Décarie, Hébert & Cie (p. 230-241).

XXI


George sentit son cœur battre plus vite en se préparant à écouter Totty. Il comprenait que le moment était venu de prendre une décision et cela le contrariait qu’elle lui fût imposée, surtout par Totty. Il ne pouvait savoir ce qu’elle allait dire, mais il supposait que son intention était de lui faire des reproches sur sa conduite vis-à-vis de Mamie et de lui demander de rendre évident aux yeux de la jeune fille, soit par des paroles, soit par un départ immédiat, qu’il ne pouvait l’aimer et encore moins l’épouser, vu sa position de fortune. Il approcha sa chaise de la sienne et attendit anxieux.

« George, mon cher ami, dit Totty, la question est très délicate. Je ne sais vraiment pas par où commencer, à moins que vous ne m’aidiez. »

Un petit rire, à moitié timide, à moitié affectueux, résonna agréablement. Totty désirait montrer dès le début qu’elle n’était pas fâchée.

« À propos de Mamie ? demanda George.

— Oui, répondit Totty avec un brusque changement et prenant une intonation de tristesse, à propos de Mamie. Je suis fort embarrassée. Pauvre enfant ! Elle est bien malheureuse… vous ne vous en doutez pas ?

— J’en suis sincèrement désolé, dit gravement George. J’ai beaucoup d’affection pour elle.

— Oui, je le sais. Si la situation eût été différente. »

Elle s’arrêta comme pour lui demander son aide.

« Vous en auriez été ravie. Je comprends cela. »

George pensa qu’elle faisait allusion à son manque de fortune ; c’est, du reste, ce qu’elle voulait lui faire croire, pour l’attrister un peu d’abord afin de le surprendre davantage ensuite.

« Non, mon cher George, vous ne me comprenez pas. Je veux dire que, si vous aviez pour elle de l’amour au lieu d’une simple amitié, ce serait plus facile de nous entendre.

— Pour que je parte ? demanda-t-il un peu perplexe.

— Non, certes ! me croyez-vous une aussi mauvaise amie que cela ? Vous êtes dur. Eussé-je tant insisté pour que vous vinssiez passer l’été avec nous et vous aurais-je laissés si souvent ensemble ?…

— Voyons, vous ne voulez pas dire que vous désirez que je l’épouse ! s’écria George dans le plus grand ébahissement.

— Cela me rendrait très heureuse, dit doucement Totty.

— Je suis stupéfait ! s’écria George. Je ne sais que dire… cela me semble si étrange !

—Étrange ? Cela me semble bien naturel, à moi. Mamie est ma première affection… et tout ce qui peut contribuer à son bonheur…

— Et elle ? demanda George.

—Elle vous aime, George… de tout son cœur. »

Totty lui toucha doucement la main.

« Et elle ne pourrait aimer personne que nous fussions plus heureux de lui voir épouser, » ajouta-t-elle en mettant dans sa voix toute la tendresse amicale dont elle disposait.

George laissa tomber sa tête sur sa poitrine et Totty laissa échapper un petit soupir comme si elle venait de décharger son cœur d'un lourd fardeau.

« Cousine Totty, dit enfin George après quelques secondes de silence, je crois que vous êtes la meilleure amie que j'aie au monde. Je ne saurai jamais vous remercier assez de votre bonté désintéressée.

— Vous n’avez pas à me remercier, répondit-elle. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, depuis l’année dernière. Permettez-moi de vous parler très franchement.

— Vous avez acquis tous les droits, répondit George d’un ton plein de reconnaissance. Vous m’avez accueilli quand j’avais besoin d’amitié et de bienveillance, vous m’avez donné un intérieur, vous m’avez rendu la force de travailler, vous m’avez…

— Non, non, George ; laissez là toutes ces misères. Ce n’est pas là ce que je voulais dire. C’est quelque chose de beaucoup plus difficile à exprimer, dont je ne vous ai jamais parlé et dont je ne croyais jamais vous parler. Excusez-moi si j’aborde ce sujet. Il s’agit de Constance Fearing. »

George leva vivement la tête.

« Pourvu que vous ne m’en parliez pas avec malveillance, répondit-il sans hésiter.

— Moi ? fit Totty avec un accent de surprise. J’ai tant d’affection pour elle que je désirerais vous la voir épouser. Je ne peux pas dire plus. Constance est un noble cœur, un peu étrange peut-être, mais bonne au delà de toute expression. Le Docteur Drinkwater, vous savez, notre bon recteur de New-York, rend continuellement hommage à son inépuisable charité, il n’y a rien à dire sur elle ;… seulement, je ne crois vraiment pas qu’elle soit la femme qu’il vous faut, mon cher ami. Je ne saurais dire pourquoi, mais il y a une raison, une raison subtile, indéfinissable, qui fait que vous ne vous convenez pas. Tenez ! Je crois que Constance Fearing ferait très bien l’affaire d’un de ces jeunes clergymen qui consacrent leur vie à faire le bien autour d’eux.

— Vous avez peut-être raison, dit George quand Totty s’arrêta.

— Enfin, comprenez-vous, ajouta Totty que vous ne vous conveniez pas ? »

Totty avait si adouci sa voix que cette question, qui eût pu être choquante, parut toute naturelle. George réfléchit un moment avant de répondre.

« Oui, dit-il, je crois que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. »

Totty respira plus librement, car le moment avait été critique.

« J’en étais sure, et pourtant j’avais espéré que vous l’épouseriez, jusqu’à ce que je vous aie mieux connus tous les deux… jusqu’à ce que j’aie vu que quelqu’un était… mon Dieu… bref, que quelqu’un vous aimait mieux.

— Si c’est vrai, j’en suis désolé…

— Pourquoi seriez-vous désolé ? Je pensais qu’un homme devait être enchanté d’apprendre qu’il était tendrement aimé par une jeune fille charmante…

— Oui, si…

— Non ! Je vois ce que vous allez dire. Si, il l’aime. Mon cher George inutile de le nier. Vous aimez Mamie. Il est facile de s’en apercevoir. Je ne dis pas que ce soit une passion romanesque.

Non, vous n’en êtes plus, heureusement, à ces choses-là. Mais je crois que vous lui êtes fermement attaché, que sa société vous est agréable, que vous recherchez sa conversation… enfin, mille choses que nous pouvons tous voir. »

« Tous » faisait allusion à Totty seule, bien entendu, mais George était trop troublé pour le remarquer. Il ne trouva rien à dire et elle continua.

« Non pas que je vous blâme le moins du monde. C’est moi qui serais plutôt à blâmer de vous avoir mis en face l’un de l’autre, si je n’étais pas sûre que c’est ce qu’il y a de mieux pour votre bonheur et pour celui de Mamie. Vous vous convenez parfaitement. Mamie n’est pas très jolie, c’est vrai… elle n’est pas très riche…

— Vous oubliez que je n’ai que ma profession, dit George un peu sèchement.

— Mais quelle profession ! D’ailleurs, si on en arrivait là, nous voudrions voir notre fille vivre comme elle a eu l’habitude de vivre. Ce n’est pas là la question. Elle n’est ni très jolie, ni très riche, mais… vous ne pouvez le nier, elle a un charme, une grâce, un je ne sais quoi dont un homme ne se lassera jamais, n’est-ce pas ?

— Chère cousine Totty, je ne nie rien…

— Et puis… savez-vous… vous possédez aussi cette qualité, ce même je ne sais quoi d’indéfinissable qu’une femme aime. Personne ne vous l’a-t-il jamais dit ?

— Non. vraiment ! s’écria George, riant un peu malgré lui.

— Je parle très sérieusement, dit Totty. Vous êtes faits l’un pour l’autre et vous vous aimez mutuellement chacun à sa façon.

— Si c’était de la même façon…

— Ce n’est pas si différent, répliqua-t-elle. Et en tout cas, en disant « je vous aime, » on n’a pas besoin d’ajouter « je ne vous aime pas de la même manière que j’en ai aimé une autre. » Cela va de soi. Ah ! non. Il n’y a pas d’amour semblable au premier… non, il n’y en a pas ! »

Totty soupira profondément, comme si le souvenir d’une affection depuis longtemps enterrée lui était toujours douce et pénible.

« Et, pourtant, on aime, continua-t-elle d’un air un peu moins enjoué. On aime encore, souvent plus sincèrement que la première fois. Cela vaut mieux ainsi… l’affection des dernières années est plus complète, plus solide, plus durable que l’autre. Et c’est de l’amour, dans la meilleur acception du mot… croyez-moi. »

Si dans sa voix il y avait eu la moindre fausse note, George l’aurait surprise. Mais ce que Totty essayait de faire, elle le faisait bien, avec une appréciation consommée des détails et de leur valeur qui eût trompé un homme plus perspicace que lui. Et puis, en ce moment, il se trouvait en proie à un grand doute. Il était assez fortement attiré par Mamie pour que le poids le plus léger fit pencher la balance. Sans le souvenir de Constance, il l’eût aimée depuis longtemps d’un amour dans lequel il fût entré plus de vraie passion et moins d’illusion. Mamie, sous beaucoup de rapports, lui semblait un être plus réel que Constance qui, maintenant, lui paraissait plus idéale.

Et puis, pendant ces longs mois d’été n’avait-il pas incontestablement agi de façon à faire croire qu’il aimait Mamie ? Totty et, naturellement, la pauvre Mamie elle-même avaient dû donner une interprétation particulière à ses moindres paroles et à ses moindres gestes. Pour employer le langage du monde, il avait compromis la jeune fille. Totty était bien bonne d’user de tant de diplomatie. L’honnête Sherry lui aurait demandé ses intentions en deux mots et aurait exigé une réponse en un seul : mode de procéder qui eût été beaucoup moins agréable.

« Vous lui devez bien quelque chose, George, reprit Totty après une longue pause. Elle vous a sauvé la vie. Il ne faut pas lui fendre le cœur… ce serait un triste remerciement.

— Dieu m’en préserve ! répondit George. Qu’est-ce que le cousin Sherry en dira

— Oh, George ! comment pouvez-vous le demander ? Vous savez comme il vous aime ; il sera aussi heureux que moi, si…

— Il n’y aura pas de « si, » interrompit George. J’interrogerai Mamie demain. »

Il avait pris son parti, détestant les incertitudes. Il sentait qu’il était à la veille d’éprouver une sorte de passion pour Mamie, tandis que Constance représentait quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qu’en tout cas il ne pourrait accepter sans des craintes et des doutes. Pouvant aimer sa cousine et lui être fidèle, puisque ses parents croyaient que le bonheur de sa vie dépendait de lui, il ne tromperait les espérances de personne ; et s’il s’apercevait qu’il avait fait un sacrifice, lui seul en souffrirait.

Totty retint un moment sa respiration, après qu’il eut fait sa déclaration, dans la crainte de laisser échapper une exclamation de joie involontaire, trop grande pour la circonstance. Puis elle se leva, s’approcha de lui, et, posant ses deux mains sur ses épaules, elle effleura son front basané de ses lèvres roses.

« Que Dieu vous bénisse, mon cher fils ! » dit-elle avec des accents qui eussent convaincu de sa sincérité le cœur d’un ange.

George lui pressa chaleureusement la main, mais avec la sensation que cet acte n’était pas tout à fait spontané, il faisait ce qu’on attendait de lui tant bien que mal, mais sans enthousiasme. Il sentit quelque chose de chaud tomber sur sa main.

« Comment, cousine Totty, vous pleurez ! s’écria-t-il.

— Larmes de bonheur, » répondit Mme Sherrington Trimm d’une voix tremblante d’émotion.

Puis elle se retourna et rentra précipitamment dans le salon, le laissant seul sous la véranda.

« Le sort en est jeté ! » pensa-t-il dès qu’elle fut partie.

Il dormit paisiblement toute la nuit.

Le lendemain matin de bonne heure, Totty entra dans la chambre de sa fille et l’embrassa avec une tendresse inaccoutumée.

« Chère enfant, dit-elle, je suis venue voir comment tu as dormi. Tu es un peu pâlotte, Mamie, mais cela te va bien. Voyons, que vas-tu mettre aujourd’hui ? il fait encore très chaud…

— Je ne veux pas me mettre en blanc, répondit Mamie.

— Eh bien, mets autre chose, dit Totty avec vivacité. Tu pourrais essayer ce costume de flanelle rayée… ou la jupe avec une blouse, c’est gentil et c’est nouveau.

— Non, dit Mamie avec une grande décision Je ne trouve pas qu’il fasse chaud et j’ai envie de prendre ma robe de serge bleue.

— Bon, répondit Mme Trimm, c’est peut-être celle qui te va le mieux. »

Totty ne s’en alla pas avant de s’être assurée que Mamie était le plus à son avantage.

Pendant le déjeuner, elle fut extraordinairement gaie, tandis que George était exceptionnellement silencieux. Mamie elle-même avait jusqu’à un certain point retrouvé sa vivacité, bien qu’elle fût très honteuse d’avoir fait une semblable exposition de ses sentiments la veille au soir. Elle donna une explication boiteuse, disant qu’elle avait senti tout à coup des frissons et était montée dans sa chambre pour chercher un vêtement plus chaud, mais en voyant qu’il était si tard, elle n’avait pas pensé que ce fût la peine de redescendre. Elle changea alors de sujet aussi vite qu’elle le put, admirablement secondée par sa mère dans ses efforts pour soutenir la conversation. Le visage de George ne trahit rien. Il était impossible de dire s’il ajoutait foi à son histoire ou non.

« Je suppose que vous allez travailler maintenant, dit Mme Trimm en se levant de table.

— Je n’en suis pas bien sûr, répondit George en la regardant fixement une seconde. En tout cas, je vais faire un tour de jardin avant. Viens-tu, Mamie ? » demanda-t-il en se tournant vers sa cousine.

Pendant quelques minutes, ils s’éloignèrent de la maison en silence. George était embarrassé et ne savait pas encore ce qu’il dirait. Ils se trouvèrent bientôt dans un endroit ombragé par de vieux arbres hors de vue de la maison. George s’arrêta subitement et Mamie, s’arrêtant aussi, le regarda avec un peu de surprise.

« Mamie, dit-il de sa voix la plus douce, m’aimes-tu ?

— Plus que tout au monde, » répondit la jeune fille.

Ses lèvres pâlirent lentement et une expression de stupéfaction parut dans ses yeux.

« Tu m’as sauvé la vie. Veux-tu la prendre… et la garder ? »

Il la regarda pour chercher une réponse. Une joie suprême s’épanouit sur le visage de Mamie, mais presque aussitôt elle fit place à une frayeur mortelle.

« Oh ! ne te moque pas de moi ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée et suppliante.

— Me moquer de toi, chère enfant… Dieu m’en préserve ! Je te demande d’être ma femme.

— Oh ! non ! Ce n’est pas vrai… tu ne m’aimes pas… cela ne peut pas être vrai ! »

Mais à mesure qu’elle parlait, l’éclat du bonheur brillait dans ses yeux… comme un soleil d’été se levant à travers une pluie légère… et inondait de joie tout son visage.

« Je t’aime et c’est parfaitement vrai, » répondit-il.

Pendant des mois, la jeune fille avait caché sa grande passion autant qu’elle l’avait pu, elle avait supporté avec toute la patience imaginable le désappointement quotidien de le voir toujours le même à son égard : elle avait beaucoup souffert et avait caché bravement ses souffrances, mais ce bonheur subit était plus qu’elle ne pouvait supporter. Elle tomba dans ses bras et son corps s’affaissa : ses paupières s’abaissèrent et ses lèvres s’entr'ouvrirent lentement sur ses dents de nacre. Elle n’était pas belle, et il le voyait bien en considérant son visage pâle et inanimé. Mais elle l’aimait comme il n’avait jamais été aimé, et en ce moment il l’aimait aussi. La maintenant d’un bras, il lui souleva la tête de l’autre main et la couvrit de baisers avec une passion qu’il n’avait jamais ressentie. Très lentement, le sang revint à ses lèvres, puis ses yeux s’ouvrirent. Ils n’exprimaient pas la surprise, car elle avait à peine conscience qu’elle se fût évanouie.

« Ai-je été longtemps ainsi ? demanda-t-elle d’une voix faible, quand l’expression de vie et de joie eut reparu.

— Rien qu’un moment, ma chérie, répondit-il.

— Oh ! c’est trop… c’est trop… c’est trop de bonheur. Comment croire à tout cela en un seul jour ? ”

Il se passa du temps avant qu’ils revinssent à la maison. La lumière du soleil leur arrivait tamisée à travers les feuilles rougies par l’automne. Mais ils restaient assis côte à côte, tout à leur bonheur, sans s’inquiéter de la marche des heures silencieuses, pendant que leurs voix adoucies s’unissaient amoureusement au murmure de la brise. Bien à contrecœur, ils se levèrent enfin pour rentrer. La discrète Totty les avait attendus jusqu’à ce qu’elle aperçut leurs silhouettes à travers les taillis ; elle s’était alors hâtée de rentrer pour entendre l’heureuse nouvelle,

Mamie disparut tout de suite, heureuse d’être seule, si elle ne pouvait pas être avec celui qu’elle aimait… George alla droit à sa mère. Elle leva la tête de dessus son papier, comme si elle y était depuis longtemps absorbée, puis sourit en lui tendant la main. George la pressa avec plus d’amitié que la veille au soir.

« Je suis enchanté d’avoir suivi votre conseil, dit-il. Je suis très heureux. Mamie m’a accepté.

— Lui a-t-il fallu toute la matinée pour prendre son parti ? demanda Totty d’un air ironique.

— Mon Dieu, non, pas toute la matinée, répondit George, mais nous avions deux ou trois questions à traiter ensemble. Maintenant, il faut télégraphier à… à M. Trimm… pour son consentement.

— Là… voyez vous-même, » dit Totty, lui mettant devant les yeux une feuille de papier sur laquelle était écrite une courte dépêche :


TRIMM, CARLSBAD, BOHEME.

Mamie fiancée George Wood. Consentement par fil.

Totty.

« Vous voyez combien j’étais sûre d’elle. J’ai écrit ceci pendant que vous étiez là-bas. Il est vrai que vous m’en avez donné le temps.

— Sûre d’elle et de votre mari, dit George surpris de la forme de la dépêche.

— Oh ! je n’avais aucun doute à son égard, répondit Mme Trimm avec un petit rire. Il vous trouve une perfection.

La réponse arriva tard dans la soirée, courte, brève, en style d’affaires.


Fixez jour mariage. Reviens.
Sherry.