Ingres d’après une correspondance inédite/XV

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XV
Paris, 12 novembre 1824.

Mon très cher ami, à mon arrivée ici, j’ai été bien fâché de ne pas t’y embrasser ; et doublement fâché, puisqu’ici tu jouirais, pour ton ami, de son succès complet auprès des artistes et des non-artistes devant notre tableau, qui est exposé, depuis ce 12, au matin.

Je ne puis te dire l’accueil flatteur et honorable que je reçois ici, et quelle belle place on m’y donne. Les vrais croyants disent que ce tableau, qui est tout italien, est heureusement arrivé pour arrêter le mauvais goût. Le nom de Raphaël, (bien indigne que j’en sois), est rapproché du mien. On dit que je m’en suis inspiré sans en rien copier, étant plein de son esprit. Enfin, les éloges ont commencé par la bouche des premiers maîtres, Gérard, Girodet (et surtout celui-ci), Gros, Dupaty, et tous entin. Je suis de tous les côtés félicité, aimé et considéré bien plus que je ne m’y attendais, je t’assure. Car je ne suis venu ici qu’en tremblant et, d’ailleurs, même, peu satisfait de mon ouvrage pour la peine qu’il m’a donnée, parce que mon imagination rêve en face des grands modèles à imiter, que mon exigence est grande en tout ce que je fais. Je dois cependant te dire que, exposée (ô bonheur inexprimable !) dans ce terrible Salon où je suis tombé tout d’un coup, je ne suis pas trop mécontent de mon tableau, qui est amélioré par son effet.

M. le comte de Forbin, Granet et tous les maîtres m’ont servi à l’envi et travaillent à me servir encore. Pour le bonheur de ces jours de joie, qui ont toujours été si rares et qui sont même les premiers, il ne me manque plus que la présence de ma femme et de mon ami. Je dois prendre patience et penser qu’on ne peut pas tout avoir en ce monde et que, plus tard, indubitablement, nous réparerons le temps perdu par notre réunion. C’est avec ce charmant espoir que je vis et te voue mon amitié pour la vie.

Ton Ingres.

Mille choses à tous nos amis. Je te prie de garder pour toi seul ce qu’il n’est convenable de dire qu’à toi, avec qui je pense tout haut. Les critiques vont sûrement pleuvoir, bonnes ou mauvaises. Mon parti est bien pris, de ne m’en affecter d’aucune manière.

Lo scioppo è fatto, et à mon avantage et honneur. J’ai déjà la commande d’un tableau de six mille francs, pour le Luxembourg. Je t’instruirai de tout ce qui va se passer, parce que mes lettres te contenteront.

Je suis si étourdi par toutes mes sensations, ici, que je n’ai pu encore m’occuper du tableau de M. Debia. Par ma première lettre, qui suivra de près celle-ci, je t’en parlerai avec grand intérêt et bien franchement. Je ne suis entré encore dans aucun théâtre. Juge de ma vie tiraillée entre les courses et les dîners. Ta belle Mme Pasta n’y perdra rien et je t’en parlerai.

Adieu.