Ingres d’après une correspondance inédite/LIV

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LIV
Paris, 24 juin 1847.

Faut-il donc que je me mette à la barre de notre amitié, pour obtenir pardon ? Or, donc, quitte à être condamné à la peine du talion, me voici devant toi : embrasse-moi, reconnais toujours ton vieux ami Ingrou qui t’aime, comme dans les jours (hélas ! trop lointains) de notre tendre jeunesse.

Hélas ! oui, comment se passe cette misérable vie ? Elle est cruellement dure à porter. Toujours contraint par les distractions rongeuses des détails, je ne fais jamais ce que je voudrais et mes mécomptes sont grands. J’ai à peine terminé Mme de Rothschild recommencée en mieux, et le portrait de M me Moitessier. Maudits portraits ! Ils m’empêchent toujours de marcher aux grandes choses f que je ne puis faire plus vite, tant un portrait est une chose difficile.

Mon tableau de Jésus avec les Docteurs est fort avancé. Je dois finir ma Vénus pour M. Benjamin Delessert, neveu ; des copies demi-nature de mon Virgile, pour Monseigneur le duc de Montpensier, ma Vierge à l’Hostie et d’autres brimborions de tableaux…

Ce brave Cambon est bien le plus malheureux des hommes. Il a été, de nouveau, la victime du jury, ce même jury qui l’a victime au concours du Prix de Rome. Je puis bien Rassurer qu’il n’a en rien mérité d’être traité ainsi. Son talent est vraiment distingué et dans une bonne route. J’en gémis, mais je ne peux que protester inutilement contre de pareilles atrocités. Mais ils sont les plus forts et les plus nombreux ; ils s’entendent, comme larrons en foire, et ma seule voix et mes œuvres et mon nom, rien n’y fait. Lorsqu’ils sont assis dans leurs fauteuils académiques, il n’y a pas de puissance qui puisse intervenir, il n’y a pas d’appel à leurs iniques et frauduleux jugements. Il faut du courage pour avaler cette lie, la même que tu nous a vu avaler si longtemps. Les hommes sont toujours méchants, envieux et ignorants.


À M. Marcotte.
Dampierre, 8 août 1847.

À Paris, l’on compterait presque les jours où l’on se voit, et ce n’est pas ainsi que l’on devrait vivre avec ses amis ; mais c’est cette peinture qui, pour assez peu ou, si vous voulez, pour trop de jouissances, m’enlève tant de temps que je devrais consacrer aux amitiés, en vivant enfin humainement, comme il faudrait. Cette tyrannie cruelle m’empêche même de dormir, tant elle veut régner seule, sans partage, et il faut voir comme elle s’en donne à Dampierre ! Elle ne me permet pas d’abord la plus petite promenade, même autour du château, ou c’est bien rare. Aussitôt levé, à Tout rage ! Prépare tes matériaux, et pars jusqu’à midi. Alors, on veut bien que je jette un petit coup d’œil sur le jour ; puis, à partir de près de deux heures, elle me chasse à la galerie jusqu’au soir à huit heures, sans démarrer. J’arrive pour dîner, harassé de fatigue… Et cependant je l’aime, cette vilaine, et de passion encore ; car, au bout du compte, elle m’aime aussi, et, si je ne le lui rendais bien, elle me menacerait de faiblesse et de caducité dans mes ouvrages, d’abandon et même de mort. Et voilà comment, après bien des efforts et avec le même courage, on ne s’aperçoit pas trop de ses soixante-sept ans bien sonnés… Enfin, je suis en train ; tout va bien, assez bien et assez vite, et si j’emploie les deux mois et demi qui me restent, comme j’ai fait jusqu’ici, je pourrai espérer avoir fini cet Age d’Or l’année prochaine. Dieu m’entende ! (Fonds Delaborde).


À Messieurs Balze.
Paris, ce 12 octobre 1847.

Mes chers amis, encore sous l’impression de vos belles copies, je ne puis me tenir de vous exprimer de nouveau quel est mon entier contentement, quelle est mon admiration pour votre religieux courage. Je félicite bien mon pays de posséder enfin l’émanation la plus parfaite, la plus complète de cet apogée de l’art au Vatican. Que les hommes d’aujourd’hui vous en sachent bon gré, et malheur à l’ignorant audacieux qui osera blasphémer ! Oui, que malheur lui arrive ! car non seulement il sera un âne, mais aussi un méchant. Pour moi, comme Français, comme artiste, le cœur me bondit de plaisir !…

Au revoir, mes bons et chers enfants. Je vous aimais bien, mais depuis hier je vous aime davantage. (Op. cit.)