Ingres d’après une correspondance inédite/XI

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XI
Florence, le 24 décembre 1822.

Bien cher ami, tu veux bien trouver quelques qualités dans mon galimatias. C’est à ton amitié que je dois une pareille justice, ou mieux indulgence. Il est naturel de voir ses amis en beau, excepté cependant quand ils tomberont dans le faux. Alors c’est de la vraie amitié, de la charité ; car cette qualité-ci n’est pas seulement de donner dans la main, mais d’assister, de redresser et de fortifier l’âme et le cœur par des conseils éclairés et sincères pour la conduite de la vie, et surtout pour ce qui est bon, beau et profitable. Et tu es, cher ami, cet homme.

Je t’avouerai cependant, (car je ne pourrai jamais te rien cacher), que j’ai ressenti un extrême plaisir à me voir ainsi loué par toi, et je me rappelle peu d’époques de ma vie où je me suis senti aussi heureux. Dans ceci, il n’y a aucune autre vanité que celle, bien permise, de se voir approuvé de ceux qu’on estime. La louange d’un fat ou d’un ignorant doit plutôt vous donner l’éveil de quelque faute. Je dis donc, cher ami, que ce que j’accepte dans ce que tu penses en bien de moi, c’est de me dire que je suis dans le bon sentiment des choses. Je généralise, car notre art n’est pas seulement dans le maniement du pinceau : il y a beaucoup de sœurs et de frères dans ses harmonies. La nature m’a doué de quelque intelligence ; aussi je m’efforce de pénétrer plus avant, par toute sorte d’études, et chaque pas que je fais de plus dans la connaissance de la nature me fait voir que je ne sais rien. Plus je suis touché du grand et de la perfection, plus je me trouve admis au désespérant avantage de mesurer toute l’étendue de ce qui me manque. Je détruis plus que je ne crée et je suis très long à combiner de beaux résultats, amant surtout du vrai et ne voyant le beau que dans le vrai. Ce vrai a fait Homère et Raphaël, et peu de gens le sentent. Avec cela, les sottes ignorances du public et ses critiques sur le caractère que je veux donner à mes ouvrages, en voilà assez pour posséder tous mes plus petits moments et me faire passer de mauvaises nuits. Voilà pourquoi notre tableau ne sera terminé que vers le mois d’avril. Tout ee mal et cette peine ressemblent au mal délicieux des amoureux, ou mieux aux souffrances courageuses et tendres de la maternité. Un succès, un peu de gloire et surtout une conscience à peu près contente : tout est compensé, et on reprend ses chères couleurs.

Voilà encore du galimatias, puisqu’il ne te déplaît pas. Comment peux-tu l’amuser à le lire, deux fois ? Si cela arrivait, je l’écrirais encore plus rarement ; parce que je voudrais t’imiter, ce que je ne sais faire. Tu connais, d’abord, mon amitié exclusive pour toi, mon amour pour la vérité et la justice, et tu devines le reste. Ajoute, retranche ; tu m’entends, cher ami, et cela sutfit. Il n’en est pas de même de tes lettres : elles sont des modèles. Tu y montres toutes les qualités du cœur, de l’esprit, du savoir, du goût le plus pur, du tact le mieux aiguisé et de l’amitié la plus généreuse. Je ne puis assez t’exprimer combien tu me rends heureux par elles ; je veux, en les conservant chèrement, les mettre en recueil et les lire et les relire toujours, avec ma bonne femme qui y est extrêmement sensible. Elles serviront, d’ailleurs, de matériaux à un projet dont nous parlerons plus plus tard.

Que j’ai bien senti et admiré ton raisonnement sur l’avantage que l’on a d’être exclusif, et que je me trouve lier d’y être pour quelque chose ! Comme tu as raison ! Combien il y a peu de gens touchés du beau ! Comme ce beau est mal aimé ! Grands génies, par combien de sots et d’aveugles vous êtes prostitués !

Dans ta dernière, tu réponds toi-même aux critiques, (à moi relatives), que tu m’as transmises. J’en adopte quelque chose et cherche à me corriger des contours tranchants. Tes observations sur les maîtres Espagnols et sur Raphaël répondent aux autres. Les nôtres ne sont pas assez exclusifs pour me juger ave compétence. Ceci soit dit sans mépris, car je trouve leurs critiques réservées et obligeantes. Mais ils ne peuvent pas m’en donner d’autres et je suis bien plus difficile critique à moi-même, sur mes défauts, auxquels je fais une guerre continuelle. C’est Raphaël qui m’en avertit, et non des artistes dont le goût et les doctrines me sont toujours suspects. Je reviens cependant à penser que, dans la foule des critiques, on peut en trouver de bonnes. Mais nous aurons, par la suite, l’occasion intime de bien définir la critique et quelle est la meilleure.

Au reste, je te remercie de tout ce que tu me dis la-dessus. Une fois pour toutes, tu me feras toujours plaisir non seulement de me transmettre ce que tu entendras dire, mais aussi d’y mettre ton propre sentiment, ton opinion. Tu causes peinture, d’ailleurs, aussi bien que moi, je t’assure. Le sentiment des arts est inné chez toi, ton esprit est juste en toutes choses. La parfaite connaissance devra appartenir à ceux qui te ressemblent. La grande étude est de devenir ' exclusif et cela s’apprend, si j’ose dire, par la fréquentation continuelle du seul beau. Ah ! le plaisant et monstrueux amour d’aimer, de la même passion, Murillo, Vélasquez et Raphaël ! Ceux qui pensent ainsi, n’ont jamais été admis à l’intelligence suprême de la beauté ; et la nature, en les créant, leur a refusé un sens. Que de choses à le dire, sur ce point ! Quand pourrons-nous échanger nos délicieuses sensations, en peinture et en musique ?

À propos de celle-ci, depuis quelques jours, j’ai fait la connaissance d’un Allemand, un second Chik. (Je ne sais si tu le rappelles de sa personne et de son nom). Enfin, il est passionné et nous passionnons la musique, tous deux. Nous avons formé le quatuor, avec deux artistes du pays. Il est virtuose sur le piano et presque autant sur le violon dont, premièrement, il jouait surtout. Il aime et sent, par conséquent, bien la musique et mieux une certaine musique. Mais je vais essayer de te le peindre. Il a une grande facilité sur l’instrument et grimpe, comme un chat, par octaves jusque sur son chevalet ; et cela avec art et une certaine grâce, si bien qu’il me décourage par cet art qui me manque absolument et auquel je n’ai pu donner malheureusement beaucoup de temps, que je n’ai jamais eu. Enfin, lorsqu’il joue un quatuor de Cramer, de Spor, de Ramberg, — nos Vélasquez en musique, — il dit fort bien. Mais lorsqu’il joue un Haydn, un Mozart, un Beethoven, je le plains Donc, il n’est pas assez touché par le beau et trop par le médiocre, — il n’est pas exclusif.

Que j’aurais de plaisir à musiquer avec toi ! Combien tu me manques ! L’avenir réparera tout cela ; mais le temps, qui est un avare, ne rend rien.

À Paris, dans seize mois ! L’argent que tu me gardes, (et qui est à toi, d’ailleurs), me répond de ce cher rendez-vous. Quel plaisir de te revoir à Paris et avec Auber et son Raphaël, (Mozart, qui est bien aussi le nôtre). Et combien, d’autres que tu me nommes et pour lesquels j’ai de l’estime et de l’amitié ! Cette visite devra fixer mon séjour, là ou en Italie. Si je pouvais ne plus te quitter I La vie est courte. Hâtons-nous d’en jouir. Que de jolis détails tu me donnes sur cette république des arts, et dans combien de privations je passe ici ma vie !

Quant aux hommes comme Gérard, dont je respecte toujours le talent et déteste les finesses, je n’ai d’autre arme pour forcer son estime que de bons ouvrages faits avec conscience, dans une route qui n’est pas la sienne. Il a trop de talent, d’ailleurs, pour ne pas reconnaître, parmi mes défauts, mes bonnes qualités. Mais comment se fait-il que tu n’aies pas vu mon Odalisque ? Ton séjour si court, à Paris, m’a empêché de t’adresser au meilleur de mes amis, (après toi, bien’entendu), M. Marcotte, pour voir chez lui mon tableau de la Chapelle Sixtine : puis à M. de Pourtalès, le frère, qui a mon Odalisque et mon Raphaël et la Fornarina. Mais nous reverrons tout cela ensemble.

Je remercie de tout mon cœur M. Debia, pour la trop bonne opinion qu’il a de moi. Je désire beaucoup connaître ses ouvrages. Qu’il veuille bien, en attendant, agréer l’expression de ma reconnaissance et de mon amitié. Quant à M. Graves, c’est avec déplaisir que je désespère de pouvoir le servir de sitôt. Tout se fait avec le temps.

Je viens de voir Guérin, à son passage pour Rome. Il est venu voir mon atelier, y est resté longtemps, et j’ai lieu d’être satisfait et excessivement flatté du grand plaisir que lui ont fait mes ouvrages et surtout notre page dont il attend le plus beau résultat. Il a tout regardé avec tant d’intérêt et de temps, que ses observations critiques, rares, mais toujours justes, m’ont assuré de sa sincérité. Je lui ai témoigné combien je lui en étais sensible et nous nous sommes quittés, je crois, fort contents l’un de l’autre. Une lettre que je reçois de lui, dès son arrivée à Rome, me confirme les mêmes sentiments. Il est d’autant plus généreux que nous ne l’avons pas toujours si bien traité. Je saurai ce qu’il dira de mon Saint Pierre et des autres tableaux que j’ai là.

Un peu par faiblesse et prédilection pour ce premier tableau, fais-moi le plaisir de me redire ce que t’en a dit le brave Allaux, autant que tu pourras t’en rappeler. Ce n’a jamais été que par d’autres que j’ai su ses opinions sur moi, parce qu’il est assez froid. Mais il m’est toujours avantageux de tout savoir, pour en profiter, s’il y a lieu. Comme il arrive souvent, j’ai eu assez de malheur : ce dernier, quittant Paris, a oublié son livre de croquis dans lequel était le dessin qu’il m’avait fait du costume de Louis XIII, et il est encore à venir. Heureusement que j’ai enfin trouvé un très beau portrait d’Henri IV, en grand costume dont tous les détails sont d’une grande beauté. J’ai cru pouvoir, sans rien choquer, habiller le fils de l’habit du père, mais rien de plus. J’attaque de suite cette figure.

Que d’ouvrage, cher ami, jusqu’à l’époque du Salon ! Avec de l’ordre, tout se finira. Je ne m’occupe que de notre tableau et de celui de Vénus. Comme tu le sais toi-même, il m’est impossible de satisfaire plus toi mes compatriotes, et cela à mon grand regret. Engage-les à la patience, en leur exposant toutes mes raisons.

Nous parlerons une autre fois du tableau de Francesca di Rimini et de Roger. Je suis content qu’ils t’aient plu à ce point. Je te remercie des détails intéressants que tu me donnes sur tous mes contemporains. Tout ce que tu m’en as dit, a été senti et goûté. Moi, qui ne sais rien dire que longuement et tout estropier, quoique tu en penses, je n’essaie seulement pas de te parler d’ici. Il faut venir nous y rejoindre. La matière est trop belle et trop étendue. Cependant, rien ne sera omis.

À propos, cher ami, je ne sais assez t’engager à cultiver l’art. Fais fructuer (sic) ce que tu sais. Que d’avantages cela procure ! Adonc, dessine, peins, imite surtout, fût-ce de la nature morte. Toute chose imitée de la nature est une œuvre, et celle imitation mène à tout. Tu as de l’intelligence, tu connais le beau, va ton train. Tu en retireras un fruit bien agréable. Après que tu auras un peu barbouillé, dessine, dessine encore et dessine toujours. Je me rappelle que j’ai eu autrefois la barbarie de te retenir quelques-uns de tes croquis, d’après les bas-reliefs d’Athènes : je les revois toujours avec un nouveau plaisir. Ils sont fort bien.

Parlons de l’avenir. Il dépend absolument de mon succès à Paris. S’il n’en est pas ainsi, j’ai toujours bien de quoi travailler, au moins encore pour trois ou quatre a us, sur des ouvrages commandés et que je peux même taire ici où je vis très heureusement, dans toute l’étendue du mot. Et ce bonheur sera complet, si tu viens nous rejoindre. Quant aux finances et économies, c’est avec regret que je vois que je ne peux pas même y penser, malgré toute la sagesse avec laquelle nous vivons. La raison en est toute simple : je suis très long à faire un tableau et, pour mieux dire, les autres en font trois lorsque j’en fais un. Ce un ne m’est pas payé la moitié de ce qu’il vaut et, quelquefois, cela ne va que jusques au tiers. Pendant ce temps, il faut vivre et s’entretenir ; rien de trop, aucun luxe d’aucun genre. Je suis même obligé de tourmenter ma femme pour qu’elle se fasse un chapeau, car elle s’habille entièrement de ses mains et, excepté l’habit, elle en fait pour moi autant de tout le reste. Ce n’est là que sa moindre vertu. Et devant cependant vivre honorablement, tout y passe, et nous rattrapons fort juste les deux bouts.

Adonc, il est impossible que je pense à rien mettre de côté jusqu’au moment où j’aurai pris la place que je suis peut-être à la veille de prendre, et qui devra me donner plus de gloire et aussi plus de profit. Nous ne changerons en rien notre manière de vivre, qui est simple, abondante, celle qui convient à des gens sages et qui veulent vivre longtemps. J’oubliais que, de plus, je fais de la peinture, comme si j’avais dix mille livres de rente ; et la partie des modèles est toujours très coûteuse, tu le sais, surtout lorsqu’on recommence quelquefois des figures entières. Enfin, cher ami, voilà mes raisons. Les tiennes et tes sollicitudes pour notre bonheur sont de nouvelles preuves de ton incomparable amitié.

Je suis prêt à te faire passer, par un négociant de nos amis, cette éternelle mosaïque (qui est fort bien). Il te l’adressera de Paris.

T’avouerai-je une faiblesse, ou plutôt une gourmandise ? Mais, par un effet de l’amour de la patrie, je voudrais que tu m’apprennes, (ceci est pour moi), comment il faut s’y prendre pour me faire certain millas que les bonnes femmes faisaient dans notre enfance, — et tu en manges peut-être encore. Elles nous le vendaient au Marché Couvert, sur des feuilles de chou : ces millas faisaient notre bonheur. Et d’un. Les boudins de Montauban sont si supérieurs que j’en fais venir l’eau à la bouche de ceux à qui j’en parle. — et à moi aussi. Je voudrais donc encore en avoir l’exacte et scrupuleuse recette. Ris tant que tu voudras, mais tu seras peut-être bien content d’en manger un jour, de notre ménagère.

À Monsieur Marcotte
Lettre précédemment écrite de Rome,
à la date du 18 juillet 181300000.

Des amis qui obligent quand on leur demande, on en trouve ; mais ceux qui préviennent sont bien rares, et vous êtes de ce nombre. Croyez bien, cher ami, que ma reconnaissance sera égale à la générosité de votre cœur. Ce secours arrive, comme du ciel : ma maladie m’avait enlevé tous mes petits profits, et j’étais à présent très embarrassé.

Je n’ai point tout à fait perdu mon temps dans ma convalescence. J’ai relu beaucoup, et tout ce qu’il y a de plus beau à lire. Enfin, j’ai choisi, décidé et tracé la composition du tableau que j’enverrai ou que je porterai moi-même au Salon. J’y aurai donc : un tableau d’histoire de quinze pieds, escorté d’une répétition de mon Virgile d’environ six, le portrait d’une dame, le petit tableau de Raphaël et la Fornarina, le portrait de M. de Norvins et votre tableau ; heureux qu’il n’y ait alors aucune considération politique. Vous voyez, cher Monsieur, qu’Ingres peut faire son entrée dans le monde. — (Fonds Delaborde. Paris, Pion).


Rome, 20 juillet 1813

… Dans une quinzaine, je commence à tracer les lignes de votre tableau, auquel je donne la forme noble de plus de trois pieds. Je veux faire du bruit, moi aussi, au Salon, ayant d’ailleurs mes grandes raisons de prouver à Messieurs les genristes que la suprématie dans tous les genres appartient aux seuls peintres d’histoire. Mon sujet est, d’ailleurs, si beau ! Le Jugement dernier y figurera presqu’à la moitié… J’attends votre décision sur le principal personnage, et j’ai depuis pensé que, s’il y avait de l’inconvénient à le mettre sur la scène[1], je peux faire le moment où l’on chante le Miserere, tous les cardinaux prosternés à leurs places, vus de dos, et le Pape prosterné devant l’autel, comme cela se pratique… — (Op. cit.).

Ingres.

Rome, 26 mai 1814.

… Je reviens à votre tableau. L’essentiel est que vous en soyez content. Après cela, nous verrons le plus ou moins de foule qu’il aura au Salon. Je suis bien peiné de n’avoir pas reçu la lettre de M. Girodet : faites-moi l’amitié de m’en récrire deux mots. Je désirerais aussi beaucoup que M. Gérard vît mon tableau, car je tiens beaucoup à l’estime de celui-ci. Quant à David, laissez-le ; j’ai mes grandes raisons de n’avoir avec lui aucune espèce de contact, et je désire seulement qu’il voie mes ouvrages à l’Exposition[2].

Je voudrais le revoir, mon cher tableau, si bien encadré et si beau. Je l’estime très heureux d’être placé chez mon meilleur ami. Vous en jouissez, au moins ; car très souvent nos veilles sont pour l’homme le moins fait pour les apprécier…

Je vais maintenant répondre à vos demandes. Le premier cardinal du côté du Pape est le cardinal Valenti, mort ; le second, Mattei, actuellement à Home. Le troisième, je ne sais pas son nom, ni le quatrième. Le cinquième est le cardinal Di Pietro ; le sixième, le cardinal Pacca, actuellement secrétaire de la chambre apostolique ; et le septième est le cardinal Del Porto, mort.

— Pour les caudataires, je n’y reconnais que moi. À la vérité, je ne me suis pas regardé à la glace : mais vous m’avez reconnu, et c’est bien assez. Le premier acolyte cardinal, à côté du Pape, en continuant, et le cardinal Gonsalvi ; l’autre était un Doria, mais je n’ai pas eu son croquis. Le cardinal debout assistant le Pape, je crois que c’est un Albani. Comme le Pape a fait, hier, sa belle rentrée à Rome et que je reverrai la Chapelle, j’achèverai de vous dire les noms de ceux que je ne connais pas. Les autres personnages, en suivant, qui sont des évêques, ne sont pas des portraits. Ceux au bas de l’autel sont les Monsignori della Rota et, parmi eux, le maître du Sacré-Palais, toujours pris dans l’Ordre de Saint-Dominique. Quant à l’ordre et au jour précis, il est un des trois jours où les cardinaux sont vêtus de moire, couleur rose sèche ou petit deuil. Pour le reste du trône, le chanoine peut avoir raison ; mais vous devez voir que j’étais forcé, pour l’effet de mon tableau, de vêtir le Pape en blanc, n’ayant pas d’autre ressource pour attirer sur lui la lumière, et je me suis rappelé que la peinture est un art.

À présent, je vous conseille de ne point publier aucune espèce de catalogue historique des portraits ni du reste. Et voici mes raisons : ces portraits n’ont point été peints, comme vous le savez, sur la nature. Ils sont cependant ressemblants, mais autant par la tournure que par l’exactitude des traits, ils ne le sont à la lettre que lorsqu’on les trouve. Mais si j’allais dire, moi, qu’ils le sont et les donner pour tels, on me dirait peut-être que non. Ne promettant rien, je tiendrai tout. Je vous prie d’intituler le tableau, au livret du Salon : Vue intérieure de la Chapelle Sixtine : le Pape Pie VII y tient Chapelle. Quand au tapis vert de la Chapelle, je crois que vous avez raison…

Je suis fâche que mon petit tableau, l’Épée de Henri IV, ne vous ait pas plu… Mais je me défendrai sur tous les points. Car ce tableau est vrai de dessin et de pantomime, pur dans les détails, avec des figures bien proportionnées et un goût dans les ajustements très recherché. Tous ceux qui l’ont vu ici ont trouvé, et moi aussi, qu’il était d’une couleur vraie et forte, et qu’il tenait beaucoup de l’école vénitienne, à laquelle je penserai toujours lorsque je peindrai. Il est peint très précieusement et finement soigné dans tous les détails, mais non d’un fini à la Gérard Dow : genre d’exécution ennuyeux, point estimé des peintres de l’école italienne, ni même des excellents Flamands, dont vous me citez avec raison les ouvrages. Les ouvrages les plus habiles de ceux-ci sont ceux des Téniers, qui ne sont que touchés, mais qui sont beaux en ce que la touche est juste à sa place et mise avec sentiment.

Je vous citerai ensuite Metzu, qui est, par excellence, fort et doux dans sa touche, et tant d’autres. Je vous prie, après cela, de me dire si un fini comme celui de Gérard Dow n’est pas insipide et inutile. Je suis bien loin, certes, d’égaler ces grands peintres, que je prendrai toujours pour modèles ; mais je crois que, pour l’exécution, mon tableau a quelque mine de les rappeler, sans parler de ce que j’ai pu y ajouter comme peintre d’histoire : titre qui nous donne la privauté de faire mieux toute espèce de genres que celui qui n’en fait qu’un. — (Op. cit.).

Ingres.

Florence, ce 15 janvier 1822.

… Si vous voulez encore une Chapelle et une seconde chapelle de Rome qui est le véritable pendant de la première, je vous propose celle des Borghèse dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, à l’époque des Quarante Heures ; c’est-à-dire éclairée, le soir, de mille feux. Vous en rappelez-vous un petit dessin qui figurait chez moi et que tous ont toujours loué ? Enfin, c’est un ouvrage que je sens, dont je suis sûr et qui me plairait d’autant plus à faire que je pourrais, comme peintre d’histoire, prouver que toutes les branches appartiennent à un artiste de cette sorte ; que ce n’est pas un secret pour lui que de faire de l’effet par une seule croisée ouverte, enfin, par les moyens les plus simples et les plus naturels de l’optique, par du noir et du blanc, et que cet art tout seul est, entre nous, bien trop récompensé par des croix d’honneur et des cordons de Saint-Michel. M’avete capito ? — (Op. cit.).

Ingres.
  1. En marge de la lettre, on lit ces mots écrits plus tard par M. Marcotte : « J’avais demandé à Ingres le tableau de la Chapelle Sixtine, parce que 1 je savais qu’il en avait fait un dessin remarquable ; mais j’ignorais comment ce tableau, que j’avais demandé lorsque j’étais en mission sur les bords du Rhin, à Coblentz, était composé… Pie VII était alors séquestré, soit à Savone, soit à Fontainebleau. On voit qu’Ingres hésitait à le mettre en scène, dans la crainte de blesser l’Empereur ; mais, moi, je n’hésitai pas, et je fis bien.
  2. « Ah ! comme on m’a trompé ! » s’était écrié Ingres en arrivant m Italie et en contemplant Raphaël et les Grecs. N’est-ce pas la raison la plus plausible de son antipathie pour son maître David et son école de Romains ?