Ingres d’après une correspondance inédite/XII

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XII
Ingres a Gilibertnce, octobre 1823.,
Florence, octobre 1823.

Tu me tiens rigueur, et je n’ai que ce que je mérite. Tu es allé à Paris et je n’y étais pas ! Je t’y ai suivi partout, avec tous mes regrets. Tu as revu les lieux de nos plaisirs et aussi ceux de nos peines, avec ceux de mes belles sensations. Je pense aussi que je te manquais, comme tu m’aurais manqué, absent. Quand on s’entend bien et que l’on sent de même, on a besoin d’échanger ses idées sur ce que l’on voit. Alors on sent mieux et on double ses jouissances.

Je suis bien content cependant que tu aies fait ce voyage. Il aura détendu la corde de la monotonie où tu vis. Je ne crois pas pourtant (pie, faits comme nous le sommes, nous puissions nous ennuyer par trop, nulle part. C’est le malheureux sort de ceux qui ne savent pas s’occuper, les ignorants et les stupides !

Mais, en vérité, Paris n’est pas à dédaigner, à l’époque d’un Salon quel qu’il soit. Tu as du trouver tout bien changé, depuis nous. Je n’ai pas besoin d’y être, cher ami, pour me rappeler tout ce que ton bon cœur y a fait pour moi et pour nous. La vue de ces lieux n’aurait fait qu’augmenter Le tendre sentiment de ma reconnaissance, qui sera éternelle. Tu as vu le pays des femmes les plus aimables et belles bien souvent, du moins toujours jolies par leur grâce et leur son de voix. Ici, cette soi-disant langue enchanteresse est toujours bien sottement parlée et, presque toujours, avec un son de rogomme.

Tu as dû entendre de grande et bonne musique. Il y a prés de quinze ans que je n’ai entendu une symphonie d’Haydn, ni une scène de Gluck. À propos de Gluck, as-tu jamais rencontré Mésplet l’infortuné, une de nos anciennes connaissances ? Qu’est-ce que ce monde dit et pense de moi ? As-tu vu mon Odalisque dans le cabinet de M. de Pour talés ? Mais tout se verra et se dira à la nouvelle Exposition où nous serons en personne, j’espère.

Qu’est-ce donc que ce talent de M. Hersent, créature de Gérard ? Dis-moi tout ce que tu sais. Je crains que tu ne sois parti sans avoir vu le tableau de Corinne. Tout ce que tu me diras, sera article de foi pour moi ; car je suis ici, comme un aveugle qui ne voit et même n’entend rien. Les malheureux folliculaires sont à présent plus inintelligibles que jamais, parlant de tout autre chose que de leur sujet. Du reste, c’est ce qu’ils font de mieux. Grands aboyeurs et sottisiers pour ce qui mérite des louanges, grands louangeurs de ce qui mériterait plutôt du blâme.

Mille remerciements de notre article. Ma chère femme t’en remercie de tout cœur ; ça été un baume, pour elle. Ici, mes amis l’ont trouvé parfaitement écrit et juste. J’y ai vu l’expression de ta vive amitié et de ton cœur généreux. Je travaille à t’en faire écrire encore d’autres et encore de mieux mérités.

Je suis enchanté que M. Graves soit satisfait. Ce début m’est d’un bon pressentiment. On n’a, j’ose le dire, encore rien vu de moi ; pas même loi, cher ami, dont j’ambitionne les louanges, parce que je les crois vraies et sincères. Pour me les faire mieux croire, il faut que tu me dises aussi ce que tu vois de défectueux, bien franchement. C’est le devoir de l’amitié. Il n’y a que les sots qui regimbent contre la saine critique. Nous causerons de tout cela, comme si tu étais dans mon atelier, heureux si nous pouvions y passer ensemble une partie de notre vie, y profitant de ton esprit et heureux, comme Marc-Aurèle chez ce peintre d’Athènes où il allait en philosophe apprendre, à ne pas confondre le vrai avec le faux.

Je veux bien faire le pendant au tableau de Henri IV. Si M. Graves ne me donne pas de sujet, fais-lui part de celui-ci : Sully déchirant la promesse de mariage que le Roi fit à Mlled’Entraygnes, trait bien connu qui met sur la scène deux vrais amis, comme Pylade et Oreste.

À propos d’avis, non seulement Bartolini ne m’a jamais fait part de l’arrivée de notre tableau, mais il a y près de deux mois que je ne l’ai vu. Il doit, à mon invitation réitérée depuis quatre mois, venir dans mon atelier. Tu vois comme il est empressé et comme je dois tenir compte de lui ; ainsi fais-je, sans être brouillé, ouvertement. Nous avons assez de tact l’un et l’autre, pour vivre très bien l’un sans l’autre. Je te ferais un livre de tout ce que nous avons souffert avec une patience de Jésus-Christ, de toutes ses impertinences, brusqueries, caprices et gasconnades, (car il est, lui, gascon véritablement). Il vit abandonné à ses passions et à ses mauvaises affaires, tandis que nous sommes désirés et fêtés. Notre caractère et notre vie honorable nous ont fait des amis, à toute épreuve. En lui écrivant, ne lui parle pas plus de moi que si je fusse mort. C’est un homme d’esprit et de talent. Ce qui fait que je lui pardonne ses torts, c’est qu’il est fou.

Je te remercie pour tout ce que tu as fait, dans nos véritables intérêts. Je te trouve trop généreux. Tout n’est-il pas tien ? Puisque tu le veux ainsi, nous nous laissons faire. Je suis sûr de pouvoir assurer dans tes bonnes mains ce qui me reste à toucher du grand tableau. Tu es notre bon ange. Tu rends complet le bonheur dont je jouis, depuis huit ans, par la sagesse et le bon esprit d’une épouse que j’aime plus que le premier jour. Nous sommes cités, comme exemple. Je passe exactement ma vie dans mon atelier. Je travaille à la Naissance de Vénus. Je te demande si un titre pareil doit occuper mes pensées et mes soins. Jusqu’ici, tout va assez bien. Nous recauserons de cela, de mon budget et d’ouvrages pour l’Exposition. Alors, je prendrai ma place ou jamais. Je peins avec un plaisir que je ne puis exprimer…