Décarie, Hébert & Cie (p. 35-45).

IV


Bien des jours se passèrent avant que George songeât à renouveler sa visite à Washington Square et n’eût la tentation de revoir Mme Trimm. Sans s’en rendre compte, il traitait les demoiselle Fearing comme les livres qu’il avait l’habitude d’examiner, de critiquer, et de ne plus regarder. Cependant, si la vision des deux jeunes filles qui lui avaient tenu compagnie pendant qu’il regagnait sa demeure s’était amoindrie, le souvenir ne s’était pas complètement effacé de son esprit, et lui revenait de temps en temps suffisamment agréable pour lui donner envie de les revoir. Et un jour qu’il n’avait rien à faire, il se décida à une nouvelle visite, ce qui, pour lui, était une entreprise importante.

Il se rendit à pied à Washington Square. Il n’était pas revenu dans cette partie de la ville depuis sa première visite avec sa cousine et, en approchant de sa destination, il se prit à regretter d’avoir laissé passer plus de quinze jours sans essayer de revoir ses nouvelles connaissances. Constance Fearing était seule chez elle. Il fut fâché de l’absence de la plus jeune des deux sœurs, ayant trouvé avec celle-ci la conversation plus facile et plus sympathique.

La maison lui parut moins sévère que la première fois ; la disposition du mobilier avait été changée, il y avait des fleurs dans les vieux vases et plus de livres et de petits bibelots épars sur les tables.

« Je commençais à craindre de ne plus vous revoir ! » s’écria la jeune fille en lui tendant la main.

Cet accueil avait quelque chose de simple et de franc qui mit George à son aise.

« Vous êtes trop bonne, répondit-il, mais j’avais peur même aujourd’hui de venir trop tôt.

— Au contraire, répliqua Constance.

— Le calcul est cependant bien simple. À une visite par quinzaine, cela donne, au bout de l’année, un total de vingt-six, avec une fraction en plus pour l’année bissextile. Cela ne vous épouvante-t-il pas ?

— Je n’ai pas la bosse des mathématiques et ne regarde pas si loin. D’ailleurs, comme nous nous absentons pendant six mois d’été, vous ne nous en feriez pas tant.

— J’oubliais que tout le monde ne reste pas en ville toute l’année. Vous irez probablement encore à l’étranger ?

— Pas cet été, » répondit Mlle Fearing un peu tristement.

George lui jeta un rapide coup d’œil, il avait compris la raison de cette mélancolie et trouva assez naturel que le souvenir de la mort récente de leur mère empêchât pendant quelque temps les deux sœurs de retourner en Europe. Il se demanda alors combien il y avait de véritable chagrin derrière la tristesse de la jeune fille, tout en étant un peu étonné lui-même de se sentir entraîné dans un aussi étrange calcul psychologique. Il n’était pas prompt à croire au mal, mais trouvait difficile de croire à un bien absolu. Il y eut un silence de quelques instants, pendant lequel George, un peu penché en avant dans son fauteuil, regardait bêtement ses mains croisées sur son genou, tandis que Constance, renversée dans les profondeurs de sa bergère, observait son profil énergique se détachant nettement sur la brillante clarté de la fenêtre.

« Êtes-vous confiante, mademoiselle Fearing ? demanda George un peu à brûle-pourpoint.

— Comment l’entendez-vous ?

— Quand vous rencontrez une personne étrangère, votre premier mouvement est-il de vous fier à elle ?

— Il n’est pas facile de répondre à cette question. Je ne crois pas y avoir beaucoup réfléchi. Et vous, quel est votre premier mouvement ?

— Vous êtes méfiante alors, dit George d’un ton convaincu.

— Pourquoi ?

— Parce que vous répondez à une question par une question.

— Est-ce une preuve ? Comme on devrait faire attention à ce qu’on dit ! Eh bien… je vais essayer de répondre franchement. Je crois que je n’ai pas de préventions, mais j’aime à observer le visage avant de fixer mon opinion sur quelqu’un.

— Et quand vous avez décidé, changez-vous facilement ? N’avez-vous pas une première impression arrêtée à laquelle vous revenez en dépit de votre jugement et en dépit de vous-même ?

— Je ne sais pas… non, du moins j’espère que non. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Par curiosité. La vie serait si triste sans ce défaut, que je n’ai pas honte d’être curieux. On ne pourrait plus embarrasser son prochain.

— Mais vous ne devriez pas chercher à l’embarrasser, puisque vous devez l’aimer, suggéra Constance.

— Nous devons aimer aussi nos ennemis. Que d’amour il nous faut déjà pour ceux-là ?

— Heureusement que « amour » est un mot vague.

— Avez-vous jamais essayé de le définir ? demanda le jeune homme.

— Je ne me sens pas assez habile pour cela, mais vous pourriez peut-être ? »

George regarda vivement la jeune fille. Il n’était pas disposé à croire qu’elle faisait cette réponse par coquetterie, mais il n’était pas assez âgé pour comprendre qu’une pareille remarque pouvait s’être échappée de ses lèvres sans la plus légère intention.

« La définition s’arrête là où l’amour commence, dit-il après un instant de silence. Tout amour procédant par expérience, la définition est généralement le résultat de beaucoup d’expériences.

— Procède par expérience ?…

— Oui. Ne connaissez-vous pas de nombreux exemples de gens ayant tenté l’expérience et qui ont échoué ?

— Je n’aurais pas cru que l’amour par expérience eût une grande valeur, dit Constance avec une ombre d’embarras et pendant qu’une légère rougeur colorait ses joues : mais je demanderai là-dessus l’avis de Mme Trimm. À propos, l’avez-vous vue aujourd’hui ?

— Je ne l’ai pas vue depuis que nous sommes venus ici ensemble.

— Je croyais que vous la voyiez très souvent. J’ai reçu un mot d’elle hier. Je pense que vous savez…

— Je ne sais rien. Qu’y a-t-il ?

M. Craik est très malade… mourant même. C’est votre cousine qui me Ta écrit pour s’excuser de ne pas venir. »

Les yeux de George brillèrent soudain d’un éclat inaccoutumé. Cette nouvelle inattendue lui causait une réelle joie, car il haïssait Thomas Craik d’une haine sincère et désintéressée, et la pensée que le monde allait en être enfin débarrassé lui était indiciblement délicieuse.

« Il est mourant, vraiment ? demanda-t-il d’une voix contrainte.

— Vous paraissez bien aise de l’apprendre, dit Constance en le regardant avec une certaine curiosité.

— Moi ? oui…, je n’en suis pas absolument fâché. »

Son rire était dur et faux.

« Vous ne vous attendiez pas à me voir verser des larmes… Si vous étiez au courant des malheurs de mon père…

— Oui, j’en ai entendu dire quelques mots. Mais je suis fâchée de vous avoir appris cette nouvelle.

— Pourquoi ? puisque je vous en suis reconnaissant.

— Oui, je le sais, et c’est précisément cela qui me contrarie. Je ne m’attendais pas à ce que vous fussiez désolé, mais je n’aime pas à voir un homme si heureux à la nouvelle du danger d’un autre. Et, quoique vous connaissant à peine, je ne puis m’empêcher de vous dire que si vous éprouvez de la joie, vous ne devriez pas, en tout cas, la laisser paraître.

— Comment voulez-vous, mademoiselle, que je sois suffisamment maître de moi pour dissimuler les sentiments que j’éprouve en ce moment ? Vous ignorez que le vieux Tom Craik a ruiné mon père ? Vous ignorez qu’après cela, il a laissé attaquer sa réputation, quoique mon père fût aussi honnête que la lumière du jour, et que lui, Craik, fût le voleur ? Cela peut vous sembler mélodramatique, mais n’en est pas moins l’exacte vérité. Vous attendez beaucoup trop de la nature humaine, mademoiselle, et je regrette d’avoir été dans l’obligation de tromper votre attente.

— Vous devez évidemment ressentir tout cela fortement… J’ignorais ces détails, autrement je n’aurais rien dit. Je voudrais que tout le monde pût pardonner… C’est si bon de pardonner !

— Oui… assurément, avoua George. Pardonnez-moi d’abord, je vous en prie, puis dites-moi ce que vous savez de ce digne M. Craik.

Mme Trimm semble penser que c’est une maladie nerveuse… maladie à la mode aujourd’hui.

— Est-elle vraiment désolée ? demanda George avec un air d’intérêt.

— Elle m’écrit qu’elle ne le quitte pas.

— Elle ne le quittera pas… jusqu’à… »

George s’arrêta court.

« Qu’alliez-vous dire ?

— J’allais faire une remarque sur les volontés humaines en général et sur celles des mourants en particulier. Mais c’est aller contre vos ordres.

— Je crois qu’en tout cas elle héritera de la fortune, observa Constance en réprimant un sourire, comme si elle sentait qu’il ne serait pas d’accord avec le ton qu’elle avait pris auparavant.

— Puisque vous abordez le côté pratique de la question, je pense effectivement que Totty héritera. Allons…, je lui en fais mon compliment. Mais cela me donne envie d’aller aujourd’hui prendre des nouvelles de M. Craik. Ne serait-ce pas témoigner ainsi d’un admirable esprit de charité et d’oubli des injures ?

— Vous ne parlez pas sérieusement ! s’écria précipitamment Constance.

— Ce serait une preuve que j’ai profité de votre leçon.

— Non. Ce serait de l’hypocrisie inconvenante en ce moment.

— Vous trouvez ? Il me semble que ce n’était que de la politesse.

— D’après ce que vous m’avez dit, on ne doit guère s’attendre dans cette maison à des politesses de votre part.

— Suis-je obligé de dire au domestique le motif qui me guide, quand je viens m’informer de la santé d’un parent mourant.

— Vous pouvez tout aussi bien vous en informer chez Mme Trimm.

— La maison de M. Craik est sur mon chemin… celle de Totty n’y est pas.

— J’espère que vous…, mais après tout, c’est absurde de ma part, vraiment ! Ce n’est pas mon affaire. »

George ne trouva rien à répondre à cet aveu, mais l’expression d’amusement qui parut sur son visage n’échappa pas à Constance et elle se mit à rire, un peu agacée.

« Vous êtes obligé d’admettre que ce n’est aucunement mon affaire, vous voyez bien, dit-elle.

— Je suis dans la position d’un homme qui ne peut donner son assentiment sans être grossier, et qui pourtant ne peut avoir une opinion différente sans être en contradiction avec la vérité.

— C’est très bien, monsieur Wood, ajouta Constance. Je n’ai plus rien à dire.

— Alors je n’ai plus qu’à prendre humblement congé, dit George en se levant.

— Mais vous ne me comprenez pas ! s’écria la jeune fille en souriant. N’allez pas croire…

— Il se fait tard et M. Craik peut avoir rejoint ses ancêtres avant que je sois allé sonner à sa porte pour demander de ses nouvelles.

— Oh ! ! je vous en prie, ne parlez plus de ce pauvre homme !

— Et j’en parlerais forcément en restant ici. Puis-je revenir un de ces jours, mademoiselle, si vous ne m’en voulez pas trop ?

— Votre originalité vous fait presque pardonner. Venez toutes les fois qu’il vous plaira. Nous serons toujours charmées de vous voir et j’espère que, la prochaine fois, ma sœur sera là. »

George espérait vaguement qu’elle n’y serait pas. Après avoir salué, il quitta le salon. Il était beaucoup plus satisfait de cette visite que Constance, car tandis que la conversation du jeune homme avait un peu troublé le délicat sentiment des convenances de celle-ci, la sienne avait procuré à George des sensations délicieuses. Le courant de ses pensées avait changé, il éprouvait un intérêt nouveau et surtout une bizarre et inexplicable sensation de bien-être physique qui semblait venir de la région du cœur, comme si son corps eût été ranimé, son sang réchauffé, et sa circulation stimulée par l’assimilation de bonnes et douces choses.

Pendant qu’il remontait l’Avenue, il ne se demanda pas quelle était l’impression qu’il avait pu produire sur Mlle Fearing ; ce qu’il éprouvait lui suffisait, et il fut surpris de découvrir qu’une sensation pouvait être aussi agréable. Il sentait qu’il levait la tête plus haut que vie coutume, que son regard était plus commue, et sa marche plus facile, mais il ne rapportait directement aucun de ces phénomènes à sa visite à Washington Square. Peut-être une vague idée flottait-elle dans son cerveau que s’il admettait la relation il serait forcé de se traiter d’imbécile et que par conséquent il était beaucoup plus sage de jouir de l’état dans lequel il se trouvait, sans s’enquérir trop minutieusement de ses causes immédiates ou éloignées.

Il est probable aussi que si cet état de satisfaction générale eût résulté plus clairement du souvenir de la jeune fille qu’il venait de quitter, il eût éprouvé le désir de lui plaire en faisant ce qu’elle voulait : en d’autres termes, il serait rentré chez lui ou serait passé chez Totty pour prendre des nouvelles, au lieu de mettre à exécution son dessein de sonner à la porte de M. Craik.

Mais, avec son esprit de contradiction très développé, il y avait à aller s’informer en personne de la santé de M. Craik un grain d’ironie cruelle qui rendait cette idée irrésistiblement attrayante.

George Wood n’aurait pu être que flatté s’il avait su quel était le sujet des pensées de Constance Fearing pendant la plus grande partie de l’heure qui suivit son départ, et il eût été très surpris surtout s’il avait deviné que l’esprit de la jeune fille était troublé par le souvenir de sa propre conduite à elle.

Elle regrettait beaucoup de s’être laissée aller à critiquer la conduite de George et d’avoir exprimé son opinion sur lui. C’était la première fois qu’elle faisait semblable chose et s’étonnait de sa propre hardiesse. Elle répétait que ce n’était pas du tout son affaire de s’occuper de ce que faisait M. George Wood et encore moins de s’ériger en juge de ses pensées, et pourtant elle était enchantée d’avoir parlé comme elle l’avait fait. Ce jeune homme avait de très justes motifs de ressentiment, contre Thomas Craik ; mais il y avait dans sa satisfaction évidente à la perspective de la mort du vieillard quelque chose qui révoltait ses sentiments les plus délicats, et elle n’avait pu s’empêcher de le lui dire. Elle ne croyait assurément pas que sa mission fût de réformer George Wood, de lui rendre les vertues religieuses de la foi, de l’espérance et de la charité ; mais il était certain, en tout cas, qu’elle prenait un incontestable intérêt à sa conduite et à ses actions, ce qui, vu le peu qu’elle connaissait de lui, l’étonnait grandement. Si elle eût été plus âgée, moins religieuse, et moins ignorante de ses propres instincts, elle se fût demandé si elle ne commençait pas déjà à aimer George plus que la rectitude irréprochable de ses sentiments moraux. Mais chez elle, la religiosité de la jeune fille avait tellement pris le dessus, qu’elle attribuait son inquiétude au doute sur sa propre conduite plutôt qu’à un secret attrait commençant déjà à faire sentir son influença.

Il était à prévoir que Constance n’aimerait pas facilement, l’amour le plus innocent du monde trouve souvent une barrière dans cette espèce de sentimentalité religieuse qui la dominait, car les scrupules morbides ont le pouvoir de détruire toutes les spontanéités, entre autres l’amour, qui est la première ou qui devrait l’être. Constance ne ressemblait pas à sa sœur Grâce qui avait aimé John Bond quand ils étaient encore tous deux des enfants et qui avait l’intention de l’épouser le plus tôt possible. Son tempérament plus froid perdait son temps à faire des calculs au lieu de jouir du bonheur présent. Il existait aussi au fond de son cœur un germe de tristesse, l’habitude de douter, qui s’était développée par suite de sa défiance de ses propres intentions. Elle était très riche. Qu’un prétendant pauvre se présentât, pourrait-elle s’empêcher de redouter qu’il ne cherchât son argent, quand elle avait de la peine à trouver de la foi en elle-même sur l’intégrité de ses plus insignifiantes intentions ? Elle ne pensait jamais à Grâce sans admirer sa confiance absolue dans l’homme qu’elle aimait.