Inde française, l’histoire des origines et du développement des castes de l’Inde/Partie 5


CINQUIÈME PARTIE.


Je distingue quatre époques relativement au sujet qui nous occupe.

I. Époque purement védique.

Bien que nous n’ayons pas le Véda dans l’intégrité de sa forme primitive, puisqu’on peut démontrer, moins par la langue que par les idées, l’ingérence de la main, j’allais dire de la tête des brâhmanes dans le plus grand nombre des hymnes, on peut néanmoins affirmer, sur des preuves suffisantes, que la caste était entièrement inconnue aux pasteurs. Ils se gouvernaient et s’administraient librement eux-mêmes, par délégation populaire, laïquement. À ceux qui le contestent, on accorde seulement que le régime castal est in nuce dans le Rig, et cela en vertu de la disposition native que la race indo-germanique en général et la famille aryo-indienne en particulier ont pour le panthéisme articulé et particulariste. Ce tempérament religieux qui pousse, en tout sens, au séparatisme dans l’universalité une et identique, ce qui explique pourquoi le panthéisme tourne, partout où le jéhovisme, c’est-à-dire l’autocratie politico-religieuse ne l’influence pas, au polythéisme plutôt qu’au monothéisme ; ce tempérament portait les pasteurs védiques, en religion, à concevoir la divinité universelle d’Aditi se manifestant par une foule d’Adityas, et, en politique, à se diviser, eux la viç, la nation, en autant de janâs ou jàtîs, familles ou clans, qu’il était possible de le faire. La religion védique, dont le souffle primordial se fait sentir encore vivement dans les grihyasùtras ([1]), ces rituels domestiques qui, de père en fils se sont précieusement conservés malgré le mélange corrupteur que leur a imposé la mystique du brâhmanisme ; la religion védique transportait les phénomènes célestes sur la terre, et la société védique plaçait les phénomènes politiques dans le ciel ; un fait météorologique se reproduisait dans un rite ([2]), et un fait social, une action héroïque, trouvait son reflet dans les nuages et se fixait dans un mythe cosmique ou tellurique. Mais l’unité des forces divisées était maintenue, sur la terre comme au ciel, par un chef suprême, un suzerain, samraj. Dans le ciel, c’était Varuna-Indra ; sur la terre, la primauté se trouvait dévolue au chef de l’une ou de l’autre des nombreuses tribus, à celui toujours qui avait eu la chance de se distinguer par un haut fait d’armes, par une grande victoire. Les Bhéda, les Sudâs, les Trasadasyu ne manquaient jamais à notre race batailleuse. Comme les anciens Germains, les Aryas, à cause même de leur humeur particulariste, étaient très fréquemment en guerre entre eux. Les hymnes nous parlent d’une foule de batailles[3], qui concourent à faire naître l’état social qu’on nomme la féodalité.

La carrière de la souveraineté n’était ainsi, en principe, fermée à personne (le premier roi fut un soldat heureux), et celle du sacerdoce non plus (il ne fallait être que père de famille). Tout Arya pouvait donc devenir roi ou prêtre ; le prince comme le sacerdote sortaient avant tout du peuple, la substance sociale primigène et universelle ; ils étaient, comme le dit un bràhmana, le produit (foetus, garbha) de la viç. Devenu roi, l’Arya fréquentait sans doute une société conforme à sa position, la sabhà (βουλή), où il se rencontrait avec ses cousins, les râjabandhus, et avec les rishis ; mais il n’évitait pas pour cela le contact du peuple, dont il était l’élu, et il se rendait volontiers dans l’assemblée des viças, la samiti[4] (λαῶν ἀγορή). Les prêtres n’aspiraient encore à occuper d’autre position privilégiée que celle qu’avaient chez les Grecs primitifs les Calchas et les Tyrtée, les bardes chez les Celtes et les Germains[5]. Les sacerdotes se recrutaient même dans la tribu aryenne la plus inférieure, parmi les Çûdras, ainsi qu’on le voit par le rishi Ajigarta, dont parle le bràhmana du Rik, l’Aitareya[6].

La caste n’existant pas dans cette première époque, il n’y avait par conséquent non plus aucun mot pour l’exprimer. Le terme de varna, couverture, qui servira plus tard à la désigner, n’est encore employé que dans le sens de « couleur ». La couleur est, en effet, une sorte d’enveloppe et de la sorte, pour marquer la différence de race entre les conquérants dont la peau était blanche et les aborigènes habillés d’un épiderme foncé, le choix du mot varna au sens de race se trouvait parfaitement justifié. Il est dit de tel rishi qu’il protégeait les deux couleurs, ubhau varnau, c’est-à-dire deux races opposées, les Aryas et les Dasyus.

Que l’idée de caste proprement dite n’est encore pour rien dans l’emploi dudit mot, c’est ce qui ressort avec évidence de ce fait que les aborigènes, les gens de couleur, se sont trouvés en dehors de tout varna, quand varna a désigné la caste. Le varna-couleur devenu varna-caste ignorait les Dasyus, et jamais un dasyu n’a fait, rite, partie d’un caste quelconque. Les fils de Viçvâmitra répudiés par leur père et dont la malédiction paternelle fait des dasyus étaient des pseudo-dasyus, comme le devenaient en général ceux qui avaient perdu leur caste et auxquels, pour mieux les noter d’infamie, on infligeait le nom de « voleur » ; ce qui est le sens reçu du mot dasyu. Il faut donc reconnaître qu’il y a une intention symbolique dans l’emploi du mot couleur au sens de caste, et du reste rien n’est plus logique. Le mot couleur est de ceux dont l’application va à l’infini, tout comme l’impression qu’il vise, ainsi qu’un naturaliste anglais, A. Wallace, l’a montré par d’intéressantes études.

II. Époque brahmano-védique.

Dans cette époque, le système des castes se dessine et finit par s’établir comme régime social. Comme cela est vrai pour toutes les grandes institutions nationales, pour les castes aussi les mœurs ont préparé le terrain et fait les premiers frais d’établissement définitif. La pratique de la chose a commencé, à ce qu’il semble, par suite des guerres incessantes auxquelles les Aryas établis se voyaient contraints, d’abord par les aborigènes vaincus, mais non soumis, puis par des envahisseurs congénères. Voilà une situation publique fort troublée, et elle dut aboutir dans l’Inde, comme en Europe au temps des Carlovingiens, depuis Robert le Fort surtout, à organiser dans ses formes les plus accusées cet état de la chose publique qu’on nomme la féodalité. En germe, et sous une forme qui ne raillait pas encore le sens du mot, le sentiment respectable de la foi, elle existait déjà dans la première époque, l’époque védique. Mais dans celle-ci le seigneur du haut de son château (pûr), que l’insécurité du temps l’avait forcé de bâtir, s’appliquait et parvint à faire des hommes du plat pays, jusque-là libres et quasi-égaux entre eux, des sujets taillables ou imposables, balihritah[7], des êtres mangeables, adyâh, suivant l’énergique expression de l’Aitareya[8]. Cependant le prêtre, l’homme de Dieu, dont le seigneur ne pouvait se passer, parce qu’il fallait bien vivre en paix avec Dieu quand on faisait la guerre aux hommes ; le prêtre comprit, avec la finesse que lui donne la théologie, que, si « toute puissance vient de Dieu », elle ne se légitime toutefois aux yeux du croyant que lorsqu’elle peut montrer le laisser-passer de l’autel. Si cet autel manque, on en fait un. Ce fut le cas des prêtres bhâratides. Ils inventèrent une formule qui put réaliser leurs desseins, une formule de piété dont les pasteurs védiques n’avaient jamais ouï parler, un mantra ou verset mystique et cabalistique, un vrai Zauberspruch : le brahma. Le rishi Gotama est censé l’avoir formulé le premier[9]. Cette prière nouvelle (navyam) n’a pas sa pareille ; elle est commune à la terre et au ciel : arca kshmayâ divo asaman brahma navyam[10]. Efficace au premier chef, elle eut le pouvoir d’abolir les sacrifices humains[11]. Le brahma sera la cheville ouvrière d’une évolution sociale, qui ira de l’état féodal au régime théocratique des castes, à une théorie sui generis, et y cristallisera la société. Ce sera, toutefois, à la condition préalable et sine qua non d’altérer la vénérable antiquité des documents védiques. Autrement, comment instituer sur une autorité incontestée la prééminence de la religion nouvelle ? Les innovateurs furent aussi habiles en philologie archaïque qu’en politique religieuse. On sent leur main, sans pouvoir toujours la saisir, dans presque tous les hymnes. Il y a là, pour les indianistes, du pain sur la planche pendant des siècles.

Ce qui est certain, c’est que les brâhmanes, ainsi nommés et bien nommés d’après brahma, leur invention, réussirent avec leur instrument mystique à brouiller assez les intelligences pour que la forme de la société visée par eux se trouvât un beau matin réalisée dogmatiquement avec l’apparition d’un certain hymne[12], qui apprenait aux intéressés que le régime des castes faisait partie intégrante de la création du monde, d’un monde qui est le corps de Brahmâ. « Purusha est le Tout ; (il est) ce qui est et ce qui sera[13]. » Le régime prit, ainsi, en principe, le caractère du fatalisme théologique qu’il a conservé sans altération à travers les âges : Sit ut est, aut non sit ! Rien de nouveau sous le soleil.

Mais soyons juste, et n’oublions pas que si les brâhmanes furent les créateurs de l’institution, les agissements philosophiques et sociaux des ksha triyas l’avaient préparée et que, en germe, elle s’était trouvée dans les aspirations et tendances panthéo-particularistes des viças. On peut dire que toutes les forces vives de la société aryenne avaient conspiré pour que l’habile ambition des prêtres bhâratides réussit dans son dessein. Cependant, lorsque, indéracinablement ancré dans le corps du Panthée, le régime eut sorti toutes ses conséquences, il parut si dur à porter à tout le monde, les brâhmanes exceptés, que l’appel indirect du kshatra de Kapilavastu à le secouer trouva un écho favorable dans un si grand nombre d’esprits qu’il faillit périr sous les ruines mêmes du brâbmanisme, comme Troie périt sous les siennes.


III. Époque brâhmano-buddhique.

Aucun auteur buddhiste n’a jamais contesté que le régime des castes ne fût déjà en pleine floraison au temps de Çâkya, au vie siècle avant notre ère. Je crois même qu’on ne se trompe pas, si on voit dans le règne du système, dans son caractère déprimant et tyrannique, une des causes principales de la vocation du jeune kshatriya de Kapilavastu. Dans tous les cas, les brâhmanes ne tardèrent pas à s’apercevoir de l’effet que l’enseignement tout de bienveillance réciproque et de liberté morale du généreux novateur[14] produisit sur les populations, et ils sentirent que leur œuvre de domination sociale était compromise, perdue même, s’ils ne réussissaient à entraver les conversions en les rendant inutiles. Que firent-ils alors ? Mais ce qu’ils avaient déjà fait avec succès à l’égard du védisme et ce qu’ils ont toujours fait, quand il s’est agi pour eux de paralyser l’influence d’une doctrine destructive de leur autorité : ils eurent recours à une faculté qu’aucun clergé d’aucune religion n’a jamais possédée au même degré qu’eux, et qui n’est autre que le pouvoir de faire leur, de s’assimiler toute doctrine. Pénétrer intimement le buddhisme par la voie doctrinale, l’approprier à la substance même du brâhmanisme et l’effacer de la sorte, en tant que doctrine indépendante, comme une inutilité, voilà ce que les brâhmanes « aux cœurs de pierre, » dit un poète tamil, entreprirent avec une ruse que même les missionnaires jésuites n’ont pas su égaler, car le succès couronna leur œuvre. Il est vrai que, dans l’occasion, ils y aidèrent par la force, mais les jésuites aussi ne dédaignèrent pas d’avoir recours contre les récalcitrants, quand ils le pouvaient, aux « plus terribles représailles »[15].

Çâkya, pour attirer à soi la foi ou les cœurs, ce qui est la même chose[16], avait assaisonné ses sentences doctrinales ou sûtras d’autant de choses mystiques. Les brâhmanes s’empressèrent de le suivre sur un terrain qui leur était d’ailleurs familier, et, sachant qu’en fait de choses mystérieuses, merveilleuses et fantastiques, la bêtise humaine ne connaît pas de bornes, ils confectionnèrent, en partie avec les données buddhiques mêmes, une foule de ces instructions mystico-panthéistes que l’auditeur « assis aux pieds » du maître écoute avec dévotion, et qu’on nomme upanishats. Ils eurent soin de faire servir ces élucubrations à inculquer la doctrine de l’institution divine des castes. La méthode réussit si bien que le buddhisme qui, avait déclaré par la bouche de Çâkya et par celle de Kâtyâjana, un de ses disciples les plus distingués, qu’il n’y avait pas de différence entre les quatre castes, se vit forcé d’en tenir compte et de faire une place aux castes mêmes dans ses sûtras. Sans doute, les brâhmanes n’y occupent pas la première place ; on leur fait céder le pas aux Çramanas, aux disciples de Çâkya affranchis de tout lien de caste, mais leur supériorité dans l’ordre du régime n’est jamais contestée. Le lexicographe buddhiste Hémacandra, pour le rappeler, enregistre la chose officiellement, on peut le dire, quand il s’énonce ainsi : « Les hommes sont partagés en quatre castes : les dvijas, les kshatra, les vaiçyas, les çûdras : câtur varnyan dvijakshattravaisyaçûdrâ nrinân bhidah. L’ascendant des brâhmanes va jusqu’à imposer à la loi religieuse sous laquelle vivent les viharas ou couvents buddhiques, le nom de brahmacarya, qui désigne proprement le novice brâhmanique. On s’attendrait naturellement au nom de buddhacarya, comme nous l’avons déjà dit d’après Burnouf. Mais le nom de brahma a prévalu, et il continue à prévaloir dans l’expression qui désigne les prêtres buddhistes à Java et à Bali. On les nomme buddha-brâhmana.

Ce sont là, assurément, des faits curieux, et ils prouvent à mon avis que le régime des castes était déjà, au temps de Çâkva, entré dans la coutume avec la persistance d’une seconde nature. C’est au surplus avec la nature, nous l’avons vu[17], que le système s’identifie symboliquement. D’après les rituels, le brâhmane est le printemps, vasanta. le kshatriya, l’été, grishma, le vaiçya la saison pluvieuse, varshâs ou çaradi, et le çûdra n’est rien ; je me trompe, il est le baudet, râsabhah, qui porte le fumier nourricier des saisons. O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas ! Les poètes ont parfois de ces ironies-là.

Mais voilà le triomphe du système. Le faire entrer dans l’économie de la société comme un phénomène naturel d’ordre permanent. À cette condition il était assuré de l’emporter, partout et toujours, sur la loi du Buddha, sur la loi de Mahomet et sur la loi de Jésus. La victoire sur le buddhisme fut de beaucoup la plus difficile, car il s’agissait d’un adversaire qui, né sur le sol indien, satisfaisait à plusieurs égards, par ses grandes et libres doctrines, par la doctrine égalitaire du nirvâna et par d’autres purement sociales, comme l’équivalence de l’homme et de la femme, les tendances natives des populations aborigènes, tendances vivaces encore dans le Dekhan surtout et au pied de l’Himâlaya. De tout temps, les kshatriyas, les terriens nobles, avaient entretenu et nourri ces tendances avec leurs spéculations sur l’âme universelle, nous l’avons exposé. La suprême habileté des brâhmanes consista à ne pas suivre jusqu’au bout le radicalisme de la doctrine de Çâkya et de laisser dans leur contre-nirvâna la porte entr’ouverte à une consolation, la consolation de participer, quoique anéanti, à l’état de Brahma, brahmabhûyâya. Ce Brahma, il est vrai, ne peut être appelé un être ni un non-être, paran brahma na sat nâsad ucyate,[18]. Mais comme néanmoins il a l’air d’être quelque chose, on préféra l’espoir de s’unir ne fut-ce qu’à une apparence à la certitude de s’évanouir dans le vide.[19] Excédé du vertigineux nirvâna buddhique, l’adepte a dû souvent se laisser aller à l’appel de la douce et soporifique doctrine du nirvâna brâhmanique et dire à celui qui le ramenait au bercail orthodoxe : « Mon trouble a disparu. La mémoire m’est revenue. Je suis affermi ; le doute s’est dissipé : je suivrai ta parole[20] ». Le voilà fixé en Brâhma, le père des castes dogmatiques, et sûr d’être immortel, amritatvam eti.

Cette troisième période vit donc définitivement prévaloir dans l’Inde la croyance religieuse qu’ « entre les brâhmanes, les kshatriyas, les vaiçyas et les çûdras les fonctions ont été partagées conformément à leurs qualités naturelles, et que personne ne doit renoncer à la fonction inhérente à sa nature, sahajan karma na tyajet, son état héréditaire[21] ».

Cependant il fallait prendre des précautions contre un retour possible du régime de la liberté humaine et éteindre, s’il était possible, jusque dans sa source la réminiscence de l’origine séculière c’est-à-dire féodale de l’ancienne société ; il fallait enfin étouffer jusqu’à la velléité de secouer les chaînes de la caste.


IV. Époque purement brâhmanique.

C’est l’époque qui dure encore, l’époque brâhmanique par excellence. Les précautions qu’ont prises et que prennent encore les bons Pères (die klugen Väter) d’éteindre ou d’altérer jusque dans leur source les traditions et réminiscences de l’origine séculière de la division sociale en princes, prêtres, bourgeois et sujets, ces précautions consistent à déformer méthodiquement, sans trêve ni relâche, l’esprit de l’individu et l’esprit de la nation. Cette œuvre de dépression morale et d’abêtissement intellectuel, commencée déjà alors que le buddhisme était en pleine floraison, les brâhmanes la continuent tout à leur aise, principalement en favorisant le plus qu’ils peuvent le syncrétisme d’un fétichisme du plus bas aloi, en quelque sorte préhistorique, avec les croyances du large et poétique naturisme aryen. Tout syncrétisme est malsain et malfaisant comme l’est la promiscuité et l’adultère, mais le syncrétisme religieux l’est plus qu’un autre. Il l’est du moins dans l’Inde, parce que rien n’égale l’énergie corruptrice du ferment indien. Les brâhmanes le savent ; mais périsse toute doctrine élevée plutôt que de renoncer aux avantages de la domination fondée sur le dogme des castes ! Imperium et libertas : c’est une maxime menteuse en politique comme en morale, mais qu’on démêle facilement dans la faveur avec laquelle les brâhmanes ont accepté et propagé le jaïnisme, le vishnuisme, le çivaisme, puis les innombrables variantes, plus fantastiques et plus bizarres les unes que les autres, dont ces trois cultes, déjà fortement frelatés, ont été et continuent d’être la source et le foyer.

Cependant ce moyen d’abâtardissement moral et intellectuel, pour efficace qu’il soit, n’a pas suffi aux brâhmanes. Le jaïnisme aurait pu revenir à l’état relativement élevé d’éclectisme buddhique et brâhmanique auquel il doit son origine ; le vishnuisme aurait pu se reformer sur la base cosmique qu’il a dans les hymnes védiques[22] ; et le çivaïsme, qui avait eu l’audace de se donner pour l’ancêtre du brâhmanisme, du vishnuisme et même du védisme, en proclamant que Çiva était le créateur, srashtâ, de Brâhma, de Vishnu et d’Indra[23] ; le çivaïsme mieux avisé aurait pu quitter les bas-fonds drâvidiens où les noirs parias, ses adeptes les plus nombreux, prétendent à des titres comme deva, valankaemugattâr (soldats de la main droite), de fiancés de Kâli et autres, tout en étant mangeurs de chair (de porc et de vache surtout), buveurs de liqueurs enivrantes, voleurs de grands et de petits chemins et contempteurs de toute loi de pureté, de propreté et de bienséance. Eh bien, il fallait empêcher que de pareilles réhabilitations n’eussent lieu, et faire perdre du coup tout espoir de restauration aux négateurs de l’autorité brâhmanique suprême, en déroute générale depuis la seconde moitié du viie siècle[24]. À cet effet, ils s’appliquèrent à corrompre résolument et avec une méthode qui ne s’est ralentie ni démentie depuis deux mille ans au moins, la source de toute instruction, de toute culture et de tout progrès, l’histoire[25], et principalement l’histoire de la nation même.

Ceux qui ont étudié l’Inde savent qu’il est impossible d’écrire une histoire historique de ce pays qui soit puisée aux sources indiennes mêmes. Ce n’est pas que les documents manquent, au contraire ; nul pays ancien, pas même l’Égypte et la Chine, n’en a autant que l’Inde, Mais c’est tout comme s’il n’y en avait pas, car personne ne réussira à classer chronologiquement et à replacer dans la réalité les données historiques contenues dans le Véda, dans les Brâhmanas, dans les Sûtras, dans les Purûnas et dans les Itihâsas, ces récits des choses qui sont arrivées suivant l’étymologie du mot[26]. Les brâhmanes se sont si bien pris pour délayer, pour brouiller et pour confondre dans un océan de fables, de contes et de légendes tout ce qui est arrivé dans l’Inde depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’avènement des Européens, que les évènements les plus divers y apparaissent, avec la même physionomie, sur le même plan ou du moins dans une perspective d’une monotonie aussi assommante que factice. Privée de la sorte de tout enseignement viril, de toute instruction réelle et positive, la nation indienne a perdu, on peut le dire, le sentiment du mouvement des choses humaines ; elle marche comme dans un rêve perpétuel, et, somnambule sui generis, elle ne sent pas le mal que fait peser sur elle le joug du régime des castes[27].

Elle s’y complaît au contraire. Le contentement de tout Indien de sa caste et du métier qui est celui de sa caste, est complet. Chacun dans l’Inde, rappelons ce témoignage de Jacquemont, se vante de sa caste, même de la plus basse, comme un brâhmane se vante d’être brâhmane[28]. On a vu que le Mahâbhârata dit : « le çûdra se plaît à être çûdra, etc. » Une preuve d’ailleurs, bien faite pour convaincre les plus sceptiques, c’est que les Indiens ne cessent de renforcer le système, en ce qu’ils augmentent le nombre des associations fermées. Au temps de Renouard de Sainte-Croix, au commencement de ce siècle, le domestique d’une famille se classait par trente et quarante catégories[29]. Voilà pour une seule sous-caste. Quant aux sous-castes mêmes, le nombre dans le pays de Pondichéry n’en est pas moins de soixante-un[30], et dans la présidence de Madras, les çûdras se trouvent actuellement groupés en treize sous-divisions[31]. C’est une rage de s’isoler, de se particulariser et d’opposer à n’importe quelle demande de service la réponse : ma caste me le défend. Cela va si loin, que le Najadi des Ghattes et l’aborigène sauvage du Nilghiri, le Badiga, si abjects qu’ils souillent le brâhmane à 74 pas de distance, se divisent encore entre eux et se claquemurent en un nombre de castes considérable, que le docteur Jagor pour les Badigas, qui ne sont pourtant que quelques milliers, estime atteindre le chiffre quatorze[32]. On voit par là que le nombre quatre, qui est le nombre révélé des castes n’a plus guère d’autre valeur que de ranger théoriquement les innombrables castes qui existent sous quatre rubriques générales. Et encore ces quatre rubriques se réduisent par le fait à deux, celle des brâhmanes et celle des çûdras. « The casts of Chatriya and Vaisya, dit Kennedy, are almost universally admitted to be extinct, and that the population of India now consists entirely of Brahmans, Sudras, and the mixed casts[33]. » Il est certain, dans tous les cas qu’aucun Indien se disant kshatra ou vaiçya ne pourrait prouver son dire et démontrer sa filiation. Au surplus il n’y a pas deux corporations, dit le docteur Cornish, sur les conditions castales desquelles les indigènes eux-mêmes s’accordent : « it is a subject upon whish no two divisions, or sub-divisions, of the people themselves are agreed[34]. » Cela n’empêche que tout Indien ne croie connaître son gotram, la souche de laquelle, suivant lui, il provient ; mais c’est une autre affaire après tout ; il s’agit là d’origines ethniques. C’est que, chaque caste, dans le Midi principalement, se regarde comme un peuple distinct, ce qui explique pourquoi on y entend si souvent le chef de caste appelé deçâdi, chef de pays[35].

Mais peu importe ; malgré toutes ces variations et divergences qui nous disent clairement que la nature n’abdique jamais ses droits, que, dans l’espèce, elle a pris sa revanche d’un système artificiel en son expression dogmatique par le mélange des castes d’abord, puis par un inextricable réseau d’associations et de corporations ; les formes canoniques inscrites dans le Statut que créa la vertu du Tout-Puissant[36] quoique rompues et morcelées de mille manières, de telle sorte a que le système est devenu un chaos[37], et qu’une vie entière ne suffirait pas pour débrouiller les divisions qu’il couvre[38] ; les formes canoniques n’en restent pas moins debout et inviolables en leur principe, le génie natif de la race. Les racines de l’institution ont pénétré si avant dans les entrailles du pays que le brâhmane a pu consentir à se placer, sans inconvénient pour l’autorité de son caractère de « dieu en terre », sous la loi commune. « Le voleur, si c’est un brâhmane, dit le code, doit être stigmatisé et chassé du pays »[39]. C’est là une hardiesse que ni Manu, ni aucun des législateurs primitifs qu’énumère Madhusûdana, n’aurait osé commettre. C’est que de leur temps, la constitution théocratique des castes venait de naître seulement, et il fallait, avant tout, inculquer au peuple le respect de l’inviolabilité pour un être qui est l’incarnation éternelle du droit, mûrtir dharmasya çâçvati[40], un objet de vénération même pour les dieux, devânâm api daivatam[41], et dont la générosité fait jouir les autres hommes du bien de ce monde[42]. Indra vénère les brâhmanes, comment l’homme ne les vénérerait-il pas[43], eux, les conseillers du dieu suprême[44] ? En conséquence, Manu et, sur l’autorité de Manu, les autres législateurs anciens disent, que « le brâhmane ne mange que sa propre nourriture, ne porte que ses propres vêtements, ne donne que de son avoir[45] », et qu’« il peut prendre ce dont il a besoin, dans la grange, dans le champ, dans la maison ou dans n’importe quel endroit : khalât, kshetrâd, agârâd vâ yato vâpy upalabhyate[46] ».

Mais ce genre de privilèges, qui était d’ailleurs difficile à maintenir sous le sceptre des musulmans et des chrétiens, les brâhmanes ont pu l’abandonner sans regret sous la forme déplaisante qu’il affectait. La prééminence de caste que la foi du peuple leur assure avec la puissance de donner l’existence à de nouveaux dieux[47], permettront toujours aux bons pères de s’assurer les équivalents de ce qu’ils pourront perdre. Œuvre de quatre âges successifs qui s’emboîtent intimement les uns dans les autres, le système des castes est bâti à chaux et à sable. Comment ne le serait il pas ! C’est en effet l’Inde elle-même, avec toutes les conditions d’existence morales et matérielles, historiques et économiques qu’elle impose à ses habitants, qui en est le principal et le véritable auteur. La preuve péremptoire, c’est que ce régime n’existe nulle part ailleurs que dans l’Inde, et que sa force coercitive y est telle que même les Européens, fussent-ils inaccessibles aux influences étrangères comme les Anglais, ne peuvent s’y soustraire. Il arrive au sujet de ce régime aux Européens qui séjournent longtemps dans le pays, ce qui arrivait aux anciens relativement au culte du crû que les Égyptiens rendaient au serpent, à l’anguille, à l’oie, à la huppe, au chien et au chat. Quand ils voyaient cette religion pour la première fois, les Grecs n’en faisaient que rire comme d’une chose absolument inepte et stupide, et je pense qu’ils n’avaient pas tort. Mais les choses de ce monde se gouvernent d’une façon étrange, et les Grecs, quand ils avaient assez ri du spectacle que leur présentait la terre des pharaons, en éprouvaient une impression qui ne ressemblait en rien à leur gaieté de tout à l’heure : c’était une sorte de vertige moral qui les forçait d’adopter, et qui le croirait, d’exagérer même le culte insensé des bêtes et des ognons[48]. Il est de fait que personne ne professa la religion nationale des Égyptiens avec plus de zèle, de ferveur, voire de fanatisme que la race grecque des Lagides, et cela pendant trois cents ans. Avant les Grecs, les Hycsos et les Hébreux avaient subi la même influence tyrannique. Chez les Juifs, les livres bibliques nous permettent de suivre la trace de ce vertige, de ce ravage mental, depuis Moïse jusqu’à Ézéchiel au moins, pendant douze siècles. Ézéchiel marque expressément que ceux d’entre les Israélites qui se laissèrent aller à l’imitation du culte des reptiles et des autres bêtes en usage chez les Égyptiens, furent les chefs de la nation, les anciens de la maison d’Israël, les sages[49] ! N’est-ce pas le cas de s’écrier avec Lucrèce : Tantum religio potuit suadere malorum ?

Eh bien, les Européens, les chrétiens qui ont séjourné dans l’Inde depuis un certain nombre d’années, et aussi, qui plus est, les Mahométans[50], restés insensibles, on le sait, aux séductions de la religion de l’Égypte pharaonique et qui en outre sont les hommes les moins disposés, par tempérament naturel et par religion, à pratiquer l’inégalité sociale ; les chrétiens et les musulmans en sont au sujet des castes indiennes là où en étaient les Juifs et les Grecs par rapport aux animaux égyptiens. L’influence du régime sur les Européens dans le milieu ambiant qui l’a produit, va jusqu’à dicter à un prélat missionnaire français, à l’évêque Meurin de Bombay, les paroles que voici : « Le régime des castes n’est pas si mauvais qu’on l’a dit ; c’est au contraire une chose bonne et louable. Aussi ai-je fait à Rome la proposition que le régime fût reconnu par les missionnaires chrétiens et qu’on reprit hardiment les agissements du P. de Nobili ![51]… Et pourquoi ne nous y conformerions-nous pas ? Si nous voulons vivre parmi les Indiens, nous devons vivre aussi comme les Indiens[52]. » Naturellement, car comme le dit un autre prêtre de la côte de Coromandel : « Si vous venez parmi les chiens, vous devez faire comme les chiens.. »

La chose étant ainsi, comment s’étonner que l’esprit de caste, au dire de feu Graul, un de nos plus savants tamoulistes, ait pénétré toute la société européenne dans l’Inde et l’ait profondément divisée[53] ? On est toutefois péniblement affecté quand on voit les missionnaires oublier à ce point les principes égalitaires de l’Évangile qu’ils sont censés prêcher, que pour rien au monde ils ne se feraient servir par des domestiques parias[54]. Mais ce qui est fait pour étonner davantage, c’est que même les Anglais, qui sont certainement le peuple doué de plus de facultés que tout autre pour coloniser, pour manier et pour éduquer les races indigènes, non seulement se trouvent frappés d’impuissance dans leur lutte de tous les jours avec le génie de la caste, mais encore se courbent sous la contagion du régime jusqu’à se constituer, à l’instar des castes existantes, en une société tout aussi hermétiquement fermée et claquemurée que la caste brâhmanique : « Les fonctionnaires anglais, dit un voyageur[55] qui a été à même de bien observer l’état actuel de l’Inde ; les fonctionnaires anglais que leur position met en rapport officiel avec l’élément indigène, se gardent bien de lui faire des avances sur le terrain des relations privées, ils le tiennent soigneusement à l’écart de leur propre intérieur, et ils en éviteront instinctivement le contact jusque dans leurs trajets en chemin de fer, où, par un détail assez caractéristique on ne verra jamais des Européens et des indigènes choisir le même compartiment. Il semble que, tout en sapant la hiérarchie de la société native, les Anglais y aient constitué eux-mêmes une caste nouvelle, fondée non plus sur la tradition religieuse, mais sur la couleur de la peau et l’orgueil de la race. Je ne connais pas, dans toute l’histoire, une domination analogue, où les alliances matrimoniales soient restées aussi rares entre l’ancienne aristocratie nationale et les parvenus de la conquête. »

Voilà certes un résultat dont l’esprit brâhmanique a lieu d’être fier. C’était déjà beaucoup de jeter les indigènes dans la torpeur civile et politique, de coaguler et de figer pour ainsi dire l’état social d’un des peuples les plus distingués de la race aryenne au point que la population de l’Inde justifie l’expression sarcastique des « kristallisirtes Menschenvolk » de Méphistophélès[56] ; mais de faire subir la tyrannie du régime aussi aux Anglais et aux Français, c’est-à-dire aux esprits les plus froids et les plus sceptiques, c’est nous forcer à devenir infidèles à la maxime stoïque du « nil admirari ».


Épilogue

Je crois avoir convenablement traité tous les points du programme, et n’avoir omis aucun détail quelque peu important dans l’ensemble du sujet. J’ai montré la part que la théorie brâhmanique a dans l’origine et le développement du système. Cette part est assurément grande, mais comme on prête volontiers aux riches, on n’avait pas hésité à la grandir outre mesure et même à lui attribuer l’œuvre entière. On aurait dû réfléchir qu’une théorie si puissante et féconde qu’elle soit, ne l’est jamais assez pour créer, de piano, une grande réalité, sociale ou autre ; il y faut de plus et en premier lieu une disposition native du sujet, disposition qui par elle-même est déjà un acte qui sollicite la théorie et l’appelle. C’est pourquoi le grand poète-philosophe a dit : Im Anfang war die Tat[57], au commencement était l’action. Ce commencement que, pour la révélation du Véda, le facteur principal du régime des castes, les brâhmanes font remonter au commencement de l’âge actuel, le kaliyuga, à 3 102 ans avant Jésus-Christ, ce commencement était donné par le genre particulier du génie panthéiste des pasteurs védiques, et la constitution sociale qui en est résulté tout d’abord par le fait de la vie batailleuse des clans védiques a pris la forme de la féodalité. L’état féodal est déjà, à ne pas s’y tromper, un régime des castes, mais pour que ce régime devint ce qu’il est devenu dans l’Inde, il fallait lui donner pour base l’émanation graduée des ancêtres du corps de Dieu et faire de cet acte un article de foi. On ne pouvait y parvenir qu’en passant l’éponge sur toute l’histoire réelle et effective des peuples aryens. Les brâhmanes surent frapper ce coup par la création d’une histoire toute légendaire. Lassen a ainsi raison de dire que les castes n’ont pas d’histoire, für die Kasten gibt es keine Geschichte.

La place de la théorie brâhmanique est donc grande dans la genèse du système et dans son développement ; elle est si considérable qu’on peut dire que si elle s’était trouvée diminuée, l’Inde n’aurait connu la division sociale par castes qu’au degré où nous l’avons connue en Europe. Il y aurait eu chez elle comme chez nous, ses congénères et correligionnaires primitifs, des nobles, des prêtres, des bourgeois et des serfs, se hiérarchisant dans l’inégalité sociale et religieuse, mais cette inégalité n’aurait pas eu le caractère dogmatique, sacré et immuable où le prêtre est l’incarnation éternelle du droit, mûrtir dharmasya çâçvati ([58]). N’allons pas toutefois jusqu’à croire que la doctrine sacerdotale eût eu par elle-même la puissance de revêtir l’institution du caractère irrévocable du dogme ([59]) ; pour lui donner le dernier fini, pour la faire évoluer à la perfection sui generis qu’elle possède, il fallait que la contradiction ou pour mieux dire, la persécution s’en mêlât. C’est un rôle dont, pour le malheur de l’Inde, le buddhisme est venu s’acquitter. La lutte de l’exclusivisme brâhmanique contre la doctrine sociale nivélatrice de Çâkyamuni a fait la fortune du système des castes : il a semblé aux Indiens déjà déchus de leur vigueur primitive qu’il était plus commode de suivre les penchants héréditaires et les restrictions de la liberté morale et individuelle aux pieds de Brâhma, que de travailler héroïquement jusqu’à l’extinction personnelle pour la perfection idéale. Le nirvana est difficile à acquérir pour qui en sait apprécier la grande conception morale, mais le dieu des membres duquel sont sorties les castes, ayant rendu superflu par cet acte tout contact vivant entre la conscience et la vérité des choses, n’a pas le droit de refuser qui que ce soit, pas même les étrangleurs et les voleurs, car ils font partie du système, ils sont orthodoxes ([60]). Personne plus qu’eux n’est zélé pour le culte de la déesse Kâli dont ils se disent les fiancés et du dieu Râma, les deux succédanés divins personnifiés qui jouissent actuellement, à la place des anciennes divinités, de la plus grande popularité dans l’Inde.

Mais c’est assez disserter et je termine mon long discours par la remarque que voici : Le système des castes indiennes, tout compliqué qu’il est, pourrait être comparé, par figure, au bâton des dvijas. Ce bâton est fait d’un bois différent suivant la caste ([61]), mais c’est toujours du bois pris dans la même terre, du bois indien natif ; de même aussi, malgré toute la différence dans les formes castales, il y a entre elles cet air de ressemblance qui suffit pour démontrer que leur provenance est la même, et qu’elles tiennent à un fonds arborigène identique.

Facies non omnibus una
Nec diversa tamen
 ([62]),


ou suivant la version de Th. Corneille :

Quoique l’adroit Brâhman dans son fameux ouvrage
Ait de traits différents orné chaque visage,
C’est si bien le même air qu’on remarque d’abord
Qu’à moins que d’être sœurs on n’a point ce rapport.





(Extraits nos 8 et 18 du Bulletin de la Sooiété Académique Indo-Chinoise)
2e série, t. II et III, Novembre 1883 et Janvier 1883.

  1. Le souffle du plus naïf naturisme pénètre un grand nombre de passages comme ceux-ci : viçvebhyo devebhyo baliharanam bhütagrihyebhya ûkAçûya ca, il apporte (au premier jour de chaque demi-lune, pakshâdishu) ses offrandes aux dieux domestique élémentaires (l’eau et la terre) et à l’atmosphère. (Grihyas., de Parask., I, 12, 2. Cf. ib., 15, 5 ; 16, 4, 20 ; II, 9, 3 sq.). Sâyam prâtah siddhasya havishyasya juhuyût ubhyaoshadhivanas patibhyo, etc., qu’il fasse soir et matin offrande d’une nourriture préparéeet conforme au rite, aux eaux, herbes et arbres, à la maison, aux dieux domestiques.(Grihy. d’Açvalâyana, 1, 2, 4 ; ib. 4, 1. et surtout ib. 7, qui contient le rite adorablement naïf du mariage, le fiancé disant à l’épousée : « le ciel (c’est) moi ; la terre (c’est) toi : djaur aham prithivi tvam ».
  2. M. Bergaigne a récemment développé cette idée dans son ouvrage sur « la religion védique » ; seulement le savant indianiste que R. Pischel a sévèrement jugé, dans les G.g. Anz., 15 janv. 84, procède avec un esprit enchaîné à un étroit système préconçu. Il donne trop au ciel et à ses phénomènes, et pas assez aux hommes et aux manifestations de la société. Il faudrait enfin reconnaître que les religions étant des créations humaines ont fait et ont dû faire la part léonine à l’homme et à ses actes, et que c’est sur ce patron, c’est-à-dire sur les hommes, qu’elles ont taillé les dieux et les mythes. Le Homo sum est tout et prime tout dans l’humanité.
  3. R. V. I, 167, 2 (II, 308) ; VIH, 4, 9 (IV. 329) ; IX 92, 6 (V. 269) ; X. 97, 6 (VI, 294).
  4. R. V., I, 179, 2 (11, 356).
  5. V. Rig., V. I, 33, 2 ; ib. 51, 1 ; X, 111, 1 (VI, 376) ; X, 27, 2 (V, 504) où le zhantre lui-même dit : « Je pousse au combat : aham yudhaye sannayâni. »
  6. Aithar. brâhm., VII, 17 ; p. 183, Haug.
  7. Te indrah kevalîr viço balihritas karat, qu’Indra fasse à toi seul tributaires les Viças. (R. V., X, 173 ; VI, p. 588. Cf. VII, 6, 5 ; III, 929.)
  8. Ait.brâh., VII. 23 ; VIII, 4. — S. Paul aussi emploie cette figure : Vous souffrez même, dit-il aux Corinthiens, qu’on vous asservisse, qu’on vous mange : κατεσθίει (ad. Corinthios altera XI, 201. Homère aussi connaît les mangeurs des peuples, δημοϐόρος.
  9. Gotamah navyam atakshad brahma. (R. V., I, 62, 13 ; I, p. 566)
  10. R. V. X, 89, 3 ; VI, 236.
  11. C’est au moins ce qu’on est en droit de conclure de I, 24, où, désarmé par le brama, Varuna délivre Çunabçepa, déjà lié à trois colonnes, pour être sacrifié. V. st. 11 de l’hymne, vol. I, 249. Cf. ib. V, 2,7 ; III, 265.
  12. R. V., X, 90.
  13. Ibid., st. 2 ; VI, 243 : Purusha evedan sarvam yad bbûtam yac ca bhavyam.
  14. Il ne faisait, à vrai dire, que restaurer les doctrines des anciens sages drâvidiens, perpétuées dans les poèmes tamils, principalement dans le Kural et dans l’Agaval. C’est là qu’on trouve des sentences comme celles-ci : « Les hommes sont, de nature, une seule espèce… La pluie tombe pour tout le monde… et le soleil ne dit pas : Je n’éclairerai que quelques-uns… Même au moment de la mort, les sages protègent ceux qui leur ont fait du mal. » (Revue orientale, 2e série, t. I, p. 151.)
  15. Anciennes archives de l’Inde française, reg. n° 199. Cf. Hough, A reply to the letters of the abbé Dubois, p. 55.
  16. Nous croyons l’avoir dit déjà que, d’après Pott et Benfey, les mots qui signifient cœur, καρδία cor-d. et foi, çraddha, sont identiques dans leur racine.
  17. Cf. Çatapathabrâh. VI, 4,4, 12 ; p. 535 éd. Weber. 16., II, 1, 3, 5 ; p. 136, et alibi. — Indische Stud., X. 8.
  18. Bhag.-Gitâ, XIII, 12. Cf. Taittiriya upan., II, 7 ; Chândogyaup. III, 19,1 ; VI, 2,1.
  19. Nous avons exposé la portée morale du nirvâna dans une publication : « Le Buddha et le Nirvâna », 1874. La doctrine du vide loin d’être exclusive de la morale, l’idéalise au contraire, en en rendant le culte absolument désintéressé, comme le voulait aussi Fénélon dans ses « Maximes des Saints », et la Ston dans l’antiquité.
  20. Nashto mohah smritir labdhâ sthito’smi gâtasandehah karishye vacanan tava. (Bh.-G., XVIII, 73.)
  21. Ibid. 41, 48.
  22. V. R. V. I. 22, 15-20 (I, 224-227), où Vishnu est chanté avec les Açvins, avec Savitar, avec Agni et célébré dans ses trois pas, trîni padâ. — C’est l’hymne capital relativement au caractère naturiste de Vishnu. Cfr. Ib. I, 90, 9 (I, 725) : « Que Vishnu (Mitra, Varuna, Indra, etc.) nous soit propice : çan no vishnur uruktamah (aux larges pas).
  23. V. Mahâbhârata XII, 4495 ; XIII, 591.
  24. Cette déroute commença après l’époque de la visite que le pèlerin chinois Hiouen Thsang fit à ses coreligionnaires indiens, vers 670 par conséquent.
  25. Une accusation analogue peut être portée aussi contre le romanisme et le mahométisme. Quant à l’entreprise du romanisme elle a eu du succès avant que la critique historique et philologique ne fût née, mais depuis cela ne prend plus avec une race aussi éveillée, quand une fois elle est réveillée, que la race européenne. Pour le mahométisme c’est différent, Wüstenfeld, Weil et d’autres arabisants nous ont révélé que les adeptes du Corân se sont ingéniés, afin de relever la mission de leur prophète et de donner le plus grand éclat à l’Islam, d’effacer toute l’histoire ancienne des Arabes ou du moins de la représenter comme une époque d’épaisse ignorance, djahilié. À cet effet, ils ont noyé le passé dans une mer de légendes et de fictions pour mettre à la place des histoires qui pussent passer pour bibliques. Mais grâce à de nombreuses inscriptions retrouvées de l’époque antéislamique, on sait maintenant que les Arabes d’alors avaient une civilisation religieuse fort développée.
  26. On sait que le mot itihâsa est composée de iti+ha+âsa (3 p. du parf. de as) et signifie par conséquent « voilà qui est arrivé » ou « ainsi il est arrivé ».
  27. Qu’on songe ce qui serait advenu aux peuples de l’Europe et ce que serait notre état social, si nous ne connaissions l’histoire de notre race que par des compositions écrites comme les drames historiques de Shakspeare, où non-seulement les événements ne se produisent pas dans l’ordre chronologique comme ils se sont successivement développés en fait, mais où l’auteur prodigue encore toute son habileté à voiler le caractère des personnages, et à dissimuler la couleur des événements jusqu’à les dénaturer. Le procédé du poète anglais n’est autre que celui des brâhmanes ; mais comme Shakspeare est unique, comme d’ailleurs il n’a traité de la sorte qu’une petite partie de l’histoire, et comme cette partie se réduit au surplus à une partie de l’histoire d’une petite partie de l’Europe, la méthode du grand dramaturge est restée sans influence aucune sur l’esprit général de la race européenne.
  28. Jacquemont, Voy. dans l’Inde, I, 158, 281.
  29. Voyage aux Indes orientales, I, p. 69.
  30. Ethnogr. drâvid. l. c. p. 118. — Il s’agit de tables de recensement dressées en 1791, 1804, 1840 et plus récemment, conservées aux archives de Pondichéry.
  31. Cornish, Report, etc. I, 117.
  32. Jagor. Ostindisches Handwerk und Gewerbe, p. 15. — Le Najadi est au-dessous du Paria, dont la présence ne souille le brâhmane qu’à la distance de 64 pas. (V. Graul ; l. c. I, 228, 240, 244 et l’art. 63 de l’Anatcharam, p. 332.)
  33. Vans Kennedy, dans Transactions of the Literary Soc. of Bombay, III, p. 148 ; 4e 1823. The Calcutta Review, 1851, p. 62.
  34. Cornish, Report, etc., 116.
  35. Soltykoff, Voy. dans l’Inde, I, 110 ; — Ethnogr. drâvidienne, l. c. p. 117.
  36. Prajâpatir idan çâstran tapas alva srijat prabhuh. (Mân., XI.)
  37. Jacquemont, l. c. I, 181.
  38. Caste division among the Hindus is one that would take a lil’e-time of tabor to elucidate. (Cornish Report, etc p. 116).
  39. Cauran sacihnam brâhmanan kritvâ svarâshtrad vipravâsayet. (Yajnav., II, 270.)
  40. Mânav., I, 98.
  41. Mânava. XI, 84.
  42. Anriçansyâd brâhmanasya bhrinjate hîtare janât. (Ib., I, 101.)
  43. Mahâbhârata, III, 13673.
  44. Ib. III, 8693. — Ce n’est que dans le pays tamil que la caste brahmanique a décliné dans l’estime du peuple et qu’un poète populaire a osé dire qu’il était inutile de créer les corbeaux, étant créés les brahmanes aux cœurs de pierre. (V. Ethnogr. drâv., l. c. p. 151 ; Cf. Graul ouv. c. II, 146). Mais cela s’explique ; les Tamils sont une race drâvidienne.
  45. Svam eva brâhmano bhunkte ava vaste svan dadâti ca. (Mân., I, 101.)
  46. Mânav., XI, 17.
  47. Atharva-Veda, V, 11, 11 ; p. 85, éd. Roth.
  48. Ideoque qui primi in Aegyptum peregre profecti sunt, utique prius, quam ejus regionis amentiam animis imbibissent, risu propemodum enecti sunt, etc. (V, Philonis Judaei Opera, II, p. 194 ; éd. Thom. Mangey, 1742, in-fol.).
  49. איש םזקני בית ישראל (Ézéchiel, VIII, 10 sq.).
  50. Garcin de Tassy, Mémoires sur les noms propres et sur les titres musulmans, p. 108.
  51. Pour les agissements de Robert de Nobili et des jésuites de son temps, voy. Dubois, ouv. c. et Hough ou Marshman, A reply to the Abbé J.-A. Dubois lettres, on the State of christianity in India, p. 5 sqq.
  52. V. le discours dans Amtlicher Bericht der 20e General-Versammlung der Kathol. Vereine Deutschlands, p. 104 — Cela me rappelle une inscription de la porte Flamimienne à Rome : filia mea inter fideles fidelis fuit, inter paganos pagana fuit.
  53. « Kastengeist, der die ganze Europäerwelt durchdringt und zerklüftet. » (Graul, Reise in Ostind., III, 143).
  54. Il ne faudrait pas les excuser par la raison que les Parias sont généralement méprisés. D’abord ce n’est pas là une raison pour des chrétiens, pour ceux surtout qui prétendent au titre de successeurs des apôtres ; puis, les Parias, dans le Sud, sont parfois assez estimés pour être appelés à commander comme officiers à des brâhmanes, simples fusiliers, et ceux-ci ne croient nullement être compromis par cette obéissance. (V Perrin, Voy. dans l’Indoustan, I, 298 ; 1807.)
  55. Goblet d’Alviella, Inde et Himalaya, p. 383 ; 1877.
  56. Dans on écrit publié à Londres, sous le titre : The Natives and the government of India, l’auteur, Lalmohun Ghose, juriste hindou à Calcutta, prétend qu’il s’est accompli depuis quelques années un grand changement dans l’état moral des populations de l’Inde, que ces populations acquièrent ou ont acquis le sentiment réfléchi d’une nationalité commune. J’en doute et je me range à l’avis de Renouard de Sainte-Croix, qu’il n’y a point d’esprit public parmi les Indiens ; toutes les actions y tendent au bonheur et à la satisfaction particulière. Voilà qui est vrai et exact aujourd’hui comme il y a un siècle. Le joug du régime castal n’a pas diminué d’un fétu, et tant que ce n’est pas ce joug-là qui en brisé, la vie libre et indépendante restera engourdie et inféconde dans la tombe du fatalisme théologique.
  57. Goethe éprouva par lui-même la vérité de cette maxime. Je fis essai, dit-il, dans ses Mémoires, liv. XII, de trouver une théorie d’après laquelle on pût produire. Mais cela ne réussit pas… Ceux qui en ont fait avec succès, comme Aristote, Cicéron, Quintitien, Longin, ont pris pour base l’expérience, Erfahrung.
  58. Mâm., I, 98.
  59. Les Indiens eux-mêmes n’admettent pas, dans la pratique du moins, l’origine et le caractère exclusivement religieux du régime, puisqu’ils acceptent l’autorité des magistrats anglais ou français, et s’appuient dans leurs contestations sur les décisions de ces étrangers.
  60. Tout le monde connaît les tughs, la caste des étrangleurs, ou du moins en a entendu parler, depuis qu’un magistrat anglais dans l’Inde, le colonel Sleeman, a découvert le mystère de leur existence, en 1830. — Les castes des voleurs sont moins célèbres, quoique celles des Kalla et des Marava se donnent une origine illustre et même royale. Les maravars prennent même le titre de deva. (V. Caldwell, A Comparative Grammar of the Dravidian, p. 501, London, 1836. Cf. Dubois ouvr. c. I, 75 sqq.) On cite encore d’autres castes de voleurs, les Kanodjys, les Lambadys, etc.
  61. Grihyasûtra de Pâraskara. II, 5, 25-28.
  62. Ovid. Metam., II, 13.