Indiana (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 19

Indiana (illustré, Hetzel 1852)
IndianaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 47-50).
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XIX.

Les projets de M. Delmare s’accordaient assez avec le désir de Raymon ; il prévoyait que cet amour, qui chez lui tirait à sa fin, ne lui apporterait bientôt plus que des importunités et des tracasseries ; il était bien aise de voir les événements s’arranger de manière à le préserver des suites fastidieuses et inévitables d’une intrigue épuisée. Il ne s’agissait plus pour lui que de profiter des derniers moments d’exaltation de madame Delmare, et de laisser ensuite à son destin bénévole le soin de le débarrasser de ses pleurs et de ses reproches.

Il se rendit donc au Lagny le lendemain, avec l’intention d’amener à son apogée l’enthousiasme de cette femme malheureuse.

« Savez-vous, Indiana, lui dit-il en arrivant, le rôle que votre mari m’impose auprès de vous ? Étrange commission, en vérité ! Il faut que je vous supplie de partir pour l’île Bourbon, que je vous exhorte à me quitter, à m’arracher le cœur et la vie. Croyez-vous qu’il ait bien choisi son avocat ? »

La gravité sombre de madame Delmare imposa une sorte de respect aux artifices de Raymon.

« Pourpuoi venez-vous me parler de tout ceci ? lui dit-elle. Craignez-vous que je me laisse ébranler ? Avez-vous peur que j’obéisse ? Rassurez-vous, Raymon, mon parti est pris ; j’ai passé deux nuits à le retourner sous toutes les faces, je sais à quoi je m’expose ; je sais ce qu’il faudra braver, ce qu’il faudra sacrifier, ce qu’il faudra mépriser ; je suis prête à franchir ce rude passage de ma destinée. Ne serez-vous point mon appui et mon guide ? »

Raymon fut tenté d’avoir peur de ce sang-froid et de prendre au mot ces folles menaces ; et puis il se retrancha dans l’opinion où il était qu’Indiana ne l’aimait point, et qu’elle appliquait maintenant à sa situation l’exagération de sentiments qu’elle avait puisée dans les livres. Il s’évertua à l’éloquence passionnée, à l’improvisation dramatique, afin de se maintenir au niveau de sa romanesque maîtresse, et il réussit à prolonger son erreur. Mais pour un auditeur calme et impartial, cette scène d’amour eût été la fiction théâtrale aux prises avec la réalité. L’enflure des sentiments, la poésie des idées chez Raymon, eussent semblé une froide et cruelle parodie des sentiments vrais qu’Indiana exprimait si simplement : à l’un l’esprit, à l’autre le cœur.

Raymon, qui craignait pourtant un peu l’accomplissement de ses promesses s’il ne minait pas avec adresse le plan de résistance qu’elle avait arrêté, lui persuada de feindre la soumission ou l’indifférence jusqu’au moment où elle pourrait se déclarer en rébellion ouverte. Il fallait, avant de se prononcer, lui dit-il, qu’ils eussent quitté le Lagny, afin d’éviter le scandale vis-à-vis des domestiques, et la dangereuse intervention de Ralph dans les affaires.

Mais Ralph ne quitta point ses amis malheureux. En vain il ouvrit toute sa fortune, et son château de Bellerive, et ses rentes d’Angleterre, et la vente de ses plantations aux colonies ; le colonel fut inflexible. Son amitié pour Ralph avait diminué ; il ne voulait plus rien lui devoir. Ralph, avec l’esprit et l’adresse de Raymon, eût pu le fléchir peut-être ; mais quand il avait nettement déduit ses idées et déclaré ses sentiments, le pauvre baronnet croyait avoir tout dit, et il n’espérait jamais faire rétracter un refus. Alors il afferma Bellerive, et suivit M. et madame Delmare à Paris, en attendant leur départ pour l’île Bourbon.

Le Lagny fut mis en vente avec la fabrique et les dépendances. L’hiver s’écoula triste et sombre pour madame Delmare. Raymon était bien à Paris, il la voyait bien tous les jours ; il était attentif, affectueux ; mais il restait à peine une heure chez elle. Il arrivait à la fin du dîner, et, en même temps que le colonel sortait pour ses affaires, il sortait aussi pour aller dans le monde. Vous savez que le monde était l’élément, la vie de Raymon ; il lui fallait ce bruit, ce mouvement, cette foule, pour respirer, pour ressaisir tout son esprit, toute son aisance, toute sa supériorité. Dans l’intimité il savait se faire aimable, dans le monde il redevenait brillant ; et alors ce n’était plus l’homme d’une coterie, l’ami de tel ou tel autre : c’était l’homme d’intelligence qui appartient à tous et pour qui la société est une patrie.

Et puis Raymon avait des principes, nous vous l’avons dit. Quand il vit le colonel lui témoigner tant de confiance et d’amitié, le regarder comme le type de l’honneur et de la franchise, l’établir comme médiateur entre sa femme et lui, il résolut de justifier cette confiance, de mériter cette amitié, de réconcilier ce mari et cette femme, de repousser de la part de l’une toute préférence qui eût pu porter préjudice au repos de l’autre. Il redevint moral, vertueux et philosophe. Vous verrez pour combien de temps.

Indiana, qui ne comprit point cette conversion, souffrit horriblement de se voir négligée ; cependant elle eut encore le bonheur de ne pas s’avouer la ruine entière de ses espérances. Elle était facile à tromper ; elle ne demandait qu’à l’être, tant sa vie réelle était amère et désolée ! Son mari devenait presque insociable. En public il affectait le courage et l’insouciance stoïque d’un homme de cœur ; rentré dans le secret de son ménage, ce n’était plus qu’un enfant irritable, rigoriste et ridicule. Indiana était la victime de ses ennuis, et il y avait, nous l’avouerons, beaucoup de sa propre faute. Si elle eût élevé la voix, si elle se fût plainte avec affection, mais avec énergie, Delmare, qui n’était que brutal, eût rougi de passer pour méchant. Rien n’était plus facile que d’attendrir son cœur et de dominer son caractère, quand on voulait descendre à son niveau et entrer dans le cercle d’idées qui étaient à la portée de son esprit. Mais Indiana était raide et hautaine dans sa soumission ; elle obéissait toujours en silence, mais c’était le silence et la soumission de l’esclave qui s’est fait une vertu de la haine et un mérite de l’infortune. Sa résignation, c’était la dignité d’un roi qui accepte des fers et un cachot, plutôt que d’abdiquer sa couronne et de se dépouiller d’un vain titre. Une femme de l’espèce commune eût dominé cet homme d’une trempe vulgaire ; elle eût dit comme lui et se fût réservé le plaisir de penser autrement ; elle eût feint de respecter ses préjugés, et elle les eût foulés aux pieds en secret ; elle l’eût caressé et trompé. Indiana voyait beaucoup de femmes agir ainsi ; mais elle se sentait si au-dessus d’elles qu’elle eût rougi de les imiter. Vertueuse et chaste, elle se croyait dispensée de flatter son maître dans ses paroles, pourvu qu’elle le respectât dans ses actions. Elle ne voulait point de sa tendresse, parce qu’elle n’y pouvait pas répondre. Elle se fût regardée comme bien plus coupable de témoigner de l’amour à ce mari qu’elle n’aimait pas, que d’en accorder à l’amant qui lui en inspirait. Tromper, c’était là le crime à ses yeux, et vingt fois par jour elle se sentait prête à déclarer qu’elle aimait Raymon ; la crainte seule de perdre Raymon la retenait. Sa froide obéissance irritait le colonel bien plus que ne l’eût fait une rébellion adroite. Si son amour-propre eût souffert de n’être pas le maître absolu dans sa maison, il souffrait bien davantage de l’être d’une façon odieuse ou ridicule. Il eût voulu convaincre, et il ne faisait que commander ; régner, et il gouvernait. Parfois il donnait chez lui un ordre mal exprimé, ou bien il dictait sans réflexion des ordres nuisibles à ses propres intérêts. Madame Delmare les faisait exécuter sans examen, sans appel, avec l’indifférence du cheval qui traîne la charrue dans un sens ou dans l’autre. Delmare, en voyant le résultat de ses idées mal comprises, de ses volontés méconnues, entrait en fureur ; mais quand elle lui avait prouvé d’un mot calme et glacial qu’elle n’avait fait qu’obéir strictement à ses arrêts, il était réduit à tourner sa colère contre lui-même. C’était pour cet homme, petit d’amour-propre et violent de sensations, une souffrance cruelle, un aftront sanglant.



Indiana.

Alors il eût tué sa femme s’il eût été à Smyrne ou au Caire. Et pourtant il aimait au fond du cœur cette femme faible qui vivait sous sa dépendance et gardait le secret de ses torts avec une prudence religieuse. Il l’aimait ou il la plaignait, je ne sais lequel. Il eût voulu en être aimé ; car il était vain de son éducation et de sa supériorité. Il se fût élevé à ses propres yeux si elle eût daigné s’abaisser jusqu’à entrer en capitulation avec ses idées et ses principes. Lorsqu’il pénétrait chez elle le matin avec l’intention de la quereller, il la trouvait quelquefois endormie, et il n’osait pas l’éveiller. Il la contemplait en silence ; il s’effrayait de la délicatesse de sa constitution, de la pâleur de ses joues, de l’air de calme mélancolique, de malheur résigné, qu’exprimait cette figure immobile et muette. Il trouvait dans ses traits mille sujets de reproche, de remords, de colère et de crainte ; il rougissait de sentir l’influence qu’un être si frêle avait exercée sur sa destinée, lui, homme de fer, accoutumé à commander aux autres, à voir marcher à un mot de sa bouche les lourds escadrons, les chevaux fougueux, les hommes de guerre.

Une femme encore enfant l’avait donc rendu malheureux ! Elle le forçait de rentrer en lui-même, d’examiner ses volontés, d’en modifier beaucoup, d’en rétracter plusieurs, et tout cela sans daigner lui dire : « Vous avez tort ; je vous prie de faire ainsi. » Jamais elle ne l’avait imploré, jamais elle n’avait daigné se montrer son égale et s’avouer sa compagne. Cette femme, qu’il aurait brisée dans sa main s’il eût voulu, elle était là, chétive, rêvant d’un autre peut-être sous ses yeux, et le bravant jusque dans son sommeil. Il était tenté de l’étrangler, de la traîner par les cheveux, de la fouler aux pieds pour la forcer de crier merci, d’implorer sa grâce ; mais elle était si jolie, si mignonne et si blanche, qu’il se prenait à avoir pitié d’elle, comme l’enfant s’attendrit à regarder l’oiseau qu’il voulait tuer. Et il pleurait comme une femme, cet homme de bronze, et il s’en allait pour qu’elle n’eût pas le triomphe de le voir pleurer. En vérité, je ne sais lequel était plus malheureux d’elle ou de lui. Elle était cruelle par vertu, comme il était bon par faiblesse ; elle avait de trop la patience qu’il n’avait pas assez ; elle avait les défauts de ses qualités, et lui les qualités de ses défauts.



M. Delmare.

Autour de ces deux êtres si mal assortis se remuait une foule d’amis qui s’efforçaient de les rapprocher, les uns par désœuvrement d’esprit, les autres par importance de caractère, d’autres par suite d’une affection mal entendue. Les uns prenaient parti pour la femme, les autres pour le mari. Ces gens-là se querellaient entre eux à l’occasion de M. et madame Delmare, tandis que ceux-ci ne se querellaient point du tout ; car, avec la systématique soumission d’Indiana, jamais, quoi qu’il fît, le colonel ne pouvait arriver à engager une dispute. Et puis venaient ceux qui n’y entendaient rien et qui voulaient se rendre nécessaires. Ceux-là conseillaient à madame Delmare la soumission, et ne voyaient pas qu’elle n’en avait que trop ; d’autres conseillaient au mari d’être rigide et de ne pas laisser tomber son autorité en quenouille. Ces derniers, gens épais, qui se sentent si peu de chose qu’ils craignent toujours qu’on leur marche sur le corps, et qui prennent fait et cause les uns pour les autres, forment une espèce que vous rencontrerez partout, qui s’embarrasse continuellement dans les jambes d’autrui, et qui fait beaucoup de bruit pour être aperçue.

M. et madame Delmare avaient fait particulièrement des connaissances à Melun et à Fontainebleau. Ils retrouvèrent ces gens-là à Paris, et ce furent les plus âpres à la curée de médisance qui se faisait autour d’eux. L’esprit des petites villes est, vous le savez sans doute, le plus méchant qui soit au monde. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant, vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un, ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédictions ; celui qui a toujours tort, c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement ; vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide et dangereux. Vous serez appelé en réparation devant les tribunaux par des gens dont vous ne savez pas le nom, mais que vous serez convaincu d’avoir désignés dans vos allusions malhonnêtes. Que voulez-vous que je vous dise ? Si vous en rencontrez un seul, évitez de marcher sur son ombre, même au coucher du soleil, quand l’ombre d’un homme a trente pieds d’étendue ; tout ce terrain-là appartient à l’homme des petites villes, vous n’avez pas le droit d’y poser le pied. Si vous respirez l’air qu’il respire, vous lui faites tort, vous ruinez sa santé ; si vous buvez à sa fontaine, vous la desséchez ; si vous alimentez le commerce de sa province, vous faites enchérir les denrées qu’il achète ; si vous lui offrez du tabac, vous l’empoisonnez ; si vous trouvez sa fille jolie, vous voulez la séduire ; si vous vantez les vertus privées de sa femme, c’est une froide ironie, au fond du cœur vous la méprisez pour son ignorance ; si vous avez le malheur de trouver un compliment à faire chez lui, il ne le comprendra pas, et il ira dire partout que vous l’avez insulté. Prenez vos pénates et transportez-les au fond des bois, au sein des landes désertes. Là seulement, et tout au plus, l’homme des petites villes vous laissera en repos.

Même derrière la multiple enceinte des murs de Paris, la petite ville vint relancer ce pauvre ménage. Des familles aisées de Fontainebleau et de Melun vinrent s’établir pour l’hiver dans la capitale, et y importèrent les bienfaits de leurs mœurs provinciales. Les coteries s’élevèrent autour de Delmare et de sa femme, et tout ce qui est humainement possible fut tenté pour empirer leur position respective. Leur malheur s’en accrut, et leur mutuelle opiniâtreté n’en diminua pas.

Ralph eut le bon sens de ne pas se mêler de leurs différends. Madame Delmare l’avait soupçonné d’aigrir son mari contre elle, ou tout au moins de vouloir expulser Raymon de son intimité ; mais elle reconnut bientôt l’injustice de ses accusations. La parfaite tranquillité du colonel à l’égard de M. de Ramière lui fut un témoignage irrécusable du silence de son cousin. Elle sentit alors le besoin de le remercier ; mais il évita soigneusement toute explication à cet égard ; chaque fois qu’elle se trouva seule avec lui, il éluda ses tentatives et feignit de ne pas les comprendre. C’était un sujet si délicat, que madame Delmare n’eut pas le courage de forcer Ralph à l’aborder ; elle tâcha seulement, par ses soins affectueux, par ses attentions fines et tendres, de lui faire comprendre sa reconnaissance ; mais Ralph eut l’air de n’y pas prendre garde, et la fierté d’Indiana souffrit de l’orgueilleuse générosité qu’on lui témoignait. Elle craignit de jouer le rôle d’une femme coupable qui implore l’indulgence d’un témoin sévère ; elle redevint froide et contrainte avec le pauvre Ralph. Il lui sembla que sa conduite, en cette occasion, était le complément de son égoïsme ; qu’il l’aimait encore, bien qu’il ne l’estimât plus ; qu’il n’avait besoin que de sa société pour se distraire, des habitudes qu’elle lui avait créées dans son intérieur, des soins qu’elle lui prodiguait sans se lasser. Elle s’imagina que, du reste, il ne se souciait pas de lui trouver des torts envers son mari ou envers elle-même. Voilà bien son mépris pour les femmes, pensa-t-elle ; elles ne sont à ses yeux que des animaux domestiques, propres à maintenir l’ordre dans une maison, à préparer les repas et à servir le thé. Il ne leur fait pas l’honneur d’entrer en discussion avec elles ; leurs fautes ne peuvent pas l’atteindre, pourvu qu’elles ne lui soient point personnelles, pourvu qu’elles ne dérangent rien aux habitudes matérielles de sa vie. Ralph n’a pas besoin de mon cœur ; pourvu que mes mains sachent apprêter son pudding et faire résonner pour lui les cornes de la harpe, que lui importent mon amour pour un autre, mes angoisses secrètes, mes impatiences mortelles sous le joug qui m’écrase ? Je suis sa servante, il ne m’en demande pas davantage. »