Initiations à la physique/Chapitre IX

Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 201-225).

CHAPITRE IX

LE POSITIVISME ET LA RÉALITÉ DU MONDE EXTÉRIEUR

C’est un monde étrange que celui où nous vivons. De quelque côté que nous portions nos regards, dans tous les domaines, qu’il s’agisse du côté matériel de la civilisation ou de son aspect spirituel, nous sommes entrés dans une période de crise grave et cette crise imprime à notre vie, tant publique que privée, un caractère d’incertitude qui se manifeste de multiples façons. Il y a des gens qui voient dans cet état de choses le prélude d’une ascension grandiose ; d’autres pensent, au contraire, que nous sommes en présence des prodromes d’une décadence inévitable. Comme autrefois, en matière religieuse, et plus tard dans le domaine de l’art, il n’y a plus maintenant, sur le terrain scientifique, pour ainsi dire, aucun principe dont la validité n’ait été mise en doute ; il n’y a pas une extravagance qui n’ait trouvé des partisans. C’est à se demander s’il existe encore une vérité susceptible d’être tenue pour intangible et capable de constituer un point d’appui solide pour résister à l’assaut d’un scepticisme qui ébranle tout.

De la logique, telle que nous la voyons mise en œuvre, sous sa forme la plus pure, dans les mathématiques, nous ne saurions attendre aucun secours. Certes, la logique, elle-même, doit bien être regardée comme inébranlable ; il n’en est pas moins vrai que son rôle se borne à établir des relations. Pour acquérir une portée réelle et une signification, il lui faut un point d’appui fixe ; la chaîne la mieux forgée ne saurait être tenue pour un point d’appui sûr, si elle n’est solidement attachée quelque part.

Où trouverons-nous, maintenant, ce point d’appui indispensable à notre connaissance de l’univers ? La première idée que vient à l’esprit sera de nous tourner vers la plus exacte de toutes les sciences : la physique. Pourtant, elle aussi, n’a pas été épargnée par la crise. L’incertitude a envahi son domaine et il y a conflit d’opinions dans des questions ayant rapport avec la théorie de la connaissance. Les principes les plus incontestés de cette science ; bien plus, le principe de causalité lui-même, ont été quelquefois jetés par-dessus bord. Aussi voyons-nous que, de temps en temps, on tire argument de la crise de la physique en faveur de l’incertitude de tout savoir humain.

Je prendrai donc la liberté, en tant que physicien, et en me plaçant au point de vue de ma science, de donner un aperçu de la position prise par la physique vis-à-vis des questions qui se posent à l’heure actuelle. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que nous arrivions à certaines conclusions, applicables également à d’autres domaines de l’activité humaine.

I

La source de tout savoir et, par conséquent, l’origine de toute science, se trouve dans nos impressions individuelles. Celles-ci constituent, en effet, les données les plus immmédiates et les plus réelles qui se puissent imaginer et elles sont le point de départ de tous les raisonnements dont se compose la science. La matière première de toute science provient ; soit, directement, de nos sensations, soit, indirectement, des leçons de nos maîtres et des livres qu’ils ont écrits. Nos connaissances n’ont point d’autres sources.

En physique, nous avons affaire aux impressions sensibles qui nous proviennent de la nature inanimée et qui trouvent leur expression dans des mesures et dans des observations plus ou moins exactes. Le contenu de tout cela, qui est tout ce que nous voyons, touchons ou entendons, constitue donc une donnée immédiate et une réalité incontestable. Mais il est, néanmoins, une question qu’il faut se poser : Est-ce là un fondement suffisant pour la physique ? La tâche qui incombe à cette science est-elle complètement définie quand on a dit qu’elle consiste à rassembler toutes nos observations sur les phénomènes naturels, sous un régime de lois, aussi simples et aussi exactes que possible ? Le mouvement d’idées qui se rattachent à l’opinion de ceux qui répondent par l’affirmative à cette question sera appelé par nous « positivisme ». Il est résolument appuyé, à l’heure actuelle, par nombre de physiciens et de philosophes, en raison de l’insécurité de la situation générale. Le mot de « positivisme » a été pris dans bien des acceptions depuis Auguste Comte, c’est pourquoi nous croyons nécessaire de préciser le sens dans lequel nous l’employons et qui est d’ailleurs un des plus usuels.

Le positivisme est-il une base suffisante pour permettre d’édifier entièrement la physique ? Nous ne saurions trouver de meilleure méthode pour le savoir que de considérer où cette doctrine nous conduit dans le cas où nous lui faisons entièrement confiance et à quelles conclusions nous aboutissons en l’adoptant intégralement. Nous nous placerons donc d’abord à un point de vue purement positiviste et nous nous efforcerons, naturellement, de nous astreindre à la logique la plus rigoureuse, évitant avec soin de nous laisser entraîner à des jugements dictés par la coutume ou par le sentiment. Nous pourrons, sans doute, arriver à des conclusions un peu étranges ; mais, du moins, nous serons certains qu’aucune contradiction logique ne nous aura échappé, car nous demeurerons dans le domaine des impressions individuelles et nous savons que deux impressions de cette sorte ne peuvent jamais se contredire. Inversement, nous sommes tout aussi assurés qu’aucune impression, quelle qu’elle soit, ne pourra être exclue de notre prise en considération, de telle sorte que nous n’ignorerons aucune des sources du savoir humain. Telle est, il faut le reconnaître, le point fort du positivisme : il s’occupe de toutes les questions susceptibles d’être résolues par des observations et, réciproquement, toutes les questions auxquelles il attribue un sens peuvent être résolues au moyen d’observations. Aux yeux du positiviste, il n’y a donc, par principe, aucun mystère, aucune obscurité, tout se passe au grand jour.

À vrai dire, il n’est pas très simple de persévérer dans cette ligne de conduite jusque dans les moindres détails.

Et tout d’abord notre langage usuel, lui-même, s’en écarte constamment. Quand nous parlons d’un objet, d’une table par exemple, nous pensons à quelque chose qui est différent du contenu des observations que nous pouvons faire sur cette table. Nous pouvons voir la table, la toucher, éprouver sa résistance, sa dureté. Si nous la heurtons, nous en ressentirons de la douleur ; mais nous ne savons rien d’une chose qui mènerait une existence autonome derrière et en dehors de toutes ces sensations. Aux yeux du positivisme, la table ne sera donc pas autre chose que le complexe des sensations associées au mot « table ». La question de savoir ce qu’est « en réalité » une table n’a, pour lui, aucun sens. Si une question, ayant trait à l’univers, ne peut être ramenée d’une manière quelconque à une impression sensible ou à une observation, elle n’a pas de sens et elle ne saurait être posée légitimement. Le positivisme ne laisse donc aucune place à la métaphysique.

Considérons le ciel étoilé. L’image que nous en avons est celle de points ou de minuscules plages lumineuses dont les mouvements peuvent être soumis à des mesures plus ou moins exactes et dont le rayonnement est, lui aussi, susceptible d’être mesuré, tant au point de vue de l’intensité que de la couleur. Ces mesures, à parler en positiviste, ne constituent pas seulement la base de l’astronomie et de l’astrophysique, elles en sont, à proprement parler, le contenu propre et exclusif. Tout ce qui est ajouté aux résultats des mesures, pour les besoins de la compréhension, est un hors-d’œuvre purement humain, une libre invention de l’esprit.

Dire par exemple, avec Ptolémée : la terre est le centre du monde, le soleil et tous les astres se meuvent autour d’elle ; ou bien affirmer, avec Copernic : la terre n’est qu’un point infime, une poussière dans l’univers, ce point fait un tour sur lui-même en un jour et met une année à tourner autour du soleil ; ce n’est, pour le positiviste, qu’exprimer la même observation de deux façons différentes. Les observations sont la seule chose qui ait une existence effective et l’unique avantage, à l’actif de la théorie copernicienne, est qu’elle est plus simple à formuler et plus facile à généraliser. Les lois de l’astronomie ne pourront en effet s’exprimer que d’une manière beaucoup plus compliquée en adoptant le langage de Ptolémée. Copernic serait donc un inventeur génial et non pas le pionnier qui a découvert une voie nouvelle. Le positivisme ne tient aucun compte du bouleversement des esprits opéré par les idées coperniciennes, aucun compte des luttes acharnées qui en ont été la conséquence, pas plus qu’il ne tient compte des sentiments de silencieux respect éveillés par la contemplation du ciel étoilé chez tout esprit méditatif, surtout s’il se remémore que chaque étoile de la voie lactée est un soleil dans le genre du nôtre ; que chaque nébuleuse spirale est une voie lactée dont la lumière met des millions d’années à nous parvenir. Considérée à la même échelle, l’importance de la terre et du genre humain qu’elle porte, s’évanouit dans l’infiniment petit ; mais ce sont là pensées qui ressortissent aux domaines esthétique ou éthique, aussi convient-il de les éliminer dès lors qu’il s’agit, comme ici, de question se référant uniquement à la théorie de la connaissance. C’est pourquoi nous continuerons à suivre le cours de nos idées sans nous préoccuper d’autre chose que de leur rigueur logique.

D’après la doctrine positiviste, les perceptions sensibles, étant une donnée primitive et constituant la réalité immédiate, il est donc, par principe, faux de parler d’illusions des sens. Ce ne sont pas nos sensations elles-mêmes qui peuvent quelquefois nous induire en erreur, mais les conclusions que nous en tirons. Si nous enfonçons un bâton dans l’eau, il nous apparaît brisé au point d’immersion ; mais cette brisure n’est pas une illusion, due à la réfraction de la lumière ; elle doit être regardée comme une perception optique véritable. Si nous adoptons une autre manière de parler et si nous disons que notre perception sensible se comporte comme si le bâton était droit et comme si les rayons lumineux subissaient une déviation en traversant la surface de l’eau, c’est pour de simples raisons de commodité. L’essentiel de toutes ces considérations et de bien d’autres, analogues, c’est que le positivisme maintient, en droit, la balance parfaitement égale entre les deux manières de s’exprimer ; c’est pourquoi il est absurde, selon lui, de chercher à trancher entre elles, autrement qu’en se plaçant au simple point de vue de la commodité. La priorité accordée au sens du toucher ne serait donc qu’une priorité purement pratique.

En fait, on ne saurait le nier, en poussant jusqu’à ses dernières limites la théorie du « comme si » on aboutirait à de bien étranges conséquences. Mais il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue purement logique elle est inattaquable.

Il va de soi que les mêmes remarques s’appliquent aux objets animés. Pour le positiviste, un arbre n’est pas autre chose qu’un complexe de sensations. Nous pouvons le voir pousser, entendre le bruissement de ses feuilles, respirer le parfum de ses fleurs ; mais si nous faisons abstraction de tout cela, il ne reste absolument rien à quoi la qualification d’arbre « en soi » puisse être attribuée.

Ce qui vaut pour le règne végétal, vaut aussi pour le règne animal. C’est donc seulement pour des raisons de commodité que nous disons, à propos d’un animal, qu’il a une existence autonome et possède une vie propre. Un ver que l’on écrase, cela tout le monde peut le voir ; mais il n’y a aucun sens à se demander si ce ver éprouve de la douleur. Nous ne sentons, en effet que notre propre douleur, nous admettons l’existence, celle d’un animal, parce que cette hypothèse est celle qui permet de rendre plus commodément compte de certains phénomènes concomitants, tels que les mouvements rétractiles, les contorsions, les cris qui accompagnent aussi notre propre douleur.

Passons enfin de l’animal à l’homme, dans ce cas, le positivisme réclame une séparation radicale entre nos propres impressions et celles des autres. Il n’y a, en effet, à être absolument réelles que nos propres impressions ; celles des autres hommes ne sont que le résultat d’une inférence indirecte. C’est pourquoi, à parler en toute rigueur, il convient de classer ces impressions parmi les inventions.

Il est bien certain qu’on peut aller jusqu’au bout dans cet ordre d’idées sans jamais craindre de tomber dans la contradiction logique et, pourtant, il n’en est pas moins vrai que la science physique se trouve être amenée ainsi dans une situation bien périlleuse. En effet, si cette science a pour unique objet, à parler en toute rigueur, nos impressions sensibles, elle doit se borner à nos impressions personnelles du fait que ces impressions constituent les seules données immédiates dont nous disposions. Mais il n’est à la portée de personne de constituer une science complète à l’aide de ses seules impressions personnelles : cela est tout à fait évident. En conséquence, ou bien il faut renoncer à l’acquisition d’une science de quelque étendue, ou bien il faudra en venir à un compromis en vertu duquel les impressions qui nous sont étrangères devront concourir, elles aussi, à l’édification de la science et c’est là une extrémité à laquelle le positivisme le plus strict ne voudra guère se résoudre, car elle équivaut à une renonciation à maintenir son point de vue, d’après lequel les données primitives et immédiates sont seules à avoir le droit de cité dans la science. Une autre conséquence de ce même compromis sera l’introduction d’un facteur nouveau. La crédibilité des témoignages soit oraux, soit écrits, qui nous viennent d’autrui, doit intervenir dans la définition de la science. Le principe fondamental du positivisme « n’admettre que des données incontestables » se trouve donc être, logiquement battu en brèche.

Passons néanmoins sur cette difficulté et admettons que tous les témoignages au sujet des phénomènes physiques soient dignes de foi ou, si l’on veut, admettons qu’il existe un critérium infaillible permettant de distinguer les témoignages dignes de foi de ceux qui ne le sont pas. Il restera que tout physicien présent ou à venir, pourvu qu’il soit honnête, aura un droit strict à ce que ses impressions personnelles soient prises en considération ; car il n’existe aucune raison d’exclure certaines impressions plutôt que d’autres. Il serait notamment tout à fait injustifié de ne prêter que peu d’attention aux dires d’un savant sous prétexte que ses collègues ne sont pas arrivés à éprouver les mêmes impressions que lui.

À ce point de vue, on ne saurait comprendre ni justifier comment on ignore complètement à l’heure actuelle les rayons dits « N » découverts par le physicien français Blondiot en 1903. René Blondiot, professeur à l’université de Nancy, était certes, un expérimentateur excellent et digne de confiance et sa découverte était pour lui une impression personnelle, tout comme les découvertes d’autres physiciens sont pour eux des impressions personnelles. Nous ne pouvons, d’autre part, dire qu’il a été victime d’une illusion des sens puisque, d’après la physique positiviste, il n’y a pas d’illusions de cette sorte. Il faut donc considérer les rayons « N » comme une réalité perçue directement ; et, si personne depuis l’époque, déjà lointaine, de Blondiot n’a réussi à les reproduire, au point de vue positiviste, personne ne peut savoir si la chose ne deviendra pas de nouveau possible, dans certaines circonstances.

Il faut ajouter à cela que le nombre des personnes dont les impressions sont utilisables pour la physique est très petit. Évidemment on ne peut prendre en considération que les personnes qui se sont consacrées à cette science ; car les impressions des profanes sont toujours, en la matière, plus ou moins sujettes à caution. Nous devons, en outre, éliminer tous les théoriciens dont les impressions, du fait qu’elles se bornent essentiellement à celles qui résultent de l’usage du papier et de l’encre, ainsi que de l’activité de la substance cérébrale, ne nous apportent aucun matériel nouveau pour l’édification de la physique. Il ne restera donc, en fin de compte, que les physiciens expérimentaux et surtout ceux qui possèdent les instruments particulièrement sensibles nécessaires aux recherches spéciales. Les impressions sensibles qui contribuent à l’élaboration de la physique proviennent donc tout au plus, de quelques personnes. Comment comprendre alors que les impressions d’un Œrsted observant la déviation de sa boussole par un courant galvanique ; celles d’un Faraday apercevant pour la première fois un effet d’induction électromagnétique ; celles d’un Hertz cherchant à la loupe de minuscules étincelles au foyer de son miroir parabolique ; comment comprendre, dis-je, que ces impressions aient suscité tant d’attention dans le groupe international des physiciens et y aient provoqué un tel bouleversement ?

À cette question, le positivisme ne peut donner qu’une réponse très embrouillée et aussi peu satisfaisante que possible. Il lui faut s’appuyer sur la crédibilité de la théorie qui a permis d’espérer que des impressions sensibles insignifiantes, par elles-mêmes, pourraient amener dans l’avenir d’autres personnes à éprouver un grand nombre d’impressions ; celles-là, importantes en elles-mêmes et par leurs conséquences heureuses. Cependant, d’autre part la doctrine positiviste est caractérisée par le fait, dont elle tire gloire, qu’elles se borne à décrire des impressions effectivement éprouvées. Aussi, d’après elle, on ne doit pas chercher à savoir pourquoi telle impression d’un physicien, même s’il n’en donne qu’une description tout à fait rudimentaire, possède aussitôt une grande valeur aux yeux des physiciens de tout l’univers : c’est là une question qui n’a pas de sens physique.

La raison d’être de ce paradoxe évident, est facile à comprendre. Le positivisme, quand il veut être conséquent avec lui-même, repousse l’existence et même la simple possibilité d’une physique indépendante de l’individualité du savant. Il y est contraint parce qu’il ne reconnaît, en principe, pas d’autre réalité que les impressions individuelles éprouvées par les divers physiciens. Je n’ai pas besoin de dire que, par là même, se trouve être résolue, de façon à exclure le moindre doute, la question de savoir si le positivisme, suffit à l’édification de la science physique ; car une science qui repousse, par principe, l’objectivité de son objet, prononce elle-même sa propre condamnation. La base sur laquelle repose le positivisme est, nous le concédons, solide ; mais elle est trop étroite. Il est donc nécessaire d’élargir cette base, ce que nous ferons en disant que la science doit être, autant que possible, débarrassée de toutes les influences provenant du facteur individuel humain. Pour y arriver il lui faudra faire un pas dans le domaine de la métaphysique. À cette démarche, la saine raison et non plus la seule logique formelle nous convie. Elle consiste à poser l’hypothèse que nos impressions personnelles ne constituent pas, en tant que telles, l’univers physique ; mais seulement en tant qu’elles sont les témoins d’un autre monde qui se tient caché derrière elles et qui ne dépend pas de nous. Ceci revient à admettre l’existence d’un monde extérieur réel.

On le voit, nous sommes arrivés, au point où le « comme si » positiviste doit être mis de côté, et il en est de même des prétendues inventions commodes dont nous avons cité plus haut des exemples. Celles-ci doivent être considérées comme possédant un degré de réalité supérieur à celui qui convient à de simples descriptions d’impressions sensibles. La tâche de la physique se trouve donc par là même être changée : elle n’a plus à décrire des impressions ; elle a à nous faire connaître le monde réel. À vrai dire, l’adoption de ce nouveau point de vue n’est pas sans entraîner des difficultés au point de vue de la théorie de la connaissance ; car il faut, malgré tout, donner raison au positivisme quand il affirme que nos impressions sensibles sont l’unique source de nos connaissances. Ces deux propositions : « il y a un monde réel indépendant de nous » et « nous ne pouvons pas avoir une connaissance immédiate du monde réel », sont inséparables ; elles sont le pivot de la science physique tout entière. Elles sont opposées l’une à l’autre, dans une certaine mesure, c’est pourquoi aussi elles introduisent en physique cette part d’irrationnel que nous voyons également inhérer à toute science et qui fait qu’aucune d’elles n’est jamais capable de remplir complètement sa tâche. C’est là un fait contre lequel il ne sert de rien de se révolter ; on ne saurait non plus l’éliminer de l’univers en restreignant la tâche de la science, ainsi que le voudrait le positivisme. Le travail scientifique doit donc être conçu comme un effort vers un but qui ne sera jamais atteint ; car il est inaccessible par principe. Ce but est de nature métaphysique, il est donc au delà de toute science.

Mais, répondra-t-on, ne serait-ce pas priver la science de toute portée que de lui assigner pour but la poursuite d’un fantôme inaccessible. En aucune façon, car en raison même de ce qu’il est incessant, nous voyons s’épanouir en nombre sans cesse croissant les fruits magnifiques de cet effort. Les fruits sont, à vrai dire, l’unique preuve que nous sommes dans le bon chemin et que nous nous rapprochons peu à peu et d’une manière permanente du but qui nous attire dans un lointain inaccessible. Ce n’est pas la possession de la vérité, mais une recherche heureusement dirigée vers elle qui fait la joie féconde et le bonheur du savant. De cela les esprits bien faits se sont aperçu depuis longtemps et, bien avant que Lessing l’ait exprimé dans une maxime classique.

II

Le but idéal poursuivi par le physicien est donc la connaissance du monde réel et extérieur, mais, quels que soient les moyens d’investigation dont il dispose et les mesures qu’il effectue, jamais il n’appréhende directement rien de ce monde, Il en accueille seulement de temps en temps des messages plus ou moins incertains. Il reçoit, comme Helmholtz, l’a dit un jour, des signaux qui lui sont adressés par le monde réel et c’est à lui d’en tirer des conclusions ; sa situation est analogue à celle d’un linguiste ayant à déchiffrer des documents provenant d’un peuple dont la civilisation lui est entièrement inconnue. La première supposition que devra faire ce linguiste sera nécessairement qu’un certain sens raisonnable est inclus dans ce document. Le physicien, lui aussi, doit supposer que le monde réel obéit à des lois, même s’il n’a aucun espoir de jamais arriver à une pleine connaissance de ces lois, pas même de savoir avec certitude quelle en est la nature. Confiant dans l’existence d’un monde réel soumis à des lois, le physicien se bâtit un système de notions et de propositions dit « image représentative physique de l’univers » en faisant appel à toutes les ressources de son savoir et il s’efforcera de donner à ce système une structure telle que, mis à la place du monde réel, il lui adresse, autant que possible, des messages identiques. Dans la mesure où il y parvient, il lui est loisible d’affirmer sans craindre de s’exposer à une réfutation motivée, qu’il est parvenu à connaître au moins un des aspects du monde réel ; bien que, d’autre part, il ne puisse pas non plus donner une preuve de la vérité de son affirmation. Je ne crois pas être présomptueux, en ne cachant pas mon admiration pour le haut degré de perfection auquel l’esprit scientifique des hommes a su porter l’image représentative de l’univers depuis l’époque d’Aristote. Au point de vue positiviste, une telle conception de la physique et, aussi la lutte incessante pour la connaissance du réel, sont des choses qui n’ont aucun sens. Là où il n’y a pas d’objet, il ne saurait être question d’en donner une représentation.

Le rôle de l’univers des physiciens peut donc être caractérisé en disant qu’il doit mettre en relation aussi étroite que possible le monde réel et le monde sensible. Ce dernier est chargé de fournir la matière première nécessaire à la représentation du monde réel et l’élaboration de cette matière consiste essentiellement à débarrasser le complexe de nos impressions physiques de tout ce qui porte la marque de singularités individuelles ; de tout ce qui provient, soit de la structure de nos organes sensibles, soit de celle qui est propre aux instruments de mesure.

L’image représentative physique doit, a priori satisfaire à la condition, imposée par la logique, d’être exempte de contradiction interne entre ses diverses parties. Une fois cette condition remplie, toute liberté est laissée à l’artisan dans son travail descriptif. Il jouit d’une autonomie complète et il n’a besoin d’imposer aucune contrainte à son imagination. Ceci ne va pas, bien entendu, sans entraîner une forte dose d’arbitraire et d’incertitude ; c’est pourquoi la tâche du physicien est beaucoup plus difficile qu’il ne pourrait le paraître au premier abord à des esprits simplistes. Le libre pouvoir spéculatif du savant s’introduit déjà, dès sa première démarche qui consiste à intégrer dans le domaine d’une loi unique le résultat de mesures qui lui sont données séparément et sans coordination. Cette tâche est analogue à celle qui consiste à relier par une courbe un certain nombre de points isolés et l’on sait qu’il existe une infinité de courbes passant par chacun de ces points. Même dans le cas où l’on possède un instrument enregistreur doué d’un mouvement continu, qui peut tracer entièrement une courbe, jamais celle-ci n’est absolument précise, elle sera toujours constituée par un trait plus pou moins épais à l’intérieur duquel un nombre infini de points mathématiques pourront trouver place.

il n’existe aucune recette générale permettant de lever cette indétermination. Dans cet ordre d’idée, pour se tirer d’affaire, on fait toujours appel à des considérations d’un genre bien à part. On s’appuie sur un enchaînement d’idées grâce auquel on échafaude une hypothèse. En raison de cette hypothèse, la courbe cherchée devra satisfaire à un certain nombre de conditions, ce qui permet de choisir une seule courbe parmi une infinité d’autres également possibles. Nous sommes donc en présence d’une démarche intellectuelle, pour laquelle aucune logique n’est suffisante. S’il veut l’accomplir avec succès, le physicien devra posséder deux qualités : une connaissance approfondie de son sujet et une imagination créatrice puissante. Il lui faut, en effet : premièrement, être familier avec toutes sortes de mesures et, secondement, avoir une acuité intellectuelle suffisante pour rapprocher deux mesures différentes sous un point de vue commun.

Toute hypothèse féconde surgit de la combinaison de deux représentations sensibles, de nature différente. L’histoire nous offre de nombreux exemples de ces rapprochements : c’est d’abord Archimède rapprochant la perte de poids de son propre corps plongé dans l’eau de la perte de poids de la couronne d’or du tyran de Syracuse quand elle était immergée. C’est Newton, rapprochant la chute d’une pomme du mouvement de la lune autour de la terre. Plus tard, on rapprocha le mouvement d’un corps soumis à la gravitation, situé dans une enceinte en état de repos, d’un corps échappant à la gravitation et se trouvant dans une enceinte qui se déplace vers le haut avec un mouvement accéléré. Enfin Bohr rapprocha le mouvement d’un électron autour d’un noyau atomique du mouvement des planètes autour du soleil. Il serait intéressant de suivre, à propos de chaque hypothèse importante de la physique, le détail des rapprochements d’idées auxquels elles ont dû leur naissance. Toutefois il ne faut pas se dissimuler qu’une telle entreprise se heurterait à de grandes difficultés. Les grands génies créateurs n’ont, en général, jamais été disposés, pour des raisons personnelles, à livrer au public le détail des associations d’idées grâce auxquelles ils ont été amenés à formuler leurs hypothèses.

Si l’on cherche à savoir quelle est l’aptitude à être utilisée possédée par telle où telle hypothèse, il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir que de déduire de cette hypothèse les conséquences qu’elle comporte. Ceci est une opération purement logique et même, principalement, mathématique. L’hypothèse y sert de point de départ et son aboutissement est le développement aussi complet que possible d’une théorie. Chaque énoncé de la théorie est ensuite repris à part et mis en rapport avec les mesures. Des résultats favorables ou défavorables de cette confrontation, on tire ensuite un jugement parallèle sur l’hypothèse.

Il y a un fait très remarquable qui n’est pas sans rapport avec cet état de choses : c’est que le progrès de la physique n’est pas une évolution continue au cours de laquelle nos connaissances s’approfondiraient et s’affineraient peu à peu ; il a au contraire un caractère discontinu et, en quelque sorte, explosif. L’apparition de chaque hypothèse nouvelle provoque comme une éruption subite ; elle est un saut dans l’inconnu, inexplicable logiquement. Ensuite sonne l’heure d’une théorie nouvelle qui, une fois venue au monde, se développe d’une façon continue ; mais toujours, en subissant plus ou moins des contraintes extérieures, son sort étant, en fin de compte, réglé par les mesures. Tant que ces dernières lui demeurent favorables, l’hypothèse jouit d’une considération de plus en plus grande et la théorie reçoit une approbation de plus en plus générale ; mais, des difficultés viennent-elles à surgir quelque part à propos de l’interprétation du résultat de mesures, les doutes, les critiques et la méfiance ne tardent pas à s’élever de toute part. Ce sont là les signes de sa mort prochaine et de l’incubation d’une hypothèse nouvelle destinée à remplacer la première et dont le rôle sera, précisément de résoudre la crise et de permettre l’élaboration d’une autre théorie qui, tout en gardant les avantages de l’ancienne, sera exempte de ses défauts. L’évolution de la physique, dans son ensemble et dans chacune de ses branches, est constituée par une succession de cycles du même genre et c’est ainsi qu’elle poursuit son but qui est la connaissance du monde réel. Il suffit d’être au courant des difficultés éprouvées par la belle hypothèse électrodynamique, sur les corps en mouvement due à Lorentz, par suite de sa confrontation avec les mesures ; il suffit de connaître dans le détail les conflits d’opinion qui se sont élevés à cette occasion, pour apprécier à sa juste valeur le sentiment de délivrance avec lequel fut accueillie la théorie de la relativité. Pour l’hypothèse des quanta, on a aussi éprouvé quelque chose d’analogue, avec cette différence, cependant que la crise n’est pas entièrement passée.

Du moment que le créateur d’une hypothèse a, de prime abord, toute liberté en ce qui concerne la façon d’envisager cette dernière, il lui est entièrement loisible de choisir à sa fantaisie les concepts et les propositions qu’il y introduira, à la condition qu’il n’en résulte pas de contradiction logique. Contrairement à ce que l’on soutient volontiers dans certains milieux de physiciens, il n’est pas exact que l’on ne puisse utiliser, pour l’élaboration d’une hypothèse que des notions dont le sens puisse, a priori, être défini par des mesures, c’est-à-dire, indépendamment de toute théorie. En effet, premièrement, toute hypothèse, en tant que partie constituante, de l’image représentative de l’univers, est un produit de la spéculation libre de l’esprit humain et, secondement, il n’y a absolument aucune grandeur qui puisse être mesurée directement. Une mesure ne reçoit, au contraire son sens physique qu’en vertu d’une interprétation qui est le fait de la théorie. Quiconque est tant soit peu familiarisé avec un laboratoire où l’on utilise des instruments de précision peut témoigner que, même dans le cas des mesures les plus directes et les plus exactes, par exemple celles d’un poids ou de l’intensité d’un courant, les résultats ne peuvent être utilisables qu’après avoir subi nombre de corrections dont le calcul est déduit d’une théorie et par conséquent d’une hypothèse.

Ainsi donc le créateur d’une hypothèse dispose de possibilités pratiquement illimitées, il est aussi peu lié par le fonctionnement des organes de ses sens qu’il ne l’est par celui des instruments dont il se sert. Par l’œil de son intelligence, il perçoit et il contrôle les phénomènes les plus délicats qui se déroulent dans un système physique ; il suit les mouvements de chaque électron ; il connaît la fréquence et la phase de chaque onde ; on peut même dire qu’il se crée une géométrie à sa fantaisie. Avec des instruments purement imaginaires d’une exactitude idéale ; il peut saisir à volonté les moindres modulations du devenir physique. Il peut, en pensée, exécuter les mesures les plus délicates et tirer de leurs résultats les conclusions les plus générales ; ces conclusions n’ont, au moins directement, rien à voir avec des mesures véritables. C’est pourquoi aussi, jamais des mesures ne pourront confirmer ni infirmer directement une hypothèse, elles pourront seulement en faire ressortir la convenance plus ou moins grande.

Voici maintenant le revers de la médaille, l’acuité parfaite de l’œil intellectuel à l’égard de tous les phénomènes qui se passent dans l’univers représentatif des physiciens, résulte uniquement de ce que cet univers est une image du monde réel, image dont ces physiciens sont eux-mêmes les auteurs. D’ailleurs la connaissance intégrale qu’ils en ont et la maîtrise absolue qu’ils possèdent sur elle supposent, au fond, qu’elle est, de soi, pleinement intelligible. L’hypothèse physique ne saurait donc devenir significative à l’égard de la réalité et recevoir, par là même, ce qui constitue sa valeur propre que par la mise en rapport de la théorie qui en découle avec les résultats des mesures. Certes, comme nous l’avons déjà vu, une mesure, prise en elle-même, est incapable de nous renseigner, tant sur l’image représentative physique de l’univers que sur le monde réel, elle n’est, en effet, qu’un phénomène intéressant les organes sensoriels du physicien et, d’un certain point de vue, l’instrument dont il se sert. La seule chose que nous sachions, c’est que ce phénomène est, de quelque façon, en relation avec le phénomène réel à mesurer. Nous ne connaissons donc, de façon immédiate, le sens d’aucune mesure. La découverte de ce sens est donc, elle aussi, un des objets du travail scientifique, au même titre que l’étude des lois régissant le cours de tout autre phénomène. Pour parvenir à cette connaissance, les méthodes seront les mêmes que partout ailleurs, c’est-à-dire que l’on devra incorporer toutes les particularités du processus de mesure dans l’image représentative de l’univers et s’efforcer de se rendre compte de ce que serait, pour un œil intellectuel idéalement transparent, un ensemble où seraient compris, et les organes sensibles du physicien et ses instruments eux-mêmes.

Ainsi pourrait-on parvenir à se faire une idée au moins approchée des lois qui mettent en relation la mesure et le phénomène à mesurer. Les difficultés de nature gnoséologiques où la physique théorique s’est trouvée récemment quelque peu embarrassée à propos de la théorie des quanta, proviennent semble-t-il, au fond, de ce que l’on a, comme il était trop naturel, mais non cependant légitime, identifié l’œil corporel du physicien qui effectue la mesure avec l’œil intellectuel du physicien qui spécule, alors que le premier joue le rôle d’objet vis-à-vis du second. Dès lors que toute mesure est inévitablement liée avec une intervention causale, plus ou moins notable, dans le phénomène à mesurer, il est par principe, absolument impossible de séparer complètement les lois des phénomènes physiques des méthodes par lesquelles on les mesure. Pour les phénomènes les plus grossiers, ceux qui englobent une multitude d’atomes, l’influence de la mesure est, il est vrai, négligeable, même si l’on exige une très grande approximation. Aussi la physique ancienne, celle de l’époque classique, a-t-elle pu laisser s’implanter peu à peu l’idée que nos mesures nous permettent d’avoir une connaissance immédiate des phénomènes réels. Mais cette supposition est entachée d’une erreur de principe, diamétralement opposée à celle que le positivisme commet quand il ne considère que les impressions sensibles constitutives des mesures et ignore les phénomènes réels. Ce sont là deux attitudes également injustifiables. Il est tout aussi impossible d’exclure complètement les mesures que de vouloir ignorer les phénomènes réels. La découverte du quantum d’action indivisible a même permis de tracer une limite déterminable numériquement au delà de laquelle aucune mesure physique, quelle qu’elle soit, ne nous donnera jamais le détail des phénomènes réels. Dans ces conditions, la seule conclusion possible est que les questions concernant ces détails n’ont aucun sens physique. Tel est aussi le point où les résultats des mesures doivent être complétés par la spéculation libre. À cette dernière incombera la tâche d’achever, dans la mesure du possible, la description de l’image représentative physique de l’univers et de parvenir, par là même, à une connaissance plus parfaite du monde réel.

Récapitulons : le progrès de la physique dépend, avant tout, des perfectionnements apportés aux méthodes de mesure et, à ce point de vue, nous sommes entièrement d’accord avec le positivisme. Notre désaccord avec lui consiste en ce que, pour le positivisme, les impressions sensibles constitutives des mesures sont les données élémentaires primitives qui forment le point de départ de toute science. Selon nous, au contraire, dans la physique véritable, les mesures doivent être considérées comme le résultat final plus ou moins complexe d’influences entre des phénomènes ayant lieu dans le monde extérieur et des phénomènes qui se passent dans nos instruments de mesure et dans nos organes sensoriels eux-mêmes. Trouver le fil conducteur qui permette de s’orienter dans un ensemble aussi complexe, est un des buts principaux de la science. C’est pourquoi il importe que toute mesure soit agencée convenablement ; car établir un dispositif en vue d’une mesure, c’est poser une question à la nature.

Mais, pour poser une question raisonnable, il faut nécessairement l’appui d’une théorie raisonnable. Il ne faudrait pas, en effet, se figurer que l’on puisse porter un jugement sur une théorie indépendamment de toute théorie. Il arrive souvent qu’une question qui possède un sens d’après une certaine théorie en soit dépourvue suivant une autre ; ou bien encore que le sens de la même question change en même temps que la théorie adoptée. Considérons, par exemple, la question de la transformation d’un métal vulgaire, comme le mercure en or. Au temps des alchimistes, cette question avait un sens profond, d’innombrables chercheurs ont sacrifié leur fortune et leur santé à la résoudre. Plus tard quand on admit la théorie de l’immutabilité des atomes, la question perdit son sens et quiconque en recherchait la solution était regardé comme un fou. Aujourd’hui la même question est redevenue d’une actualité aiguë depuis l’adoption du modèle atomique de Bohr, suivant lequel l’atome d’or ne diffère de l’atome de mercure que par la perte d’un seul électron ; et elle a été reprise par les moyens d’investigation les plus modernes. On le voit donc, dans le cas présent, comme dans tous les autres, l’essai prime l’étude. Car les essais qui n’ont obtenu aucun résultat, permettent, à qui les interprète correctement, d’arriver à la connaissance de vérités extrêmement importantes.

Nous avons vu la chimie scientifique sortir d’essais plus ou moins désordonnés effectués dans le but de fabriquer de l’or. Nous avons vu aussi le principe de la conservation de l’énergie sortir du problème insoluble du mouvement perpétuel. De même, les vaines tentatives faites en vue de mesurer le mouvement absolu de la terre, sont au point de départ de la théorie de la relativité. La recherche expérimentale et la recherche théorique sont donc inséparablement unies l’une à l’autre et aucun progrès de l’une n’est concevable sans un progrès correspondant de l’autre.

Certes il est bien tentant, une fois que l’on est parvenu à l’acquisition d’une nouvelle connaissance, de considérer certains problèmes en rapport avec cette découverte, non seulement comme dépourvue de sens, mais encore comme ne pouvant, a priori et, d’après une démonstration décisive, avoir aucun sens. Ceci n’est qu’une illusion. En soi, le mouvement absolu de la terre, c’est-à-dire son mouvement par rapport à l’éther, et l’espace absolu de Newton, ne sont pas des concepts dépourvus de sens bien qu’on lise souvent le contraire dans les ouvrages de vulgarisation sur la relativité. Le mouvement absolu de la terre ne devient un non-sens que si l’on admet la relativité spéciale ; et l’espace absolu ne devient un non-sens que si l’on admet la relativité généralisée. Ce sont là des exemples sur lesquels on peut suivre aisément les phases de l’évolution en vertu de laquelle les idées scientifiques, en soi tout à fait légitimes, et enracinées depuis des siècles, au point d’être considérées comme évidentes, ont pu être ébranlées et même disparaître complètement sous les coups de théories nouvelles plus efficaces.

III

La lutte entre opinions opposées n’a même pas épargné ce qui jusqu’à présent était considéré comme le fondement de toute recherche scientifique, je veux dire le principe de causalité. Le principe de causalité s’applique-t-il à tous les phénomènes physiques comme on l’a toujours cru jusqu’ici ; ou bien ce principe n’a-t-il qu’une portée globale et statistique quand on l’applique aux phénomènes les plus délicats de la physique atomique ? Pas plus du point de vue purement théorique que par des mesures, on ne saurait trancher une telle question. A priori, il dépend entièrement du libre arbitre du physicien de faire appel à la causalité dynamique stricte ou seulement à la causalité statistique au cours de ses recherches spéculatives et de l’élaboration de ses hypothèses. La décision viendra uniquement de la façon plus ou moins heureuse dont il se tirera d’affaire. Il n’y a ici, comme toujours, qu’une chose à faire : adopter à titre d’essai un des deux points de vue et voir à quelles conséquences on aboutira, exactement comme nous l’avons fait tout à l’heure quand nous avons examiné la valeur du positivisme. Il est, en principe, indifférent, d’adopter l’un ou l’autre des deux points de vue ; pratiquement, on choisira celui qui semble, a priori, être le plus satisfaisant. En ce qui me concerne, je crois préférable d’admettre l’existence d’une causalité stricte, tout simplement parce que ce genre de causalité porte plus loin et plus profondément qu’une causalité statistique qui doit renoncer, de prime abord, à certaines connaissances. Dans une physique statistique, les seules lois qui existent se rapportent à des collections de nombreux événements. Les phénomènes élémentaires sont bien tenus pour existants ; mais il est déclaré a priori qu’il n’y a aucun sens à parler de lois applicables à ces phénomènes. Or, c’est là une attitude qui ne me satisfait à aucun degré et je ne vois aucun motif qui puisse me contraindre à abandonner l’hypothèse de l’existence d’une causalité stricte, pas plus dans le monde physique que dans le monde spirituel. Naturellement, la causalité stricte n’est pas immédiatement applicable à la succession de nos impressions sensibles. Entre des impressions il ne peut jamais exister que des relations de nature statistique ; car, toute mesure, même la plus précise, comporte toujours une erreur fortuite incontrôlable. Mais une impression, considérée objectivement, n’est jamais qu’un phénomène résultant du concours d’un grand nombre d’éléments très divers. Même si chaque élément pris en particulier obéit à une loi causale rigoureuse qui le relie à un autre élément particulier lui succédant immédiatement, il reste possible qu’à une impression sensible bien déterminée, puissent succéder des impressions très différentes ; parce qu’à une impression bien déterminée, peut correspondre un grand nombre de compositions élémentaires différentes.

Pourtant, il est une question à propos de laquelle a pu surgir contre l’acceptation d’une causalité stricte universelle, une objection qui semble, en principe, irréductible : c’est la question du libre arbitre. En raison du haut intérêt qu’elle présente au point de vue humain, je m’y arrête un instant.

Notre conscience, qui est aussi le juge sans appel de toutes nos facultés connaissantes témoigne, en effet, irrécusablement, que nous sommes libres. Cela est-il vrai ? La volonté humaine est-elle libre ou bien obéit-elle à une causalité stricte ? Ce sont là deux thèses qui semblent s’exclure complètement, et comme il semble bien qu’il faille répondre par l’affirmative en faveur de la première ; il en résulterait qu’il y a au moins un cas où il est absurde d’admettre l’existence d’une causalité stricte.

De nombreuses tentatives ont déjà été faites en vue de résoudre ce dilemme et, dans ce but, on s’est souvent efforcé de tracer une limite au-delà de laquelle la loi de causalité ne serait plus valable. Tout récemment, même on s’est appuyé, pour cela, sur le développement de la physique moderne qui serait en faveur d’une causalité purement statistique. Je répète ici, comme je l’ai déjà fait en mainte autre occasion, que cette opinion ne concorde nullement avec ma manière de voir. En effet, si elle était juste, la volonté humaine se trouverait être dégradée au point de n’être plus que l’instrument d’un hasard aveugle. À mon avis, la question du libre arbitre n’a rien à voir avec le contraste qui existe entre la physique causale et la physique statistique ; elle est d’une nature bien plus profonde ; car elle ne dépend d’aucune hypothèse physique ou biologique.

Selon moi, et ici je me trouve être d’accord avec des philosophes célèbres, pour échapper au dilemme, il faut se placer sur un tout autre terrain. Un examen attentif permet, en effet, de se rendre compte que l’alternative posée entre une volonté humaine libre et une volonté régie par la causalité, repose sur une disjonction logique vicieuse ; car les deux cas mis en opposition ne s’excluent nullement. Que veut-on dire quand on affirme que la volonté humaine est déterminée causalement ? pas autre chose que ceci : Toute action humaine, avec les motifs qui l’accompagnent est susceptible d’être connue à l’avance ; mais seulement, bien entendu de quelqu’un qui connaîtrait l’homme auteur de cette action dans ses qualités physiques et morales ; de telle sorte que celui qui voudrait appliquer la loi de causalité aux actes d’un homme, devrait pénétrer d’un regard d’une acuité absolument parfaite tous les replis de la conscience et de la subconscience de cet homme : autant dire qu’il devrait posséder un regard divin. Or c’est là une chose que nous pouvons et devons concéder. Aux yeux de Dieu, tous les hommes, même les plus grands génies, les Mozart, les Goethe, sont en effet des créatures d’une simplicité rudimentaire. Il a, constamment sous les yeux, ordonnée en une suite impeccable, toute la série de leurs actes, même ceux dont les mobiles sont les plus délicats. Tout cela ne fait d’ailleurs aucun tort à la dignité de ces grands hommes. Mais, ne l’oublions pas, ce serait faire preuve d’une présomption vraiment insensée que de vouloir s’appuyer sur ce qui vient d’être dit pour essayer d’imiter le regard divin et de reproduire le cours des pensées divines. L’intellect humain ne serait pas même en état d’en comprendre les pensées les plus profondes, si elles lui étaient communiquées. C’est pourquoi la doctrine du déterminisme, applicable aux phénomènes spirituels, n’est susceptible d’aucune preuve dans beaucoup de cas : c’est une thèse métaphysique, tout comme la thèse de la réalité du monde extérieur. Mais cette doctrine, si elle ne peut pas être prouvée, ne peut pas davantage être réfutée logiquement ; et son importance ressort suffisamment de ce qu’elle est présupposée à toute investigation scientifique des phénomènes psychiques. Existe-t-il un auteur de biographie qui, recherchant les motifs d’une action importante du personnage qu’il étudie, se tiendrait pour satisfait en l’attribuant au hasard ? S’il ne trouve pas d’explication satisfaisante, il dira plutôt que les sources dont il dispose sont incomplètes ou, s’il est assez lucide pour cela, il pourra invoquer l’impuissance où il est de pénétrer la mentalité de son héros. Dans la vie ordinaire, il en va absolument de même : notre comportement à l’égard des hommes qui nous entourent suppose que leurs paroles et leurs actions ont toujours des causes bien déterminées, causes qui résident, soit dans ces hommes eux-mêmes, soit dans leur entourage, même si, la plupart du temps, nous ne pouvons pas les connaître.

Demandons-nous maintenant ce que nous entendons quand nous disons que la volonté humaine est libre. Nous répondrons alors simplement ceci : Quiconque, ayant la possibilité d’accomplir deux actions, se sent en lui-même la force de pouvoir se décider à sa convenance pour l’une ou pour l’autre, est libre. Or il n’y a là aucune contradiction avec ce que nous venons de dire plus haut. Il n’y aurait contradiction que si l’homme pouvait posséder, à l’égard de lui-même, la pénétration parfaite du regard divin. Il pourrait en effet, en s’appuyant sur la loi de causalité, prévoir ses propres actes volontaires, sa volonté ne serait donc plus libre. Or la logique, à elle seule, exclue une telle possibilité. Il n’existe pas, en effet, d’œil, si perfectionné soit-il, qui soit capable de se voir lui-même. L’objet et le sujet de la puissance connaissante ne sauraient être identiques. On ne peut parler de connaissance, que si l’objet à connaître n’est pas influencé par ce qui se passe dans le sujet connaissant. La question de la validité de la loi de causalité est donc, a priori, dépourvue de sens, en ce qui concerne nos propres actes volontaires, de même qu’il est, a priori, dépourvu de sens de se demander si quelqu’un pourrait, moyennant un effort approprié, se grimper sur le dos ou bien rattraper sa propre ombre à la course.

Ainsi donc, en principe, il est loisible à chacun, dans la mesure de la puissance intellectuelle qui lui aura été départie, d’appliquer la loi de causalité à tous les phénomènes ayant lieu dans le monde qui l’entoure, à la seule condition que, ce faisant, il n’influe pas sur les phénomènes en question ; et ceci exclue évidemment qu’il l’applique à ses propres pensées et actes volontaires. Ces pensées et ces actes sont donc l’unique objet qui, par principe est soustrait à la contrainte causale. Or cet objet constitue justement le trésor le plus précieux que l’homme ait en sa possession et ce dont le bon usage lui importe souverainement pour être heureux et vivre en paix. La loi de causalité est ici incapable de fournir le fil conducteur qui serait nécessaire et il ne faut pas que l’homme compte sur elle pour échapper à la responsabilité morale qui lui incombe en vertu d’une autre loi. Cette autre loi n’a rien de commun avec la première, chacun la porte dans sa conscience, assez facile à connaître s’il veut s’en donner la peine.

C’est donc une dangereuse illusion que de tenter de se débarrasser d’une injonction morale importante, en disant que l’on ne peut se soustraire à une loi naturelle inéluctable. Un être humain qui croit que son propre destin est déterminé à l’avance par la fatalité, un peuple qui écoute les prophètes lui annonçant sa décadence en vertu de lois naturelles, montrent simplement, par là même, qu’ils n’ont pas été capables de susciter en eux une véritable volonté de monter toujours plus haut.

Nous sommes parvenus ici à un point où la science, elle-même, s’avoue incompétente ; car elle refuse de se laisser entraîner dans des domaines qui ne sont pas le sien. Le fait qu’elle soit capable d’une telle modestie devrait, ce me semble, nous donner une confiance encore plus grande dans les résultats qu’elle a acquis sur son propre terrain. Mais nous voyons aussi que les divers objets de l’activité humaine ne peuvent jamais être entièrement isolés les uns des autres ; car tout se tient de la façon la plus étroite. Nous étions partis d’une science spéciale, la physique, et, en nous occupant de questions purement physiques, nous avons été amenés à dépasser le monde sensible, nous nous sommes trouvés en présence du monde réel qui ressortit à la métaphysique. Ce monde, en raison de l’impossibilité où nous sommes de le connaître directement, nous est apparu comme quelque chose de mystérieux ; mais nos tentatives de le décrire nous ont permis cependant d’en soupçonner la beauté et la profonde harmonie interne. De là nous avons tout naturellement abordé des questions plus hautes : celles qui se posent à tout homme, s’il vient à méditer sérieusement sur le sens de sa propre vie.

Si parmi mes lecteurs il en est qui soient peu familiarisés avec la physique, j’espère leur avoir donné l’impression qu’une science spécialisée, pourvu qu’elle soit cultivée à fond et consciencieusement, est susceptible de faire apparaître au grand jour de précieux trésors d’une grande valeur éthique. J’espère aussi avoir fait entrevoir que les grandes crises de la culture intellectuelle ne servent, en somme, qu’à préparer, la fusion de tout le savoir humain en une unité d’un caractère de plus en plus élevé.