Ingres d’après une correspondance inédite/XXXI

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XXXI
Ingres à Gilibert.
Paris, ce 1er janvier 1830.

Sois heureux au gré de tes justes désirs, toi et ta bien aimable femme, les tiens et tous ceux que tu aimes. Nous sommes heureux de penser que nous formons peut-être la meilleure part de vos affections, si j’en juge par les miennes. Il y a tant de bonnes raisons, pour que cela soit ainsi ; mêmes goûts, même philosophie composent ce bonheur. Ainsi, que Dieu nous donne la santé ! Tout le reste est à nous. Usons-en bien, le champ de la vie peut encore être assez long pour nous et semé de fleurs.

Ta chère femme, comment va-t-elle ? Il nous semble que l’heureux moment où tu vas sentir s’émouvoir tes entrailles de père, ne doit pas être si éloigné ? Tout se passera bien : nous le désirons et n’en doutons pas. Ne tarde pas à nous donner de bonnes nouvelles, trop rares depuis longtemps.

Pour moi, paresseux je suis né, et paresseux je mourrai : je le vois trop. Mais toujours pressé par le cœur qui parle chez moi sans cesse, me voilà parti : heureux, par conséquent, de pouvoir t’exprimer ma vive amitié et t’apprendre que ton bon ami est, par le décès de M. Regnault, professeur à l’École des Beaux-Arts, avec cent louis de plus. Il est impossible d’arriver avec plus d’ honneur à un poste. Sur 17 voix, j’en ai eu 16 ; et, au sortir, chacun s’est écrié qu’il n’était pas la dix-septième et qu’on venait de faire une excellente besogne. Enfin, élèves, maîtres, amis, tous s’en réjouissent d’une manière bien honorable et touchante pour moi.

J’entre en fonctions le Ier avril. L’heure de mon indépendance vient de sonner et je suis libre, avec l’ordre que tu connais et sans dettes. J’ai 1.600 francs de l’Institut qui me loge. Mes élèves me rapportent 300 francs le mois. Je puis donc vivre très bien, comme tu vois, et mettre de côté tout ce que je gagnerai avec mon pinceau. Cependant la sage ménagère et moi, nous pensons ne point du tout augmenter nos dépenses et train de maison et nous garder une poire pour la soif.

Nous allons nous occuper de votre appartement pour pouvoir vous y donner toutes les douceurs possibles, lorsque vous nous viendrez voir. Tu nous l’as promis : tâche que ce soit le plus toi possible. À cause du petit poupon, nous pensons cependant ne pas vous voir d’ici à la prochaine Exposition qui est fixée au 1er avril 1831. Tu vois que nous sommes raisonnables, mais nous ferions les méchants si vous passiez ce terme.

Pour figurer de mon mieux à cette Exposition, j’y [aurai deux grands tableaux d’histoire ; celui que je peins et celui de Virgile que je refais en grand, et quelques autres de moyenne grandeur. La gravure de ce dernier s’avance, celle du Louis XIII aussi. Mon Saint est déjà fort admiré du petit nombre de bons esprits qui l’ont vu. Ce succès précurseur ne nie rend que plus exigeant pour moi-même. Il est très avancé d’ensemble, encore rien de fini, mais tout est trouvé. Je n’ai plus que l’exécution de plaisir. Que ne puis-je te l’envoyer dans ma lettre ?

J’ai vendu dernièrement mon Œdipe : il est exposé par son propriétaire dans une certaine galerie Golbert et en étrange compagnie, je t’assure. Il y est fort admiré des connaisseurs, et ce sera toujours une de mes meilleures œuvres. De ma propre autorité, j’y ai exposé le tableau des Nymphes de notre cher ami Debia. Il y occupe une bonne place, et plusieurs personnes m’en ont parlé avec beaucoup d’éloges. Dans quelque temps, je ferai faire un nouveau cadre au second, si cela lui va, ou je retirerai les Nymphes. Charge-toi auprès de ce bon ami de tous mes tendres sentiments d’estime, avec mes respectueux souvenirs pour son aimable famille. Je salue de même la cara patria hella et tous les amis que j’aime et qui m’aiment.

Mais pendez-vous, braves Gilibert et Debia : on vient d’interpréter Don Juan, comme jamais il ne l’a été, et vous n’y étiez pas ! Que puis-je t’en dire, cher ami ? Je suis encore émerveillé. Épouvanté d’un si bel œuvre, plus jeune et plus beau que jamais, je peux te dire que cela est beau à faire mal.

Homme divin, vraiment ! C’est pour cela que sa sœur, âgée de 80 ans, vient de mourir dans la misère. Idem, Beethoven le sublime, que vous ne eonnaissez pas si vous ne l’avez entendu. Espérons que tout eela sera pour l’autre monde, car l’humanité et la justice se sont envolées depuis longtemps dans le ciel. Le grand homme vit avec sa seule conscience, sans l’espérance d’aucun fruit qui ne mûrit que trop tard.

Tout va on ne peut plus mal dans les arts. Mais je finis par ne pas finir ma lettre.