peut-être, continue-t-il, proviennent-elles de l’ancien limon de celle-ci, qui inonda autrefois le globe ; » Ferdousi, dans son histoire de la Perse, parle également des montagnes qui s’élevaient et des cours d’eau qui en descendaient pour se rendre à la mer[18].

Les siècles suivants ne jetèrent en Europe aucune lumière sur le sujet qui nous occupe, et c’est à partir du xive que nous le diviserons, comme nous l’avons dit, par régions naturelles ou pays, en commençant par l’Italie.


  1. Histoire des sciences naturelles, professé au Collège de France t. I, p. 1, 1841
  2. Conchiologia fossile subappennina, vol. I, p. 48, éd. de 1843
  3. Voyez aussi sur ce sujet Strabon, Géographie, liv. I, p. 85, éd. de Almenodus. — Pomponius Mela, lib. I, chap. VII.
  4. Histoire, vol. I, p. 139, éd. 1850, trad. de Larcher.
  5. Dans Attica.
  6. Dans Anabasis.
  7. Pline, liv. XXXVI, chap. XVIII ― C’était probablement aussi des os d’Éléphant fossile trouvés à Caprée, dont Auguste se montrait si curieux et qu’il rassemblait dans ses maisons de campagne, comme le dit Suétone : Qualia sunt Capreis immanium belluarum ferarumque membra prægrandia quæ dicuntur gigantum ossa et arma heroum. (Suétone, Vie d’Auguste, sec. LXXII.)
  8. Metam., lib. XV, vers. 201.
  9. De rerum natura, lib. I, vers. 705-716.
  10. Géographie, liv. I, chap. III.
  11. Géographie, liv. V, p. 397 ; éd. de du Theil. — Cette citation, déjà faite par Guettard, a été reproduite par des auteurs plus récents.
  12. Strabon était d’Amasis (Amassya ou Amasia), dans le royaume de Pont, localité d’où M. de Tchihatcheff nous a rapporté récemment de nombreuses Nummulites que personne n’y avait signalées depuis le grand géographe de l’antiquité.
  13. Historia mundi, lib. XX, p. 167, éd. d’Ajasson de Grandsagne, 1833.
  14. Ibid., lib. XXVI, p. 403.
  15. Historia mundi, lib. XXVI, p. 409.
  16. Chap. xxvii, p. 113, in-8. Deux-Ponts, éd. de 1794.
  17. Ibid., liv. XXXVI et XXXVII. — Solinus ne fait également ici que répéter Pline. (Voy. Polyhistor, p. 39 et 67.)
  18. Édition de Calcutta, 1811, p. 4. Ferdousi mourut vers l’année 411 de l’hégyre.