Initiations à la physique/Chapitre VIII

Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 173-200).

CHAPITRE VIII

L’UNIVERS TEL QU’IL EST AUX YEUX DE LA PHYSIQUE MODERNE

En essayant de retracer l’histoire de l’évolution des idées concernant l’univers depuis une vingtaine d’années, je suis pleinement conscient que je ne puis avoir la prétention d’être complet. Je m’y résigne, il est vrai, en pensant que cette tâche est devenue singulièrement difficile. Les problèmes qui se sont posés mettent en effet en cause l’intégralité de notre capacité de connaissance en physique et cela à un point tel qu’on ne l’eût jamais jugé possible autrefois. Je crois donc indispensable, dans un but de clarté, de partir de considérations assez lointaines, dussè-je m’exposer à redire inutilement des choses connues depuis longtemps.

I

La science physique, tout entière, est un édifice à la base duquel on trouve les mesures. Or toute mesure étant liée à une perception sensible, toute loi physique concerne, au fond, des événements ayant lieu dans le monde sensible ; c’est pourquoi un certain nombre de savants et de philosophes sont portés à penser, qu’en dernière analyse, les physiciens n’ont affaire qu’au monde sensible, et même au monde tel qu’il est perçu par les sens humains. Par exemple, un « objet » au point de vue physique, ne sera pas autre chose qu’un complexe de diverses sensations convergentes. Nous ne saurions jamais trop y insister, il n’existe pas de motif logique permettant de réfuter cette opinion ; car la logique seule ne peut faire sortir qui que ce soit du monde sensible ; elle est même incapable de nous contraindre à admettre l’existence d’autres hommes que nous-mêmes. Mais elle n’est pas seule à assurer le gouvernement de notre entendement, il y faut aussi la raison. Or pour qu’une chose soit raisonnable, il ne suffit pas qu’elle ne comporte aucune contradiction logique. La raison nous dit que si nous tournons le dos à un objet en nous éloignant de lui, il en reste encore quelque chose quand nous ne sommes plus là. La raison nous dit encore qu’un seul homme, que l’humanité tout entière avec tout son univers de sensations, que notre système planétaire lui-même, ne sont qu’un tout petit rien, une partie infime de la nature sublime et incompréhensible. La raison nous dit que les lois de la nature ne surgissent pas d’un pauvre cerveau humain, qu’elles ont existé avant que la vie soit apparue sur la terre et qu’elles existeront encore quand le dernier physicien aura disparu.

Ces pensées, qui ne sont pas des conclusions logiques, nous obligent à admettre l’existence d’un monde réel derrière le monde de nos sensations, monde dont l’existence est indépendante de l’homme. Nous ne pouvons acquérir aucune connaissance directe de ce monde, nous pouvons seulement en prendre conscience par l’intermédiaire du monde de nos sensations. S’il y a des gens qui ne peuvent se résigner à adopter cette manière de voir et qui ne peuvent envisager l’existence d’un monde réel, inconnaissable par principe, nous leur ferons observer que, se trouver en présence d’une théorie physique toute achevée dont on peut analyser exactement le contenu et établir que des concepts pris dans le monde sensible suffisent parfaitement à la formuler, est une chose et, qu’édifier une théorie physique en prenant son point de départ dans un ensemble de mesures particulières est une tout autre chose. L’histoire de la physique nous montre combien cette seconde tâche est incomparablement plus difficile que la première. Jusqu’ici, on n’a pas pu réussir à la mener à bien sans admettre l’existence d’un monde réel indépendant de nos sens humains et, d’autre part, il n’y a pas de raison de penser qu’il en sera autrement à l’avenir.

Le monde étudié par les physiciens est un troisième monde qu’il convient de distinguer et du monde réel et du monde sensible. Ce monde, contrairement aux deux premiers, est une création consciente de l’esprit humain, faite dans un but déterminé, elle est donc sujette à des transformations et susceptible de progrès. Le rôle du monde des physiciens est double : on peut, en effet, le considérer par rapport au monde réel ou par rapport au monde des sensations. Dans le premier cas, sa raison d’être sera de donner du monde réel une connaissance aussi complète que possible ; dans le second, de décrire aussi simplement que possible le monde sensible. Il serait d’ailleurs oiseux de vouloir attribuer une priorité à l’un quelconque de ces deux rôles. Chacun d’eux, pris isolément, n’est que partiel et ne peut être regardé comme pleinement satisfaisant ; car, d’une part, il est impossible d’avoir une connaissance directe du monde réel et, d’autre part, on ne saurait donner une règle qui permette, étant données deux descriptions d’un ensemble cohérent de perceptions, de déterminer quelle est la-plus simple. Il est en effet arrivé plus d’une fois dans l’histoire de la physique qu’une description jugée tout d’abord plus compliquée qu’une autre, s’est trouvée être ultérieurement considérée comme la plus simple.

En tout cas, la seule chose qui importe, c’est que ces deux conceptions du rôle de la physique ne se contredisent pas en pratique, mais qu’elles se complètent, au contraire, de la plus heureuse des façons. La première manière d’envisager la physique est fort utile au savant pour guider les tâtonnements de son imagination toujours en quête des idées fécondes indispensables à son travail ; la seconde le maintiendra sur le terrain solide des faits. Il y a d’ailleurs des physiciens qui ont une tournure d’esprit métaphysique et d’autres qui inclineront davantage vers le positivisme ; leur contribution à l’étude du système de l’univers portera donc la marque de l’une ou l’autre de ces deux tendances.

Ici nous devons dire un mot d’une troisième catégorie de travailleurs qui contribue, elle aussi, à édifier l’univers des physiciens : elle est constituée par les axiomatistes. Leur intérêt principal ne se portera, ni sur les relations de la physique avec le monde réel, ni sur ses relations avec le monde sensible, mais sur la structure intime des différentes parties de l’édifice et sur le lien logique qu’elles ont entre elles. L’activité des axiomatistes est donc une activité utile et même nécessaire, mais elle n’est pas sans comporter un danger latent : l’esprit de système développé jusqu’à la partialité qui pourrait arriver à faire perdre de vue le véritable sens des idées physiques sur l’univers et à faire dégénérer cette science en un vain formalisme. Supposons, en effet, tout lien rompu avec la réalité : une loi physique n’est plus une relation entre grandeurs qui sont mesurées indépendamment les unes des autres, ce n’est plus qu’une définition en vertu de laquelle une de ces grandeurs est ramenée à l’ensemble des autres. Cette transformation du caractère des lois physiques est certes très tentante, car il est beaucoup plus précis de définir une grandeur physique par une équation que par une mesure ; il n’en est pas moins vrai qu’elle suppose que l’on renonce à donner une signification propre à cette grandeur. D’autre part, il y a aussi cette circonstance aggravante que, dans le cas où cette grandeur conserve son ancien nom, cela peut facilement être la source de confusions et de malentendus.

Nous voyons comment des esprits divers travaillent à l’édification de l’univers des physiciens et comment les points de vue auxquels ils se placent sont différents. Leurs efforts tendent, tantôt à rattacher ensemble les phénomènes du monde physique, tantôt à les mettre en dépendance de lois dont la cause est dans le monde réel. Suivant les époques, l’une ou l’autre des deux tendances sera prépondérante.

Aux époques où le système physique de l’univers a un certain caractère de stabilité (ce fut le cas dans la seconde moitié du siècle dernier), c’est la tendance métaphysique qui prévaut ; on se croit alors relativement près de pénétrer la constitution du monde réel. Par contre aux époques où, comme de notre temps, tout est en voie de transformation et paraît incertain, on est plus généralement favorable au positivisme. Le savant consciencieux se sent, en effet, davantage porté à revenir au seul point de départ solide : les phénomènes du monde sensible.

Faisons maintenant l’historique des différents systèmes de l’univers et voyons comment ils se sont transformés les uns dans les autres, en tâchant de faire sortir le trait caractéristique de cette évolution.

Deux faits nous apparaissent particulièrement significatifs : le premier est qu’on peut constater que toutes ces transformations se suivent, en gros, non point en obéissant à un rythme d’oscillations périodiques, mais qu’elles progressent plus ou moins rapidement toujours dans la même direction. Le sens de cette évolution peut être caractérisé en disant que le contenu de notre monde sensible devient de plus en plus riche, que nous en avons une connaissance de plus en plus approfondie et enfin que nous possédons sur ce monde une maîtrise de plus en plus grande. Un regard jeté sur les applications pratiques de la physique suffira à nous convaincre que telle est bien la vérité. Il n’est pas de sceptique assez endurci pour douter qu’aujourd’hui nous puissions voir et entendre à des distances beaucoup plus considérables que jadis ; nous disposons aussi de forces et de vitesses beaucoup plus grandes. Ce progrès, indiscutable, constitue un enrichissement permanent du trésor de nos connaissances, qu’on ne pourra jamais plus tard renier ni considérer comme un faux pas.

Le second fait caractéristique, c’est que, bien qu’il y ait toujours des observations nouvelles à l’origine de tout perfectionnement et de toute simplification apportés au système de l’univers, ce système n’en présente pas moins (et ceci est tout à fait remarquable) une structure qui s’éloigne de plus en plus du monde sensible. Les sensations en sont éliminées de plus en plus et il perd, dans la même mesure, son caractère anthropomorphique primitif. Comme exemple à l’appui, je me contenterai de citer ici l’optique physique où il n’est absolument plus question de l’œil humain. Les considérations abstraites y tiennent une place de plus en plus grande et le rôle des opérations formelles à caractère mathématique y est de plus en plus important, tandis que les différences qualitatives y sont ramenées à des différences quantitatives.

Rapprochons maintenant le second fait du premier, c’est-à-dire de la perfection de plus en plus grande de la physique eu égard à ce qui concerne ses rapports avec le monde sensible. Nous nous trouvons en présence d’un état de choses qui a toutes les apparences d’un paradoxe dont je ne vois qu’une explication raisonnable, c’est que le mouvement en vertu duquel le système physique de l’univers s’éloigne de plus en plus du monde sensible, au fur et à mesure de son perfectionnement, est aussi un mouvement d’approche de plus en plus serré vers le monde réel. Je ne saurais évidemment donner de bases logiques à une telle opinion, puisqu’il n’existe même pas de preuve purement logique de l’existence du mondée réel ; mais j’ajouterai qu’inversement il n’est pas davantage possible de réfuter mon opinion par la seule logique.

Pour trancher la question, il n’y a qu’à se faire une idée raisonnable de l’univers ct, à ce point de vue, l’antique vérité, suivant laquelle la meilleure conception de l’univers est celle qui porte le plus de fruits restera toujours notre meilleur guide. Parmi toutes les sciences, la physique serait une exception unique si elle ne suivait pas la loi d’après laquelle les résultats les plus sérieux et les plus féconds du travail scientifique sont obtenus, en poursuivant toujours le but, pourtant inaccessible, de connaître la réalité telle qu’elle est en soi.

II

Quelles sont les transformations subies par le système de l’univers pendant ces vingt dernières années ? Tout le monde sait que les changements intervenus sont parmi les plus profonds qui aient jamais été enregistrés dans l’histoire de l’évolution d’une science, on sait également que la transformation n’est pas encore tout à fait à son terme. Cependant, dès maintenant, il y a certaines formes caractéristiques de la structure du nouvel univers qui émergent des flots et cela vaut la peine d’essayer de les décrire, ne serait-ce que pour provoquer une tentative d’amélioration.

Si nous comparons l’ancien univers et le nouveau, nous nous apercevons tout de suite qu’un nouveau et très grand pas a été fait dans le sens de la réduction des différences qualitatives à des différences quantitatives. Nous voyons, par exemple, la diversité si grande des phénomènes électriques ramenée entièrement à des relations numériques et spatiales. Selon les conceptions nouvelles, il n’y a que deux matières primordiales : l’électricité positive et l’électricité négative. Toutes deux consistent en particules infimes de même nature et de charge opposée. La particule positive s’appelle proton et la particule négative électron. Tout atome électriquement neutre se compose d’un certain nombre de protons solidement attachés les uns aux autres et d’un nombre égal d’électrons. Une partie de ces électrons est fortement liée aux protons, elle forme avec eux le noyau atomique, les autres électrons tournent autour du noyau atomique.

Ainsi le plus petit atome, celui de l’hydrogène, se compose d’un seul proton et d’un seul électron qui gravite autour de ce proton et le plus grand atome, celui de l’uranium, se compose de 238 protons et d’autant d’électrons, mais il n’y en a que 92 à se mouvoir autour du noyau, les autres y étant inclus. Entre ces deux atomes, se trouvent ceux de tous les autres éléments qui présentent toutes les combinaisons possibles de protons et d’électrons. La nature chimique d’un élément n’est pas déterminée par le nombre total de ses protons et de ses électrons, mais par le seul nombre de ses électrons mobiles ; c’est ce qu’on appelle le nombre atomique.

En dehors de ce progrès important qui est, au fond, l’aboutissement heureux d’idées déjà vieilles de plusieurs siècles, il existe deux idées absolument nouvelles qui distinguent le système physique actuel de l’univers de l’ancien et lui donnent son aspect essentiel le plus caractéristique, ce sont : le principe de relativité et le principe des quanta. Jusqu’à un certain point, on peut considérer comme fortuit le fait que ces deux idées soient apparues en même temps. En effet, aussi bien par leur contenu que par leur effet pratique, à tout égard, sur la constitution interne du système physique de l’univers, elles se sont comportées d’une manière toute différente.

La théorie de la relativité, bien qu’elle ait commencé par jeter un certain trouble dans les notions traditionnelles de temps et d’espace s’est, en fin de compte, comportée comme le couronnement de l’édifice de la physique classique. Si nous avions à caractériser en un mot le contenu positif de cette théorie, nous dirions qu’elle consiste en une fusion des deux notions de temps et d’espace en un concept unitaire, non pas en ce sens que le temps et l’espace y seraient regardés comme tout à fait équivalents, mais en ce sens que leur union serait un peu celle qui lie un nombre réel à un nombre imaginaire pour former un nombre complexe. À cet égard, la théorie de la relativité est à la physique moderne ce que l’œuvre de Gauss fut, au siècle dernier, pour les mathématiques.

Nous pourrions même pousser cette comparaison plus loin, en remarquant qu’en physique le passage de la relativité spéciale à la relativité généralisée est analogue à ce qu’est en mathématique le passage de la théorie des fonctions linéaires à la théorie générale des fonctions.

Sans doute, cette comparaison est un peu boiteuse, comme toutes les autres, elle est cependant une image exacte du fait que l’introduction de la théorie de la relativité dans l’image représentative physique de l’univers a été une des étapes les plus importantes de la route de la physique vers son unification parfaite. Ceci ressort des conséquences que cette introduction a entraînées : tout d’abord l’assimilation de l’énergie à la quantité de mouvement, ensuite la réduction du concept de masse à celui d’énergie, entrainant l’identification de la masse pondérable à la masse, coefficient d’inertie ; et enfin, la réduction des lois de la gravitation à la géométrie de Riemann.

Si courts que puissent être de pareils aphorismes, il n’en est pas moins vrai que leur contenu est pour ainsi dire inépuisable. Leur importance s’étend à tous les phénomènes naturels, des plus grands aux plus petits. Ils s’appliquent aux atomes radioactifs qui émettent des ondes et des corpuscules et aux mouvements des corps célestes dont nous séparent des millions d’années de lumière.

L’édification de la théorie de la relativité n’est pas encore complètement terminée et il ne semble pas que le dernier mot ait été dit à son sujet. On sait que le problème de l’unification de l’électrodynamique et de la mécanique n’a pas encore reçu de solution définitive et cela donne à penser que l’avenir pourrait nous réserver quelques surprises. Les conséquences cosmologiques de la théorie de la relativité ne sont pas non plus tirées au clair ; elles dépendent en effet de la question, non encore tranchée, de savoir si la densité de répartition de la matière répandue dans l’univers doit être considérée comme finie ou comme infinie. En tout cas, quelle que soit la solution qui sera apportée au problème, il est d’ores et déjà acquis que le principe de relativité a porté la physique classique à son plus haut point de perfection et que l’image représentative de l’univers qui est son œuvre est, au point de vue formel, d’une cohérence particulièrement satisfaisante. En conséquence, je me crois autorisé à ne pas m’arrêter davantage à la théorie de la relativité. Je me bornerai à inviter le lecteur à se reporter aux nombreux ouvrages qui existent sur ce sujet. Quelle que soit sa formation scientifique, il en trouvera qui sont à sa portée.

III

Tel un phare dont la lumière serait trop éblouissante, l’hypothèse des quanta est venue d’une façon tout à fait inattendue bouleverser toute cette belle harmonie et porter le trouble dans une conception de l’univers qui semblait presque idéalement parfaite. Si nous cherchons à caractériser en deux mots l’idée directrice qui est à la base de cette hypothèse, nous dirons qu’elle consiste dans l’introduction d’une nouvelle constante universelle : le quantum d’action élémentaire. Cette constante, dans laquelle il faut voir un nouveau messager mystérieux venu du monde réel, nous contraint, avec une insistance de plus en plus obstinée, à lui faire une place en physique. Elle est pourtant si peu adaptée au cadre de l’ancien système de l’univers que son introduction dans la place a fini par faire sauter tous ces cadres qui se sont trouvés être trop étroits.

Il y eut une époque où il sembla qu’une faillite totale de la physique classique n’était pas en dehors du domaine des possibilités. Cependant, peu à peu (et cela ne pouvait faire de doute pour quiconque croit au progrès continuel de la science), on s’aperçut qu’il ne s’agissait pas d’une destruction, mais d’un remaniement, à vrai dire, très profond, dans le sens d’une généralisation. En effet, si l’on suppose que le quantum d’action est infiniment petit, la physique des quanta se transforme en la physique classique et, d’autre part, les pierres fondamentales de l’édifice constitué par cette dernière, non seulement demeurent inébranlables, mais encore se trouvent être cimentées plus solidement que jamais par l’apport des idées nouvelles. Nous allons examiner maintenant ces idées de plus près.

Les constantes universelles, comme la constante de la gravitation, la vitesse de la lumière, la masse et la charge des électrons et des protons qui sont bien les signes les plus manifestes du monde réel, conservent leur signification dans la conception nouvelle de l’univers. De plus, les grands principes de la conservation de l’énergie et de la quantité de mouvement, bien qu’ils aient été récemment mis en doute, ont été confirmés pleinement, jusque dans leurs moindres détails, ce qui prouve, soit dit en passant, que ces principes ne sont pas de simples définitions comme certains axiomatistes le prétendaient. De même, les principes de la thermodynamique, le second en particulier, ont été précisés encore davantage, puisque l’entropie a acquis une valeur absolue. Enfin, la relativité s’est montrée un guide très sûr pour l’exploration du domaine de la physique des quanta.

On sera donc tenté de dire : si tous ces fondements de la physique classique sont demeurés intacts : qu’est-ce donc qui a changé du fait de l’apparition de la nouvelle physique ? La réponse à cette question nous sera apportée très simplement si nous examinons ce que signifie la notion de quantum élémentaire d’action. Cette notion se réduit en définitive à poser en principe l’équivalence d’une énergie et d’une fréquence vibratoire : E = hν. Or cette équivalence n’a aucun sens du point de vue de la théorie classique. Tout d’abord, il saute aux yeux qu’une énergie et une fréquence vibratoire ont des dimensions différentes, l’énergie est en effet une grandeur dynamique et la fréquence vibratoire une grandeur cinématique. Cependant l’objection n’est peut-être pas tout à fait décisive ; car si, par le postulat quantique, la dynamique est rattachée d’une façon immédiate à la cinématique et, par voie de conséquence, la masse ramenée à la longueur et au temps, il n’y a plus de contradiction, mais seulement un élargissement et un enrichissement de la physique classique. Mais il y a autre chose, qui est incompatible avec la théorie ancienne. Une fréquence vibratoire, étant une grandeur locale, possède par là même une valeur absolument déterminée en un lieu donné. Qu’il s’agisse d’une fréquence mécanique ou d’une fréquence électromagnétique, il suffit, pour cette détermination, de considérer pendant un temps suffisant le lieu en question. L’énergie, par contre, est une grandeur additive et, au point de vue de la théorie classique, il n’y a aucun sens à parler d’une énergie en un lieu donné. Si on me donne une énergie, on doit d’abord indiquer le système physique auquel elle se rapporte, de même que pour un mouvement, on doit indiquer le système de référence auquel il se rapporte, avant de pouvoir parler de sa vitesse. Comme le système physique peut être arbitrairement choisi, qu’il peut être grand ou petit, il y a toujours un certain arbitraire inévitable dans la détermination de l’énergie. Et c’est cette énergie arbitraire jusqu’à un certain point que l’on veut égaler à une fréquence vibratoire localisée. On voit l’abîme qui sépare les deux notions, pour le combler, il faut une démarche essentielle et inévitable et c’est cette démarche qui constitue effectivement une rupture avec certaines considérations tenues pour évidentes et intuitives par la physique classique.

En physique classique tout mode de raisonnement causal supposait, jusqu’à présent, le postulat suivant : Tous les phénomènes de l’univers (j’entends ici parler de l’univers des physiciens et non du monde réel) peuvent être décrits comme formés par la juxtaposition de phénomènes locaux ayant lieu dans des domaines élémentaires distincts infiniment petits et tout phénomène, situé dans un domaine élémentaire, est déterminé par ce qui se passe dans son voisinage immédiat, tant au point de vue spatial qu’au point de vue temporel. Citons un exemple concret pour faciliter la compréhension : Soit un système physique constitué par des points matériels se mouvant dans un champ de force invariable de telle façon que son énergie totale demeure constante. D’après la physique classique, tous ces points possèdent une position et une vitesse déterminées et le mouvement de chaque point pourra se calculer exactement si l’on connaît son état initial et les caractéristiques locales du champ aux endroits où son mouvement l’amènera à passer. Ces caractéristiques, une fois connues, il n’est plus nécessaire de rien savoir au sujet des autres propriétés du système de points.

Dans la mécanique nouvelle il en est tout autrement, les caractéristiques locales y suffisent aussi peu à déterminer les lois d’un mouvement que l’observation microscopique de toutes les parties d’un tableau à donner une idée de l’ensemble. Pour arriver à trouver une loi valable il faut bien plutôt considérer le système physique comme un tout. Aussi la nouvelle mécanique considère que tout point du système se trouve, à tout instant, dans tout l’espace qui est mis à sa disposition et cela, non pas seulement en ce qui concerne le champ émanant de ce point et qui rayonne autour de lui, mais encore en ce qui concerne sa masse et sa charge électrique. On le voit, ce qui est en question, ce n’est rien moins que la notion de point matériel, la plus élémentaire de toutes les notions de la mécanique. La position centrale tenue par cette notion doit donc être abandonnée pour des raisons de principe, elle ne pourra subsister que dans certains cas limites. Que va-t-on substituer à cette notion, c’est ce qui ressortira de considérations qui seront le développement de ce qui vient d’être dit. Si le postulat quantique de l’équivalence d’une énergie et d’une fréquence doit avoir un sens univoque, c’est-à-dire indépendant du système de référence d’après le principe de relativité, le vecteur quantité de mouvement doit aussi être équivalent au vecteur fréquence et par suite la valeur absolue de la quantité de mouvement est égale à l’inverse d’une longueur d’onde dont la normale coïncide avec la direction de l’impulsion. Mais, ici il ne faut imaginer aucune onde dans l’espace ordinaire à trois dimensions, l’onde dont il s’agit se situe dans ce que l’on appelle l’espace configuratif dont le nombre de dimensions est celui des degrés de liberté du système. Sa valeur est le double de l’énergie cinétique ou, ce qui revient au même, le carré de la quantité de mouvement totale. Ainsi donc la longueur d’onde est ramenée à l’énergie cinétique, c’est-à-dire à la différence entre l’énergie totale constante et l’énergie potentielle qui est une fonction locale déterminée à l’avance.

Si l’on multiplie la fréquence par la longueur d’onde, on obtient la vitesse de propagation ou vitesse de phase d’une certaine onde dans l’espace de configuration. Cette onde reçoit le nom d’onde matérielle et la substitution des valeurs correspondantes dans l’équation des ondes, telle que la fait connaître la mécanique classique, conduit à l’équation aux dérivées partielles homogène de Schrödinger. Cette équation est le fondement de la mécanique nouvelle, où elle joue le même rôle que les équations de Newton, de Lagrange et de Hamilton dans la mécanique classique. La principale différence entre l’équation de Schrödinger et ces équations consiste en ce que les coordonnées du point de configuration ne sont plus des fonctions du temps, mais des variables indépendantes. C’est pourquoi, pour un système donné, au lieu d’avoir, comme dans la mécanique classique, un certain nombre d’équations correspondant au nombre plus ou moins grand des degrés de liberté du système, il n’y a plus qu’une seule équation quantique. Alors que le point configuratif de la théorie classique décrit en fonction du temps une courbe déterminée, le point configuratif de l’onde matérielle remplit à chaque instant un espace infini où il y a même des points tels que l’énergie potentielle y est plus grande que l’énergie totale. Dans la théorie classique ceci équivaudrait à dire que l’énergie cinétique y est négative et la quantité de mouvement imaginaire. Ce cas est tout à fait analogue au cas de la réflexion totale de la lumière. D’après l’optique géométrique, la lumière est véritablement réfléchie en totalité ; mais d’après l’optique ondulatoire, il y a également de la lumière qui pénètre dans le second milieu, mais ce n’est plus sous la forme d’ondes planes. D’ailleurs, le cas des points de l’espace configuratif caractérisés par une énergie potentielle supérieure à l’énergie totale est très important en mécanique quantique. Dans ce cas, le calcul montre, en effet, que, à toute valeur des constantes de l’énergie choisie arbitrairement, il ne correspond pas une onde finie, mais seulement à certaines de ces valeurs dites valeurs propres de l’énergie. Ces valeurs peuvent se déduire de l’équation d’onde. Elles sont diverses suivant la structure de l’énergie potentielle.

De ces valeurs discontinues de l’énergie, le postulat quantique permet de déduire des valeurs, également discontinues, de la période vibratoire. Ceci est analogue au cas d’une corde dont les extrémités sont fixes. La seule différence est que, dans le cas de la corde, la quantification est déterminée par une circonstance extérieure, la longueur d’onde : tandis que dans le cas de la mécanique ondulatoire, elle est conditionnée par le quantum d’action qui fait lui-même partie intégrante de l’équation différentielle. À toute vibration propre correspond, comme solution de l’équation d’onde, une fonction d’onde spéciale ψ et ce sont ces fonctions qui constituent les éléments de toute description de mouvement en mécanique quantique.

Le résultat est le suivant : En physique classique, on procède par subdivision du domaine à étudier en ses parties les plus petites et l’on ramène ainsi le mouvement d’un corps matériel quelconque au mouvement de ses points matériels supposés distincts et invariables, ce qui revient à faire une mécanique corpusculaire. En physique quantique on décompose tout mouvement en ondes matérielles élémentaires de périodes différentes qui correspondent aux vibrations et aux fonctions propres du système considéré, ainsi donc l’étude du mouvement est ramenée à une mécanique ondulatoire. D’après la mécanique classique, le mouvement le plus simple est celui d’un point matériel unique ; en mécanique ondulatoire, c’est celui d’une onde simplement périodique et, de même que suivant les idées anciennes, le mouvement le plus général d’un corps est la résultante de l’ensemble des mouvements de ses points matériels ; de même, d’après la théorie nouvelle, ce mouvement sera la résultante de toutes les sortes d’ondes matérielles possibles.

La diversité de ces deux points de vue peut s’illustrer à l’aide de l’exemple d’une corde vibrante. D’une part, on peut considérer comme élément du phénomène le mouvement de chacun des points de la corde. Toute particule se meut alors indépendamment des autres, sous l’action d’une force déterminée par la courbure de la corde au point considéré. D’autre part aussi on peut considérer la vibration fondamentale de la corde et ses harmoniques ; chacune de ces vibrations intéresse la corde tout entière et leur ensemble détermine également son mouvement dans le cas le plus général.

La mécanique ondulatoire a permis aussi d’expliquer un fait resté jusqu’à présent très mystérieux. D’après la théorie extrêmement féconde de Niels Bohr, les électrons entourant le noyau atomique se meuvent autour de ce noyau suivant des lois tout à fait analogues aux lois du mouvement d’une planète autour du soleil. À cet égard, l’attraction des charges opposées du noyau et des électrons joue le rôle de la force de gravitation. Il y a cependant une différence bien étrange : les électrons ne peuvent se mouvoir que sur certaines trajectoires formant une série discontinue. Pour les trajectoires planétaires, au contraire, il n’existe pas d’orbites privilégiées.

Cet état de choses, au premier abord tout à fait incompréhensible s’explique très bien par la théorie ondulatoire des électrons. En effet, si un circuit électronique peut se former, il est clair qu’il doit toujours embrasser un nombre entier de longueurs d’onde, de même qu’une chaîne fermée, composée de chaînons identiques, comprend toujours un nombre entier de ces chaînons. C’est pourquoi la révolution d’un électron autour d’un noyau atomique ressemble moins au mouvement d’une planète autour du soleil qu’à la rotation sur lui-même d’un anneau parfaitement symétrique. Cette rotation a lieu de telle sorte que l’anneau pris comme un tout occupe toujours la même position dans l’espace et c’est pourquoi, aussi, il n’y a aucun sens physique à parler de la position d’un électron à un instant donné.

Abordons maintenant la question de la description, en mécanique ondulatoire, du mouvement d’un seul point matériel. Nous remarquerons tout de suite, qu’à parler strictement, cette description n’est pas possible. En effet, pour définir la position d’un point matériel ou, plus généralement celle d’un point dans l’espace de configuration, il n’y a, en mécanique ondulatoire, qu’un seul moyen, c’est de superposer un train d’ondes propres du système considéré, de telle façon que les fonctions ondulatoires correspondantes s’annulent partout par interférence dans l’espace de configuration, sauf en ce point où elles se renforcent. La probabilité d’existence de tous les autres points sera nulle et celle du point singulier égale à l’unité. Mais pour que l’on arrive à un point défini d’une façon absolument nette, les longueurs d’onde devraient être infiniment petites et des quantités de mouvement infiniment grandes seraient nécessaires. Pour avoir un résultat, au moins approximatif, on est donc forcé de remplacer le point de l’espace configuratif par un domaine fini quoique petit qui sera ce que l’on appelle un paquet d’ondes et la conséquence de tout cela sera que la position d’un point dans l’espace configuratif est toujours affectée d’une certaine incertitude en mécanique ondulatoire. Si, après avoir obtenu une certaine configuration, on désire attribuer une valeur définie à la quantité de mouvement d’un système de points, il faudrait, si l’on applique le postulat quantique, n’utiliser qu’une seule onde de longueur bien définie et la description du mouvement devient encore impossible ; mais si l’on consent à laisser une certaine indétermination à l’impulsion, on peut quelquefois arriver à serrer le but avec une certaine approximation en n’utilisant que des ondes comprises dans un domaine de fréquence très étroit.

Ainsi donc, tout comme la position, la quantité de mouvement ne peut être déterminée avec précision en mécanique quantique. Entre les incertitudes inhérentes à ces grandeurs, il existe une certaine relation que l’on pourra calculer en faisant simplement remarquer que, malgré leur faible différence de fréquence, les ondes utilisées dont l’extinction mutuelle par interférence a lieu en dehors d’un petit domaine de l’espace configuratif, possèdent cependant une différence de marche appréciable aux extrémités opposées de ce domaine. Si maintenant, en vertu du postulat quantique, on remplace la différence de marche par une différence d’impulsion, on arrive à la proposition formulée par Heisenberg d’après laquelle le produit de l’incertitude quant à la position par l’incertitude quant à l’impulsion est au moins de l’ordre de grandeur d’un quantum d’action. Plus la position d’un point configuratif sera déterminée d’une façon précise et plus la valeur de l’impulsion sera incertaine et inversement. Les deux sortes d’incertitudes ont donc, jusqu’à un certain point, un caractère de complémentarité qui est cependant limité, en ce sens que, selon la mécanique ondulatoire, l’impulsion d’un point configuratif peut quelquefois être déterminée d’une manière précise alors que la position reste toujours plus ou moins incertaine à l’intérieur d’un certain domaine.

La relation d’incertitude d’Heisenberg est quelque chose de tout à fait inédit au point de vue de la mécanique classique. On a toujours su, il est vrai, que toute mesure est entachée d’une certaine incertitude ; mais, jusqu’à présent, on avait toujours admis que cette incertitude pouvait être indéfiniment réduite en raison de la perfection apportée aux méthodes de mesure. Mais, dans le cas actuel, c’est une raison de principe qui limite la certitude de la mesure et ce qu’il y a de plus remarquable c’est que cette limite ne s’applique pas séparément à l’une ou à l’autre de ces deux grandeurs : la position et la vitesse, mais à une combinaison des deux. En principe, chaque grandeur, prise à part, peut être mesurée aussi exactement que l’on voudra, mais aux dépens de l’exactitude avec laquelle l’autre sera connue.

Voilà certes une affirmation étrange, et pourtant, il y a des faits très nets en sa faveur. En voici un exemple : La mesure la plus directe et la plus précise de la position d’un point matériel a lieu par voie optique ; soit que l’on vise la particule à l’aide d’un instrument, soit qu’on la photographie. Mais il faut, pour cela, éclairer la particule, la mesure sera alors d’autant plus exacte que l’on emploiera une lumière dont la longueur d’onde sera plus petite. Par ce moyen, on pourra arriver à une exactitude de plus en plus grande ; mais le revers de la médaille sera la mesure de la vitesse. S’il s’agit d’une masse assez forte, on pourra négliger l’action de la lumière sur l’objet illuminé ; il en sera tout autrement si l’objet a une masse très faible, s’il s’agit, par exemple, d’un électron isolé. Tout rayon lumineux qui atteint un électron est renvoyé par ce dernier, mais il subit un choc notable qui sera d’autant plus violent que la longueur d’onde de la lumière sera plus faible. Ainsi donc, plus l’onde lumineuse sera courte et plus la position du point sera connue avec exactitude ; mais, par contre, sa vitesse sera connue avec d’autant moins de certitude et il en est ainsi dans tous les cas analogues.

À la lumière de toutes ces considérations, la mécanique classique avec ses corpuscules invariables dont la position est bien déterminée et qui se meuvent avec une vitesse également connue exactement, n’est plus qu’un cas limite idéal. Ce cas se réalise quand le système considéré a une énergie relativement considérable ; alors les valeurs propres discontinues de l’énergie se suivent d’assez près et un domaine d’énergie relativement étroit contiendra de nombreuses ondes à haute fréquence (c’est-à-dire des ondes courtes) dont la superposition dans l’espace configuratif donne un petit paquet d’onde délimité qui possède une impulsion déterminée. La mécanique ondulatoire aboutit alors à la mécanique corpusculaire et l’équation différentielle de Schrödinger se ramène à l’équation différentielle classique de Hamilton Jacobi, c’est-à-dire que le paquet d’onde se propage dans l’espace configuratif suivant les lois qui régissent en mécanique classique les mouvements d’un système de points matériels. Mais ceci ne dure en général qu’un temps, car les ondes matérielles élémentaires n’interfèrent pas toujours exactement de la même manière et le paquet d’ondes se dissoudra plus ou moins vite. La position du point configuratif deviendra de plus en plus incertaine et il ne restera plus, en fin de compte, comme grandeur bien définie, que la fonction d’ondes ψ.

Toutes ces considérations cependant concordent-elles bien avec l’expérience ? Le contrôle n’est possible que dans le domaine de la physique atomique à cause de la petitesse du quantum d’action et, même alors, il nécessite des dispositifs expérimentaux très perfectionnés et d’une sensibilité extraordinaire. Nous dirons seulement qu’il n’existe, pour le moment, aucun fait permettant de douter, en principe, de l’exactitude de la théorie quantique.

Quant à cette dernière, elle s’est développée et généralisée avec une rapidité foudroyante depuis la découverte de l’équation d’ondes. Nous ne pouvons songer à décrire ici tout ce qui a été fait dans cet ordre d’idées au cours de ces dernières années. Nous mentionnerons seulement, en passant, l’introduction de ce que l’on appelle le spin de l’électron et du proton, puis la formule relativiste de la mécanique des quanta, son application au problème moléculaire et l’étude du problème dit de plusieurs corps, c’est-à-dire l’application de la mécanique nouvelle à plusieurs ou même à un grand nombre de points matériels identiques. À ce propos, un grand nombre de questions de statistique se posent qui se rapportent au calcul du nombre des états possibles dans un système clos doué d’une énergie donnée, et ces calculs comportent une détermination de l’entropie du système.

Je dois malheureusement renoncer à parler spécialement de la physique des quanta lumineux qui a subi, à certains égards, une évolution opposée à celle de la physique des points matériels. Dans ce domaine c’est, en effet, la théorie ondulatoire de Maxwell qui était incontestablement maîtresse à l’époque de la physique classique. Ce n’est que plus tard qu’apparut nécessaire l’introduction de particules lumineuses discrètes de telle sorte que les ondes électromagnétiques sont devenues des ondes de probabilité tout comme les ondes matérielles.

On ne saurait trouver de preuve plus impressionnante du fait qu’une théorie purement ondulatoire est aussi incapable de satisfaire aux exigences de la physique moderne qu’une théorie purement corpusculaire ; ces deux théories ne sont, à tout prendre, que des cas limites. D’une part la théorie corpusculaire, inséparable de la mécanique classique, satisfaisante en ce qui concerne la configuration d’un système donné, échoue quand il faut déterminer les valeurs propres de son énergie et de sa quantité de mouvement. D’autre part, la théorie ondulatoire caractéristique de l’électrodynamique, si elle peut permettre de calculer l’énergie et la quantité de mouvement, reste complètement étrangère à toute détermination de la localisation des particules lumineuses. Le cas général intéresse tout le domaine intermédiaire et les deux théories y jouent un rôle sensiblement équivalent et, en adoptant soit l’une, soit l’autre, il n’est possible de s’approcher que très peu de la solution, et encore d’une manière, en quelque sorte, provisoire. Il reste d’ailleurs un grand nombre de questions à élucider : l’avenir seul dira quelle est la meilleure voie pour les résoudre parmi les diverses méthodes proposées. Sera-ce le calcul matriciel le premier en date imaginé par Heisenberg, Born et Jordan, la mécanique ondulatoire de de Broglie et Schrödinger ou la mathématique des nombres quantiques due à Dirac ?

IV

Si nous essayons maintenant, à la lumière des exposés qui précèdent, de nous faire une idée aussi synthétique que possible du système de l’univers selon la physique moderne, notre première impression sera certainement très peu satisfaisante. Et tout d’abord, il semblera étrange que la mécanique ondulatoire, tout en formant un contraste absolu avec la mécanique classique, n’en utilise pas moins des concepts qui sont tout simplement pris à la théorie physique des corpuscules ; telles sont, par exemple, les notions de coordonnées et de quantité de mouvement d’un point matériel et, aussi, celle de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle d’un système de points ; alors que, d’autre part, il est tout à fait impossible de déterminer simultanément d’une façon précise la position et la quantité de mouvement d’un point. Cependant ce sont là des concepts indispensables à la mécanique ondulatoire ; sans eux on ne saurait, en effet, définir l’espace configuratif ni en déterminer la métrique.

Les ondes matérielles ne donnent certainement pas aussi facilement prise à notre intuition que les ondes électromagnétiques ou acoustiques et c’est là une des raisons qui contribuent à rendre difficile la compréhension de la mécanique ondulatoire. Les ondes matérielles ne se propagent pas, en effet, dans l’espace ordinaire mais dans l’espace de configuration et leur période vibratoire dépend du système physique auquel elles appartiennent. L’énergie du système sera d’autant plus grande et la fréquence vibratoire d’autant plus élevée que le système choisi sera plus étendu.

Dans ces conditions, il n’est certes pas facile de rassurer quelqu’un qui hésiterait à adopter la théorie nouvelle. Il obtiendrait cependant, en fin de compte, l’apaisement désiré si seulement on pouvait lui démontrer qu’elle ne comporte aucune contradiction interne, qu’on peut l’appliquer sans équivoque et qu’elle donne des résultats importants, contrôlables par des mesures. Mais, à ce point de vue même, les opinions sont quelque peu divergentes. C’est pourquoi je me permettrai de m’étendre sur ce point fondamental.

On a souvent fait observer, avec insistance, que la mécanique quantique ne prend en considération que des grandeurs observables en principe et ne s’occupe que de questions ayant un sens physique. Ceci est certainement exact, mais on ne saurait dire que cela constitue pour la théorie des quanta un avantage qui lui soit propre et qui la distingue de tout autre. En effet, on ne peut décider, a priori, si une question a ou non un sens physique. Il faut, pour cela, se placer dans la perspective d’une théorie donnée. Les diverses théories physiques diffèrent, en effet, précisément en ce que, suivant l’une d’elles, une grandeur est observable, en principe, alors que, suivant l’autre, il n’en est pas ainsi. La vitesse absolue de la terre est observable, en principe, d’après les théories de Fresnel et de Lorentz qui admettent un éther en repos absolu ; cette même vitesse ne l’est pas d’après la théorie relativiste. D’après la mécanique newtonienne, l’accélération absolue d’un corps est observable en principe ; ce qui ne peut être d’après la théorie relativiste. De même le problème de la réalisation du mouvement perpétuel avait un sens physique avant l’introduction dans la science du principe de la conservation de l’énergie. L’étude de la nature des théories, prises en elles-mêmes, ne suffit d’ailleurs pas pour permettre d’opter entre ces contradictoires, cela appartient à l’expérience seule. Il ne suffit donc pas, pour caractériser la supériorité de la mécanique ondulatoire, de dire qu’elle ne comporte que des grandeurs observables en principe, car la même chose est vraie de la mécanique classique. Ce qu’il faut, c’est, d’abord, dire quelles sont les grandeurs qui sont observables d’après cette théorie et celles qui ne le sont pas ; et ensuite prouver que l’expérience est d’accord avec cette classification. Or cette preuve, il semble bien qu’elle ait été effectivement apportée, dans la mesure du possible, entre autres, dans le cas des relations d’incertitude d’Heisenberg déjà mentionnées plus haut. On peut donc y voir un motif permettant d’affirmer la supériorité de la mécanique ondulatoire. Cependant, en dépit de ce succès apparent, les dites relations n’en sont pas moins considérées comme choquantes par un grand nombre d’esprits. La raison en est, sans doute, que ces relations entraînent, en un certain sens, une inexactitude de principe dans la définition de grandeurs qui jouent un rôle continuel dans nos calculs. Le malaise est même encore notablement accru par le fait de l’introduction du concept de probabilité dans l’interprétation des équations de la mécanique quantique. Il semble que l’on veuille renoncer à se soumettre aux exigences d’une causalité stricte pour adopter un certain indéterminisme. Et de fait, à l’heure actuelle, il y a des physiciens éminents qui seraient très portés à retirer au principe de causalité strict son rôle dans le système physique de l’univers.

Si jamais une telle démarche s’avérait comme nécessaire, il faudrait bien convenir que l’on s’est, par là même, écarté notablement du but poursuivi par la physique et que l’on s’est chargé d’un fardeau dont on ne saurait exagérer l’importance. En effet, en supposant que l’on ait le choix, il faudrait toujours, à mon avis, préférer le déterminisme à l’indéterminisme, tout simplement parce qu’une réponse déterminée à une question est toujours préférable à une réponse indéterminée.

Mais, autant que je puis m’en rendre compte, il n’y a, pour le moment, aucune nécessité de se résigner à l’indéterminisme. Il reste, en effet, toujours la ressource, quand une réponse déterminée à une question est impossible de rechercher la cause de cette impossibilité, non pas dans la nature de la théorie en question, mais dans celle de la question posée. Si une question n’est pas posée d’une façon suffisamment précise, la plus parfaite des théories ne saurait faire qu’on puisse lui apporter une réponse précise. Ceci est un lieu commun tout à fait banal et une remarque qui a souvent été faite à propos de la statistique classique. Dans l’exemple classique du choc de deux billes dans un plan horizontal, bien que les vitesses des billes avant le choc soient parfaitement connues, il n’en est pas moins impossible de donner ces mêmes vitesses après le choc. Nous savons, en effet, que pour calculer les quatre composantes de ces vitesses nous ne disposons que de trois équations. La loi de conservation de l’énergie donne une de ces équations et celle des composantes des impulsions, les deux autres. Nous ne prétendons cependant pas pour cela que le phénomène du choc n’est pas régi par une causalité stricte. Nous disons seulement que certaines données, essentielles pour la détermination du problème, nous manquent.

Si nous vouions maintenant appliquer ce qui vient d’être dit aux problèmes actuels de la physique des quanta, nous devrons, avant de conclure, revenir sur les points qui ont été traités au début de ce chapitre. S’il est parfaitement exact d’affirmer que la structure de l’univers physique s’écarte toujours davantage du monde sensible et tend par de continuelles mutations à se rapprocher de plus en plus d’un monde « réel », inconnaissable par principe, il en résulte évidemment que ce système se trouve être par là même débarrassé de plus de ses éléments anthropomorphiques. Il faut donc exclure la possibilité de l’admission, dans l’édifice constitué par le système physique de l’univers, de notions se rattachant de quelque manière à la technique métrologique humaine ; mais ce reproche ne saurait en aucune façon atteindre les relations d’incertitude d’Heisenberg. Cela paraîtra évident si l’on veut bien remarquer que les éléments structurels de l’univers ne sont point les corpuscules, mais les ondes matérielles simplement périodiques qui correspondent au système physique étudié. Les relations d’incertitude découlent alors de cette proposition mathématique qu’il n’est pas possible de définir un point unique, doué d’une impulsion bien définie, par la superposition de telles ondes. Tout ceci, il est clair, n’a rien à voir avec des mesures. D’autre part, les ondes matérielles sont déterminées d’une façon parfaitement univoque, si l’on traite le problème mathématique de valeur limite correspondant. Il n’y a donc aucune espèce d’indéterminisme.

La question du rapport existant entre les ondes matérielles et le monde de nos perceptions sensibles est une tout autre question et c’est elle qui nous introduit dans la connaissance des phénomènes physiques ; car s’il existait un système physique parfaitement clos, nous n’en aurions évidemment aucune expérience. C’est là une question qui semble dépasser, au premier abord, le domaine de la physique et concerner aussi le domaine de la physiologie et même celui de la psychologie. Cependant, même de ce côté, il n’y a pas de difficulté insurmontable.

On peut, en effet, supposer que les organes des sens humains sont toujours remplacés par des instruments de mesures physiques appropriés agissant comme des enregistreurs automatiques(un exemple dans cet ordre d’idée est celui de la plaque photographique), le rôle de ces instruments étant de retenir les impressions qui leur viennent du milieu ambiant et de rendre ainsi témoignage des phénomènes qui s’y passent. Si nous comprenons tous ces instruments dans le système physique considéré, en écartant toutes les autres influences, nous formons un système clos dont nous pouvons savoir quelque chose par des mesures, à condition toutefois, de prendre en considération la structure des instruments qu’on y comprend et les réactions qu’ils exercent sur les phénomènes à mesurer.

Si nous possédions un instrument de mesure qui réagisse sur une onde matérielle de la même manière qu’un résonateur acoustique réagit sur une onde sonore, nous pourrions mesurer les ondes matérielles isolément et, par là même, analyser tout le phénomène ondulatoire ; mais tel n’est pas le cas. Les données des instruments de mesure, par exemple le noircissement de la plaque photographique, ne nous permettent de tirer aucune conclusion précise sur le détail du phénomène ; mais ce n’est pas une raison pour que les ondes matérielles soient indéterminées. L’indéterminisme pourrait, il est vrai, s’appuyer sur un autre fait. Selon la mécanique ondulatoire, les phénomènes qui se passent dans un système soustrait aux influences extérieures ne sont aucunement déterminés par l’état initial, c’est-à-dire par l’impulsion et par la configuration initiales ; car le paquet d’ondes qui correspond à l’état initial se dissoudra, en général, avec le temps en ses ondes de probabilité composantes. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que, dans ce cas, l’indéterminisme ne provient que de la façon dont le problème est posé, car cette manière de parler est empruntée à la mécanique corpusculaire dans laquelle, en effet, le phénomène est déterminé à chaque instant par l’état initial ; elle ne convient pas à la mécanique ondulatoire parce que cette dernière comporte, en raison de la relation d’incertitude, une imprécision de principe dont la valeur est finie.

Par contre, il existe en mécanique classique une autre manière de poser la question qui conduit également à une réponse précise en mécanique ondulatoire. Un phénomène est complètement déterminé et cela, à chaque instant, quand, en plus de la configuration à cet instant, on donne non pas l’impulsion, mais la configuration à un autre instant. Pour ce calcul, on s’appuie sur un principe de variation : le principe de la moindre action. De même, dans l’exemple cité plus haut des billes élastiques, si l’on donne les positions initiales et finales des deux billes et l’intervalle de temps qui les sépare, les trois inconnues qui restent, à savoir les deux coordonnées spatiales du point de choc et l’instant où il à lieu, sont parfaitement déterminées.

Cette modification dans la façon de poser le problème, contrairement à la précédente, est immédiatement applicable à la mécanique ondulatoire. Sans doute, comme nous l’avons déjà vu, aucune configuration initiale ne saurait être déterminée rigoureusement ; mais on peut cependant, réduire cette indétermination au delà de toute limite donnée à l’avance. Le phénomène est donc connaissable avec une approximation aussi grande qu’on le voudra. Quant à la dissolution du paquet d’onde elle ne sauvait en aucune façon servir d’argument en faveur de l’indéterminisme. Car un paquet d’onde peut tout aussi bien se former que se dissoudre. En effet, tout comme en mécanique corpusculaire, le signe de la grandeur temps ne joue aucun rôle et tout phénomène peut se dérouler dans un sens aussi bien que dans le sens contraire.

Naturellement, en adoptant cette manière de parler, un paquet d’onde déterminé n’existe qu’aux deux instants qui ont été choisis ; dans tout l’intervalle qui les sépare ainsi que dans le temps qui précède et dans le temps qui suit, chaque onde élémentaire se comporte comme si elle était seule. Mais, que l’on nomme ces ondes matérielles ou ondes de probabilité, elles n’en sont pas moins entièrement déterminées dans tous les cas. Ainsi peut s’expliquer un paradoxe apparent : si, par une voie quelconque, un système physique passe, en un temps déterminé, d’une configuration déterminée à une autre configuration également donnée, la question de savoir ce que la configuration est, pendant le temps intermédiaire, n’a aucun sens physique. C’est pourquoi, aussi, en se plaçant au même point de vue, il n’y a aucun sens à parler de la trajectoire d’un quantum lumineux émis par une source de lumière et absorbé à un endroit bien déterminé de l’écran d’observation.

Il est toutefois bien certain que cette façon d’envisager le déterminisme diffère quelque peu de celle qui était habituelle en physique classique. Dans cette physique, c’était la configuration qui était déterminée, ici ce sont les ondes matérielles. Cette différence est importante ; car la configuration est liée au monde sensible d’une façon bien plus immédiate que les ondes matérielles.

C’est là un inconvénient, mais il est le prix dont a dû être payé le maintien du déterminisme dans l’univers. Les relations entre le système de l’univers et le monde sensible se sont donc, nous le voyons, encore nettement relâchées dans la nouvelle physique. De plus, la transformation s’est accomplie dans le sens dont nous vous avons déjà maintes fois parlé, et qui est tout à fait caractéristique de l’évolution suivie effectivement par les idées scientifiques. Nous voyons la science progresser toujours davantage dans la mesure où, adoptant des formes de plus en plus abstraites, elle s’éloigne toujours davantage du monde sensible. Il semble que le principe de relativité, lui-même, impose en mécanique ondulatoire le point de vue dont il vient d’être question. En effet, si d’après ce principe, il y a lieu de traiter le temps et l’espace exactement sur le même pied, il s’ensuit que la considération d’un domaine spatial fini étant nécessaire à la description causale d’un phénomène physique, la considération d’un intervalle de temps fini est également nécessaire dans le même but.

Peut-être, cette manière de poser la question, suppose-t-elle un point de vue, trop étroit, trop entaché d’anthropomorphisme pour pouvoir servir de base satisfaisante à l’édification du nouveau système de l’univers. Peut-être faudra-t-il chercher autre chose, en tout cas, il y aura, à cet égard, bien des problèmes difficiles à résoudre, bien des points obscurs à élucider.

La situation singulièrement difficile où se trouve aujourd’hui la physique, fait qu’on ne saurait échapper à un certain sentiment de doute et qu’on se demande si la théorie nouvelle, avec toutes ses innovations radicales, est bien dans la bonne voie. La réponse à cette angoissante question sera apportée seulement quand nous saurons si le contact avec le monde sensible pourra continuer à être maintenu, au cours de l’élaboration progressive du système de l’univers sur de telles bases. Faute de ce contact, le système le plus parfait ne serait qu’une bulle de savon prête à éclater au moindre souffle.

Nous pouvons heureusement aujourd’hui être pleinement rassurés à cet égard. Il n’est pas, en effet, exagéré de dire, qu’à aucune époque plus qu’à la nôtre, l’histoire de la physique ne nous a montré la théorie marchant davantage la main dans la main avec l’expérience. Ce sont précisément les faits expérimentaux qui ont ébranlé, puis ruiné la théorie classique. À l’origine de toute nouvelle idée, de tout nouveau pas en avant, les tâtonnements de la recherche sont étayés par les résultats des mesures, quand ils ne sont pas commandés par elle. Au début de la théorie de la relativité, nous trouvons l’expérience optique d’interférence de Michelson ; de même, au seuil de la théorie des quanta, nous trouvons les mesures de Lummer et de Pringsheim, celles de Rubens et de Kurlbaum sur la répartition de l’énergie spectrale, celles de Lenard sur l’effet photoélectrique, celles de Franck et de Hertz sur le choc des électrons. Je serais entraîné trop loin si je voulais mentionner tous les résultats expérimentaux, tellement ils sont nombreux. Quelques-uns furent cependant tout à fait étonnants. C’est à cause d’eux que la théorie s’est éloignée du point de vue classique et a adopté une voie bien à elle.

Il nous reste à souhaiter et à espérer qu’aucun obstacle ne vienne à se dresser contre une collaboration aussi féconde, qui suscite une émulation pacifique chez tous les savants de tous les pays. C’est dans ce mouvement d’échanges perpétuels entre la recherche théorique et le travail expérimental, à la fois contrôle et impulsion, que se trouve l’unique garantie des grands triomphes futurs de la physique.

Où allons-nous ? J’ai déjà eu l’occasion de souligner que la recherche poursuit un double but : d’une part, se rendre compte de l’univers sensible et d’autre part tendre à acquérir une connaissance complète du monde réel. Cette connaissance parfaite est impossible en principe, s’il s’agit du monde réel ; mais rien ne serait plus insensé que de céder pour cela au découragement : nous avons déjà obtenu trop de succès, tant théoriques que pratiques, et nous voyons leur nombre s’accroître chaque jour. Peut-être même est-ce une vraie bénédiction pour l’humanité, engagée dans la voie du progrès, que la palme de la victoire se trouve sur un terrain inaccessible. Grâce à cette circonstance, nous voyons l’homme prendre soin de maintenir et cultiver ses deux plus nobles instincts : l’enthousiasme et le respect.