Ingres d’après une correspondance inédite/LXII

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LXII
Ingres à Armand Cambon.
21 octobre 1849.

Mon cher ami, mais qu’avez-vous eu ? Les détails que vous me donnez de votre santé m’effrayent. Mais jeune, comme vous l’êtes, vous pouvez être, je crois, sans peur ni inquiétude si, jusqu’à l’heure où j’écris, tout va bien selon mes vœux. Je vous remercie mille fois, de m’a voir tiré d’inquiétude.

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Quant à moi, cher ami, je suis toujours inconsolable dans mon affreux malheur. Vous pouvez vous imaginer ce que je souffre devant l’abîme qui me sépare de ma pauvre femme. Mais, encore qu’il n’y ait que celui qui éprouve un tel malheur qui puisse le comprendre, j’ai cependant beaucoup de courage ; et le tendre appui de tant d’amis qui m’entourent, des secours de la plus vraie amitié, m’aident à vivre. Ensuite, délivré de bien des soins souvent longs et pénibles qui m’occupent dans ma nouvelle vie, j’espère que le travail sans aucune ambition mondaine et que le temps aussi, dit-on, m’aideront. Mais il y faudra bien du temps, car j’ai tout perdu pour le cœur.

Mon pauvre ami est donc toujours aussi mal, mais pas plus mal. — Mon Dieu ! que, du moins, il puisse vivre même ainsi, puisqu’il lui reste encore quelques facultés. Voyez-le pour moi, je vous prie, entretenez-le de mon tendre attachement, tranquillisez-le sur mon état présent, il me reste une excellente domestique qui avait toute la confiance de ma femme qui la chérissait ; car elle en était soignée avec un dévouement, je puis dire héroïque et tendre.

Voilà pour la vie. J’ai tout ce qu’il me faut. Ma maison est parfaitement tenue et on n’y fait que ce que l’absente y faisait. Vous viendrez, j’espère, un jour, me voir. Ah ! que j’aurais désiré que notre ami eût pu venir me voir. Il est vrai que, dans ce moment, je n’habite qu’un très petit appartement ; mais plus tard je me logerai pour tout à fait, et il y aura toujours la chambre des amis. Au milieu de tous ces soins forcés par ma triste position, je suis tout seul sans elle. Ce triste tableau fait le malheur de tous mes instants et il me faut, je vous assure, bien du courage pour le surmonter.

Je vous remercie de vos bonnes offres. Mes excellents amis, dont je suis toujours entouré, ont fait et font pour moi ce que vous auriez fait à leur place.

Je vous remercie des raisins que vous m’avez envoyés. Je reconnais aussi, dans ce bon souvenir, les soins d’une bonne mère et la sollicitude honorable pour moi de votre famille, à laquelle je vous prie de présenter mes sentiments bien affectueux et bien attachés. Je n’ai plus revu depuis longtemps votre ami M. Mège ; j’en suis fâché et vous prie de le lui dire. Tout le monde parle du bon effet que produit notre tableau dans la sacristie de la cathédrale de Montauban. J’en suis tout heureux ; le voilà sauvé, j’espère, à jamais. Mais on m’a dit que, le matin, le soleil et la grande quantité de jour lui font un peu tort, et que les murs qui sont blancs doivent aussi amener des reflets. Voyez si, en bouchant, en atténuant le jour de quelques croisées, tout cela ne serait pas mieux.

Vous suis-je bon à quelque chose ? Dites-le moi, je suis prêt à vous servir. Et, à ce propos, voulez-vous que je vous prie d’accepter l’esquisse peinte du Vœu que vous avez pu voir dans mon atelier ? Pardon pour si peu, mais c’est un souvenir d’amitié. Je pense aussi que le tableau n’est pas trop penché en avant. Je désirerais qu’il suivît le mur et qu’il eut l’air d’y être monumentalement. Si, aux angles des murs, on pouvait mettre une tenture rouge de soie ou bien un fond absorbant la lumière, cela irait bien. Je suis fâché d’être si exigeant, mais c’est un père qui parle pour son enfant ; et quand la sacristie serait toute arrangée ainsi, elle n’y perdrait pas ; car je me rappelle bien qu’elle est superbe.

Donnez-moi de vos nouvelles. Cela m’intéresse toujours, vous le croyez bien. J’ai, d’ailleurs, d’autres choses à vous dire, mais plus tard. Soignez bien votre santé et dites-moi que vous êtes heureux et content. Voilà mes vœux pour vous et l’expression sincère de toute mon amitié.

Ingres.

Je ne puis venir vous voir dans votre beau pays. Plaignez-moi. Je vous salue.

Je nai pu remettre le pied dans mon lugubre appartement de l’Institut et je me suis logé, en attendant, rue Jacob, 27. Plus tard, je me caserai définitivement selon mes besoins, ce qui est même fort difficile à Paris. Je sollicite une indemnité de logement et, quoique tout le monde croie que je n’ai ici qu’à exposer mon désir, je n’obtiens encore rien.

Cependant, Isabey, père, va quitter un beau logement, comme celui qu’avait autrefois Gérard, et j’espère que je pourrai l’obtenir. Là, je voudrais recommencer ma vie solitaire et studieuse, entouré seulement de quelques amis et dégagé de toute participation aux choses insupportables et injustes de ce vilain monde.

J’ai souvent rêvé à d’autres projets !…