Ingres d’après une correspondance inédite/XIX

◄  XVIII.
XX.  ►

XIX
Paris, 11 octobre 1826.

Mon bien cher, ta lettre m’a intéressé au dernier point ; car je suis vraiment heureux par ton amitié. Elle me console et m’encourage toujours dans les choses actuelles et surtout pour l’avenir. Espérons-le finir ensemble. C’est vivre à demi, qu’être toujours séparés par tant d’espace de terrain ; et, quoi que puissent les lettres, ce n’est pas la réalité. Pensons-y et nous en causerons enfin bientôt, face à lace.

On doit avoir à crier après moi, à Montauban ; mais à l’impossible nul n’est tenu. Mille contretemps, il a fallu rentoiler le tableau et lui donner le temps de sécher. Je croyais l’emporter debout, sur son châssis ; mais non, pas de char assez grand. Il faut donc le rouler et ce n’est pas sans quelque danger, à cause des coutures de la toile et de son frais rentoilage. Je recommande donc, d’abord, à son arrivée, si je n’y suis pas moi-même, que l’on n’y touche que par mes mains. Il faudra, tout de suite, me donner un endroit assez grand et un autre assez beau, de jour, pour que je le voie et peut-être avec le pinceau, s’il y avait lieu, avant qu’il soit posé à sa dernière destination dont le lieu devra être bien préparé.

Je suis bien content qu’on ait adopté mes idées, pour sa place et sa décoration. Pour en continuer l’œuvre, je vous envoie la largeur et hauteur extérieures de la bordure qui doit entrer encaissée, dans le plein de l’arcade formée par le tableau, pour que l’on forme une arête par un châssis de bois. J’essaie d’en donner une idée par ce croquis, à ma manière, heureux de me faire assez entendre pour que le tout soit presque fait à mon arrivée, excepté le ton du marbre qui, cependant pourrait être fond rouge mêlé de blanc. Adonc fais-moi le plaisir de donner immédiatement à Gentillon la suite de nos projets. Je suis content qu’il les ait adoptés et je compte sur ses soins pour que le tout soit terminé, dès mon départ de Paris ; car le temps que je passerai auprès de vous ne sera qu’en apparition. Je ne dois rester que huit jours à Montauban. Le temps de ce voyage est pris sur les travaux d’ici qui crient après moi, à ne pouvoir s’en faire une idée.

Et cependant le diable, qui bute tout, m’a fait penser que nous pourrions faire une courte apparition à Albi dont je voudrais voir la belle église de Sainte-Cécile toute ancienne et peinte, d’un bout à l’autre, par des artistes du quinzième siècle. J’ai pensé que, ce faisant, on pourrait nous prêter une chaise de poste. Nous irions ensemble, ce dont je suis bien curieux, faire cette escapade avec toi. Après cela, si tu veux, nous irions encore à Bruniquel, lieu chéri des souvenirs de mon enfance, mais pour revenir le soir. Voilà bien des projets, mais malheureusement l’homme propose… De tous ces voyages, motus dans ta lettre et pour raison : ma bonne femme qui me croit perdu, quand je la quitte quinze jours, serait trop effrayée Je te remercie de l’offre hospitalière que tu me lais, mais je ne puis ne pas descendre à l’hôtel Puligneux, chez mon beau-frère ; chose arrangée et convenue depuis longtemps avec lui. Mais je m’arrangerai aussi pour passer les trois quarts et demi du temps avec toi. Ça, tu peux y compter.

Je t’écrirai, huit jours avant mon départ qui ne sera en définitive que vers les premiers jours de novembre, pour la raison que le tableau doit mettre à peu près dix-huit à vingt jours de route et ne partira que vendredi ou samedi prochain. Fais part de ceci à M. le Maire, avec mes regrets et mes très humbles respects. Le Ministre de l’Intérieur a dû annoncer l’arrivée du tableau à M. le Préfet. Quel est M. le Préfet, pour mon instruction ?

Je t’apporterai tes couleurs, du vernis, une brosse. Serai-je obligé d’apporter aussi des tenailles dites de tapissier, pour tendre un aussi grand tableau ? Réponds-moi de suite, surtout. J’ai le pied à l’étrier ; mais je suis bien tranquille sur ton zèle amical.

Te dire que j’ai peu de sang-froid, en pensant à cet heureux moment où je reverrai ma patrie natale et un ami tel que toi ? J’en perds presque la tête et mon impatience serait insupportable, si les mille et un soins d’ici ne me donnaient une salutaire distraction, toute pénible qu’elle soit. Car je suis bien peu avancé dans mon installation. Je te dirai cependant pour bonne nouvelle que le Ministre vient de m’accorder un assez beau logement aux Quatre Nations, ce qui équivaut bien ici à une rente de douze cents francs avec autorisation d’y prendre, si je le trouve, un atelier. Tu sauras que jusqu’ici, j’ai pour 3.300 fr. de loyer seulement. Mais nous en avons d’autres à nous dire et, ne pouvant continuer, je t’embrasse du meilleur et du plus sincère de mon cœur.

Ma femme te salue de cœur et dit que tu feras bien d’accompagner son petit homme à Paris. Son plus grand désir est de voir le meilleur de ses amis. Mille choses à tous mes amis et surtout à tes respectables parents dont le souvenir m’a été bien sensible et pour lesquels je fais les meilleurs des vœux. Je suis plein d’impatience, d’avoir une réponse à cette lettre : elle le sera remise par mon beau-frère, que je te recommande.

Vendredi. — Je finis cette lettre, le 13 octobre, pour te dire que, bien sûr, le tableau roulé, encaissé et bien conditionné, part mardi prochain et qu’il mettra 12 jours par l’accéléré. Et moi, je m’arrange pour arriver un ou deux jours après lui, si ce n’est avant. Mais cela ne dépassera pas, comme tu le vois et imperterribilmente, cette époque. Aussi, tâche que les soins que nous aurons pour colloquer (à son parfait effet) le tableau, ne nous prennent pas tout le temps que j’aurai à passer auprès de vous, et que je puisse être à tous les tendres sentiments que je dois à toi surtout et à ma chère patrie. Au reste, huit jours avant de monter en voiture, je t’écrirai ; ce qui n’empêche pas que j’attends réponse à celle-ci. Ne pourrai-je pas acheter le tableau de l’Épée d’Henri IV qui est à Monta uban, ou du moins me le faire prêter pour le faire graver ? Donne à cela ta pensée. Mes tableaux se vendent ici, — ceux que j’ai faits pour vingt-cinq louis, — au dessus de 8.000 francs.