Instruction concernant la propagation, la culture en grand et la conservation des pommes de terre/Quatrième partie - Chapitre III

Société royale et centrale d’agriculture
Madame Huzard (née Vallat la Chapelle) (p. 173-187).


CHAPITRE III.

POMMES DE TERRE EMPLOYÉES AUX BESOINS DE L’INDUSTRIE.


En annonçant les divers emplois auxquels l’économie industrielle applique les produits de la pomme de terre, on ne contracte pas l’obligation de détailler tous les procédés qui les rendent propres à chaque usage. D’ailleurs, plusieurs de ces opérations ont souvent besoin d’être dirigées par la théorie des sciences et des arts, dont il serait impossible de développer les principes dans une Instruction uniquement destinée à éclairer les propriétaires et les agriculteurs sur l’importance d’une culture que la consommation appelle de toutes parts.


§ 1. De la pomme de terre employée à faire de la colle, et moyens de la faire servir à l’encollage des toiles.


Parmi les préparations utiles à l’industrie, on doit citer la colle de pâle dont se servent les cartonniers, les relieurs et les papetiers, etc. ; on peut la faire à bien meilleur marché qu’avec la farine de froment. A cet effet, on délaie une livre de pulpe râpée dans deux litres et demi d’eau ; on porte le mélange à l’ébullition, que l’on soutient ; pendant quelques minutes sans cesser d’agiter la masse, de peur qu’elle ne s’attache ; après l’avoir retirée du feu, on ajoute une demi-once d’alun réduit en poudre fine, que l’on mêle bien exactement en le délayant d’abord dans une petite quantité de liquide. Un boisseau de pommes de terre produit environ cent cinquante livre de colle bonne et exempte de mauvaise odeur, qui se conservé sans altération au moins dix ou douze jours, quoique exposée à l’air.

En supprimant l’alun, et ajoutant dans la colle trois ou quatre centièmes de muriate de chaux, on préparera un parou, dont les tisserands enduisent la chaîne, afin de la renforcer, et de la faire mieux résister au frottement de la navette ou du peigne, ce parou doit être aussi blanc que possible lorsqu’il s’agit de tisser des fils blancs ; et par cette raison, la colle doit être débarrassée de tous les corps étrangers qui se rencontrent dans les farinés [1].

L’amidon de froment et celui de pommes de terre remplissent bien cette condition ; mais on a encore besoin que cet encollage soit hygrométrique, afin qu’attirant l’humidité de l’atmosphère il entretienne la souplesse Convenable dans les fils, sans qu’on soit obligé, pour l’obtenir, de travailler dans les caves.

Jusques dans ces derniers temps, on n’avait rencontré qu’une seule farine qui fût assez hygrométrique, c’était celle du petit millet (phalaris canariensis) ; mais son prix élevé devenait un obstacle. Depuis, M. Dubuc, de Rouen, a eu l’idée de procurer la même faculté à l’amidon du froment ou à la fécule des pommes de terre, en ajoutant au parement ou-parou que l’on prépare avec ces substances une certaine quantité d’hydrochlorate de chaux. Les expériences ont été faites en présence des commissaires de l’Académie de Rouen, et leur rapport ne laisse aucun doute sur l’efficacité de ce moyen. Ce nouvel encollage ne coûte que soixante-dix centimes, tandis que la même quantité de l’ancien revenait à un franc dix centimes ; il est facile à faire. On délaie la fécule, on porte à l’ébullition, on ajoute la colle détrempée à froid pendant douze heures et dissoute par l’ébullition de quelques minutes ; enfin on verse dans ce mélange la solution d’hydrochlorate ; on remue bien, et l’encollage est prêt à employer [2]. Si les temps sont très secs, on peut augmenter la proportion de l’hydrochlorate de chaux.


§ 2. De la formation du salpêtre et de la potasse au moyen des fanes du solanum tuberosum.


C’est encore M. Dubuc père, pharmacien à Rouen, qui, par ses essais, a prouvé que les fanes de pommes de terre seules, ou mêlées à d’autres végétaux, pouvaient produire du salpêtre en en faisant des couches. Deux cents parties de ces fanes, prises au moment de la récolte, furent hachées grossièrement et mêlées avec cinq cents parties de terre, soixante-dix parties de terre de jardin un peu siliceuse, soixante-dix parties de vieux ciment et cent soixante parties de vieux plâtras ; du tout on forma des couches de dix-huit pouces (quarante-huit centimètres) de hauteur sur deux pieds et demi (quatre-vingts centimètres) de longueur, en commençant la couche par quatre pouces (onze centimètres) de terre et la terminant de même ; on arrosa ensuite cette couche, afin de lui donner un degré d’humidité convenable ; on abandonna le tout, pendant deux mois, sans y toucher ; la couche s’affaissa, le mélange se colora en brun, et laissa dégager une odeur fade et désagréable : alors on retourna la couche avec un louchet ; on l’arrosa de nouveau, et six mois après on la retourna encore, puis on l’arrosa ; enfin, au bout de quinze mois de travail, on fit l’essai du produit, qui fut peu avantageux ; mais, en laissant encore la réaction s’opérer dans cette couche pendant onze mois, ce qui fit vingt-six mois, on obtint un terreau ayant un goût frais et salpêtre, en tout analogue à celui de la terre contenant des nitrates, et semblable à celle que l’on tire des caves et des lieux bas.

Le parenchyme, séparé de la fécule, pourrait aussi être employé à la formation de ces couches ; sa division étant toute faite, ce serait un travail de moins.

M. Daolmi, membre de plusieurs Sociétés savantes et professeur des sciences naturelles au collège de Sorèze, a cherché les moyens d’extraire des fanes de la pomme de terre l’alcali végétal des chimistes connu dans le commerce sous le nom de potasse[3].

Après avoir coupé les fanes en pleine floraison à un pouce et demi ou deux pouces au dessus du sol pour faciliter leur reproduction, qui a lieu en peu de jours, il laissa sur le terrain les fanes coupées,' et dès qu'il les vit entièrement flétries, il les transports dans un lieu sec et aéré, les fit remuer tous les trois ou quatre jours, afin qu'elles parvinssent à un dessèchement parfait, c'est à dire au point que chacune des parties des fanes pût se briser net et avec bruit en la pliant brusquement.

L'expérience de M. Daolmi lui a démontré que, séchées de cette manière, les fanes fournissent une quantité bien plus considérable de salin que seulement séchées sur le sol du champ. Il a observé ensuite que la méthode de les réduire en cendres dans des fosses occasione aussi une perte notable de ce salin, qui est pompé par la terre, à mesure que le calorique l'expulse de la substance végétale.

Il conseille donc de faire la combustion à l'air libre, dans un temps calme, par un feu modéré, sans jamais ajouter de nouvelle matière que la précédente n'ait été entièrement convertie en cendres, parce qu'une trop violente combustion diminuerait considérable- • ment le produit du salin.

La combustion des fanes étant terminée, on les laisse refroidir d’elles-mêmes. Les cendres qui en résultent sont réduites en poudre assez fine, que l’on enferme dans un drap de toile grossière ; on enfonce le tout dans un cuvier aux deux tiers environ de sa profondeur ; puis on verse dessus de l’eau bouillante à plusieurs reprises ; la lessive qui s’écoule du cuvier est reçue dans un autre, placé au dessous ; à chaque versement d’eau bouillante on remue et l’on change les cendres de position. Après le quatrième ou le cinquième écoulement, et lorsque l’eau sort claire, insipide et qu’elle est sans action sur le sirop de violettes, on est assuré que les cendres sur lesquelles on a opéré ne contiennent plus d’alcali.

Enfin, par une ébullition modérée et soutenue, on vaporise tout le liquide recueilli de la lessive ; ce qui reste au fond de la chaudière, après cette évaporation, est le salin ou potasse, dont la quantité s’élèvera constamment au dessus des deux tiers par rapport au poids des cendres, ce qui est fort considérable [4].

Il est vrai que l’enlèvement des fanes, au moment de la floraison, diminuera la récolte des tubercules ; mais le nombre de terres sans culture permet de faire des plantations spécialement destinées à la fourniture du nitre et de la potasse : d’ailleurs, dans les années où l’on aurait quelque inquiétude, on suspendrait la fabrication des potasses et on profiterait de cette culture, qui peut avoir lieu dans tous les sols ; ce qui en accroîtrait d’autant la quantité des subsistances ; et enfin, puisque l’on peut avoir deux produits de fanes par an, on ne doit pas négliger un moyen de se dispenser d’avoir recours à l’étranger pour se fournir de deux importantes matières qui se consomment en France.


§ 3. Des résidus employés comme engrais et comme combustible.


Plusieurs expériences ont fait connaître que le liquide contenu dans la pulpe des pommes de terre contient une substance fertilisante, très favorable à la végétation [5]. Il en est de même des résidus qui restent après la préparation du sucre de fécule. Desséchés, ils peuvent être répandus en petite quantité sur les prairies artificielles, dont ils activent puissamment la végétation [6]. On peut encore profiter du parenchyme que les bestiaux ne pourraient pas consommer, pour en former des briquettes en les pétrissant avec des poussières de charbon de bois, de terre ou des escarbilles, même avec une portion d’argile grasse. Ces briquettes brûlent parfaitement, donnent une cendre très chargée d’alcali, qui peut fournir du salin propre à la fabrication du salpêtre.


§ 4. Usages divers auxquels on peut encore faire servir les produits de la pomme de terre.


Il est encore un emploi des pommes de terre nouvellement découvert, qui peut trouver son application dans beaucoup de circonstances, c’est celui qui prévient l’effet des incrustations dans les chaudières à vapeur.

Presque toutes les eaux contiennent en solution des sels calcaires (sulfate et carbonate de chaux) qui se déposent sur les parois intérieures des chaudières en se vaporisant. Cette couche séléniteuse augmente graduellement, et lorsque l’épaisseur est assez forte pour intercepter le passage du calorique, les parois de la chaudière s’échauffent jusqu’au rouge. A cette température élevée, la croûte est sujette à se briser : alors l’eau arrivant sur le métal à nu et se vaporisant en grande abondance, il ne se trouve plus, par les soupapes de sûreté, d’assez larges issues pour dégorger les vapeurs en proportion de leur rapide production : en sorte qu’elles augmentent en peu d’instans au point de faire éclater avec explosion la chaudière ou l’enveloppe des cylindres.

On était donc obligé de nettoyer souvent et avant que la croûte fût formée, ce qui était fort pénible.

Le hasard a fait cesser ces graves inconvéniens : un ouvrier chauffeur, ayant un jour vidé les cylindres bouilleurs, tandis qu’ils étaient encore très échauffés, mit dans l’un d’eux des pommes de terre pour les y faire cuire et les oublia. Bientôt les cylindres furent lutés comme de coutume, remplis d’eau et la machine mise en activité. Cependant, l’ouvrier garda le silence ; mais quinze jours après, lors du nettoyage delà chaudière, on observa que l’eau était beaucoup plus trouble qu’à l’ordinaire, que la surface de la chaudière était exempte d’incrustations, et qu’un simple rinçage avait suffi pour la rendre parfaitement propre. L’ouvrier annonça la cause des eaux troubles que l’on avait remarquées, l’expérience fut répétée, et le phénomène fut constaté.

Toutes les tentatives, toutes les observations ne conduisent pas à des résultats aussi importans ; cependant, il est des manipulations qui, toutes minutieuses qu’elles paraissent, ne doivent pas être dédaignées ; on en citera quelques unes sans les garantir ni les détailler, mais seulement pour que l’on puisse les rechercher dans l’occasion. Telles sont celles qui désignent les pommes de terre cuites comme propres au dégraissage et au blanchissage des étoffes de laine ; dans ce cas, il est probable que la pâte des tubercules agit comme ferait l’eau de son employée quelquefois à cet usage.

Probablement, c’est à la causticité de la partie aqueuse des pommes de terre dont M. Morris a fait l’application au nettoyage des divers tissus en coton, en laine ou en soie, que l’on doit attribuer cet effet, qu’il assure que l’on obtient après avoir frotté légèrement et à plusieurs fois l’objet, que l’on rince ensuite dans l’eau claire, et que l’on fait sécher.

On pourrait faire les mêmes réflexions à l’égard de la proposition de Cadet de Vaux, qui croit que l’on peut, dans le blanchissage du linge, remplacer le savon par la pomme de terre cuite.

Il l’a également désignée comme propre à consolider les plâtres et les mortiers, et aussi à encoller les peintures en détrempe ; d’autres ont prétendu que l’on pourrait opérer des teintures solides en gris avec le jus des pommes de terre, et en jaune avec la fleur réduite en pulpe.

Enfin, les plaintes portées contre les compositions destinées à noircir les chaussures ont engagé M. Payen à offrir une recette économique, dans laquelle entre la pomme de terre cuite et qui est exempte de reproche.

En rédigeant la présente Instruction, la Commission n’a pas prétendu offrir un travail complet et entièrement neuf ; elle a seulement désiré recueillir les connaissances acquises sur la culture et l’emploi des produits de la pomme de terre, afin de les transmettre à ceux qui n’en seraient pas instruits, ou que de funestes préjugés retiendraient encore dans l’ignorance. La Société royale et centrale d’agriculture, en adoptant l’essai de sa Commission et en le faisant publier, a aussi voulu qu’aucune des ressources que procure la pomme de terre, et dont la durée semblait avoir été bornée à quelques mois, ne pût être perdue.

Il était difficile, en effet, de croire qu’un aussi grand bienfait de la nature ne fût qu’éphémère, l’exemple des perfectionnemens introduits dans la culture des grains et dans leur préparation repoussait cette erreur. A mesure que la civilisation et l’industrie firent des progrès, les hommes apprirent qu’au lieu de se nourrir avec des farines grossières péniblement obtenues, ils pouvaient se procurer de belles farines et en fabriquer un pain savoureux.

Long-temps après cette heureuse amélioration, de nouveaux produits se sont présentés à des populations plus nombreuses dont il fallait accroître les moyens de subsistance, et l’art a complété ce prodige, puisqu’il obtient des primeurs ainsi que des récoltes tardives ; que par des soins il prolonge la durée des unes jusqu’à l’arrivée des autres ; que les produits de la pomme de terre, rendus inaltérables par la dessiccation, conviennent aux hommes robustes et aux personnes délicates ;

Qu’enfin les résidus de toute nature, et longtemps regardés comme inutiles, sont maintenant répartis avec profit entre les animaux de toute espèce.



  1. Dans les campagnes où il y a beaucoup de tisserands, cette préparation pourra être très utile ainsi que la suivante.
  2. Fécule 
     25 c.
    Une once de colle de Flandre ou gélatine 
     10    
    Eau combustible, main-d’œuvre 
     25    
    Chlorure de chaux, six gros 
     10    
    Total 
     70    
  3. Matière si utile aux manipulations les plus lucratives de l’industrie manufacturière : M. Thénard, dans son Traité de chimie, porte la consommation des soudes à vingt millions de kilogrammes, et celle des potasses s’élève à une quantité plus grande.
  4. Voyez le Mémoire sur la potasse indigène de M. Daolmi, adressé à M. le Directeur du commerce et des manufactures.
  5. Il peut être réuni dans des fosses à l’imitation de celles que construisent les Flamands pour recueillir les urines, les jus de fumier et autres engrais liquides dont ils font un usage si avantageux.
  6. Voyez l’Ouvrage de MM. Payen et Chevalier.