Ingres d’après une correspondance inédite/XVI

◄  XV.
XVII.  ►

XVI
Paris. 13 mai 1825.

Mon bien cher ami, malgré mes inconcevables torts, j’ai encore plus d’humeur et de colère que de véritables remords, en ce qui louche l’amitié que j’ai pour toi. C’est un attachement inné, bien senti et inaltérable, malgré tout ce qu’il y a à dire dans ma lâche conduite. J’aime à croire, si je n’ai cependant trop de présomption, que L’amitié, même froissée et maltraitée, ne finira pas par se retirer ou du moins par se refroidir ; et j’espère que tu excuseras encore ton ami et ne l’abandonneras pas au chagrin que lui donnent ses fautes, parce que, au fond, (et cela est bien vrai), elles sont bien loin de venir du cœur. Je suis toujours le tien, et toujours plus que jamais. Il n’y a pas d’instant où je ne communique d’idée et de cœur avec toi : mais je ne sais quel embarras, (je ne sais comment appeler cette pigrerie), j’éprouve à écrire. Je ne sais plus m’exprimer, et j’ai tant à dire toujours. Les soucis de la vie viennent pardessus, et Dieu sait ce qu’ils sont ici ! Enfin, tout en pensant à toi, mon meilleur ami, je ne t’écris pas et j’en suis à toute heure, à tout moment, le plus malheureux homme du monde. Ceci est aussi pour tous ; parents, amis, affaires, tout en souffre.

Mes deux grandes caisses, expédiées depuis trois mois et demi, ne m’arrivent pas, et je n’ai pu, depuis deux mois, écrire un mot, un seul, pour en demander des nouvelles. À tout moment, elles me manquent ; je suis désespéré. Ma bonne femme n’a pas plus que moi la bosse d’écrire, et me voilà, au milieu de Paris, encore sans appartement et sans ateliers. J’ai des commandes et à choisir, une considération à laquelle tout le monde applaudit, et je demeure pour ainsi dire les mains liées. Et pourquoi ? Parce qu’il est fort difficile de trouver ce qui convient à un peintre d’histoire qui a besoin d’un logement pour lui et de deux grands ateliers, un pour les demoiselles et un pour les garçons. Je voudrais tout cela dans le Faubourg St-Germain et a portée du Louvre.

Enfin, j’espère me caser mal ou bien, pour le 15 juillet prochain, rue de l’Abbaye et, en face, trouver des ateliers, mais pas tous encore. C’est pourquoi j’habite, en attendant cette époque, deux mauvaises petites chambres, Quai des Augustins, n° 49, où, avec ma femme, nous couchons pour ainsi dire sur nos malles encore fermées. Enfin, tout est à contre-temps. Et le monde, que je suis obligé de voir trop et bien trop, par état et affaires ! Cela occasionne bien des soins et demande une tête, une mémoire, un esprit de conduite bien pénible pour moi qui vis parmi des hommes de qui je dois tout tenir et rien espérer. Je marche sur le volcan des amours-propres, source de tous les embarras et compromis possibles ; et c’est moi, moi, mon cher, qui suis à faire ce métier-là ! J’envie, vingt fois le jour, l’homme des bois et des champs quand je vois, ici, de mes yeux, que, plus on est élevé, plus on est malheureux. Au diable ! Me suis-je donné un pareil métier, (d’ailleurs si beau, si noble, si divin, à exercer dans sa seule acception et attribution), parce qu’il est, aujourd’hui, malgré la peine immense qu’il donne, l’échelon et le prétexte des honneurs et de la fortune ?

Cependant, celui qui parle ainsi est bien traité. Je dois dire que ma fortune a véritablement changé, du tout au tout. Je vais t’en reprendre d’un peu plus haut le récit, lorsque le roi nous a distribué nos croix au Salon. Tu l’as déjà appris par les journaux, et je ne te parlerai que de ce qui m’est personnel.

Avant la cérémonie et devant ce tableau, les artistes de tous les genres et de tous les goûts m’entouraient et me félicitaient sur mes ouvrages et sur l’heureux moment de ma gloire ; mais cela avec tant de cœur et de sentiment que, de ma vie, certainement je n’aurai un si beau. Arrive enfin le moment de l’appel. Si l’article des considérations politiques pour les puissances n’avait empêché ces messieurs des journaux d’être véridiques, ils auraient dû t’apprendre, plus tôt que moi, que les trois ou quatre puissances recouronnées ont été accueillies, les unes froidement, les autres mieux et bien ; que, pour le reste des simples croix, il y eut un silence désobligeant, quelques légères approbations et même des désapprobations ; mais que, lorsqu’on m’a nommé pour aller vers le Roi, les applaudissements ont été nombreux et unanimes et aussi marqués que possible devant la Majesté Royale. On a remarqué que les félicitations de la fin ne le cédaient pas, bien au contraire, à celles du commencement. Mais je ne suis pas allé prier ou rédiger moi-même l’article : je suis bien aise que tu le saches et que tu en fasses part à nos amis, avec prudence cependant. Enfin, j’ai bien regretté, cher ami, que tu n’aies pas joui de ce moment que tu aurais si bien partagé.

Depuis lors, nouvelles considérations ; la place de l’Institut vacante par la perte de ce brave Girodet que j’ai eu le temps de revoir et dont j’ai recueilli les marques les plus vraies de l’affection qu’il avait pour mon talent et pour moi. Je le regrette bien sensiblement. Il avait à son chevet deux dessins de moi, qu’il avait autrefois acquis dans une vente et qui, à la sienne, viennent de se vendre six fois plus. Il en a été de même, d’une petite Chapelle Sixtine exposée au Salon, que j’avais peinte à Florence pour M. de Forbin, au prix de vingt-cinq louis. On lui en a proposé près de sept mille francs. Même fortune d’une petite peinture qu’avait, de son beau-frère, ce pauvre feu Delpech qui a laissé la vie, ces jours derniers ; mais sa désolée veuve n’a pas voulu s’en défaire.

Tu vois, mon cher, qu’il me faut des ateliers et au plus vite. J’ai une grand chapelle à peindre à fresques à Saint-Sulpice, deux grands tableaux de six mille francs chacun, l’un pour la maison du Roi, l’autre pour la cathédrale d’Autun, et puis une quantité de tableaux de chevalet, portraits, etc., et que je ne ferai pas, j’espère, tant que je n’aie autre chose, vu le temps que cela engloutit à obtenir des séances. Si je veux aussi, j’aurai une autre chapelle à Notre-Dame et, par la suite, de grandes salles au Louvre.

Pour revenir à l’Institut, j’ai fait abnégation de moi-même et laissé passer le premier mon ami M. Thé venin. Cette action a été fort bien regardée et me sera, j’espère, comptée et peutêtre bientôt. Par surcroit, je suis dans ce moment solliciteur ; je demande, et cette fois pour moi, la place que vient de laisser vacante M. Denon, mon « anti-moi » jusqu’à son dernier jour. Il est mort, et ce serait assez plaisant et assez piquant que je prenne sa place. Je fais donc toutes les démarches obligées. La renommée est pour moi. J’ai beaucoup de voix, dont je me suis assuré l’effet. Lorsque notre sort est dans les mains des hommes, il faut espérer et non compter sur le succès. Mes compétiteurs sont Horace, Blondel, Albert de Pujol, Heim et Redouté. À la dernière semaine, Horace, dit-on, et moi, nous sommes ceux entre qui l’affaire peut se débattre. Horace a eu onze voix, et moi sept ; mais il faut remarquer que presque toutes celles de M. Thé venin peuvent être à moi. Je suis, comme tu vois, mon bien cher, dans une assez grande impatience, désir et perplexité. Certes, outre l’honneur d’appartenir à une aussi grande Compagnie, en plus de ce qu’elle donne de véritable considération dans le monde, elle m’apporterait quinze cents livres fixes et, plus tard, la place de professeur à l’Académie des Beaux-Arts, qui est de cent louis. Ces revenus feraient le bonheur de ma vie et combleraient mes désirs et mon ambition puisque, avec mes goûts simples, j’aurais de quoi vivre et honorablement même à Paris, et puisque d’ailleurs tout ce que je pourrais gagner par des ouvrages de mon choix pourrait m’assurer même de l’aisance, un jour.

Voilà, mon cher ami, le moment présent de ma situation et de mes espérances. Tu en partages tout l’intérêt et tu dois bien croire que tout cela me donne, aussi bien, à penser à toi et à nos projets futurs ; en première ligne, de nous réunir pour passer et finir notre vie ensemble. Que de beaux jours et de belles jouissances l’amitié et les beaux-arts peuvent nous procurer ! Adieu, mon cher et bien cher ami. Penses-y, comme moi ; et crois-moi, malgré tout, ton bien vrai ami.

À propos, rassure-toi, rassure tout le monde, si le tableau de Louis XIII n’est pas encore arrivé. Il arrivera, il doit arriver, malgré les projets que l’on avait de l’exposer et de le garder ici, au Luxembourg. J’ai protesté et déclaré que je priais et désirais qu’il vous fût envoyé et que l’on ne me privât pas de ce qui me tient tant au cœur, l’amour de ma patrie et l’estime de mes compatriotes. Mais, avant de l’envoyer, j’ai pensé en vouloir un dessin pour le faire graver, un jour ; et c’est cette seule raison, qui le retient à Paris. Je voudrais donc par tes soins, mon cher ami, que, de Montauban, on n’importunât pas le Ministre ici, pour se faire envoyer le tableau, de trois mois au moins encore. Je mets ce temps au minimum, attendu que le dessinateur est lent. Voilà plus d’un mois que le Ministre est en droit de me le demander, étant déjà dépassé le terme qui m’a été accordé. Vois s’il est nécessaire, toi, sur le terrain, que j’écrive à nos autorités. S’il en était ainsi, aurais-tu la bonté de me faire le brouillon de cette lettre ? Aie aussi la bonté de m’envoyer avant tout et le plus tôt possible, sous enveloppe, (si tu n’as pas le temps de tout écrire), mon extrait de baptême, tiré de notre paroisse Saint-Jacques. Je t’en serai bien obligé. C’est pour avoir le brevet de ma croix. Adieu, je t’embrasse de tout cœur et ré-attends une de tes bonnes lettres. Je n’ai pas encore vu M. Lacaze-Rauly.