Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande/06

Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 555-596).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART.

VI.

SOUVENIRS DE HOLLANDE[1].



I. — LEYDE

Leyde est la première ville où le caractère hollandais se présente dans toute sa pureté et son originalité natives. La Haye est une ville cosmopolite avec des formes hollandaises ; à Rotterdam, le caractère des Flandres est partout reconnaissante ; à Leyde, toutes ces particularités de nature hybride qui marquent la transition d’un pays à un autre ont disparu. Dans cette ville, en partie déchue de son ancienne splendeur, respire plus que partout ailleurs, plus même qu’à Harlem, la vieille vie bourgeoise hollandaise du XVIIe siècle avec ses habitudes d’économie et de propreté. Cette propreté hollandaise, qui est devenue proverbiale, c’est à Leyde qu’il faut aller pour la trouver dans ce qu’elle a de plus exquis et de plus sensé à la fois. Rien n’est donné au luxe et au plaisir des yeux : les magasins sont aussi modestes que des boutiques d’autrefois, les habitations ne font aucune avance de coquetterie à l’attention du promeneur ; mais cette modestie enveloppe une propreté irréprochable, qui est dans l’être et non dans le paraître. Mille détails trahissent la persistance des anciennes habitudes au sein de nos mœurs modernes, et reportent la pensée vers les intérieurs que nous ont si souvent montrés les maîtres aimables du XVIIe siècle. Par exemple, dans un hôtel où vous montez à votre chambre par un escalier de marbre, vous trouvez sur votre table un flambeau dont le pied est attaché à une sorte de soupière en cuivre, vaste comme cette mer d’airain du temple de Salomon que vous avez pu admirer dans les gravures sur bois des vieilles éditions de la Bible. Ce meuble singulier aurait pu faire excellente figure au milieu du bric-à-brac de flambeaux, lampes, mouchettes et chauffe-pieds qui composait la galerie rétrospective de Hollande à notre dernière exposition universelle, car il ressuscite devant votre imagination le temps déjà bien ancien où l’usage de la bougie était un luxe, cette mer d’airain ayant visiblement pour destination de recevoir tous les flots graisseux que pouvait laisser échapper, la vulgaire chandelle de suif dont s’éclairaient nos aïeux. Tout est propre à Leyde, depuis le pavé jusqu’aux toits, lesquels ont une physionomie marquée, et méritent une mention particulière. Ces toits sont droits et forment au sommet un angle aigu au lieu de l’angle plus ou moins obtus qui résulte de la pente douce et mieux ménagée des nôtres ; aussi la pluie chasse-t-elle, impitoyablement tout grain de sable, tout mince débris, toute moisissure parasite de ces toits brillans comme s’ils étaient lavés chaque jour. Cette disposition donne aux maisons de Leyde une singulière sveltesse, et quand on regarde le panorama de quelques-unes de ses rues, il semble voir un pensionnat de grands garçons élancés ou de fluettes demoiselles alignées sur deux rangs. Leyde, la plus illustre des trois universités de Hollande, n’est donc pas seulement la ville des savans, elle est aussi par excellence la ville des ménagères hollandaises. C’est là qu’ont pris naissance les peintres les plus foncièrement hollandais, le grand Rembrandt et les maîtres secondaires qui ont fait du tableau de genre l’exacte représentation de la vie familière de leur patrie, Gérard Dow, Metzu, Miéris, Jean Steen. Le tableau de genre hollandais, c’est l’œuvre du genius loci de Leyde, comme le paysage hollandais est l’œuvre du genius loci de Harlem, patrie de tant de grands paysagistes, Ruysdael, Wynants, les Wouwerman, Berghem. Leyde et Harlem, c’est là qu’il faut chercher la réelle originalité de la civilisation hollandaise, partout ailleurs mélangée d’alliage flamand ou germanique. Les deux villes se partagent entre elles le génie propre du pays, les particularités curieuses qui l’ont rendu si intéressant pour les autres peuples : à Leyde appartiennent les savans, les Elzevir, les ménagères, le tableau de genre et Rembrandt ; à Harlem, les tulipes et les hyacinthes, la peinture de paysage et Ruysdael.

L’originalité de cette physionomie est aujourd’hui pour le visiteur le véritable intérêt de Leyde ; mais cette âme de la vieille Hollande circule invisible à travers la ville, et n’a laissé ici aucun de ces grands témoignages qui partout ailleurs la font apparaître aux yeux. Ici pas de Taureau de Paul Potter, pas de Leçon d’anatomie, pas de Ronde de nuit, pas de Milices bourgeoises, pas de ces portraits d’arbalétriers qui décorent l’hôtel de ville de Harlem. Leyde est veuve de tout art, et des innombrables productions de ses glorieux fils, aucune n’est restée pour la décorer, pour donner le signalement de ses mœurs et de son caractère. Nulle servante de Gérard Dow et de Miens n’est restée ici pour nous dire : Leyde est par excellence la ville de la propreté. Nulle grosse farce de Jean Steen n’est accrochée à ses murailles pour nous rappeler que cette ville studieuse fut aussi une ville de joyeuse humeur, et que son peuple eut toujours un goût prononcé pour les bonnes choses de ce monde. Passe encore que Leyde soit veuve de son Rembrandt ; Rembrandt est l’interprète général de toute une nation, bien plus, de toute une communion ; mais l’absence de son Gérard Dow et de son Jean Steen prive vraiment de toute voix le génie même du lieu, et l’empêche de se faire reconnaître au visiteur qui ne sait pas le deviner[2]. Ici une réflexion qui a son importance se présente à notre pensée : quand vous voulez découvrir l’âme vraie d’une localité, ce n’est pas aux très grands génies qui en sont sortis qu’il faut vous adresser, car, en vertu de l’expansion qui est en eux, leur nature rayonne hors de l’enceinte étroite de leur ville ou de leur bourgade ; de tels hommes expriment l’âme d’un peuple, quelquefois même un état d’âme universel. Les génies de second ordre ont au contraire une saveur de terroir très prononcée. En Rubens est la personnification de toutes les Flandres ; mais l’humeur anversoise proprement dite se retrouve dans Jordaens. Le génie de Titien échappe en grande partie à Venise ; mais toutes les magnificences de la ville des doges vivent dans Véronèse. Un Molière, enfant de Paris, est un interprète de la France ; mais l’esprit parisien proprement dit respire avec tout son vif entrain dans Regnard. Quiconque voudra connaître les caractères particuliers des diverses villes italiennes, savoir en quoi les mœurs de Cologne différaient de celles de Ferrare, celles de Florence de celles de Sienne ou de Pise, devra bien plutôt le demander à Bandello qu’à Boccace. C’est ainsi que Gérard Dow et Jean Steen sont les représentans de Leyde, tandis que Rembrandt est le représentant de la Hollande entière. L’âme populaire de Leyde a donc perdu tous ses interprètes, et la ville est restée strictement universitaire. Ici la muse est l’érudition : les musées, sont les galeries archéologiques, les collections savantes, les bibliothèques. En dehors de ces collections, Leyde n’a d’autre intérêt rétrospectif que son hôtel de ville, amusant édifice d’un goût enfantin et baroque, qui n’a rien à démêler avec les lois de la beauté, mais où sont réunis quelques souvenirs du fameux siège et quelques peintures commémoratives, entre autres un tableau moderne représentant le dévouaient du bourgmestre Adrien van der Werff, lequel, pour le dire en passant, était originaire non de Hollande, mais d’Anvers, où, paraît-il, sa famille existe encore. A propos de van der Werff, je me suis parfois surpris à douter qu’il ait tenu le beau discours légèrement cicéronien que les historiens lui prêtent. Ceux-ci auront très probablement arrangé à la façon de Tite-Live quelque énergique parole populaire par laquelle le bourgmestre de Leyde aura enlevé les cœurs de tous ces affames qu’il devait sauver malgré eux. Une harangue de Salluste, si sublime fût-elle, aurait, selon toute apparence, été fort impuissante sur ces malheureux, qui étaient alors dans cet état où, selon un véridique proverbe, le ventre n’a point d’oreilles. Il est beaucoup plus vraisemblable que van der Werff, qui connaissait son peuple, aura dit avec une pantomime expressive : « Vous avez faim, et c’est pour cela que vous parlez de vous rendre ; eh bien ! mettez-moi dans le pot et faites-moi bouillir, cela vous fournira de la soupe, » ou quelque chose d’approchant. L’histoire nous a conservé les discours et les ordres du jour dans lesquels, à son entrée en Italie, Bonaparte montrait la Lombardie comme une proie à ses soldats ; mais une tradition orale nous a transmis un résumé de ces harangues qui est trop caractéristique pour n’avoir pas été prononcé. « Du pain ! vous osez me demander du pain ! aurait-il répondu dans un moment où il était embarrassé des réclamations de ses soldats ; eh ! dans huit jours vous en aurez à ne savoir qu’en faire. » Voilà un mot qui sacre pour le commandement celui qui est capable de le faire accepter comme paiement des exigences de la nature.

Leyde possède un plantage, un parc, où les habitans, sans sortir de leur ville, peuvent aller rafraîchir leurs yeux aux rians aspects de la nature. Ce gracieux spectacle, invariablement répété dans toutes les cités que je traverse, finit par me suggérer la réflexion que le souverain actuel des Français est resté singulièrement Hollandais de souvenir et d’imagination. Ces transformations qu’il a fait subir à nos bois de Boulogne et de Vincennes, ces parcs dont il trace le plan dans les villes où il séjourne, — à Plombières par exemple, — c’est à la Hollande beaucoup plutôt qu’à l’Angleterre qu’il en a emprunté l’idée. Le décor verdoyant dont il a doté nos villes, c’est le décor invariable des villes hollandaises. Quelquefois même, quand la ville est petite, elle se confond avec ce décor, et alors elle a l’air d’avoir été bâtie pour lui. Arnheim, enserrée par son superbe boulevard et envahie de tous côtés par un charmant paysage, ressemble à une miniature de ville que l’on aurait bâtie dans un grand parc pour en varier les aspects. Les hommes traduisent involontairement leur âme jusque dans les petits détails de leur existence, et ces parcs, aimables aux yeux de l’artiste et salutaires aux poumons du peuple, ont une importance pour l’observateur des phénomènes politiques. Rien ne fait mieux comprendre la profonde différence qui sépare les temps où nous vivons de la société d’autrefois que la comparaison de l’ancien système de promenades avec le nouveau. L’ancien système de promenades était aristocratique comme la société ; notre nouveau système est démocratique. Autrefois on plantait une promenade pour les siècles ; il lui fallait la durée pour grandir, et bien des générations s’écoulaient avant qu’apparût celle qui pouvait jouir réellement de ses ombrages. Le luxe moderne de nos promenades au contraire, ce luxe composé de verdure, de fleurs et d’arbrisseaux, qu’il est frais, mais qu’il est éphémère et fragile ! On dirait qu’il n’y en a là que pour une saison, et qu’il faudra renouveler incessamment le bail à court terme passé avec la nature. Oui, mais ceux même qui ont plan de ce parc ont pu en jouir ; ces fleurs sans durée qu’un printemps emporte, un printemps les ressuscite ; ces arbrisseaux dont l’orage respecte la modestie pliante et souple peuvent, en cas d’accidens, être remplacés du jour au lendemain, les vents et les pluies du ciel balaient et lavent la poussière qu’un jour de trop grand soleil répand sur ce luxe verdoyant étalé à ciel ouvert. Ainsi des générations des hommes dans les sociétés démocratiques : mobiles et éphémères, elles passent comme le printemps de l’année, fleurissent et se dessèchent en quelques heures ; elles se succèdent aussi sans plus d’interruption que les printemps. Comparez à ces modernes plantages le seul spécimen de promenade à l’ancienne mode que contienne, je crois, la Hollande, le mail d’Utrecht. Cette promenade fut établie, dit-on, avant l’arrivée des Espagnols dans le pays, ce qui lui donne, comme vous voyez, de respectables quartiers historiques, et nous reporte aux derniers temps de la domination des anciens princes-évêques. Elle a le premier et le plus essentiel caractère des aristocraties, la durée et l’immutabilité. Elle en a aussi le second et le plus moral, la sévérité et la noblesse. Notre Louis XIV, qui s’y connaissait, ne fit point devant cette promenade la dédaigneuse grimace qu’il avait faite devant la peinture hollandaise, et lui qui avait dit à propos des Teniers et des van Ostade : « Enlevez ces magots de mes yeux, » lorsque ses troupes entrèrent à Utrecht, il fit ordonner qu’on respectât cette avenue dont le caractère majestueux était si bien d’accord avec ses goûts. — Que c’est beau, mais que c’est triste et taciturne ! Huit rangées de tilleuls, noblement espacées, quatre d’un côté et quatre de l’autre, séparées par une spacieuse allée, s’étendent en ligne droite sur une longueur de près de trois quarts de lieue. On ne saurait rien imaginer de plus imposant ; toutefois se promener sous ces allées est vraiment aussi peu un plaisir que possible. Vaste est l’espace, et pourtant l’air respirable y manque ; il semble que l’âme subisse une sorte de contrainte, et qu’elle perde toute élasticité. A vos pieds, pas un brin d’herbe, rien que les nobles flots d’une poudre séculaire lentement amoncelée ; aussi, lorsque vous brossez vos vêtemens, vous avez le privilège de vous dire que vous avez été au moins noblement sali : la poussière que vous secouez n’est pas une poussière roturière du matin ou de la veille, c’est une poussière qui date peut-être du XVIe siècle et que soulevèrent autrefois les miquelets du duc d’Albe. Cette promenade a cependant une verdure, puisque ces arbres ont un feuillage ; mais cette verdure est perchée si haut que les oiseaux du ciel peuvent seuls en jouir. Oh ! comme on soupire après les brimborions de verdure de nos parcs modernes, après leurs arbrisseaux plantés de la veille, et comme on pense qu’il est vrai, l’antique adage qui disait que gaîté n’est pas compagne de grandeur !

Le musée d’antiquités, qui est fort riche, présente à ceux dont l’imagination ne dédaigne pas les violentes sensations de l’écrasement de remarquables sculptures de divinités indiennes, et à ceux que l’amour de la science rend capables de braver l’horreur il offre la plus complète collection de momies égyptiennes. C’est un des plus laids spectacles qu’on puisse voir que celui de ces corps noirs, desséchés, et qui, dans la longue habitation du sarcophage, ont échangé la forme humaine contre celle du singe. Crocodiles sacrés, ibis, serpens, chats et ichneumons ont aussi partagé ce triste privilège de l’immortalité ; plus heureux que l’homme, ils ont au moins conservé dans cette longue mort la parfaite pureté des formes de leurs espèces. En parcourant cette galerie funèbre, je me suis surpris à murmurer le vers de Dante :

O vana gloria dell’ umane posse.

ô vaine gloire des grandes pensées et des grands sentimens de l’homme ! Peu de choses sont plus grandes dans l’histoire morale de l’homme que cette obsession de l’idée d’éternité qui s’était comme assise sur l’âme des anciens Égyptiens avec la pesanteur d’une pyramide sur les sables du désert. C’est la terreur de la mort et le respect de la forme humaine qui avaient présidé à ces pratiques de l’embaumement, et elles ont abouti à créer la plus parfaite image de la mort qui se puisse rêver, pis que cela, la plus parfaite image de la décrépitude. Méphistophélès, qui ne perd jamais ses droits en ce monde, s’il visitait cette galerie avec le docteur Faust, ne manquerait pas de lui faire remarquer que les Égyptiens, en voulant sauver de l’anéantissement leurs morts chéris, les ont condamnés, résultat grotesque, à l’éternelle caducité. Toutes les momies en effet, quel que soit leur âge ou leur sexe, sont caduques et séniles. Infortunées momies ! est-ce que le sein de la nature n’eût pas été un tombeau plus doux ? est-ce que la dissolution au sein de cette éternelle fontaine de jouvence ne leur aurait pas mieux assuré le privilège de l’immortalité ? Peut-être aujourd’hui, après avoir traversé des élémens sans nombre, vivraient-elles sous une forme aimable, au lieu d’être retenues captives dans les liens d’une mort hideuse ! Trois fois heureuses sont-elles quand, broyées en couleur sur la palette du peintre, elles servent à réchauffer les ombres noires des toiles de quelque Ribeira ! trois fois heureuses celles dont l’ignorante médecine du passé se servit pour calmer les convulsions des épileptiques, ou que les sorcières mêlèrent à leurs philtres d’amour ! Au moins celles-là ont été associées à la vie humaine. Le mouchoir magique qu’Othello donna en cadeau à Desdémona et qui causa la mort de la douce patricienne avait aussi été teint dans la liqueur balsamique d’une momie, et c’est la meilleure fortune qui leur soit arrivée que ce service rendu à la poésie. Ah ! si le musée grec de Leyde, pensions-nous durant notre promenade, était aussi complet que la galerie égyptienne, voilà où nous trouverions la véritable idée de l’immortalité ; mais quoi ! tout maigre que soit ce musée, ne s’y rencontre-t-il pas un bel échantillon de sculpture où cette idée se laisse lire, cette tête d’Apollon, sereine et correctement belle, et qui dit avec une éloquence si simple : La beauté immuable au sein du calme immuable, voilà l’immortalité ?

On a décrit plusieurs fois la précieuse collection japonaise du colonel Siebold, et on a très bien dit ce qui en fait l’attrait. C’est moins un musée qu’une collection de bric-à-brac ; par cela même, elle nous initie de plus près à la vie intime des Japonais que la collection de La Haye elle-même, si riche et si choisie. Nous ne reviendrons pas, après les voyageurs dont les récits sont entre les mains de tout le monde, sur les principales merveilles de ce musée, bijoux, bronzes, ivoires. Nous voulons cependant dire quelques mots sur une partie de cette collection qui en est pour nous le véritable intérêt, la collection des images et dessins coloriés. La plupart de ces images routent sur ce sujet dont l’imagination chinoise et japonaise, plus fine que grande, semble ne pouvoir sortir, la représentation de la vie intime et bourgeoise. Nous y suivons l’existence d’une famille japonaise à toutes les heures du jour et du soir, au lever, à la toilette, aux repas, recevant des visites, chantant sur la guitare sa musique indigène, à sa maison de ville, à sa maison de campagne. Plus précieux que ces scènes de la vie intime sont les dessins qui représentent des paysages. Là les Japonais se montrent artistes vraiment supérieurs, quelquefois grands, et toujours d’une adresse consommée. Un de ces paysages, peu remarqué, je le crois, enfoui qu’il est dans la masse des objets, est un cauchemar vraiment étrange. Un courant d’eau torrentueux et profond coule entre deux murailles implacables de rochers qui l’étreignent avec force et montent à pic jusqu’à une hauteur des plus respectables. Le fleuve tourne, les parois de la muraille de pierre tournent aussi avec lui, absolument comme deux geôliers qui accompagnent les mouvemens d’un prisonnier. Rien que cela, et l’on frissonne ; c’est la plus sinistre image de solitude coupable que j’aie vue ; jamais décor de mélodrame n’a été aussi saisissant, surtout aussi simplement conçu. Ce qui distingue les paysagistes japonais, c’est une faculté que l’on rencontre également dans la poésie descriptive des Chinois au plus haut degré, la faculté de reproduire les surfaces extérieures des choses, comme s’ils étaient doués du pouvoir de les écorcher et d’en transporter l’épiderme sur leurs tableaux. Deux des phénomènes de la nature entre autres, l’eau courante et la neige, sont attrapés par eux avec une habileté extraordinaire. Quelque précieuse néanmoins que soit la collection Siebold, c’est à La Haye qu’il faut aller pour voir le chef-d’œuvre de l’art japonais : nous voulons parler de quatre tableaux émaillés sur cuivre représentant, comme toujours, des scènes de la vie domestique, et qui se trouvent au musée des curiosités. Lorsque les yeux viennent largement de se repaître des chefs-d’œuvre de l’étage supérieur, ces tableaux émaillés composent le plus admirable dessert de friandises. Rien que colorations tendres et fragiles unies dans la plus suave harmonie, lilas, vert de pousses d’avril, rose de pêcher en fleur, blanc mat de lait reposé, gris-perle, bleu pâle ; c’est vraiment un printemps de couleurs. Deux tableaux hollandais, également émaillés sur cuivre, sont placés au-dessous de ces chefs-d’œuvre d’une finesse si harmonieuse, comme pour servir de contraste et faire ressortir la supériorité de ces artistes de l’extrême Orient. Oh ! que les couleurs en paraissent crues, barbares, que les paysages en paraissent lourds et secs, et que l’aspect général en est maussade ! Le véritable musée de Leyde, c’est la salle du sénat à l’académie, galerie de portraits qui mérite le nom de collection historique par le grand nombre de noms illustres qui s’y trouvent réunis. Si vous avez jamais pu douter que le visage de l’homme est le parfait miroir de son âme, ne manquez pas, quand vous serez en Hollande, d’aller rendre visite aux deux sénats académiques de Leyde et d’Utrecht, et puis comparez les impressions que vous aurez éprouvées. Tous les professeurs d’Utrecht morts sans célébrité ou bien en possession d’une renommée des plus modestes ont d’honnêtes et décentes physionomies, sans autre caractère que cette distinction légèrement banale qui résulte des habitudes d’une bonne tenue, et qu’on a le droit d’exiger de quiconque exerce certaines fonctions. A Leyde, quelle différence ! Le sénat d’Utrecht nous fait assister à une procession d’ombres officielles, le sénat de Leyde à une réunion d’hommes vivans. Chez ceux-ci visiblement, la vie intellectuelle a été intense, passionnée, sérieuse, enthousiaste, et la nature les a récompensés en gravant sur chacun de leurs visages la marque d’une âme originale. Entre eux et leurs confrères d’Utrecht, il y a la même différence qui sépare un moine mystique d’un marguillier, et un abbé mitre d’un membre de. conseil de fabrique. Ce sont des savans pour tout de bon, et non des messieurs qui ont rempli des charges honorables, Celui-ci a aimé la science comme une maîtresse, source de voluptés profondes ; celui-là l’a respectée comme une matrone légitime chargée de continuer la chaîne morale qui relie les différentes générations des hommes ; cet autre l’a adorée comme une religion. Tous ont des visages pleins de caractère, et quelques-uns même sont extrêmement jolis. En écrivant ce dernier mot, j’ai surtout présent à l’esprit l’élégante et noble figure de S’Gravesande, l’ami de Newton, figure si bien faite pour attirer l’attention d’autres muses que celle de la philosophie naturelle, et qu’Euterpe et Terpsichore elles-mêmes auraient pu regarder avec intérêt. Aussi que d’hommes illustres.ont professé ici depuis Juste Lipse jusqu’à Boerhaave ! Gomar et Arminius sont là, chacun avec la physionomie de ses doctrines. Le visage de l’érudit Runhkenius possède un caractère de solidité bourgeoise dont le portrait de M. Bertin, par M. Ingres, peut seul donner une idée lointaine (en faisant abstraction de la beauté des traits toutefois). En contemplant ce visage robuste et bien d’aplomb, on pense à une sorte de savant à l’ancienne mode, d’une érudition invincible, riche d’un arsenal comble de faits, de textes, d’opinions, et tout prêt à écraser n’importe quel adversaire sous une grêle de citations. Tout autre est Albert Schultens, le créateur de la philologie comparée, visage blême, maladif, pensif, un peu triste ; on dirait, tant la faiblesse et la finesse sont parfaitement unies, un homme qui porte une idée dont le poids l’accable. Parmi ces portraits, il en est deux qui nous intéressent particulièrement. Le premier est celui de Saumaise ; figure laide, sèche, vive, en bloc très française, et, j’en suis fâché pour les amis des lumières, parfaitement spirituelle. Ah ! mon Dieu, oui ! cet obscurantiste de Salmasius, ce défenseur du droit divin selon les doctrines de Jacques Ier et de Charles Ier, cet adversaire malheureux du grand Milton possède un nez de furet, des yeux malicieux et une physionomie mobile qui n’est pas sans attrait. Le second est celui de Joseph Scaliger, que nous pouvons à la rigueur appeler notre compatriote, puisque son père, le féroce Jules-César, le mit au monde à Agen. En réalité, Joseph Scaliger est un Italien, et on s’en aperçoit bien à sa physionomie. Ah ! voilà un visage qu’on n’oublie pas, celui de ce Scaliger ! Figurez-vous un mélange de cardinal romain, d’artiste de la renaissance, de magnifico de Venise et de brigand des Calabres, et vous aurez une idée du visage de Joseph Scaliger avec son nez d’aigle, ses traits maigres et accentués, sa physionomie mi-partie de grand seigneur, mi-partie d’artiste. Toutes les autres figures de savans, si caractérisées pourtant, s’effacent et deviennent humbles devant celle-là. Quel feu étrange y eut-il donc dans cette Italie des siècles antérieurs ? En rencontrant ce visage de Scaliger après ceux de tous ses illustres confrères, j’ai ressenti juste la même impression que j’avais éprouvée quelques jours auparavant au musée de La Haye, lorsque après avoir contemplé les chefs-d’œuvre hollandais je m’étais trouvé brusquement en face d’un chef-d’œuvre du Titien provenant de la galerie du feu roi Guillaume. Cette toile merveilleuse avait vraiment l’air d’être plus étonnée de se voir à La Haye que le doge de Gênes ne le fut jamais de se voir à la cour de France. Un seigneur assis devant un clavecin tourne la tête vers une jeune femme entièrement nue dont la personne présente avec la plus admirable perfection les deux caractères de la beauté telle que la comprend Titien, la force dans les membres et le tronc, la grâce dans les traits et la physionomie, — un corps robuste, sain et irréprochable surmonté d’une tête mignonne et aux séductions irrésistibles. Nul contraste ne peut être plus grand que le contraste entre ce poème de la chair et les chefs-d’œuvre familiers qui l’entouraient, et qui restaient un instant écrasés sous cette splendeur. Tel le portrait de Joseph Scaliger parmi les portraits de ces autres savans de toute nation, hollandais, allemands, français.


II. — L’hôtel de ville de Harlem

D’ordinaire on quitte la Hollande sans exécuter le petit voyage de Rotterdam à Gouda, et nous devons à notre collaborateur M. Réville de ne pas nous être rendu coupable de cette négligence. Gouda, petite ville aujourd’hui muette et dédaignée, fut autrefois l’enfant gâté de la Hollande et la favorite de la noblesse des pays voisins. Municipalités et corporations hollandaises, chapitres de chanoines, princes et rois, lui ont comme à l’envi prodigué les caresses, ce dont témoignent les admirables vitraux de son église. Ce vitrail a été donné par les seigneurs du Sud-Hollande, celui-là par le peuple de Dordrecht, ce troisième par le duc d’Aremberg, ce quatrième par Philippe II, celui-ci par les chanoines d’Utrecht, celui-là par Marguerite d’Autriche, cet autre enfin par le Taciturne lui-même. Ainsi les ennemis les plus irréconciliables se sont trouvés au moins d’accord pour rivaliser de bienveillance en faveur de l’heureuse Gouda. Si jamais vous visitez cette église, vous voudrez bien arrêter particulièrement votre attention sur le second vitrail, qui est un don des bourgmestres de Harlem, et cela pour deux raisons. La première, c’est que ce vitrail, bien qu’un des derniers en date, se rapproche plus que tous les autres de l’ancien système de peinture sur verre du moyen âge. Il laisse passer la lumière avec plus de douceur, ce qui tient peut-être à ce que la couleur jaune clair y est prédominante ; les lois de la perspective y sont imparfaitement observées, et les diverses parties de l’action s’y superposent l’une à l’autre à peu près sur un même plan. Ce vitrail est donc le seul qui rappelle la naïveté et la couleur des vitraux du moyen âge ; pour tous les autres sans exception, qui représentent de grandes compositions à la manière dramatique flamande et sont de véritables tableaux sur verre, la renaissance est venue depuis longtemps avec toutes les conditions nouvelles qu’elle a imposées à l’art, et qui ont été fidèlement observées par les artistes. La seconde raison, c’est que ce vitrail représente une action qui figure au premier rang parmi les titres de noblesse de Harlem. Lors de la troisième croisade, celle de Frédéric Barberousse, de Richard Cœur de Lion et de Philippe-Auguste, ce furent les Hollandais de Harlem, placés sous les ordres de Guillaume, fils du comte Florent de Hollande, qui ouvrirent aux princes croisés le passage de Damiette, en mémoire de quoi Harlem joignit désormais une épée d’argent aux quatre étoiles qui composaient ses armes. C’est cet événement, resté cher à Harlem, où l’on voit encore le modèle du vaisseau qui portait Guillaume et ses compagnons, que représente le second vitrail de l’église de Gouda.

Harlem est la plus noble ville de la Hollande dans toute l’acception que les aristocraties donnent à ce mot noble, celle qui contient les souvenirs les plus antiques. Harlem est allée aux croisades, ce qui veut dire non que cette ville a seule fourni des soldats aux armées chrétiennes, mais que ses fils sont les seuls Hollandais dont l’histoire ait conservé un exploit digne de souvenir. Lorsque le comte Guillaume, élu empereur d’Allemagne en opposition avec le grand Barberousse, institua les heimraders du Rhmr sorte de conseil chargé de protéger les populations contre les inondations du fleuve, Harlem eut l’honneur de fournir deux de ses notables à cette institution. Harlem fut le siège de l’ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Quant à la part qu’elle prit à l’œuvre de la délivrance, point n’est besoin de la rappeler ; les détails du fameux siège, une des luttes les plus féroces dont l’histoire fasse mention, sont sans doute présens à toutes les mémoires. Harlem se vante fort à tort, je crois, d’avoir inventé l’imprimerie, et oppose son Laurent Coster à Gutenberg ; mais elle possède la gloire plus certaine d’avoir créé la peinture de paysage : ce sont les yeux de ses fils qui les premiers découvrirent l’existence de la nature et la virent dans sa nudité familière. A tous ces titres de gloire, Harlem en joint un dernier qui lui conserve encore aujourd’hui, toute déchue qu’elle est, une supériorité des plus respectables. Elle a été et est encore, pour ainsi dire, le greffier, le notaire, des actes dignes de mémoire et des grandeurs de la Hollande, et c’est de quoi porte témoignage son hôtel de ville, qui n’est ni plus ni moins que le dépôt des archives historiques des provinces néerlandaises, archives représentées par des images peintes, et continuées sans lacune d’aucune espèce jusqu’au XVIIIe siècle, où commença la décadence de cette ville.

Là se trouvent les portraits des anciens souverains de la Hollande depuis le premier Thierry jusqu’à l’empereur Maximilien, série qui primitivement formait comme une sorte de longue frise de peinture placée dans un couvent de carmélitains et qui fut sauvée des fureurs des destructeurs d’images par les bourgmestres de Harlem, L’ancienne maison dès chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem a déposé là aussi toute la série de ses commandeurs pendant deux siècles. Plus loin, un des premiers peintres de la Hollande, Jean van Scorel, élevé du Flamand Jean de Mabuse, nous a transmis les portraits de ceux des chevaliers de Harlem qui avaient fait le voyage de Jérusalem, tous en armure et à la main la branche de palme, insigne antique des pèlerins, puis beaucoup de portraits des princes d’Orange, pour la plupart, il est vrai, des copies, quelques-unes d’après Miereveldt, et un certain nombre de portraits de bourgeois et de bourgeoises historiques, par exemple celui de cette victime du duc d’Albe, Jean Gaal Glaasz, bourgmestre de Harlem. Au milieu de cet amusant et instructif bric-à-brac de la vieille Hollande, intéressant surtout pour l’histoire, deux toiles peuvent attirer particulièrement l’attention des artistes. L’une, la Nuit de Noël, œuvre de Lastman, le maître de Rembrandt, est surtout remarquable en ce qu’on y surprend un vague sentiment du brusque rayon lumineux qui a produit chez le, grand peintre tant d’effets d’incomparable magie. L’autre est un tableau de Honthorst, la Chansonnière, caricature de la vie des rues de Hollande, sans autre charme que celui d’une réalité enlevée avec esprit et verve comique, mais curieuse en ce sens que la copie de la réalité y est faite non avec le fini des peintres de l’époque suivante, qui eurent le bon esprit de transformer en miniatures les personnages de leurs tableaux de genre, mais dans de grandes proportions et presque selon le système italien. De tous les premiers peintres hollandais, Honthorst est peut-être celui qui donne le plus l’idée de la manière dont quelques-uns de nos modernes artistes ont compris l’imitation de la réalité.

La partie vraiment intéressante de ces archives peintes est la partie moderne, celle qui se rapporte à l’âge d’or de l’indépendance hollandaise, c’est-à-dire les peintures de van der Helst et de Franz Hals. Sans sortir de France, nous avons une idée très complète de la peinture hollandaise de genre et de paysage ; mais il faut aller en Hollande pour se rendre compte de ce que fut cette peinture démocratique illustrée par van der Helst, Franz Hals, Franz Grœbber, Pierre Auraadt, vingt autres encore, parmi lesquels Rembrandt en personne. L’inspiration première de cette peinture est une audace naïve des plus amusantes, à laquelle on pardonne facilement, puisque nous lui devons plusieurs chefs-d’œuvre. Figurez-vous qu’une sorte de fièvre de vanité s’emparant de nos diverses administrations municipales, toutes jusqu’aux plus chétives voulussent avoir leurs portraits collectifs, administrations de toutes les mairies de Paris, administrations de tous les bureaux de bienfaisance, administrations de tous les monts-de-piété, de tous les hospices, de tous les établissemens publics, de banque, états-majors de tous les corps de la garde nationale. Ce n’est pas seulement l’hôtel de ville de Harlem, c’est encore celui d’Amsterdam et bon nombre d’édifices municipaux de la Hollande qui sont pleins de ces singulières archives peintes. Les trois chefs-d’œuvre que l’on voit à la Trippenhuys d’Amsterdam, le Repas de la milice bourgeoise de van der Helst, la fameuse Ronde de nuit et les Syndics des drapiers de Rembrandt appartiennent à ce genre de peinture. Il y a mieux, la Leçon d’anatomie rentre en plus d’un sens dans cette catégorie, car ce tableau fut composé par Rembrandt pour la guilde des chirurgiens, et les nouveaux biographes du grand peintre[3] nous apprennent qu’avant le chef-d’œuvre du maître il y avait eu nombre de travaux analogues exécutés pour la corporation des chirurgiens d’Amsterdam. Ce genre de peinture a deux défauts qu’il est à peine besoin d’expliquer au lecteur : le premier, c’est qu’il n’amuse qu’un instant ; le second, c’est que le mérite en est avant tout un mérite de métier, et qu’il n’y faut pas chercher autre chose que les qualités de main du peintre. Si tel tableau attire et accapare votre attention, il en faut faire exclusivement honneur à l’artiste, le modèle n’y est pour rien. Il semblerait que ces tableaux dussent avoir une importance historique et ouvrir à l’imagination les portes de la poésie du passé ; en aucune façon. Ces personnages ont beau être éloignés de deux siècles, comme ce sont, après tout, les premiers venus qui ont posé, ils n’ont pas plus de choses à vous dire que ne vous en dirait aujourd’hui le premier passant accosté au hasard. Nulle forte vie morale ne se lit sur ces visages qui parlent tous uniformément d’une existence honnête et modérée, bien régulière, absorbée par des affaires qui, même de leur temps, n’eurent aucune sérieuse portée pour leurs contemporains. Ces personnages ont monté leur garde, fait quelques règlemens administratifs, distribué des secours aux indigens, présidé les repas et les réunions des corporations auxquelles ils appartenaient. Tout cela est parfaitement honorable, se dit-on devant ces énormes toiles, mais qu’est-ce que tout cela me fait ? et comme le portrait de Cartouche ou de la Brinvilliers aurait plus de chance de m’intéresser ! On se demande vraiment d’où a pu venir à ces bourgeoises personnes l’audace de se présenter devant la postérité vêtues de noir de pied en cap, et de croire qu’elles avaient chance de l’intéresser sans avoir seulement brûlé et rasé une pauvre ville, ou commis quelque action de violence d’un beau caractère et d’un intérêt romanesque… Mais quoi ! plus on regarde ces visages, moins on y découvre de capacité pour la violence et la passion ; nul ne vous dit : Prenez garde, une âme redoutable est cachée derrière les fenêtres de ces yeux ; aucun ne se laisse soupçonner d’un crime ou d’une espièglerie robuste. Eh ! que faire de tous ces gens-là ? Il n’y en a pas un seul qui serait capable de violer Lucrèce ou d’assassiner Clarisse Harlowe. Ajoutez que la plupart du temps la beauté des modèles ne rachetait en rien cette absence d’intérêt poétique. Quelquefois même ces personnages, mieux conseillés, auraient compris qu’ils avaient de sérieuses raisons de ne pas se faire peindre. Certains de ces tableaux sont de véritables caricatures ; dans le nombre, j’indique surtout les Régentes de la maison du Saint-Esprit, de Pierre Anraadt, qui se voit à l’entrée de l’hôtel de ville de Harlem ; la déférence que l’on doit aux personnes du sexe féminin, même lorsqu’elles sont douées d’une force musculaire à renouveler les exploits de la Brunehild des Niebelungen et qu’elles jouissent de la paix du Seigneur dans le sein d’Abraham depuis plus de deux cents ans, nous oblige de priver nos lecteurs de la divertissante description de ce chef-d’œuvre grotesque. Oh ! comme devant ces peintures, qui présentent les images de tant d’honnêtes gens, on sent par contraste le prix de l’Italie, et comme l’imagination s’élance avec bonheur vers ses bandits et ses sirènes.

Ce qu’il faut chercher dans ces tableaux, c’est donc exclusivement le talent des peintres : il est souvent fort considérable. Parmi la multitude des artistes qui se sont employés à ces archives coloriées, deux surtout veulent être cités, van der Helst et Franz Hals. Van der Helst, le plus remarquable des deux à mon avis, présente un caractère des plus singuliers et des plus embarrassans. C’est incontestablement un artiste de premier ordre. Comme science du métier, il ne le cède à personne. Ses figures sont peintes avec une fermeté pleine à la fois de franchise et de patience. Son coloris est vif et plaisant à l’œil ; le célèbre tableau du Repas de la milice bourgeoise est aussi frais encore aujourd’hui que s’il venait de sortir de l’atelier. Il y a mieux, il possède à un très haut degré le sentiment de la vie : eh bien ! qui nous dira pourquoi malgré tout cela van der Helst nous laisse sans satisfaction aucune, pourquoi nous quittons ses toiles avec la pensée qu’il manque là quelque chose que nous ne pouvons définir ? Ce qui manque à van der Helst, c’est un atome de ce don sans lequel les talens les plus forts et les plus variés ne peuvent nous sauver de l’infériorité, le génie. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à jeter les yeux sur la Ronde de nuit, qui fait face à son tableau du Repas de la milice à la Trippenhuys. Il y a entre ces deux toiles à peu près la même différence qu’entre un bal donné à l’hôtel de ville de Paris à la clarté du gaz et un bal donné sous la lumière de la lune par les fées et les génies. D’un côté tout est magie et poésie, de l’autre tout est froide magnificence. Certes ce n’est point l’éclat qui manque à la toile de van der Helst : que ces écharpes sont brillantes, que ces costumes sont riches ! A l’exception de la robe jaune de la petite blonde de la Ronde de nuit, et, si l’on veut, du pourpoint du seigneur qui est sur le premier plan, Rembrandt n’a pas eu recours à d’aussi pittoresques chiffons ; toutes les étoffes de son tableau sont de couleurs éteintes ou sombres, y compris le costume en velours rouge foncé de l’arquebusier qui est à l’un des angles du tableau. Cependant celle des deux toiles qui donne le plus le sentiment de la couleur, c’est la Ronde de nuit. C’est qu’il manque à la toile de van der Helst cette souveraine harmonie que Rembrandt a su mettre dans la sienne ; c’est que tous les élémens du tableau de Rembrandt ont été soumis à un seul, à l’élément magique de la lumière, tandis que chez van der Helst ces élément ne se sont pas fondus dans une unité poétique. L’œuvre de Rembrandt est une symphonie ; l’œuvre de van der Helst est une réunion de mélodies diverses qui, chantées en même temps et sur des tons différens, se contrarient l’une l’autre.

C’est cette absence de génie qui paralyse aussi le remarquable sentiment de la vie qui est chez van der Helst. Après avoir longtemps cherché pourquoi ces figures si vivantes de van der Helst me causaient si peu d’émotion, j’ai fini par découvrir que cette indifférence provenait de ce que l’artiste ne me menait jamais très avant dans le monde de l’âme, et ne dépassait presque jamais la frontière du tempérament physique. Ce que van der Helst indique surtout avec une netteté admirable, c’est le tempérament de ses personnages ; si l’on cherche bien, là est surtout son originalité, la qualité qui le sépare de tous les peintres de portraits, et dans laquelle il n’a point de rivaux. Van der Helst est le plus grand peintre de portraits du monde, s’il suffit pour cela de faire saillir cette âme matérielle qui résulte en nous de l’équilibre et du mélange des diverses humeurs. Quel était le caractère véritable de ses personnages, la trempe et la portée de leur âme ? Nous ne le voyons presque jamais très nettement ; en revanche, nous pourrions signaler avec la plus parfaite exactitude leur état de santé, nommer les maladies dont ils souffraient et dont ils étaient menacés, n’enseigne à la belle écharpe bleue qui est sur le devant du célèbre tableau du Repas de la milice est un sanguin qui fera bien de prendre garde à l’ivresse, car il est accessible aux congestions, et l’apoplexie pourrait bien être sa fin. Ce vieux gentilhomme qui se penche en tremblotant pour porter un toast est un nerveux déjà sur la limite de la paralysie. Le jeune Andries Bicker Andrieszoon, dont nous avons fait mention dans une de nos précédentes études, est un lympathique sujet aux étouffemens, comme l’indique son obésité précoce. Ce ministre protestant dont le portrait se voit à Rotterdam, et qui fait penser aux puritains de Walter Scott, est un bilieux dont le tempérament est encore en parfait équilibre, mais qui, à la suite d’une trop longue controverse et dans un jour de colère, pourrait bien sentir les premières atteintes de l’hépatite. C’est à cet art de peindre les tempéramens plus qu’à, toute autre qualité que le Repas de la milice doit d’être une œuvre d’une originalité très particulière, au lieu de n’être qu’un très beau tableau. Et ici je ne puis m’empêcher de faire cette réflexion, que van der Helst a trouvé dans ces repas de la milice d’autrefois les sujets qui s’accordaient le mieux avec son talent. Là où cette âme de notre tempérament physique se révèle le mieux, c’est à la fin d’un repas, lorsque la bonne chère l’a mis en joie et en mouvement. Alors la pourpre du sang anime les joues du sanguin et fait déborder le flot des paroles bruyantes ; le lympathique devient plus profondément rêveur et sur son front perle une légère rosée ; le nerveux est saisi d’une irritation de sociabilité ; quant à l’homme dont le tempérament est en bon équilibre, son œil devient humide, et, ses fibres se relâchant, sa personne entière trahit l’attendrissement. Toutes ces expressions de l’âme de la matière se rencontrent dans le Repas de la milice de van der Helst, et font à cette toile une place à part dans les œuvres de la peinture.

Nul bien décidément n’est prophète dans son pays, et van der Helst est une nouvelle preuve de la vérité de ce proverbe. Van der Helst, né à Harlem, ne figure dans les archives peintes de l’hôtel de ville que pour une seule toile, tandis que son maître (ainsi le veut une tradition incertaine), Franz Hals, né à Malines, y a déposé douze grandes toiles, dont deux restées inachevées. Ce genre de peinture où il s’agissait de représenter des personnages pris dans la vie ordinaire avec les proportions des figures de fresques était peut-être la seule combinaison qui permît d’allier les grandes allures de la peinture flamande à la précision hollandaise ; on pouvait introduire quelque chose du génie dramatique de Rubens et de Van Dyck dans ces grandes réunions de personnages qui exigeaient les groupes, les contrastes d’expressions. Un Flamand devait exceller dans ce mélange et en tirer à peu près tout ce qu’il pouvait donner, et Franz Hals n’a point failli à cette tâche ; mais est-il bien réellement le maître de van der Helst, comme on l’a prétendu ? Que pouvait-il apprendre à van der Helst ? Il ne lui a pas révélé ce genre, qui est essentiellement un genre national, ainsi que cet hôtel de ville de Harlem en fait foi ; quelques-uns des premiers peintres de la Hollande, Corneliszen de Harlem, Pieters Grœbber et autres, l’avaient pratiqué avant la grande époque de l’art hollandais. Quant au faire et au coloris des deux artistes, loin de se ressembler, ils sont à l’extrême opposé. La peinture de van der Helst est brillante, chatoyante, luisante ; celle de Franz Hals est d’un coloris vigoureux, mais sans miroitement. Il y a dans la peinture de van der Helst une extrême patience de rendu, il y a dans celle de Franz Hals au contraire une certaine affectation de négligence ; en vrai Hollandais, van der Helst accorde à tous les détails la même impartiale et minutieuse attention ; Franz Hals sacrifie beaucoup plus à la composition et aux suppressions qu’elle exige pour grouper les personnages ou attirer l’attention sur les figures principales. Van der Helst a donc profité aussi peu que possible des leçons de Franz Hals, s’il est vrai que celui-ci lui en ait donné ; Franz Hals en revanche a beaucoup profité des leçons que lui donnait indirectement la Hollande. S’il est exact, comme on le veut encore, qu’il ait influé d’abord sur Rembrandt, Rembrandt lui a certes payé ce service avec usure, car les procédés du maître de Leyde ont laissé visiblement des traces sur quelques-uns de ces tableaux.

Van der Helst est un artiste fort supérieur à Franz Hals, et cependant à première vue c’est Hals qui paraît le plus original. Cette illusion tient au faire du peintre, où se révèle une liberté que van der Helst ne se permet pas, que ne se permet aucun Hollandais à l’exception de Rembrandt. Il y a dans ces peintures de Hals une solidité, une vigueur, un relief, une chaleur de ton, qui au premier abord paraissent extraordinaires. Ses tableaux ont l’air d’avoir été peints de quelques coups de pinceau vigoureux, dont l’artiste ne s’est pas même donné toujours la peine d’effacer les traces ; mais sous cette fougue et cette spontanéité apparentes il nous semble apercevoir beaucoup d’étude, de patience et de soin. Cette crânerie et cette liberté ne laissent pas une impression bien nette de franchise, et sont plutôt chez Hals qualités acquises que qualités innées. C’est dans la classe des artistes de volonté qu’on doit le ranger, et non parmi les artistes fils de la nature. Néanmoins Franz Hals est un fort remarquable peintre, et il doit être cité immédiatement après Rembrandt parmi ceux qui en Hollande donnent le plus fortement le sentiment et l’illusion de la vie. Aussi les peintures de Franz Hals, quoique appartenant au plus froid et au plus ennuyeux des genres, ont-elles quelque chose de cet élément dramatique qu’on croirait n’appartenir qu’à la seule Ronde de nuit. C’est en lui que respire le plus fortement le sentiment d’orgueil démocratique qui donna naissance à ces archives peintes. Tous ces archers, arbalétriers et miliciens braillent à pleins poumons, gesticulent à tour de bras, s’attendrissent après boire jusqu’aux larmes, et fêtent la liberté avec cette chaleur et cette allégresse par lesquelles l’homme fête toujours les biens de date récente. Ce sont des parvenus de l’indépendance, on le voit bien ; l’habitude ne les a pas encore blasés sur le bonheur de la liberté, et c’est pour cela qu’ils respirent avec tant de jovialité, qu’ils s’enivrent avec tant de cordialité, qu’ils tiennent leurs drapeaux d’un air si fanfaron et portent leurs feutres avec tant de fierté. Comme ils ont dû être heureux, — surtout ces archers de Saint-George, dont les types et les attitudes révèlent, à ne pas s’y tromper, un corps exclusivement composé d’élémens plébéiens, — de se voir traités par le peintre tout comme s’ils étaient des Orange, des Egmont et des Bréderode ! On croit entendre d’ici leurs naïves exclamations : « nous y sommes tous, tous, l’enseigne sur le devant avec son drapeau entre les cuisses et rouge comme une écrevisse, le commandant debout, le sergent au second plan ; » mais, quelque joie que ces bonnes gens aient ressentie en se voyant ainsi pourtraicturés, il semble que le peintre en ait éprouvé une aussi grande à tracer leurs ressemblances. Aussi règne-t-il dans les peintures de Hals une cordialité démocratique très réelle et qui est vraiment touchante.

Deux observations qui n’ont d’importance que pour le moraliste nous ont frappé devant ces peintures de Franz Hals. La première est faite pour plaire aux partisans de l’inégalité des conditions. Hals a peint les officiers de deux compagnies d’archers, la compagnie de Saint-George et la compagnie de Saint-Adrien. L’une était composée de plébéiens et de bourgeois, l’autre de gentilshommes. Croiriez-vous qu’à première vue on devine la différence, et qu’on découvre avant enquête la composition particulière de chacun de ces deux corps ? Rien n’est pourtant plus vrai. N’est-ce pas là une piquante application des paroles de Sbrigani : « Je vous ai reconnu tout de suite pour gentilhomme rien qu’à la manière dont vous mangiez votre pain ? » La seconde observation, c’est que, parmi ces régens d’hôpitaux, administrateurs d’établissemens municipaux, syndics de corps de métier, beaucoup sont de la plus extrême jeunesse. Autrefois, dans la bourgeoisie comme dans la noblesse, on abordait fort jeune la vie publique, au lieu d’y entrer comme de nos jours fourbu par l’âge, mais en revanche ayant tout à apprendre. C’est à cette heureuse habitude que l’ancienne société doit en partie de s’être maintenue si longtemps en dépit de tant d’orages. Il est vrai que cet avantage résultait d’un fait que nous devons regarder comme un mal, la perpétuité et l’immutabilité des conditions, et qu’il nous est interdit par la hiérarchie forcément mobile de nos sociétés démocratiques. Toujours est-il que jamais aucun siècle avant le nôtre n’avait entendu parler de gérontocratie, et qu’il était réservé à notre époque de lumières et de progrès de créer et le mot et la chose.


III. — Rembrandt

Rembrandt est après Rubens le plus grand artiste que l’on rencontre dans les Pays-Bas. Leur originalité exceptionnelle les place l’un et l’autre hors de pair ; c’est là tout ce qu’ils ont de commun. Quant à leurs dissemblances, elles sont aussi profondes et aussi nombreuses que possible ; cependant ces différences peuvent toutes se résumer en celle que voici. Quelque prodigieux que soit le talent d’exécution de Rubens, c’est au-delà du métier qu’il faut regarder pour trouver l’homme de génie, tant la portée de ses pensées en dépasse l’expression, pourtant si merveilleuse. Au contraire, bien que Rembrandt ait exprimé des pensées et des sentimens d’une haute importance, c’est à l’artiste même, à l’homme du métier qu’il faut surtout s’adresser pour trouver l’homme de génie.

C’est mal louer Rembrandt que de l’appeler grand artiste ; le seul nom qui lui convienne est celui de maître sorcier. Son vrai coup de génie fut de découvrir un secret de la nature que personne n’avait soupçonné avant lui. Ce secret l’enchanta tellement par l’inépuisable fécondité des ressources qu’il fournit à l’artiste et par les merveilleuses applications qu’il en tira, qu’il ne put se défendre d’en exagérer la valeur. Il vit comme personne ne l’avait jamais vu avant lui et comme personne n’a su le voir après lui que la lumière, qui dans la nature est le seul véritable agent de poésie, était nécessairement dans l’art un agent souverain de magie, il vit que la peinture jusqu’à lui avait attribué à la forme des objets une fixité qui ne leur appartenait pas, et que notre monde, au moins à la surface, qui seule importe à l’artiste, est un monde fluide dont l’aspect varie incessamment.

Dans la nature, tous les élémens sont soumis au caprice de la lumière, et nous ne voyons pas une seule fois en notre vie les choses telles qu’elles sont réellement ; nous les voyons seulement telles qu’il lui plaît de nous les montrer de minute en minute. Les formes des objets diffèrent selon qu’elles sont plongées dans l’ombre ou dans la lumière, et avec les divers degrés d’ombre ou de lumière ; les couleurs surtout varient infiniment selon le plus ou moins d’intensité de la lumière qui les frappe. Qui n’a vu la cime d’un bois ou le feuillage d’un penchant de collines changer vingt fois de teintes en une heure selon l’état du ciel ? Ce ne sont là que les merveilles banales de la lumière du plein jour et des pays favorisés ; elle a bien d’autres propriétés singulières. Par exemple, croiriez-vous que les pays du coloris par excellence, ce sont les pays à climat brumeux et indécis, où le ciel d’ordinaire voilé ne laisse tamiser la lumière qu’à travers une fine gaze blanche de vapeurs nuageuses ? Il semblerait qu’une lumière très éclatante et très égale tombant à flots sur les objets dût mieux les faire ressortir ; point du tout, elle en triomphe pour ainsi dire, et en en triomphant elle noie les formes, éteint les couleurs. Adoucissez au contraire la lumière de façon à lui enlever toute splendeur, pâlissez-la, et aussitôt les couleurs, prenant leur revanche, vont resssortir avec un éclat mat, sans brillant, mais d’une solidité extraordinaire. C’est là un phénomène qu’ont pu observer tous ceux qui ont vécu quelque temps en Hollande, et qu’ont connu à merveille presque tous les peintres hollandais. Avec un ciel brumeux et voilé, chaque couleur, même la plus neutre conserve son importance et vaut par elle-même ; avec un ciel rayonnant, toutes, même les plus éclatantes, perdent une partie de leur caractère. Un des effets les plus extraordinaires de coloris naturel que j’aie vus a été dû au plus qu’ordinaire incident que voici : une servante, vêtue d’une robe de mérinos noir recouverte sur le devant par un tablier de coton blanc partant du cou, éclairée sur une des places de La Haye par cette lueur mouillée qui succède aux orages et ressemble à un visage souriant avant que ses pleurs soient essuyés. Je crus voir un van Ostade ressuscité. Tous les peintres, hollandais, dis-je, ont connu ce phénomène, et de nos jours même un artiste distingué, M. Israëls, dans ses tableaux d’Orphelines d’Amsterdam, a su en tirer le meilleur parti.

Ce phénomène, très particulier à la Hollande, est le point de départ de la découverte propre à Rembrandt. Il suppose en effet un pays où, le ciel étant habituellement voilé, il n’y a point ce qu’on peut appeler de champ de lumière, et où par conséquent la lumière se présente d’une façon intermittente, par jets, par rayons, par lueurs. Les obstacles que lui oppose une atmosphère brumeuse l’obligent à une sorte de lutte qui lui interdit de se montrer à l’état de vaste nappe éclatante, qui la divise et la fractionne pour ainsi dire ; en un mot, pour jaillir, il lui faut à tout instant se séparer de son contraire, qui est l’ombre. De là le phénomène du clair-obscur qui existe en toute réalité dans la nature de Hollande aussi bien que dans la peinture de Rembrandt. Il semblerait que cette lutte de la lumière dût être désavantageuse au point de vue pittoresque : pas du tout, c’est dans cette lutte que consiste sa véritable magie, car il en résulte les accidens les plus nombreux et les plus variés. Personne n’a mieux connu et ne connaîtra jamais mieux que Rembrandt les merveilles que l’on peut demander à chacune de ces formes accidentelles ; et à ces fractionnemens de la lumière, rayon, reflet, lueur. Voulez-vous créer un effet de féerie, employez le reflet d’une lumière qui s’avive subitement : nous avons tous pu remarquer l’incomparable gaîté dont s’illuminent les objets lorsque la flamme mourant tout à coup dans le foyer vient à s’élancer subitement ; alors les parois de l’appartement s’illuminent avec une sorte de transport d’allégresse, comme si un hôte invisible venait d’entrer. Voulez-vous créer un effet de magnificence, ayez recours au rayon. Voici une expérience que les pays à ciels voilés vous permettront de faire bien facilement : prenez la plus vulgaire des étoffes, un pauvre tapis d’hôtellerie par exemple, faites que la lumière perçant péniblement le voile froid du ciel laisse tomber un rayon, un seul, sur un des points de ce tapis ; à l’instant le point ainsi frappé va prendre une splendeur magique, splendeur qui sera due presque entièrement au voisinage immédiat de l’ombre. Ainsi l’ombre, loin d’être l’ennemie de la lumière, lui donne au contraire son plein effet, et son effet le plus vraiment poétique. Maintenant voulez-vous aller plus haut que les effets de magie ou de magnificence, voulez vous créer le miracle, employez la lumière sans reflet ni rayonnement, à l’état de lueur ; autrement dit, créez un clair au sein d’une ombre profonde. C’est le moyen que vous avez vu employé vingt fois dans les tableaux et les eaux-fortes de Rembrandt. Les Pèlerins d’Emmaüs sont remarquables sous ce rapport, mais plus remarquable encore est l’esquisse première de ce tableau, esquisse dont vous trouverez le fac-similé dans la Grammaire des arts du dessin de M. Charles Blanc. Dans cette pensée première, digne de toute sorte d’attention, car elle indique une intelligence des plus subtiles et des plus ingénieuses, Jésus vient de s’évanouir ; cependant son siège au milieu de la table révèle encore la récente présence du Dieu, car il est rempli par une lueur céleste[4]. Ainsi, pour créer un effet de magnificence, l’emploi du rayon ; pour créer un effet de féerie, la lumière reflétée ; pour créer un effet de miracle, la lueur. Rembrandt a connu et appliqué tous ces secrets de la lumière.

C’est cette connaissance des secrets de magie et de poésie que contient la lumière qui fait de Rembrandt un si grand artiste. On a dit très justement qu’il avait clos la liste des peintres originaux ; rien n’est plus vrai. Après lui, il y a eu des peintres savans et nobles, exprimant des pensées moins incertaines, ou même, si l’on veut, moins hétérodoxes, des sentimens plus élevés et plus purs ; mais il est le dernier qui ait interrogé directement la nature, et qui l’ait surprise au sein de ses mystères. Ceux qui aiment à rabaisser la gloire la mieux méritée pourront dire, il est vrai, que ce prétendu coup de génie devrait s’appeler plutôt une bonne fortune, car Rembrandt ne fut ce qu’il est que par le hasard de sa naissance. C’est la nature de son pays qui lui a révélé ces secrets de la lumière, et il est en effet douteux qu’il les eût jamais trouvés, s’il était né Italien, Français, ou seulement Flamand d’Anvers. Oui, cela est certain, Rembrandt n’a pas fait autre chose que profiter du spectacle des phénomènes de son pays ; mais comment, parmi tant de peintres pleins de talent, en a-t-il seul compris l’importance et le caractère ? Nous pouvons dire de Rembrandt ce que nous avons dit de Ruysdaël. Ruysdaël non plus n’a pas inventé une nature morose et mélancolique de fantaisie ; cette nature existe en toute réalité, et cependant aucun des artistes qui l’entouraient ne l’avait aperçue, et tous n’avaient reproduit à l’envi que le caractère le plus banal du paysage hollandais, sa fraîche gentillesse et sa douce gaîté. La sorcellerie de la lumière hollandaise existait avant Rembrandt, et cependant tous les peintres avant lui n’ont réellement bien compris qu’un seul de ses phénomènes, cette vigueur mate des couleurs qui est due à un ciel d’ordinaire voilé. Ce qu’il y a eu de véritable science de la lumière chez les Hollandais, depuis les effets de chandelle de Gérard Dow jusqu’à l’aimable clair-obscur de van Ostade, dérive de lui. Rembrandt et Ruysdaël ont exprimé à eux deux la Hollande tout entière dans son âme la plus cachée. A eux deux, ils ont surpris tout ce qui vaut la peine d’être vu et compris dans ce pays. L’un a surpris et révélé les secrets de sagesse, de mélancolie résignée, la philosophie du paysage hollandais ; l’autre a surpris et révélé les secrets de magie, la poésie de la lumière hollandaise. Si jamais la Hollande, éternellement menacée, disparaissait sous les flots, tant qu’il resterait un Ruysdaël et un Rembrandt, les hommes sauraient encore quelle fut l’originalité de cette nature évanouie.

Cette lumière de Rembrandt, à la fois riche et avare, brusque et insinuante, qui tantôt fait irruption et tantôt se faufile, est en harmonie merveilleuse avec les sentimens qu’il a exprimés et le monde qu’il a peint. Elle éclaire un monde humble, pauvre, dont les âmes comme les corps sont plongées dans l’ombre. Cependant un seul rayon suffit, là où il tombe, pour pénétrer toutes les parties de l’obscurité et faire apparaître ce qu’elle cachait. Rien ne peut échapper à l’atteinte de ce rayon en apparence si faible ; ici il éclaire directement la scène, ailleurs il l’atteint par lumière reflétée, plus loin il fait les ombres transparentes et rend visibles les ténèbres et ceux qui les habitent. C’est le plus merveilleux symbole de lumière évangélique que l’on ait jamais conçu. Lueurs des Pèlerins d’Emmaüs, splendeur de l’ange qui vient de quitter le vieux Tobie, lumière du Bon Samaritain, étoile de l’Adoration des mages, rayon de la Présentation au temple, comme votre éclat est faible en apparence, comme il est puissant en réalité ! Pareilles aux clartés morales que vous figurez, comme elles vous êtes douces, et comme elles de portée infinie. Ce rayon de la Présentation au temple, qui du sommet du temple tombe sur le groupe central, suffit pour éclairer le vaste édifice jusque dans ses recoins les plus obscurs et pour rendre visibles à une incroyable distance les moindres spectateurs de cette scène. C’est l’exacte représentation de ces lumières dont il est parlé dans les paraboles de l’Écriture, flambeau de la ménagère vigilante, lampe des vierges sages, lanterne sourde du divin veilleur de nuit qui viendra frapper à l’improviste comme un voleur. C’est la réalisation littérale du divin verset : « vous êtes la lumière du monde, et on allume une lampe pour la placer non sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. » Le rayon de Rembrandt n’est pas seulement une des plus merveilleuses inventions de l’art, il est une conception religieuse de la valeur la plus certaine.

C’est ce que le protestantisme a créé de plus grand dans l’art, et c’est en même temps l’expression la plus profonde qu’il ait donnée de son esprit. Le spectacle que créa le protestantisme, le Christ sortant du temple, échappant aux mains des docteurs, reprenant la vie des grandes routes, entrant dans les chétives hôtelleries, dans les humbles fermes, est aussi celui que nous présente Rembrandt. Rembrandt est le plus démocratique de tous les grands artistes en dépit de son amour pour les fanfreluches pittoresques, les oripeaux brillans, les bonnets de fourrures et les panaches dont il coiffe ses personnages, les colliers et les perles qu’il se plaît à montrer sortant de quelque humble bahut, spectacle curieux, assez analogue d’ailleurs à celui que présenta la Hollande de son temps, entassant et cachant avec un soin jaloux les plus précieuses richesses au sein d’une vie d’épargne avare. Ici encore, dans cet amour exagéré des choses brillantes, Rembrandt fut instinctivement un fidèle interprète de la Hollande de son temps, car un grand homme se trouve toujours, même par ses défauts et ses vices, plus près de l’âme de son pays qu’un homme ordinaire par ses mérites et ses vertus. Revenons à ses scènes religieuses. Son Christ est essentiellement le Christ d’un évangile démocratique, qui s’est conformé en toute humilité au mandat qu’il a reçu. Il s’est fait homme bien réellement, il porte tous les stigmates de notre pauvre condition. Sans beauté aristocratique et païenne, ce n’est pas là un Dieu qui servira jamais à ressusciter le culte des idoles. Sunt idola antiquorum, disait un jour en détournant dédaigneusement la tête pendant qu’on lui montrait des statues antiques le pieux pape Adrien d’Otrecht, compatriote de Rembrandt, qui, en dépit de son orthodoxie, eut par le fait de son origine septentrionale et de ses instincts de race quelques-uns des sentimens du protestantisme. Les christs de Rembrandt n’auraient jamais effarouché l’austérité du pieux Adrien. La chair ne leur est de rien, la grâce des lignes leur est inconnue, leur laideur physique est irréprochable ; c’est bien là le simple Fils de l’homme. Cependant une lumière morale, qui indique la présence d’une âme divine cachée derrière cette guenille charnelle, transfigure cette laideur et la préserve de toute vulgarité. Ce qu’il y a de divinité dans les christs de Rembrandt est marqué par un caractère fort subtil, le contraste entre l’âme et l’enveloppe qu’elle accepte. L’enveloppe est celle d’un homme du peuple, l’âme qui transperce au travers est une âme hors de toute condition, grande, triste, sérieuse, portant un signe de solitude ; mais cette âme est expansive en vertu même de sa loi, et communiquera forcément sa lumière à ceux qui l’approchent. Ce sentiment démocratique s’exprime encore plus fortement, s’il est possible, chez Rembrandt par le choix de ses sujets que par la manière dont il les traite. Les sujets qu’il emprunte à l’Ancien-Testament, lequel n’est pas marqué comme le nouveau d’un cachet uniformément populaire et où la variété du choix est plus grande, sont extrêmement caractéristiques. C’est l’histoire de Samson, type d’homme du peuple dans toute la force de l’expression, puissant portefaix devant le Seigneur ; c’est l’histoire de Suzanne, jeune femme faussement accusée par deux vieillards scélérats ; c’est surtout l’histoire de Tobie, qui semble avoir été particulièrement chère au peintre, prédilection d’autant plus remarquable que le livre de Tobie, ainsi qu’on l’a fait judicieusement observer, est au nombre de ceux que les protestans rejettent comme apocryphes. Cette proscription de l’orthodoxie protestante n’a pu cacher à Rembrandt la portée démocratique de cette belle histoire. Théologiquement en effet, l’histoire de Tobie n’est rien moins que protestante, car c’est par le mérite de ses œuvres encore plus que par sa foi que le vieux Tobie a mérité la faveur de la protection divine. Il ensevelissait les morts et pratiquait la charité, et c’est pourquoi dans son malheur Dieu ne l’abandonna pas aux ténèbres, mais envoya un ange pour le rendre à la lumière. C’est l’histoire d’une famille pauvre bénie de Dieu pour ses vertus, et dont la cabane, malgré son dénûment, a reçu des hôtes plus glorieux qu’aucun palais princier. Protestante ou non, apocryphe ou non, cette histoire est singulièrement populaire, car elle enseigne mieux qu’aucune autre dans la Bible l’impartialité divine, et raconte exactement la même merveille que Rembrandt s’est plu à représenter presque uniquement, les visites de Dieu aux petits et les splendeurs dont ses apparitions décorent leurs humbles demeures.

C’est qu’en effet Rembrandt, bien qu’il ait eu la gloire de donner l’expression la plus profonde du sentiment moral engendré par le protestantisme, n’est protestant néanmoins qu’autant que cette forme du christianisme s’accorde avec la démocratie. Il semble avoir deviné en un certain sens quelques-unes des conséquences les plus lointaines du protestantisme et de l’examen individuel appliqué aux livres saints. Cette religion philosophique, née de la critique et de la comparaison, qui retire le christianisme à l’éternité pour le rendre au temps, qui lui assigne une origine historique et fait jaillir sa source d’un point de l’espace, qui le représente comme né au sein de la création et non pas comme préordonné par Dieu antérieurement à toute création, qui, en un mot, en fait une partie de l’histoire humaine et terrestre, au lieu d’en faire la pièce principale de l’histoire ontologique du monde de l’être, cette religion, dis-je, est déjà tout entière dans Rembrandt. Il est le premier peintre qui ait pris un soin extrême à replacer ses personnages dans les conditions de temps et de lieu. Rembrandt est véritablement l’inventeur de la couleur locale, dont aucun autre peintre avant lui ne s’était jamais avisé, sauf pour un seul épisode des livres saints, l’adoration des mages, épisode dont le caractère est tellement particulier que le peintre est involontairement obligé de sacrifier à une certaine exactitude historique. Le moyen en effet de représenter des rois mages sans leur donner les vêtemens et les attributs de cet Orient dont ils apportent les richesses et les parfums ? Cette préoccupation de la couleur locale s’étend chez Rembrandt à tous les sujets, et, s’il semble quelquefois céder à la fantaisie dans les détails d’architecture et de vêtement, ce n’est pas toujours par caprice pittoresque ; il veut certainement être exact autant que possible. Or le résultat immédiat de cette préoccupation de couleur locale est de donner aux scènes représentées une couleur purement humaine et historique, en sorte que le christianisme de Rembrandt, lorsqu’il ne laisse pas sous une impression démocratique, laisse sous une impression rationaliste.

S’il faut dire toute ma pensée, je crois fort que la religion de Rembrandt fut affaire non de sentiment et d’instinct, mais d’imagination et d’intelligence. Il est vrai qu’il est le seul peintre hollandais qui ait fait de la peinture religieuse, et par là il semble trancher fortement sur tous ses émules ; mais, quand on y regarde de très près, on s’aperçoit qu’il n’y a pas loin de ses personnages pieux et sacrés aux personnages vulgaires d’un Gérard Dow, d’un van Ostade ou de tout autre, et que le même sentiment d’où sortit toute la peinture de genre hollandaise fut aussi l’inspirateur de la grande peinture de Rembrandt. La Hollande semblait condamnée par son sentiment exclusivement démocratique à ne produire aucune œuvre qui pût lutter avec l’Italie ou la Flandre ; en homme de génie qu’il était, Rembrandt vit que le protestantisme lui fournissait le moyen d’interpréter les scènes de l’Écriture dans un sens familier et populaire qui serait en sympathie avec les instincts de la Hollande. Sa pensée véritable nous paraît avoir été un rationalisme ingénieux, prudent, mais très net et très ferme. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’admirable Leçon d’anatomie du musée de La Haye, celle de toutes ses œuvres où il nous paraît avoir dit le dernier mot de son génie. Rembrandt y a exprimé pour toujours le visage ferme, intrépide, dur, sceptique, que fait à l’homme l’étude des mystères de la vie et de la mort. Le positivisme moderne ne trouvera jamais de plus parfaite représentation de lui-même, et c’est très judicieusement qu’une copie de cette œuvre a été placée dans une des salles de notre École de médecine. Sur tous ces visages sont écrites une ardeur sans tendresse, une curiosité sans émotion, une attention intense, une complète insensibilité. Un sourire de scepticisme matérialiste court sur les lèvres du joli docteur Tulp ; il a l’air de dire à ses auditeurs : Voilà ce qu’est la machine humaine et par quels ressorts l’âme est menée. En face du docteur Tulp, un homme déjà d’âge mûr, dont le frottement de la vie a visiblement émoussé la sensibilité, se penche sur le cadavre étendu avec une curiosité presque bestiale. Celui-là est bien un pur matérialiste, car le terrible spectacle ne soulève chez lui aucune répugnance, aucune mièvrerie délicate, aucun froissement moral. Le visage indique une absence absolue d’élévation ; c’est une sorte de caporal de la science médicale, endurci par la pratique et l’habitude, que le spectacle de la mort intéresse, mais n’émeut pas. Tout autre est ce beau jeune homme au visage fatigué par l’étude et les veilles, assis tout en haut du tableau qui prend des notes en détournant la tête. Ses sourcils se froncent avec dureté en écoutant le docteur, ses yeux se fixent sur le cadavre avec une curiosité ardente, tout son visage respire une sorte de vaillance mâle et presque agressive ; c’est l’intrépidité scientifique en personne. Enfin, derrière le premier de ces auditeurs, deux autres jeunes gens se tiennent debout, et écoutent avec une attention calme où se mêle une nuance de surprise. Tous ces personnages vivaient-ils il y a deux siècles, ou sont-ils nos contemporains ? Aisément vous pouvez les dépouiller du pourpoint noir, du feutre à plumes, de la fraise hollandaise, qui composent leurs costumes, pour leur donner notre habit de drap et notre chapeau rond ; en changeant de vêtement, ils ne changeront pas de physionomie. Vous les avez vus cent fois à l’École de médecine, à la clinique, aux amphithéâtres de dissection, dans les hôpitaux, dans les réunions scientifiques. Ils sont vrais aujourd’hui comme il y a deux cents ans ; ils seront vrais dans mille ans comme aujourd’hui : éternellement la science de la vie et de la mort marquera de cette empreinte ses disciples et ses amans. Ce caractère singulier de la Leçon d’anatomie nous conduit à une observation fort importante, et qui semble avoir échappé jusqu’à présent à l’attention générale. Les figures de Rembrandt sont toutes des figures modernes, et que nous pourrions sans aucun effort prendre pour nos contemporaines ; c’est un fait digne de remarque, car il est, je crois, le seul peintre qui présente ce phénomène. Lorsque nous contemplons les portraits d’Holbein, de Léonard ou du Titien, ces visages nous frappent comme appartenant à un genre de beauté complètement disparu, et dont nous ne trouverions pas l’analogue parmi nous. Nous avons tous pu observer d’ailleurs, en contemplant des collections de portraits, que les formes du visage humain semblent changer avec les siècles, comme si la nature elle-même obéissait à je ne sais quelles lois de la mode décrétées par les puissances de l’être. Les visages du XVIe siècle sont pleins de vie et de passion, fréquemment excentriques et originaux, toujours marqués d’un trait profond ; les visages du XVIIe siècle sont pleins, forts, nobles, sans agitation, bien d’aplomb et indiquant des âmes en parfait équilibre ; ceux du XVIIIe sont turbulens, inquiets, curieux. Eh bien ! rien de pareil ne se découvre chez Rembrandt ; ses personnages appartiennent à notre époque autant qu’au XVIIe siècle, dont ils n’ont que le costume. Les arquebusiers de la Ronde de nuit, dépouillés de leurs panaches et de leurs pourpoints, vous présenteront exactement les visages de nos rues et de nos assemblées. De tous les peintres, Rembrandt est le seul qui nous révèle cette sorte d’identité du visage humain, qui nous dise clairement que les traits de l’homme sont et demeurent toujours les mêmes en dépit des différences superficielles de la civilisation aux diverses époques. C’est encore là un des traits démocratiques de son génie. L’admirable tableau des Syndics des drapiers qui se voit à la Trippenhuys d’Amsterdam est peut-être l’exemple le plus mémorable de cette singularité : ce sont figures de notre connaissance la plus intime. Ce sérieux qui distingue les plus âgés des syndics, c’est exactement le même qui distingue de nos jours les hommes qui portent le souci des affaires, souci qui ne marque pas le visage d’un caractère tragique, comme celui de la guerre ou de la responsabilité politique, mais qui le revêt d’une expression pensive où se combinent la prudence et l’attention. Ce sourire si fin, vraie merveille du pinceau, qui glisse entre les lèvres du plus jeune des syndics comme l’éclair d’une âme ironique et légèrement méprisante, c’est le même qui distingue aujourd’hui tel ou tel jeune bourgeois fort de sa fortune et de sa position bien assise. A quoi tient ce singulier caractère de Rembrandt ? Je crois qu’il faut l’attribuer principalement à une excessive préoccupation de reproduire la vie en mouvement. La ressemblance intrinsèque, permanente, du modèle au repos que nous avons admirée chez Holbein ne suffit point à Rembrandt ; ce qu’il poursuit avant tout, c’est cette ressemblance fugitive qui apparaît et disparait avec les émotions de chaque minute. De là les patientes études qu’il avait pratiquées sur lui-même, ne pouvant les pratiquer sur ses modèles. S’est-il assez peint lui-même, à tous les âges, dans tous les costumes, en pourpoint de velours, avec chaînes d’or, en chapeau d’officier, en houppelande et en bonnet de paysan, et, circonstance remarquable, toujours de face ou de trois quarts, jamais de profil ! Le profil en effet ne présente que les traits les plus indestructibles du visage ; la face et le trois quarts offrent seuls cette vie mobile que cherchait Rembrandt, et qu’il a su atteindre comme nul autre peintre avant et après lui. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher le secret de la singularité qui vient de nous occuper. L’originalité véritable de l’individu est dans la forme et non dans la physionomie. Au sein de la vie et de la passion, tous les hommes ont entre eux quelque ressemblance ; mais, s’ils rentrent dans le repos et l’immobilité, l’inégalité reparaît aussitôt. On ne sait réellement si une femme est laide ou belle que lorsqu’on l’a vue dans une parfaite impassibilité.

La fameuse Ronde de nuit a été si souvent et si bien décrite que je ne me sens pas le courage de chercher encore une fois le secret de cette magie. Nous déclarons naïvement qu’il nous a été impossible de découvrir d’où part en réalité la lumière de cette toile merveilleuse, et que nous n’oserions décider si le rayon tombe d’en haut ou s’il part d’une lanterne qu’on doit supposer hors du tableau. Dans ce dernier cas, la lumière partirait nécessairement du côté gauche du tableau, trouverait son foyer au centre, — là où elle fait resplendir comme une fée d’apothéose dramatique cette petite juive blonde aux poulardes pendues à sa ceinture, mignonne, nabote, grassouillette, vrai modèle des Suzannes du peintre à l’âge de douze ans, égarée au milieu de la forêt de grandes jambes des arquebusiers, — et irait se refléter sur le pourpoint jaune de l’officier qui est à droite sur le premier plan. Nous comprenons parfaitement l’enthousiasme qu’une telle œuvre inspire aux artistes et à ceux qui cherchent avant tout dans Rembrandt l’homme de métier ; mais nous déclarons franchement professer l’opinion des rares juges qui ont eu le courage de préférer à cette toile la Leçon d’anatomie. Nous en dirons seulement trois choses. Comme œuvre de métier, c’est la plus incomparable lanterne magique que jamais peintre ait allumée. Comme œuvre d’imagination, la conception en est moins originale qu’elle ne le paraît, et la fantaisie du peintre y a moins de part qu’on ne le dit ; en réalité, la Ronde de nuit n’est que le chef-d’œuvre de ce genre de peinture nationale et quasi officielle que nous avons vu représenté par van der Helst et Franz Hals. Comme sentiment, la Ronde de nuit a une portée morale sérieuse : c’est une page patriotique. Là respire l’enivrement de l’indépendance, là s’agite la turbulence de la liberté conquise, dont la lune de miel n’est pas encore achevée ; là retentissent, avec les joyeuses détonations des mousquets, les hourrahs plus joyeux encore de braves gens tout heureux d’être maîtres chez eux. Quiconque veut savoir ce que fut le sentiment de la liberté dans son âge d’or en Hollande doit s’adresser à la Ronde de nuit, il y vit, protégé à jamais par la magie lumineuse de Rembrandt. La liberté passe, le sentiment de la liberté s’efface ; mais la lumière, le clair-obscur et la protection du génie sont éternels, et c’est pourquoi la Ronde de nuit conservera le souvenir de la liberté hollandaise, peut-être par-delà l’existence de la Hollande. Si la Hollande perdait un jour son indépendance, si jamais par exemple elle était soumise au régime de la caserne prussienne et à la discipline d’une landwehr solidement organisée, j’imagine que bien souvent plus d’un Hollandais s’arrêterait pensif et dirait en soupirant devant la Ronde de nuit : « Ah ! que nos pères avaient donc une manière de faire l’exercice plus amusante que la nôtre ! C’était plaisir de marcher en patrouille avec cet entrain, et de protéger l’ordre avec un si gai désordre. C’était le bon temps, c’étaient là les jours du consulat de Plancus, et si les théories modernes nous disent qu’elles connaissent une liberté préférable à celle qui s’agite dans ce chef-d’œuvre de notre Rembrandt, à cette bonne et franche liberté municipale qui consiste à être maître chez soi, les théories modernes en ont menti, car cette liberté n’est pas seulement la vraie, c’est la seule, et en tout cas c’est la plus gaie. » Si jamais les Hollandais se sentent menacés dans leur indépendance, je leur conseille de bien vite fonder un parti de résistance qui prendrait pour nom de guerre le parti des principes de la Ronde de nuit ; on saurait tout de suite ce que cela veut dire, car il n’y a pas au monde de principes plus simples et plus clairs.


IV. — Utrecht. — Le cimetière des Moraves à Zeist

Nous ne nous arrêterons pas à Amsterdam ; nous avons dit d’avance en parlant des autres cités de Hollande, tout ce que nous avions à noter sur cette ville, l’originalité de sa physionomie, l’élégance majestueuse et la profondeur de perspective de ses quais, l’indiscipline architecturale de ses demeures, la mélancolique beauté de ses couchers de soleil. Ce qu’il y a certainement de plus curieux à Amsterdam, ce sont ses habitans ; mais ce n’est pas après un séjour de moins d’une semaine que nous voudrions nous permettre d’en juger. Sur le peu que nous en avons vu cependant, nous n’hésitons aucunement à affirmer qu’Amsterdam est certainement la ville la plus vraiment républicaine d’Europe, car c’est celle où domine le plus exclusivement l’esprit commercial avec son mélange de qualités et de défauts. On ne peut vraiment que recommander le voyage d’Amsterdam à ceux de nos démocrates qui s’obstinent à chercher parmi nous la démocratie ailleurs que dans la monarchie ; là ils comprendront que la république est avant tout et par-dessus tout une affaire de classes moyennes, de commerce, d’indépendance appuyée sur l’argent, nullement un gouvernement de pauvres gens et de prolétaires. Là où dominent la foi au coffre-fort et la certitude que l’homme n’est indépendant que lorsqu’il est riche, là domine la république ; d’autres idées, quelque démocratiques qu’en soit la tendance, n’entraîneront jamais que la monarchie. Pas d’argent, pas de Suisse, disait un vieux proverbe ; c’est la définition même de la république. Pas de foi en l’argent, pas de république. Aussi la seule secte à vues profondes de notre temps a-t-elle été celle des saint-simoniens avec leur religion du capital et leur culte du dieu Mammon, qu’ils avaient si ingénieusement et avec une si judicieuse probité installés sous la forme de billets de banque dans la petite rotonde qui servait de centre à la dernière exposition universelle, organisée par eux ; mais assez sur ce sujet.

Je ne veux cependant pas quitter Amsterdam sans dire à quel singulier triomphe de la France j’ai assisté dans cette ville, et quelle singulière émotion patriotique j’y ai ressentie. Un soir, pour tuer le temps, je me fais conduire à Leidsche-Bosche, espèce de grand café chantant, où l’on joue le vaudeville hollandais et l’opérette française, fréquenté par un public dont la plume d’un Paul de Kock hollandais tirerait un parti avantageux. Les cabotins indigènes ouvrirent le spectacle par un vaudeville national dont je m’évertuai à deviner le sens d’après leur jeu et leur accent. Autant que je sus comprendre, il s’agissait d’un vieux beau de province sur le retour amoureux de sa ménagère, qui lui préfère un jeune paysan frison. Les acteurs ne me parurent ni meilleurs ni pires que d’autres comédiens, tant que le point de comparaison me manqua ; mais voici que des comédiens français leur succèdent pour chanter l’opérette Monsieur Choufleuri restera chez lui, et aussitôt le pauvre mérite de ces indigènes disparaît devant l’éclat de nos bohèmes français comme les fantômes devant la lumière. Ces comédiens étaient simplement les premiers venus, quelque chose comme une troupe de Belleville ou de Montmartre ; mais là ils resplendissaient comme le soleil, et me firent l’effet de comédiens de génie, tant leur supériorité était certaine, incontestable, éclatante. — Quel feu ! quelle verve ! quel brio ! quelle vivacité de pantomime ! En les regardant se démener comme de joyeux forcenés et en écoutant leurs coq-à-l’âne insensés, les larmes me montèrent véritablement aux yeux, car ces pauvres gens venaient de me représenter quelques-unes des qualités les plus précieuses de la France et de me faire apparaître l’image même de la patrie absente. Une pareille émotion pourra paraître fort ridicule ; pour savoir combien elle l’est peu, il faut avoir franchi une fois la frontière. Le sentiment du patriotisme est semblable à la santé, dont nous ne faisons aucun cas tant que nous sommes bien portans, et dont nous ne connaissons le prix que par la maladie : tant que nous sommes sur le sol de la patrie, nous ignorons quels liens puissans nous attachent à elle ; mais dès que nous sommes à l’étranger, alors les moindres circonstances qui nous la rappellent prennent une importance, et le triomphe du plus humble, du plus obscur de nos compatriotes nous apparaît comme une victoire nationale. Je n’ai jamais applaudi comédiens avec une aussi cordiale frénésie que ces acteurs ambulans, égarés en Hollande ; pendant cette soirée, je l’aurais vraiment emporté en enthousiasme saugrenu sur Ragotin lui-même, et je crois que, s’il m’avait fallu apprécier leur talent dramatique, ils auraient été traités avec autant de déférence et de respect que si j’avais parlé de Molière ou de Corneille, c’est-à-dire des représentans mêmes du génie de la France.

Le chemin de fer met une heure et demie environ à franchir la distance qui sépare Amsterdam d’Utrecht, et avant même la moitié de ce court trajet le paysage a changé subitement de caractère. A mesure qu’on approche d’Utrecht, la campagne prend un air seigneurial inconnu aux provinces du sud et du Nord-Hollande. Dans ces dernières provinces, la campagne est une souriante et mélancolique idylle, et, s’il était permis de pousser jusqu’au bout la comparaison entre les choses de la nature et celles de l’art, nous dirions que cette idylle est d’une unité de composition et de style admirable, car partout elle conserve une grâce exclusivement plébéienne. Ces provinces ont une histoire ; mais, semblables au peuple en qui le passé ne reste jamais vivant et se dissout dès la première génération en souvenirs incertains comme des songes, leur sol n’a gardé aucune empreinte de cette histoire, et la nature y a un aspect pour ainsi dire contemporain, comme si elle s’était épanouie d’hier. Tout autre est le caractère de la province d’Utrecht ; là le paysage se présente avec un air de faste et de cérémonie ; cette nature a des quartiers. C’est une région merveilleusement appropriée aux retraites champêtres des personnes riches et qui veulent même au sein du repos un reflet, une empreinte des élégances de la vie sociale. Là on peut aisément installer non plus les petits nids humains et les gentilles tanières villageoises du Nord-Hollande, mais de grandes habitations précédées de nobles avenues, entourées de larges parcs. Les arbres commencent à abonder, et forment de belles rangées qui, partageant la campagne, donnent à l’œil la double sensation de l’étendue et du repos. Quel accord il existe en réalité entre la nature et l’homme ! La Hollande proprement dite est un pays démocratique, et démocratique aussi en est la nature. La province d’Utrecht est une province de tradition plus aristocratique, la nature y porte une livrée de grandeur. Ineffaçables sont vraiment les marques que l’homme imprime à tout ce qui l’entoure ; Utrecht en est un exemple. Elle fut autrefois le siège d’une cour ecclésiastique : voilà qui remonte bien haut, n’est-ce pas ? et il semble que, depuis les jours du prince-évêque, la ville aurait eu le temps de se défaire de l’empreinte qu’un tel séjour avait pu lui donner. Point du tout ; en changeant de maître et de doctrine, elle n’a pas changé d’âme : après plus de trois cents ans et sous l’empire du protestantisme, Utrecht reste essentiellement marquée d’un cachet ecclésiastique. D’aspect piétiste, de vie calme, Utrecht, à l’inverse des autres villes de Hollande, parle de richesse et ne parle pas de travail. Le vacarme assourdissant et joyeux, le mouvement affairé des villes où les habitans poussent à tour de bras la roue pesante de la fortune ne trouble pas ses rues larges et silencieuses, et cependant la puissance de la fortune se fait partout sentir, sinon dans son activité, au moins dans ses résultats. Pendant mon séjour à Utrecht, je ne pus m’empêcher de songer à la pratique Marthe de l’Évangile qui se serait décidée au repos, mais qui, même au sein du loisir, garderait le souvenir de sa diligence d’autrefois.

Utrecht n’est pas seulement la ville protestante par excellence de la Hollande, elle est le centre véritable de tout ce que ce petit pays contient d’influences religieuses de tout genre. La religion, de quelque nom qu’elle s’appelle, y est la seule souveraine, au moins en apparence. Ce qui est non une apparence, mais une touchante réalité, c’est que le passé y parle encore très haut et par les voix les plus diverses. Il est vraiment curieux d’entendre ces voix, si rapprochées les unes des autres, prononcer toutes à la fois le nom de Dieu dans une sorte de cacophonie pieuse. L’université protestante s’est installée sur les dépendances de la cathédrale ; mais on ne saurait trouver un lieu où respire d’une manière plus aimable la mélancolie ascétique du moyen âge que son cloître, encore élégant sous ses ruines. La cathédrale, le seul édifice vraiment gothique que contienne la Hollande, est aussi fort digne d’intérêt, et vous fait remonter d’un bond en plein XIVe siècle. Cette cathédrale, par une coïncidence singulière, présente la plus étroite ressemblance avec une de nos propres cathédrales, celle de Limoges. Même position, même caractère architectural, et, chose curieuse, même histoire. Toutes deux s’élèvent au sommet de l’ancienne ville, qu’elles dominent comme le siège même du pouvoir, la citadelle, la cour de justice, le lieu de refuge en cas de guerre et de tumulte ; toutes deux sont bâties sur le même plan, datent de la même époque, et inspirent le même sentiment de profonde tristesse. D’autres églises autrement belles, autrement renommées, ne parlent pas un langage aussi vraiment chrétien, car nulle ne dit avec une aussi morose douceur que l’homme est poussière et cendres. Enfin les deux cathédrales ont cela de commun, que leurs clochers sont à une distance considérable de l’église ; la tempête et la foudre, en détruisant la partie de l’édifice qui les reliait, ont dans les deux régions opéré cette singularité, que l’incurie méridionale d’un côté et la lenteur hollandaise de l’autre n’ont jamais songé à réparer. C’est de nos jours seulement, après deux siècles, que les habitans d’Utrecht se sont enfin décidés à effacer les traces d’une tempête qui remonte à la seconde moitié du XVIIe siècle. Le temps avait eu le loisir d’emporter maison des Bourbons, maison des Stuarts, maison d’Autriche, de transformer en roi l’électeur de Prusse, de créer la Russie et l’Amérique, que ces bons Hollandais d’Utrecht n’avaient pas encore eu le loisir d’enlever quelques centaines de charretées de pierres encombrantes. A la bonne heure ! et voilà un pays où il fait bon vivre à l’abri de la fiévreuse activité moderne. Non loin de la cathédrale se trouve un débris fort excentrique du passé, le quartier des jansénistes, maussade labyrinthe de petites ruelles qui se coupent et s’entre-croisent comme une enfilade de corridors, avec son église à façade d’habitation bourgeoise, témoignage des jours où le catholicisme était réduit à se cacher dans l’intérieur des demeures. J’ai visité le quartier janséniste avec l’empressement que l’on peut supposer à un Français ; mais la vérité m’oblige à dire que les parfums de piété que j’étais allé y respirer se sont trouvés mélangés d’autres arômes dont mon nerf olfactif n’a conservé aucun plaisant souvenir. Un détail curieux : tout contre l’église janséniste se trouve une autre église catholique sans grande apparence. J’entre, et la première chose qui frappe mes yeux, c’est une sculpture de la chaire représentant le chien qui tient la torche allumée entre les dents. Nul doute, j’étais dans une église dédiée à saint Dominique, si terrible aux hérétiques. Comment donc une église placée sous cette redoutable invocation s’élève-t-elle si près du quartier janséniste ? Le hasard a de ces rapprochemens singuliers.

Une autre communauté plus bizarre que le jansénisme, mais celle-là appartenant au protestantisme, celle des frères moraves, possède un établissement à Zeist, à quelques lieues d’Utrecht. Pendant que j’étais dans le Nord-Hollande, je n’avais pas voulu visiter Broeck, peut-être parce que j’en avais trop entendu parler ; je n’y ai rien perdu, puisque j’ai vu Zeist, car je doute que le célèbre Broeck l’emporte sur ce ravissant village. C’est ce que l’on peut voir au monde de plus élégant, de plus paré, de plus parfumé. La nature y est propre comme si tous les esprits élémentaires en faisaient chaque matin la toilette ; pas un grain de poussière, pas une tache, pas une moisissure ; à la surface du canal qui longe l’établissement des moraves, un manteau de lentilles vertes seulement, mais cela évidemment pour le charme et le complément du tableau. Tout est verni, luisant, brossé, lustré ; arbres, buissons et habitations ont l’air de sortir d’une boîte : c’est un paysage d’un dandysme accompli. Au centre de cette riante localité s’élève le vaste établissement des frères moraves. Je fus peu curieux de visiter l’intérieur de l’édifice, ayant quelques années auparavant parcouru tout à loisir le quartier que les frères occupent depuis le dernier siècle dans la pieuse petite ville de Neuwied, sur le Rhin ; mais à Neuwied je n’avais pu voir le cimetière morave, et je tenais à satisfaire cette curiosité, éveillée en moi depuis longtemps par quelques très belles phrases de Mme de Staël dans son livre de l’Allemagne. Un jeune bourgeois morave de la plus parfaite politesse s’offrit à moi pour me servir de guide. C’était le fils d’un fabricant de zincs d’art, morave comme lui et comme lui de manières courtoises. Après m’avoir fait parcourir les ateliers de son père et m’avoir expliqué avec la plus patiente complaisance tous les détails de la fabrication, — car, obéissant aux aimables instincts de la nature humaine, dès que je lui vis tant de bonté, je m’empressai d’en abuser, — il me donna tous les petits renseignemens nécessaires pour arriver au cimetière. Ce ne fut pas sans quelque difficulté que je le trouvai. Pendant un quart d’heure, je parcourus une campagne verte, coupée de petits jardins, sans apercevoir aucun de ces indices sinistres qui annoncent un cimetière. Enfin je distingue un mur de clôture de petite dimension, et une porte ouverte me découvre quelque chose de semblable à l’enclos d’un modeste propriétaire pour qui les vœux d’Horace auraient été exaucés. J’hésitai quelques minutes à entrer, incertain de savoir si j’étais dans une propriété particulière d’où l’on pouvait venir me mettre à la porte, ou dans un de ces fiefs communs à l’humanité tout entière dont nul ne nous chassera quand nous en aurons pris possession. C’était un jardin un peu bizarre et qui semblait trahir chez le possesseur quelques excentricités d’imagination, par exemple l’amour d’une nature légèrement inculte et la passion exagérée des roses. Une belle allée coupait par le milieu ce jardin, où ne poussait rien que de l’herbe qui retombait comme affaissée sur elle-même pour avoir grandi trop longtemps sans être émondée. D’autres allées latérales divisaient en carrés et en plates-bandes cette verdure épaisse ; mais l’abondance des rosiers était extraordinaire, et les parfums qui remplissaient l’air corrigeaient en quelque sorte la tristesse qu’inspirait à l’âme la vue de ce gazon languissant par excès de croissance. Aux deux bouts du jardin, deux berceaux composés de treillages et de plantes grimpantes étaient disposés pour la commodité du promeneur ; il pouvait s’y reposer, lire, rêver, y faire sa sieste dans les chaudes après-midi de l’été. Ce jardin n’était pas triste, car tout y parlait de nos habitudes d’existence, et cependant il inspirait involontairement cette sorte de mélancolie qu’inspirent les lieux abandonnés ; on aurait dit que le maître était absent, et que son retour était incertain, Tout à coup, en me baissant, j’aperçois tout à ras du sol la surface d’une pierre taillée de petite dimension : je fais quelques pas en écartant le gazon ; au pied de chaque rosier, une pierre était posée à plat en terre, toute semblable à un cachet de cire sur un parchemin. Ces pierres étaient en effet les cachets qui scellaient pour l’éternité l’héritage que ceux qui ont vécu lèguent à la terre. Ce gentil jardin était le cimetière morave.

Je m’assis sous un des berceaux de ce jardin des morts, et je m’abandonnai aux réflexions qu’un tel lieu peut inspirer. Un cimetière pareil est-il vraiment chrétien ? Nous savons la place importante que l’idée de la mort occupe dans le christianisme, et quel soin il a pris de rappeler sans cesse cette plus solennelle et plus redoutable de toutes les réalités. L’idée de la mort est terrible pour le chrétien, non à cause du fait physique de la cessation de la vie, mais parce qu’elle entraîne nécessairement l’idée du jugement. Où sont allés ceux que nous avons vus disparaître ? Ont-ils besoin de grâce et de pardon, ou bien, désormais heureux, la mort n’a-t-elle pas entraîné pour eux de plus grande affliction que la douleur passagère qu’ils laissent aux survivans ? C’est une terrible incertitude, et qui justifie l’abondance des signes lugubres qui dans nos cimetières implorent la pitié divine, et demandent aux vivans l’aumône d’une prière ou à tout le moins d’une pensée mélancolique. Cette idée de la mort ne s’exprime guère, il est vrai, avec toute son effroyable éloquence que dans les cimetières catholiques, mais enfin, quoiqu’elle se montre très affaiblie dans les cimetières protestans, elle y conserve encore une partie de sa terreur. Ici au contraire la pensée de la mort est complètement effacée ; rien n’y rappelle une incertitude, une anxiété, un doute douloureux, tout y parle au contraire d’un sommeil doux et profond comme celui de l’enfance ; c’est vraiment un dortoir éternel. Est-ce le cimetière d’une communauté de chrétiens ? est-ce le cimetière d’une secte qui admet l’annihilation de l’être ? Pour celui qui s’en tiendrait à la surface des choses, le doute serait vraiment permis.

Et cependant le sentiment qui a donné naissance à ces aimables champs de repos est bien réellement chrétien, mais seulement, il est vrai, dans des conditions très particulières qui ne sont pas celles de nos vastes et profanes sociétés. Chrétiens pour une petite secte, de tels champs de repos seraient matérialistes pour une vaste société, et voici comment. Le christianisme ne présente au fond cette image de la mort que comme exhortation à vivre conformément à ses doctrines ; au chrétien véritable, il apprend à n’en pas avoir peur. Pour le vrai chrétien, la mort, loin d’avoir rien de redoutable, est le suprême bonheur ; c’est la fin du pèlerinage à travers un monde de larmes et de fatigues, c’est l’entrée dans le repos et la lumière. Quant au jugement, quelle crainte peut-il inspirer à celui qui a vécu selon les prescriptions du juge ? Mais dans nos vastes sociétés, si compliquées, si mêlées de passions et d’intérêts, où est le chrétien, c’est-à-dire l’homme dont le christianisme soit la vie tout entière ? Nous sommes chrétiens à moitié, au tiers, au quart, pour un dixième de notre être ; mais chrétiens d’un bout de nos âmes à l’autre, non ! Dès lors nous perdons tout droit à cette confiance sereine que connaît le parfait chrétien, et l’image de la mort nous alarme avec justice. Dans les petites sectes au contraire, il n’en est pas ainsi, car par cela même que le sectaire s’est séparé de la société générale, où il a trouvé trop de mélange, sa vie s’est mise d’accord avec sa doctrine et possède une unité que nos existences.hybrides ne connaissent jamais. Les mêmes idées qui dans le vaste monde étaient des freins pour la conscience et des lois de contrainte deviennent des agens de liberté et des lois d’amour. Voilà l’explication de l’aspect riant des cimetières moraves ; une confiance absolue et qui n’avait même pas besoin de l’aimable secours de l’espérance, tant la certitude était complète, leur donna naissance à l’origine. Pour l’individu dont l’existence est strictement chrétienne, l’idée de la mort se dépouille donc de toutes ses terreurs ; mais cette sécurité exige des conditions qui ne sont jamais celles des vastes sociétés.


V. — La Gueldre. — Des pays mixtes. — Au tombeau de Charles le Téméraire.

Les Hollandais ont pour le paysage de leur province de Gueldre un engouement tout particulier que l’étranger ne peut ressentir au même degré. Qui ne sait que les amours les plus entêtés naissent du contraste ? L’habitant des plaines soupire après les hauteurs, le montagnard envie l’habitant des plaines. C’est évidemment la satiété de leur éternelle prairie plate qui revêt la Gueldre d’un tel charme aux yeux des Hollandais : dans cette province au moins, on commence à apercevoir quelques exhaussemens du sol, quelques monticules, quelques accidens de terrain ; mais l’étranger, dont le polder n’est pas la patrie, ne trouve pas à ce paysage la nouveauté et l’originalité de la mer de verdure des deux Hollandes. La Gueldre lui rappelle des traits connus. L’Allemagne commence ici, et mille détails annoncent au voyageur ce grand et redoutable voisinage. Et d’abord c’est le fleuve allemand par excellence, le Rhin, qui vous l’indique par son changement de physionomie ; on voit bien qu’il se sent près de sa patrie à la majesté et à l’ampleur de son cours. Il est déjà tel que vous l’avez vu à Cologne, à Bonn, à Mayence. Quel contraste avec la physionomie morose et boudeuse, avec la figure maussade qu’on lui voit à Leyde, surtout à Utrecht, où il mérite réellement le nom ironique que lui ont donné les habitans, oude, le vieux. Ici, comme bondissant de se retrouver en pays natal, il se multiplie et s’épanche en trois beaux fleuves ; c’est sa manière de chanter le salve patria, Arnheim, coquette petite ville, de physionomie légèrement indécise, vous réserve des avertissemens d’un autre genre. Vous vous amusez, par exemple, à regarder les estampes qui décorent les murailles de votre hôtel, et vous trouvez dans cette occupation une occasion inattendue de repasser votre histoire des guerres de Silésie et de la guerre de sept ans. Voici tout l’état-major du grand Frédéric, Seidlitz, Schwerin, Léopold d’Anhalt, Ziethen chargeant en tête de ses hussards. Sommes-nous donc déjà dans les états de sa majesté prussienne ? Non, mais vous êtes à moins de deux heures de ce pays de Clèves, aimé de Frédéric, et qui lui fournit l’occasion de soulever ses premières chicanes dans ce grand procès qu’il intentait à l’Europe pour réclamer au nom des droits de sa nature la propriété d’une gloire dont il avait besoin. En vérité, si le successeur du grand Frédéric, M. de Bismarck, est, comme nous le pensons, partisan des théories sur les agglomérations des peuples par races, il semble qu’il pourrait réclamer comme bétail allemand ces bons habitans de la Gueldre. En tout cas, il n’est assurément pas de province en Hollande, après le Limbourg, où son nom soit prononcé plus fréquemment. Il revenait bien souvent dans une certaine chansonnette comique dialoguée que j’ai entendu chanter à Arnheim par deux queues rouges dont un, pauvre diable maigre comme un râteau, vrai symbole de famine, était mime d’un vrai talent. Bismarck et Maestricht, Maestricht et Bismarck, on n’entendait que ces deux mots ; on peut tirer de ce petit fait telle conséquence que l’on voudra. Cela ne veut pas dire que l’Allemagne désire la Gueldre ou que la Gueldre désire s’annexer à l’Allemagne ; cela veut dire que la Gueldre est une province mixte, de physionomie allemande, où les choses de l’Allemagne sont plus mêlées aux intérêts du peuple que dans les autres provinces hollandaises, et qu’il pourrait bien y avoir là, les circonstances aidant, moyen de faire à un moment donné une application de la théorie des races.

Tout le monde visite Arnheim, et personne ne visite Nimègue ; injustice notoire dont il faut sans doute chercher la raison dans la déplaisante situation que fait à Nimègue le non-achèvement du réseau des chemins de fer hollandais. Quand on est arrivé à Nimègue, on se sent comme prisonnier, et l’on ne sait comment continuer sa route à moins de rebrousser chemin. Tant pis pour les touristes qui reculeront devant ce léger inconvénient, ils y perdront le spectacle d’un panorama magnifique et d’une ville dont la physionomie compliquée est des plus instructives. Le Rhin n’offre nulle part de plus beau coup d’œil que celui de son fils le Wahal baignant les pieds de la vieille cité carlovingienne, dont le corps et les membres grimpent avec effort le long de la colline du Hoendenberg. J’engagerais volontiers nos partisans trop absolus du droit des races à venir méditer ici sur quelques inconvéniens de leurs théories. Nimègue est une ville mixte, à triple physionomie, allemande, française, hollandaise. Je suppose qu’un procès s’engage pour la possession de cette ville ; s’il fallait la restituer à son légitime propriétaire, le juge, pour peu qu’il fût impartial, se sentirait fort embarrassé. Elle appartient bien légitimement à la Hollande, car il serait difficile de trouver une ville qui représentât mieux le caractère mixte des Pays-Bas ; mais l’Allemagne alléguerait qu’elle contient un certain élément germanique, et la France pourrait la réclamer avec tout autant de justice pour des raisons analogues. La vérité est que dans des contestations de telle nature, les raisons étant égales de tous les côtés, le seul droit est celui de la force. S’il est un spectacle qui justifie la légitimité de la guerre, c’est bien celui des pays mixtes. On comprend alors que certaines guerres puissent être l’unique moyen de décider de la justice et du droit, puisque tels différends laissés à l’arbitrage de la raison pourraient durer jusqu’à la fin des temps. Rien n’est plus aisé que de faire de Nimègue une ville française, elle l’est déjà ; rien n’est plus facile aussi que d’en faire une ville allemande. Ce qu’elle est le moins, c’est une ville hollandaise, et peut-être précisément pour cela est-il juste que la Hollande la possède.

C’est sous le coup de ces impressions laissées par ma promenade à travers la Gueldre, et surtout par le spectacle de Nimègue, que quelques jours après je m’approchai à Bruges du somptueux tombeau de très haut et très puissant prince Charles, dit le Téméraire en langue française, dit le Hardi en langue germanique, duc de Bourgogne, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg et de Gueldre, comte d’Artois, de Flandre, de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Zutphen, seigneur de Frise, marquis du saint-empire. Cette visite au tombeau de Charles le Téméraire est la dernière grande émotion que j’aie ressentie durant ce voyage. Pour la première fois, je venais d’avoir une idée claire de l’entreprise gigantesque qui lui mérita son surnom. Était-elle téméraire cette entreprise ? Oui. Insensée ? Non. Charles eut l’idée de former un grand royaume avec tous ces petits pays enclavés entre la France et l’Allemagne, qui présentent une physionomie mixte pouvant les faire réclamer soit par l’une, soit par l’autre de ces puissances avec une parfaite légitimité, à moins qu’un maître hardi ne s’autorisât de cette neutralité même pour fonder leur indépendance, et les réunît en un tout compacte, en un même corps de monarchie. Ces élémens étaient hétérogènes, dira-t-on ; comment espérer fondre en un même royaume des populations aussi diverses que celles sur lesquelles Charles eut la main ou jeta les yeux, Flamands, Hollandais, Suisses, Lorrains ? Ces populations n’étaient pas plus diverses que celles qui avaient formé cette monarchie française dont Charles avait l’exemple et le modèle sous les yeux. Elles l’étaient même beaucoup moins, car, bien que la monarchie française ait dû son succès précisément au caractère mixte des populations qu’elle a réunies sous son empire, quelques-uns de ces élémens étaient beaucoup plus réfractaires que les plus indépendans de ceux sur lesquels Charles essaya son action. Si l’entreprise de Charles avait réussi, le résultat aurait été une seconde France créée entre la France et l’Allemagne, et opposant à jamais une barrière à l’ambition de l’une et de l’autre. Les craintes qui nous assiègent aujourd’hui ne seraient jamais nées, car l’équilibre de l’Europe aurait été réellement assuré par la création de cette puissance intermédiaire, tandis qu’il l’a toujours été sur la supposition que l’existence de ces petits états pouvait être préservée par leur neutralité, supposition complaisamment acceptée qui n’a pas empêché ces populations de recevoir dix fois depuis cette époque des lois de maîtres divers. Cette entreprise, dira-t-on encore, était illégitime. Pourquoi donc ? Est-ce parce qu’elle violait le principe des nationalités ? Où donc est la nationalité chez des populations mixtes ? Leur caractère complexe est précisément la preuve que cette nationalité n’existe pas d’une manière précise et simple. Pour que la nationalité soit fondée sur la race, il faut au moins que les populations soient sans mélange et non réclamées par deux ou trois souches. Si l’on voulait appliquer rigoureusement le principe de la nationalité fondée sur la race, il faudrait aller bien plus loin que la constitution d’une Belgique, d’une Hollande, d’une Suisse ; il faudrait émietter bien plus encore ces petits états ; il faudrait constituer un pays wallon indépendant, une Flandre indépendante, une Gueldre et un Limbourg indépendans, une Suisse française, une Suisse italienne, une Suisse allemande. L’esprit de fractionnement du moyen âge, contre lequel se heurta Charles le Téméraire, était plus logique que nos théoriciens modernes, car lui au moins il ne reculait pas devant cette dissémination anar chique.

D’ailleurs la nationalité est déterminée tout autant par la configuration du sol que par la race et le langage, et, pour ne prendre que le point qui nous occupe, je défie qu’on me montre plusieurs pays dans la vaste plaine qui s’étend d’Arras au Helder. Vous partez d’Arras, la Flandre commence ; vous arrivez dans la Flandre, c’est encore l’Artois ; vous arrivez à Gand, c’est déjà la Hollande ; vous débarquez à Rotterdam, c’est encore la Flandre. La nature, on le voit, est mixte comme les habitans. Ce n’est guère qu’au-dessus d’Amsterdam que la nature se présente avec un caractère nettement tranché ; mais ce caractère est au fond le même que celui des régions qu’on vient de quitter, et il ne nous frappe particulièrement que parce qu’il a été épuré de tout mélange par une suite de lentes et insensibles transitions. Si la nature est le miroir de l’homme, où trouver plusieurs nations dans cette contrée si justement appelée les Pays-Bas ? L’entreprise de Charles ne blessait donc aucune différence essentielle, et ne commettait pas le crime de ces accouplemens monstrueux devant lesquels les conquérans n’ont pas toujours hésité. Nombreux sans doute sont les désaccords qui divisent ces populations ; mais plus nombreuses encore sont les sympathies qui les unissent. Les désaccords ont été engendrés non par la nature, mais par l’histoire : or ce que l’histoire a créé, elle peut l’effacer ; il n’y a que les antipathies essentielles établies par la nature qui ne peuvent se détruire. A la longue, le rapprochement de ces populations leur aurait créé une nationalité réelle, car de ce rapprochement il ne pouvait manquer de sortir un génie original qui n’eût été ni celui de la France, ni celui de l’Allemagne, génies entre lesquels elles ont toujours hésité. Réunies en une même monarchie, elles auraient fondé pour toujours leur indépendance, au lieu de la fonder pour un bail plus ou moins long, puisqu’elles auraient possédé des moyens de résistance qu’elles n’ont jamais eus par elles-mêmes, et qu’elles ont plus d’une fois été obligées d’emprunter à de puissans voisins. Est-ce que leur indépendance les a sauvées de l’Espagne, de l’Autriche, de Louis XIV, de Napoléon ? est-ce que leur caractère complexe ne les a pas rendues le champ de bataille de l’Europe toutes les fois que la guerre s’est allumée ? Et de tous ces peuples que Charles médita de grouper sous son empire, combien en est-il d’ailleurs qui aient conservé leur indépendance ? L’Alsace et la Lorraine ont disparu, et ce n’est que de nos jours que la Belgique est parvenue à se former en royaume dont plusieurs prétendent l’existence précaire. La Hollande seule s’est préservée de l’Espagne et de Louis XIV, grâce au courage de ses habitans, mais grâce aussi et surtout à la configuration bizarre de son sol et à la protection de la mer, qui la menace dans la paix et la sauve dans la guerre. Oui, la Hollande accomplit des miracles d’énergie pour assurer son indépendance ; mais ces miracles, je doute fort qu’elle se fût souciée de les réaliser, si au lieu d’être conviée à une soumission contre nature, elle avait été conviée à un rapprochement de famille avec des populations sœurs. Quant à la républicaine Suisse, qui dans ces antiques guerres gagna si bien la partie à la fois pour le roi de France et l’empereur d’Allemagne, combien de temps croyez-vous qu’il s’écoulera avant que la France ait la fantaisie d’étendre son bras plus loin que Lyon, et que les Allemands, amateurs bien connus de la nature et des arts, aient envie d’aller contempler à Schaffouse la chute de leur père Rhin ? Pauvre Charles ! pauvre prince calomnié ! ton ambition fut juste et noble, et ton entreprise parfaitement rationnelle, sinon raisonnable, et cependant elle fut vraiment téméraire. La seule nationalité que ces peuples pussent lui opposer, le moyen âge la leur avait donnée. Le hasard voulut que toutes les populations soumises à son pouvoir ou but de son ambition fussent précisément celles en qui vivaient le plus fortement l’esprit de fractionnement du moyen âge, les franchises municipales, les habitudes d’autonomie nées à l’ombre de la féodalité, et c’est contre cet esprit que Charles vint se briser. Il devait infailliblement périr ; mais à la distance où nous sommes de cette époque, nous pouvons voir aisément ce que l’Europe perd aujourd’hui à l’insuccès de son entreprise. Cet esprit d’indépendance qui les sauva il y a trois siècles existe toujours nominalement parmi ces peuples ; pensez-vous qu’il serait assez fort pour les sauver cette fois des entreprises de nouveaux Charles ? et si ces nouveaux Charles se présentaient, croyez-vous qu’ils courraient d’aussi grands risques que le premier de remporter pour toute gloire le nom de téméraires ?


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. De toutes les œuvres de ses fils, Leyde n’en a conservé que deux, et une seule a quelque importance. C’est un triptyque du vieux Lucas de Leyde représentant le jugement dernier. de toutes les œuvres de cet artiste que nous ayons vues, celle-ci est la moins remarquable. Lucas de Leyde est plus original quand il est gracieux que lorsqu’il veut être terrible ou sévère.
  3. Entre autres un Hollandais, M. Vosmaer, qui vient justement de publier la seconde partie d’un livre abondant en curieux détails sur Rembrandt et ses œuvres.
  4. Rembrandt cherchait beaucoup et longtemps avant d’arrêter la composition définitive de ses tableaux. Rien n’égale l’ingéniosité de ses premières pensées. J’en cite un autre exemple. Avant de s’arrêter à la composition que nous possédons de la famille de Tobie prosternée devant l’ange qui s’envole, il avait eu l’idée de faire disparaître l’ange, et de ne l’indiquer que par un seul pied aperçu au sommet du tableau.