Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande/05

Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 458-481).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART.
V.
SOUVENIRS DE HOLLANDE[1].

I. — LA HAYE.

De toutes les villes de l’Europe, La Haye est peut-être celle qui donne le mieux une vision lointaine de ce que dut être Versailles aux derniers temps de l’ancienne monarchie, par exemple vers l’époque où Sterne le visita, et s’amusa à dessiner la figurine de son chevalier de Saint-Louis marchand de petits pâtés : vision certes bien imparfaite, car La Haye n’évoque aucune idée de faste et de magnificence, et les carrosses où tant d’or se relève en bosse n’abondent pas dans ses rues. A La Haye, séjour de la maison royale de Hollande et de ce que le petit royaume compte d’aristocratie en fonctions officielles[2], tout est vraiment plus simple que partout ailleurs : boutiques nombreuses et bien garnies, sans nul étalage et nul éclat, lieux de plaisir et de réunion rares et sans trompeuses amorces, habitudes régulières et sages; dès neuf heures du soir, tout bruit s’éteint. Un ami du correspondant de la Revue à La Haye, M. Belinfante, veut bien m’introduire dans un des cercles de la ville, celui où se réunit la bourgeoisie lettrée, avocats, professeurs, employés des divers ministères. Ces vastes salles, propres et sans luxe, en bois de chêne verni et luisant, me reportent à deux cents ans en arrière, à l’époque où nos magnifiques seigneurs eux-mêmes allaient boire ou se délasser dans les salles de quelque cabaret en renom, et me font songer par la disposition du mobilier à quelques-uns des intérieurs de taverne des anciens peintres hollandais. Dans ce cercle, par parenthèse, on me fait faire connaissance avec les sandwichs aux crevettes, friandise de saveur toute populaire, régal de marin et de pêcheur, dont le goût et le parfum, en pénétrant mon cerveau, y évoquent, non certes des visions poétiques d’Orient à l’instar de l’opium, mais, ce qui vaut tout autant, de prosaïques et cordiales visions, de solides et braves images du passé, — vieux loups de mer, grasses commères épanouies, bourgeois qui n’ont jamais connu la légèreté d’esprit que donne la pratique ascétique du jeûne, hobereaux qui ne pèchent point par la mièvrerie des goûts. Après la première gorgée, le squire Tobie Belch, oncle de la belle Olivia, de Shakspeare, et son compère André Aguecheek, se sont mis à danser leurs gigues devant mes yeux, et quand j’ai eu achevé, il m’a semblé que je venais de lire un bon chapitre d’un roman anglais du dernier siècle, de Fielding ou de Smollett. Le cercle de la noblesse, que j’ai pu inspecter tout à mon aise par ses fenêtres bien éclairées, ne pèche pas non plus par l’exagération du luxe, et fait sous ce rapport un contraste singulier avec la salle vraiment somptueuse du club d’Utrecht; sa plus grande magnificence est certes sa situation au bord du Vivier, dont l’eau caresse ses murailles, point de la ville d’où l’on a parfois de ravissans aspects pittoresques, et des effets de lumière et de vapeur d’une finesse et d’une élégance froides dont peut seulement donner une idée l’espèce de gaze diaphane et glacée des belles gravures anglaises sur acier. C’est une magnificence, il est vrai, qui en vaut une autre, et la perpétuelle bucolique qui s’étend sous les yeux des membres du cercle privilégié de La Haye vaut bien pour la santé de l’imagination le perpétuel vaudeville dont les personnages défilent tout le long de l’année sous les yeux des affiliés de notre Jockey-Club.

Mais, en dépit de cette simplicité dans les habitudes extérieures et de cette absence de tapage fastueux, La Haye est partout marquée d’un cachet royal qui est son unique caractère : de là son analogie avec notre Versailles. Le quartier du Vivierberg, la spacieuse promenade plantée d’arbres qui conduit à la bibliothèque royale, la grande rue qui mène au bazar Boer et qui, se prolongeant en allée, conduit à Scheveningen, peuvent, sans désavantage aucun, soutenir la comparaison avec les magnifiques avenues de Versailles. Le caractère général de l’architecture des quartiers aristocratiques mérite une mention toute spéciale. Il n’y faut point chercher l’extrême originalité de l’architecture des riches quais d’Amsterdam, de Heeren’s gracht par exemple. Ici l’alignement règne en souverain, une sévère uniformité a fait disparaître de ces façades toute marque de fantaisie individuelle; mais ces quartiers n’en sont que plus aristocratiques en un sens par cette noble monotonie même, et plus conformes à ces lois de la haute société moderne qui consistent à réprimer toutes les floraisons fantasques et toutes les végétations pétulantes du caractère individuel par la franc-maçonnerie anonyme d’une bienséance et d’une tenue communes aux hommes d’un certain ordre. A La Haye comme à Versailles, on peut observer l’influence très particulière que la royauté exerce sur ce qui la touche immédiatement, et les transformations qu’elle fait subir aux choses qui sont renfermées dans sa sphère ambiante. La royauté assouplit sans efforts l’indépendance de ceux qui l’approchent, et la change en déférence; l’esprit le plus original éteint de son plein gré ses saillies indisciplinées dans une soumission respectueuse, et l’aristocrate le plus sûr de son autorité individuelle, dès qu’il renonce à se tenir à l’écart, se transforme immédiatement en un noble. C’est un serviteur de haut rang, et alors adieu aux fantaisies personnelles, architecturales ou autres; tout ce qui reste de l’aristocratie consiste nécessairement dans le grand air avec lequel on porte la soumission, dans la grâce avec laquelle on manifeste la déférence. Ce qui entoure la royauté n’existe que pour lui faire cortège et accompagnement; il faut donc d’abord un intervalle marqué, et ensuite une harmonie qui ne s’obtient qu’au prix d’une uniformité sévère. Dans une ville gouvernée par cinq cents patriciens égaux entre eux de rang et de pouvoir, cinq cents palais d’une variété extrême témoigneront au contraire que la magnificence de leurs possesseurs n’a été gênée par aucune contrainte, par aucun sentiment d’inégalité qui les ait rappelés à une sorte de modestie. Rien n’est frappant sous ce rapport comme l’aspect d’Amsterdam quand on vient de quitter La Haye. A Amsterdam, la ville républicaine par excellence, l’architecture des maisons offre le spectacle des républiques bien ordonnées, celui de la fantaisie la plus excessive dans l’alignement le plus correct, de l’indépendance la plus complète au sein de l’ordre le plus régulier. Jamais la ligne droite n’a été respectée avec plus d’intelligence que dans les quais magnifiques de Keizers’ gracht et de Heerens gracht, mais en revanche toutes les figures des deux parties de la géométrie, surfaces et solides, ont été épuisées pour les façades et les frontons de ces riches demeures. Ce sont des arcs, des courbes, des triangles, des trapèzes, des losanges, des carrés, des cubes, des cylindres à foison, si bien que les habitans d’Amsterdam, pour rendre leurs enfans savans dans l’art d’Euclide et d’Archimède, n’ont pas besoin d’autre livre que de la géométrie amusante et vivante de leurs demeures. Là, visiblement chaque habitant est roi, car chacune de ces maisons dit à haute et intelligible voix : Je suis le résultat d’une volonté individuelle, et je n’ai souci de ma voisine pas plus qu’elle n’a souci de moi.

Certainement ce Versailles hollandais ne possède rien qui puisse se comparer pour la grandeur au palais de Louis XIV, à la terrasse du grand escalier, à ce parc, chef-d’œuvre de l’art classique des jardins, qu’il a été de mode de dénigrer parmi nous pendant un temps, mais qui peut soutenir la comparaison avec les plus nobles choses, et qui cessera d’être beau le jour où les paysages du Poussin et les soleils de Claude Lorrain perdront aussi leur sérieuse beauté. La Haye n’est pas cependant sans quelques-unes de ces créations d’un art artificiel qui marquent presque inévitablement les résidences de la royauté, lorsque ces résidences la gardent à l’écart de la foule des sujets. J’ai nommé déjà le Vivier, ce lac charmant creusé au centre de la ville, d’où l’on jouit des spectacles pittoresques les plus délicats grâce à la petite île verdoyante qui se dresse au-dessus de ses eaux. Ne dirait-on pas un détail détaché d’un grand parc royal, distrait de l’ensemble dont il faisait partie par la munificence d’un souverain? Mais si La Haye n’a pas le parc classique de Le Nôtre, elle a celui qui convient essentiellement à un Versailles hollandais, et qui s’accorde avec le génie d’un pays dont les peintres découvrirent les premiers l’existence de la nature, — le Bois, la plus délicieuse promenade dont puisse jouir un civilisé raffiné qui tient à épuiser les sensations de la vie rustique sans obéir à ses exigences et à ses ennuis. Oh ! comme on est loin de la ville et en même temps qu’on en est près! Ce bois n’est pas un parc, c’est la nature même, et le citadin de La Haye qui irait y passer tous les jours quelques heures n’aurait rien à envier, en connaissance intime de la campagne, au bûcheron le plus perdu au fond des forêts et au paysan le plus sédentaire. Qu’il est vert, ce bois, qu’il est feuillu, qu’il est ombreux, qu’il est humide! C’est en vain qu’on y a tracé des allées, découpé des pelouses, creusé des pièces d’eau; l’art n’a pu réussir à y dessécher et à y tarir aucune des sèves de la nature. Notre paysagiste Corot a-t-il jamais vu ce bois ? S’il l’a vu, il doit en être fou d’enthousiasme ; s’il ne le connaît pas, il faut avouer qu’il l’a presque deviné, car rien ne ressemble davantage, surtout aux heures du matin et du crépuscule, qui sont les heures favorites où il aime à épier la nature, à ces paysages verts et feuillus, chargés de vapeurs blanches ou grises, manteau de brouillard dont la mollesse dissimule la solidité des arbres et des terrains, où il place de préférence ses figures d’un caractère incertain, femmes, fées, visions, sorties d’une traînée de brume.

Ce parc a son Trianon, un Trianon d’aspect tout rustique. La pieuse veuve de Henri-Frédéric, qui éleva cette demeure modeste, se rapprocha beaucoup plus de la nature sans le vouloir ni le savoir que ne le fit en le voulant notre reine Marie-Antoinette avec son petit Trianon ; personne certes ne s’étonnerait de voir sortir une laitière ou une fermière vraie ou fausse de cette résidence qui me rappela le titre d’un roman enfantin, la Maisonnette dans les bois, titre qui décrit si exactement son caractère que c’est le nom même sous lequel les Hollandais la désignent. C’est la marque d’un vrai bon goût, ennemi des cacophonies et des discordances, d’avoir évité le contraste déplaisant qu’un extérieur prétentieux de palais aurait fait avec ce parc si campagnard. Cette petite maison ressemble à la monarchie dans les pays germaniques, pleine de bonhomie à l’extérieur, simple d’apparence comme elle ne l’a jamais été dans nos pays latins, mais singulièrement royale à l’intérieur, et plus sûre intrinsèquement de ses prérogatives que ne le fut jamais le plus fier de nos rois magnifiques. La modestie extérieure de cette maison du Bois recouvre les souvenirs les plus fiers et la somptuosité la plus rare. Dans cette suite de belles salles, deux surtout arrêtent plus particulièrement la curiosité. La première est la salle d’Orange, avec son plafond en coupole et ses peintures de van Thulden, amusant trompe-l’œil qui donne pendant quelques minutes l’illusion de Rubens, espèce de chapelle appartenant à ce Hero-Worship et à cette religion du Sinto que les races nobles ont eue de tout temps pour elles-mêmes. Cette chapelle sans autel est le logement d’une âme, le sanctuaire d’une mémoire, celle du prince Henri-Frédéric, frère du terrible Maurice, troisième stathouder des provinces unies et triomphateur définitif de l’Espagne. Avec son souvenir, sa veuve voulut conserver encore un reflet de l’éclat qu’il jeta dans le monde, et ce reflet coloré, ce sont les peintures de Jordaens et de van Thulden qui recouvrent les parois de la salle. Ces peintures allégoriques, éloquentes seulement pour celui qui sait quel fut le prince, ne doivent certes évoquer dans l’esprit de l’ignorant que l’idée d’une grandeur vague et confuse ; cependant cette impression de l’ignorant naïf ne serait pas sans quelque vérité, sinon à l’égard du prince dont ces allégories célèbrent les exploits, au moins à l’égard du temps où il vécut, car, en regardant ces peintures et surtout la composition gigantesque, embrouillée et presque monstrueuse de Jordaens qui orne le fond de la salle, je ne pus m’empêcher de penser que par cette œuvre compliquée le peintre anversois avait involontairement donné une fort exacte représentation du gigantesque gâchis dans lequel la paix de Westphalie trouva l’Europe. Comme emblème des exploits de Henri-Frédéric, — dont le principal, par parenthèse, fut de ruiner la ville natale du peintre, — la composition de Jordaens est inexacte et peu claire; mais comme emblème de ce qu’elle n’exprime pas, c’est-à-dire du pêle-mêle de l’Europe au sortir de la guerre de trente ans, elle est aussi lumineuse et aussi éloquente que possible. Quant à la seconde salle, la salle chinoise, le mobilier, entièrement exotique, est probablement ce qui en Europe donne l’idée la plus juste et la plus haute de ce qu’est le luxe chez les grands de ces sociétés de l’extrême Orient. Ah! voilà des gens qui s’entendent à l’art d’orner un appartement, ces Chinois et ces Japonais; élevé à cette hauteur, cet art devient presque moral et se confond à peu près avec la sagesse, car que nous recommandent toute philosophie et toute religion, sinon d’entretenir l’âme dans un état d’allégresse qui lui conserve sa lumière et sa chaleur? Comment les monstres du spleen et du découragement pourraient-ils s’introduire dans un appartement rempli de ces autres monstres, enfans du caprice des artistes chinois et japonais, parmi ces vases, ces porcelaines, ces coffrets, qui distraient et morcèlent l’attention, et, appelant à chaque minute l’âme en dehors, l’empêchent de se refouler sur elle-même? Comment les pensées tristes entreraient-elles dans l’esprit devant ces tentures et ces rideaux en soie blanche, ramages de fleurs et animés d’oiseaux? Oh! que tous nos velours, nos brocarts, nos damas les plus splendides, paraissent lourds, moroses et ennuyeux quand on a vu de telles tentures! Cependant toutes les choses ont leur revers, et je ne puis m’empêcher de penser que vivre perpétuellement au milieu d’une abondance de semblables amusantes merveilles doit à la longue remplir l’âme d’enfantillage, la rendre incapable de tout sérieux et de toute grandeur, et qui peut dire si ce n’est pas là une des causes de cette puérilité qui nous frappe chez les sociétés de l’extrême Orient?

En dehors de ce charme des lieux, La Haye possède un attrait moral très particulier, qui en fait un des séjours les plus désirables de l’Europe. La Haye ne contient pas de populace, et ce n’est certes jamais pour cette ville que Voltaire prononça son imprécation célèbre, adieu canards, canaux, canaille, d’abord parce que la canaille y est inconnue, ensuite parce que les canaux n’existent qu’en dehors de la ville, et enfin parce que, pour tous canards, La Haye ne possède que les cygnes qui nagent dans le Vivier. Les manières du peuple de La Haye sont un reflet de celles de la société choisie que les circonstances lui ont donné exclusivement à servir. A La Haye peut se vérifier sur le vif l’influence que les aristocraties exercent à la longue sur le caractère des classes populaires, même chez les races dont le caractère est le plus indépendant, les Hollandais et les Anglais. Le peuple de Venise est, dit-on, le plus doux, le plus affable, le plus poli de la terre, et Dieu sait cependant si ce sang italien, mélangé de sang grec, illyrien et dalmate, contient des élémens violens; à quoi cela tient-il, sinon à cette longue domination de dix siècles d’aristocratie qui peu à peu a broyé, poli, assoupli toute obstination, tout entêtement, qui a enseigné à ce peuple avec l’obéissance la contrainte personnelle, et réprimé ces soudainetés irréfléchies de l’instinct physique, se traduisant chez l’homme comme chez l’animal en mouvemens sans raison de colère, d’audace et de familiarité. Certes ce n’est point un phénomène aussi frappant que l’on observe à La Haye; cependant le résultat est le même sur une plus petite échelle. Le peuple de La Haye possède une supériorité de manières et de tact, un art de servir, une politesse et une absence de morgue qu’on ne rencontre à ce degré en Hollande que dans cette seule ville, et le voyageur qui désirera vérifier notre observation n’aura qu’à pousser droit à Amsterdam en quittant La Haye, sans s’arrêter à Leyde, ville d’université, et surtout à Harlem, ville en partie déchue de son ancienne splendeur, et où il trouverait en conséquence quelque chose de cette politesse qu’il aurait laissée à La Haye, car rien n’enseigne la politesse comme la déchéance.

Il est vraiment presque inexplicable que La Haye ait réussi à conserver si longtemps son aimable originalité, et qu’elle n’ait pas échangé ce caractère d’oasis royale contre le caractère de véritable capitale. Ce fait est peut-être la preuve la plus irréfutable du patriotisme parfait de la maison royale de Hollande, car jamais une maison ambitieuse n’aurait permis que dans un pays monarchique la capitale fût représentée par une ville d’aspect, de mœurs et de traditions toutes républicaines comme Amsterdam; j’imagine que, sous d’autres princes, ce contraste bizarre aurait été évité. Rien n’était plus facile cependant que de faire de La Haye une grande capitale, et si quelque entreprenant baron Haussmann eût passé par là, la chose serait faite depuis longtemps. Ne pourrait-elle en effet, s’étendant jusqu’à Scheveningen, aller toucher la mer, et devenir ainsi un centre d’activité commerciale bien autrement choisi, bien autrement pourvu de ressources et de facilités de communications que ne le fut jamais Amsterdam sur son mélancolique Amstel, et en face de son Y? Peut-être cette fortune arrivera-t-elle quelque jour à La Haye; mais alors adieu à ses mœurs et à sa politesse! La Haye cesserait d’être le séjour désirable et charmant qu’elle est aujourd’hui.

C’est évidemment au voisinage de La Haye qu’il faut attribuer la vogue dont les bains de mer de Scheveningen jouissent depuis tant d’années déjà, car il est impossible d’expliquer par le charme du lieu ce caprice de la mode : il ne se peut rien voir de plus aride et de plus maussade que cette plage, rien de plus morose et de plus sauvage que le petit village qui est à côté. D’ordinaire les villages hollandais sont gais à l’œil, mais voilà un village qui ne rit pas, ce Scheveningen ! Le contraste est d’autant plus frappant qu’on vient de quitter une ville charmante, et qu’on est conduit à ce sombre Scheveningen par une magnifique avenue. Ces dunes désagréables, dans lesquelles on enfonce jusqu’aux genoux, n’ont d’autre mérite que de contenir assez de sable pour récurer pendant l’éternité toutes les batteries de cuisine de toutes les ménagères de la peinture hollandaise, et Dieu sait quelle quantité de chaudrons elle contient! Quant à la mer, le premier regard qu’on jette sur elle n’est rien moins que poétique. On dit que ses tempêtes sont terribles pendant les orages d’hiver, je n’en sais rien; mais par les temps calmes elle a vraiment une placidité toute hollandaise. C’est à peine si l’on entend ici sa grande voix, que cette masse de sable adoucit en un murmure faible et triste. Pour sa couleur, elle n’est ni bleue, ni verte, ni glauque; elle est grise et nuance de boue. A Scheveningen, à Zandvoort, à Amsterdam, au Helder, partout elle porte le même manteau d’aspect morne et désagréable à l’œil; mais il y a une compensation à cette laideur : cette mer, si déshéritée de couleur et de musique, est aimée de la lumière d’un amour plus fin, plus tendre, plus sensible, dirai-je presque, que les mers de contrées plus belles. Les couchers du soleil sur la mer n’ont pas en Hollande la pompe et la majesté qu’ils ont dans d’autres pays, mais ils ont une suavité élégiaque incomparable. Rien de plus triste et de plus doux : on dirait que le soleil va mourir. Il se dresse à l’horizon comme un agonisant dont l’œil jette une dernière flamme, et il envoie à la mer son adieu enveloppé dans un sourire si languissant que le cœur en est attendri comme devant le spectacle d’une réelle agonie. Ce baiser si faible, ce dernier regard si caressant qui effleure l’épiderme des flots, vous l’avez vu courir bien des fois dans les marines des peintres hollandais, surtout de Backhuysen, souvent trop malmené par les connaisseurs, mais qui, comme tous ses confrères de Hollande, n’a fait autre chose que reproduire fidèlement ce qu’il voyait, une mer de couleur sale, sur laquelle glisse, furtive, discrète et pâle, une lumière maladive qui n’a pas la force de pénétrer le premier flot. Le musée van der Hoop contient en particulier un spécimen remarquable de ce spectacle. Là où ces couchers de soleil sont les plus beaux, c’est à Amsterdam, et je conseille à tous ceux qui voudront connaître ce phénomène dans toute sa douceur, et en même temps pénétrer la vérité intime des marines hollandaises, d’aller souvent aux bouts de la ville s’accouder sur un des ponts de l’Amstel, et de regarder de là le soleil se coucher sur l’Yachtaven ou sur l’Y; c’est la mélancolie même. Devant ce spectacle, on retrouve sans nul effort quelques-unes des impressions des hommes des anciens âges, on se sent venir une âme d’Hindou du temps des Védas ou de Grec de l’époque poétique, et l’on a envie de croire que le soleil meurt tous les soirs.

Des édifices de La Haye, que j’ai visités comme tout le monde et dont la description se trouve partout, je n’ai rien à dire. Un seul détail m’a frappé d’une manière originale dans la salle des états, c’est la rangée des encriers en étain si soigneusement fourbis et espacés d’une manière si mathématique. Il m’a semblé visiter la salle du congrès de Munster après que les plénipotentiaires auraient eu levé la séance, tant la disposition de cette salle ressemble, grâce à ce détail des encriers, à celle que nous présente la gravure du célèbre tableau où Terburg a peint les membres de ce congrès. En dehors du musée, La Haye n’avait pour moi d’autre intérêt rétrospectif que les souvenirs du Taciturne qui s’y rencontrent, et j’ai dit ailleurs quelle impression ils m’avaient causée. Je n’ai pas eu le courage de visiter la prison où furent enfermés le vieux Barneveldt et les De Witt. Le souvenir des martyrs de la liberté est toujours triste, quand la raison ne peut les absoudre absolument et que leur nom n’éveille pas un enthousiasme sans mélange. La liberté est le plus grand des biens de la vie; mais l’indépendance nationale est la première des conditions de l’existence d’un peuple, et les chefs du parti républicain, s’ils eurent raison devant les principes, eurent toujours tort contre le stathoudérat, qui eut pour lui la force des circonstances, et contre la nation même, qui refusait d’affaiblir son droit de légitime défense, d’exposer son existence conquise par le miracle de son énergie, et par le miracle plus grand encore d’un prince dévoué sans arrière-pensée à ses concitoyens. La philosophie absout les chefs du parti républicain de Hollande; mais l’histoire moins indulgente les condamne. Certes il est toujours triste de voir des âmes nobles tomber sous les coups de l’ignorance et du fanatisme, d’honnêtes gens périr, selon l’expression de Voltaire, parce qu’ils ne pouvaient consentir à penser comme leur tailleur et leur blanchisseuse : aussi, toutes les fois que les noms de quelques-uns des martyrs républicains de Hollande se rencontrent sous la plume de Voltaire, un cri d’indignation échappe-t-il au grand polémiste, qui de tous les hommes est celui qui a le plus abhorré la populace. Certes c’est une dure condition, mais il est des situations où le patriotisme commande aux gens éclairés de penser comme leur tailleur et leur blanchisseuse. Il est vrai qu’il est moins pénible à un prince de se soumettre à cette condition qu’à un simple citoyen, et c’est pourquoi la monarchie aura toujours plus de faveur auprès des masses populaires que la république, qui est de sa nature oligarchique, et qui, quelque démocratique qu’elle soit à l’origine, deviendra toujours au bout d’un temps plus ou moins long le gouvernement de quelques-uns, de par la logique secrète des choses, qui mène les hommes ailleurs que là où ils voulaient aller.


II. — HOLBEIN.

Le musée de La Haye possède un mérite qui manque à tous les musées que j’ai visités jusqu’à présent; il ne fatigue pas. Il se compose d’un peu moins de trois cents numéros et peut se voir en quelques heures. Il contient juste le nombre de chefs-d’œuvre voulus pour que le spectateur puisse jouir de sa faculté d’admirer, sans qu’elle lui devienne une souffrance, une douzaine tout au plus : un Paul Potter, trois ou quatre Rembrandt, un Titien, un Holbein, deux Albert Dürer. Ce n’est pas, il est vrai, à cette douzaine de chefs-d’œuvre que se borne l’intérêt du musée de La Haye; mais la masse de ravissantes compositions qu’il renferme n’exige pas de contemplation soutenue, ni de dépense épuisante de fluide nerveux. Les Jean Steen, les van Ostade, les Terburg et les Gérard Dow peuvent être regardés sans plus de fièvre que ces spirituels dessins où Troost a représenté des scènes de la vie hollandaise et des épisodes du théâtre d’autrefois. Entre deux chefs-d’œuvre, on se sert de quelques-unes de ces amusantes compositions comme de délassant intermède, on se refait de l’admiration par la gaîté, et l’on sort de ce musée dispos et sans mal de tête, ce qu’on ne pourrait dire de toutes les galeries de peinture.

Rembrandt est le premier qui attire l’attention, et c’est à lui que nous devrions nous arrêter d’abord; mais, comme nous le retrouverons à Amsterdam, traversons aujourd’hui les salles hollandaises et allons droit au salon consacré aux maîtres étrangers. Là se trouve une des pages capitales d’Holbein et son chef-d’œuvre, je le crois bien, le portrait d’une bourgeoise suisse. Ce tableau remarquable se trouve placé non loin d’une Hêrodiade de Lucas de Leyde, joli visage empreint de cette grâce délicate et un peu mièvre confinant à la gentillesse plus qu’à la beauté véritable, qui se rencontre souvent dans les peintures de ce vieux maître, et flanqué de deux portraits d’hommes d’Albert Dürer d’une conscience admirable; ainsi l’œil embrasse à la fois quatre chefs-d’œuvre. Ces deux portraits d’Albert Dürer méritent une mention spéciale; l’un est celui d’un vieillard dont il est impossible de spécifier l’âge, ni de nommer le sexe, tant il est vieux, tant son nez et son menton, qui se cherchent et sont près de se rejoindre, lui donnent l’aspect d’une vieille femme. Devant ce portrait, l’imagination remonte d’emblée le cours des âges. Grands dieux ! mais c’est un revenant du temps de Sigismond; ce contemporain de Luther a vu certainement brûler Jean Huss et se souvient du concile de Constance. L’autre portrait est celui d’un homme d’âge moyen sur lequel le fardeau de la vie a l’air d’avoir lourdement pesé; c’est la figure la plus fatiguée que je connaisse, même en comptant celle du Caraffa qui fut le septième ou le huitième général de l’ordre des jésuites, curieux visage sur lequel la finesse napolitaine se présente comme terrassée sous la torpeur produite par l’expérience de la vie. Ainsi encadrée des deux portraits d’hommes d’Albert Dürer, la bourgeoise suisse d’Holbein a l’air d’être placée entre son mari et son grand-père. Ce sont en effet trois portraits de même famille, tant par une certaine parenté d’âme et de talent entre Holbein et Albert Dürer, tous deux adorateurs passionnés de la vérité, que par la ressemblance plus étroite encore de la race et des sentimens, qui sont visiblement communs entre la bourgeoise suisse d’Holbein et les deux Allemands d’Albert Dürer.

Dans le portrait de cette bourgeoise suisse se lit le principal caractère d’Holbein, celui qui fait de lui un véritable représentant des pays de race germanique et leur artiste le plus sérieux à l’époque de la réforme, après Albert Dürer toutefois. Ce caractère, c’est l’indifférence à la beauté. Pour faire un portrait dont le souvenir reste dans la mémoire des contemplateurs, Holbein n’a jamais eu besoin de beauté, il lui a suffi de la vérité. Cette bourgeoise, par exemple, qui fait en ce moment l’objet de notre admiration, posant devant un artiste ordinaire, aurait fourni certainement un des plus laids modèles qu’on pût voir. Le contour du visage est rond et sans grâce, les traits sont petits, courts, ramassés; la chair, visiblement malsaine, parle de rhumatismes, de sang apte à la décomposition. Le seul détail physique réellement beau de ce visage, c’est la peau, qui est d’une blancheur remarquable et surtout d’une étonnante finesse. Cette figure n’en reste pas moins à jamais gravée dans le souvenir. Peu de temps après mon séjour en Hollande, j’eus l’occasion de traverser Bâie, et je ne manquai pas, ainsi qu’on peut le penser, d’aller visiter le musée de cette ville, où se trouvent tant de beaux échantillons du talent d’Holbein, où surtout tant de preuves irrécusables de sa profonde science de métier et de l’expérience de sa main ont été réunis dans cette collection unique de quatre-vingts dessins. Eh bien ! tous ces portraits du musée de Bâle, celui de l’imprimeur Froben, de l’orfèvre Schweiger, du bourgmestre Mayer, du jurisconsulte Ammerbach, du bourgeois anglais à paremens de fourrure, sont parlans, mais rivalisent vraiment de laideur. Ammerbach, ami d’Holbein, fondateur de ce musée de Bâle, dont la base la plus solide est la collection de tableaux et de dessins du maître qu’il avait réunis, Ammerbach attire plus particulièrement l’attention. C’est bien une des plus déplaisantes figures qui se puissent rêver. Ce n’est pas que ce visage soit dépourvu de tout attrait physique; mais cet attrait est mis à néant par une grimace d’aigre dédain que son ami Holbein, dans son amour de la vérité, n’a pas songé à diminuer. Tel était Ammerbach dans l’habitude de la vie, tel Holbein l’a peint avec la franchise que Cromwell réclamait du peintre Lely lorsque ce dernier lit son portrait. « Si vous oubliez une seule de mes verrues, je ne vous donne pas un penny. » Hans Holbein était marié et père de famille, et il a gratifié la postérité des portraits de sa femme et de ses enfans. Grands dieux, quel tableau que ce chef-d’œuvre! et la singulière admiration qu’il inspire! La femme d’Holbein, type de bonne maritorne, a posé sans doute devant son mari au moment où elle venait de s’acquitter de ses fonctions de ménagère. C’est la vulgarité même en négligé malpropre; on dirait vraiment que, pour plus de vérité, Holbein lui a refusé le droit de laver ses mains et son visage, et de se parer de ses beaux atours. Voilà ce qu’elle était six jours de la semaine, a-t-il l’air d’avoir voulu dire à la postérité : le dimanche, elle était un peu moins affreuse, et j’aurais pu vous la représenter telle qu’elle se montrait ce jour-là; mais je vous aurais menti, puisque la majeure partie du temps elle était ce que vous la voyez. Les deux enfans d’Holbein sont debout contre les genoux de leur mère; ce sont deux marmots assez gentils, mal peignés, mal lavés, déguenillés, qui ressemblent à deux petits pauvres des tableaux espagnols. On se demande quel démon a déterminé Holbein à faire un pareil tableau, qui pourrait être regardé comme une véritable satire des siens et une vengeance contre la vie vulgaire que lui faisait incontestablement une telle ménagère. Eh bien ! ce n’est pas un démon qui l’a poussé, c’est une vertu des plus franches et des plus naïves, la sincérité. Ainsi l’amour de la vérité est tel chez Holbein qu’il n’épargne même pas sa famille et ses amis. Avec un peu de bonne volonté, il aurait pu certes corriger la déplaisante grimace d’Ammerbach, déguiser légèrement la vulgarité de sa femme, atténuer le tempérament malsain de la dame suisse. Peu de chose suffisait pour cela, choisir pour Ammerbach une pose qui dissimulât sa grimace, permettre à sa femme de se parer de sa robe des grands jours et de son bonnet neuf, choisir des couleurs de vêtemens qui fissent moins ressortir la blancheur malsaine de la bourgeoise du musée de La Haye. Un Italien n’y eût pas manqué; dans son insouciance de la beauté, Holbein n’y a même pas songé.

Un jour que nous nous trouvions assis à côté de M. Ingres, nous prîmes la liberté de lui demander quel était l’heureux possesseur de son portrait d’une dame italienne de l’empire, et, comme nous lui exprimions toute l’admiration que ce portrait nous avait fait éprouver à l’exposition universelle de 1855 : « Oui, répondit-il avec la vivacité qui lui était habituelle, c’est bien le portrait que j’aime le mieux avoir fait. Ce n’est pas que dans les autres j’aie fait de concession au moins, mais dans celui-là….. » Il ne s’expliqua pas davantage, pourtant nous n’eûmes aucune peine à compléter et à interpréter sa pensée. De tous ses portraits, c’est en effet dans celui de cette dame italienne que le maître a le plus exclusivement consulté la nature et qu’il l’a le moins corrigée. J’entends ici par corriger la nature contraindre le modèle à choisir telle ou telle pose qui le fasse sortir de son habitude corporelle normale, qui fasse saillir telle ou telle de ses grâces, enfouie d’ordinaire dans la masse de ses traits, ou qui présente sa physionomie sous son caractère le plus sympathique. Ajoutez encore que le peintre peut s’aider de certains auxiliaires et même de certaines conventions pour flatter son modèle, le choix du costume, surtout le choix des couleurs, les accessoires du tableau, un dais, un fauteuil, une cheminée, une table chargée de fleurs ou de livres, une draperie, détails qui donnent au portrait soit plus de majesté, soit plus d’abandon et d’aimable familiarité, selon le caractère qu’on veut rendre. Or Holbein ne s’est jamais inquiété de tels détails; son modèle a mis le costume qui lui a plu, a choisi la pose qu’il a préférée, Holbein s’est occupé non de le faire valoir, mais de rendre son effigie telle qu’elle était réellement. Il y a aussi un genre d’infidélité à la vérité dont il est bien difficile de ne pas se rendre coupable, pour peu qu’on ait la passion de la beauté. Que manque-t-il à l’ovale de ce visage pour être parfait? Peu de chose en vérité, il suffirait qu’il fût arrondi légèrement. Ce nez serait irréprochable, si la courbe, était infléchie d’un millimètre; pourquoi ne pas compléter la nature lorsque cette correction demande si peu de frais? Les mains sont plus belles que le visage, mettons-les en évidence. Qui ne devine que les Italiens se sont mille fois rendus coupables de ce péché véniel? La Joconde de Léonard est irrésistible; mais son adorable sourire était-il l’expression habituelle de son visage, ou bien n’était-il que l’expression exceptionnelle, passagère, de ses heureux momens? Holbein ne se rend jamais coupable de tels péchés. Lorsqu’il a rencontré la beauté, et cela lui est arrivé plusieurs fois, il l’a peinte telle qu’il la voyait, sans aucune de ces corrections. Le meilleur exemple que l’on puisse en donner est son tableau de Laïs de Corinthe, portrait d’une demoiselle noble de la maison d’Offenbourg, laquelle, pour le dire en passant, eut une délicatesse médiocre, si elle se trouva flattée de se voir représentée en courtisane grecque avec une pile d’or devant elle. J’avais été très frappé de la beauté de ce visage dans une gravure due à un artiste suisse qui figurait à la dernière exposition universelle de Paris, et il m’avait fait ressentir un genre d’impression analogue à celui que nous éprouvons devant les figures de Léonard : grand éloge, comme vous voyez. Tout autre a été mon impression lorsque j’ai vu l’original au musée de Bâle. La Laïs d’Holbein est une grande Allemande, jolie fille, aux traits allongés et robustes, la physionomie un peu brutale, avec de beaux yeux sourians légèrement bêtes. Il est évident que le graveur, enthousiaste de son œuvre, avait fait inconsciemment devant le tableau ce qu’Holbein n’a pas fait en face du modèle vivant lui-même. La Laïs du peintre est ce qu’elle fut dans sa réalité la plus franche, une beauté lourde et sans caractère sympathique. Notez cependant qu’Holbein avait d’autant plus ici le droit de corriger la nature qu’il avait choisi le modèle dans l’intention d’en faire un portrait qui fût en même temps une sorte d’allégorie.

Grâce à cet amour de la vérité, sur lequel nulle séduction semble n’avoir jamais pu s’exercer, même lorsqu’il reproduisait de beaux visages, Holbein, est, je crois, celui de tous les portraitistes qui a le mieux exprimé la ressemblance fondamentale, et ce qu’on pourrait appeler le permanent de ses modèles. D’autres peintres de portraits ont mieux rendu la vie mobile, Rembrandt est incomparable sous ce rapport; d’autres ont mieux rendu ces grâces de l’expression qui s’épanouissent à la surface des traits, mais qui ne sont pas plus le visage qu’une végétation fleurie n’est la terre qui la porte : ce que Holbein a rendu avec une solidité admirable, c’est le modèle au repos et dans son centre de gravité, la structure essentielle de son visage, en un mot non l’humus mélangé de la physionomie, mais le tuf même du moi humain. En regardant les portraits d’Holbein, nous sommes sûrs de leur ressemblance intime avec ses modèles, et si nous ne devinons pas toujours ce que ceux-ci eurent d’attraits fugitifs ou intermittens, nous les saisissons dans leurs qualités continues, durables, et qu’ils ne pouvaient pas plus dépouiller que leur chair. C’est ainsi qu’ils étaient à toutes les heures du jour, quelles que fussent les passions qui les agitaient; bien mieux, c’est ainsi qu’ils furent, en dépit de tous les changemens de la chair, depuis le berceau jusqu’à la tombe, dans la jeunesse en fleur comme dans le soucieux âge mûr, comme dans la vieillesse ridée. Cette partie de nous-mêmes qui est inaccessible au changement et qui est notre véritable moi, Holbein la saisit et la fait saillir avec une habileté et une fermeté incomparables. Si Holbein n’avait peint que des bourgeois oubliés, nous ne nous douterions probablement pas de la qualité qui constitua son talent; mais, heureusement pour sa mémoire, il eut l’occasion d’appliquer ce talent à des personnages restés historiques, et, l’histoire à la main, nous pouvons garantir la ressemblance de ses portraits, car le caractère essentiel qui nous apparaît dans l’image de tel ou tel personnage est justement celui que l’histoire lui assigne. Qui ne voit dans les si nombreux portraits qu’il nous a laissés d’Érasme, — dont la gloire par parenthèse doit un beau cierge à Holbein, — que le trait essentiel de ce moi était une finesse lumineuse? c’est aussi ce que l’histoire nous apprend de lui. Qui ne devine dans son portrait d’Henri VIII une âme massive, lourde, capable par conséquent de mouvemens violens, orgueilleuse précisément parce qu’elle est pesante, comme on devine le lion redoutable dans son repos même? Cette bourgeoise suisse anonyme que nous admirons au musée de La Haye n’a pas laissé d’histoire, mais nous pouvons nous la figurer aussi bien que si cette histoire eût été écrite. Son histoire fut celle des âmes vertueuses, ce qui équivaut à dire qu’elle n’en eut pas. Une assurance modeste est le trait dominant de cette physionomie ; on y lit toutes les vertus qui fleurissent dans les terrains modérés, dans ceux qui ne sont ni trop sur les cimes brûlantes ou froides, ni trop dans les vallées humides, qui ne sont visités ni par trop d’ombre, ni par trop de soleil. Cette vie s’écoula paisible et pieuse, — car le visage a cette douceur qui est particulièrement propre à la piété, — protégée contre le prochain par une aisance sans faste, contre les passions de l’âme par la modestie de la condition. De tempérament malsain et sans beauté, elle ne connut pas les adulations et les flatteries; mais elle n’en souffrit pas, et cette absence de regrets et d’envie fut récompensée par une paix intérieure qui, se répandant sur ce visage, lui donne un attrait sympathique que n’a pas toujours la beauté, souvent d’aspect fort redoutable par les dangers qu’elle laisse entrevoir. Jamais personnage inconnu ne s’est révélé avec plus de naïve franchise que cette bourgeoise suisse en robe de grosse étoffe d’un bleu sombre et en coiffe blanche retombant sur le front à la manière du voile des religieuses, comme si elle était une nonne de la vie laïque, une vestale de la vie conjugale. Ce voile, pour le dire en passant, par la manière dont il retombe mollement sur le front et y adhère, tout en restant distinct de la chair, est une merveille de finesse qu’il faut se borner à indiquer, car la décrire de manière à la faire apparaître aux yeux qui ne l’ont pas vue est chose impossible. C’est dans cet art de rendre le trait fondamental d’un caractère que consiste le génie d’Holbein comme peintre de portraits, génie tout philosophique et tout allemand, comme on le voit, puisque pour le définir il m’a fallu, empruntant un mot au vocabulaire de la philosophie, dire qu’Holbein se distinguait de tous ses émules en ce qu’il avait peint surtout le permanent de ses modèles.

En dehors de ce mérite éminent, Holbein avait-il du génie ? Quelquefois je me suis surpris à en douter ; mais il est vrai que la qualité que nous venons d’indiquer est d’ordre si rare qu’on peut la tenir pour du génie et n’en pas exiger d’autre. En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est qu’il avait une maîtresse main, et que jamais homme n’apprit son métier avec plus de conscience ; j’en prends à témoin les quatre-vingts dessins qui se voient au musée de Bâle. Un critique d’art distingué, M. Charles Clément, rendait compte récemment d’une publication dont l’auteur a eu l’excellente idée de substituer de beaux dessins d’après les maîtres aux éternels modèles que les professeurs donnent à copier à leurs élèves, et s’étonnait du grand nombre de dessins d’après Holbein que contient, paraît-il, cette publication. Il faisait observer qu’il était surprenant qu’Holbein, malgré son mérite, fournît plus d’échantillons que les plus grands maîtres. C’est qu’il s’agit ici non de génie, mais de science du métier, et que l’auteur de ce recueil, lorsqu’il a cherché des modèles irréprochables qu’il pût mettre sous les yeux des élèves, en a trouvé en plus grande abondance dans Holbein que chez les autres peintres. Les quatre-vingts dessins de Bâle sont d’une précision rigoureuse qui atteste la profonde science technique du maître. Il y en a de toute sorte, têtes d’étude, esquisses, portraits, dessins d’arabesques et d’ornemens faits sur commande pour des édifices publics ou des maisons de particuliers, car Holbein, comme tous les grands artistes de cette époque, ne croyait pas se rabaisser en consacrant son temps à des besognes relevant du métier, et la qualification d’artiste se confondait modestement dans son esprit avec celle d’artisan. Tous sont remarquables par la sûreté de main qu’ils révèlent ; pas un coup de crayon n’est resté inachevé, pas un trait n’a été laissé négligemment à l’état d’indication. Parmi ces dessins, il en est plusieurs de fort beaux ; mais il en est deux qu’il faut plus particulièrement citer : le portrait désigné sous le nom du Jeune homme au grand chapeau, page qu’on peut présenter en toute confiance, tant pour la beauté des traits du modèle que pour la pureté correcte, comme un type de dessin classique. Le second, qui est un chef-d’œuvre, possède une importance historique ; c’est un portrait du petit prince Édouard, fils de Henri VIII, celui qui fut Édouard VI, à l’âge de cinq ou six ans. visage d’enfant sans vivacité, mais qui à l’occasion pourrait être boudeur et morose. Nous apprendrons aux très rares lecteurs qui pourraient être curieux d’un tel détail sur un prince si loin de nous, qu’à cet âge de cinq ou six ans Edouard avait beaucoup des traits et du visage rond de son père, tandis qu’en grandissant il prit de la ressemblance avec sa revêche mère au menton pointu. Jeanne Seymour, dont Holbein, historiographe par le pinceau de la cour d’Angleterre, a fait aussi le portrait, qui se voit aujourd’hui au musée de La Haye, juste au-dessous de la bourgeoise suisse. Visage maigre, traits allongés et pointus, expression froide, regard hautain, mais sans morgue, tant la hauteur semble l’habitude d’âme de cette personne, très grand air, au demeurant physionomie sèche et peu sympathique, telle est la reine Jeanne Seymour, troisième femme de Henri VIII et mère de son seul rejeton mâle, lequel ne valut jamais, soit dit en passant, pour la vigueur virile et la trempe du caractère, ses deux rejetons féminins, Marie la sanglante et Elisabeth, deux hommes véritables.

J’ai dit il y a un instant qu’il m’était arrivé de douter parfois que Holbein eût du génie. C’est qu’en effet Holbein, très grand peintre de portraits, devient inférieur dès que le modèle vivant ne pose plus devant lui, et qu’il lui faut composer une scène avec ses propres ressources et rendre des sentimens pour son compte personnel. Tous les guides du voyageur et tous les livrets des musées de l’Europe vous apprendront qu’il existe à Bâle un grand tableau d’autel divisé en huit compartimens, autrement dit en huit petits tableaux, représentant la Passion de Notre-Seigneur, et presque tous ajouteront que ce grand tableau, peint sur bois et divisé en petits carrés qui le font ressembler à une gaufre, passe généralement pour le chef-d’œuvre d’Holbein. Ce tableau eut même à son époque tant de réputation que l’empereur Maximilien en offrit, paraît-il, la somme incroyable de 35,000 florins. Cela prouve non pas que le tableau soit excellent, mais que Maximilien, personnage dont la parfaite noblesse ne fut pas sans bizarrerie, prince qui fut à beaucoup d’égards un don Quichotte couronné, esprit rétrospectif et à tournure archaïque, avait plutôt l’amour du gothique que le sentiment de la beauté. En effet, dans ce tableau, — œuvre d’ailleurs de la jeunesse d’Holbein, — que je me permets de trouver très laid, le gothique le plus gauche du plus gauche moyen âge se mêle à un sentiment aussi nouveau qu’audacieux, mais incomplètement et surtout hideusement exprimé. L’inspiration religieuse est la même que celle d’Albert Dürer; c’est cette interprétation radicale et démocratique du christianisme qui est si navrante chez le maître de Nuremberg, cette interprétation à laquelle un siècle et demi plus tard Rembrandt devait donner sa forme la plus nette et la plus voisine de la grandeur. De ce tableau d’Holbein, comme des œuvres analogues d’Albert Dürer, émane un sentiment d’arianisme qui s’impose de lui-même au contemplateur. L’esprit de la composition reste très chrétien; mais la scène qu’elle nous présente est purement humaine, et l’on se sent amené à établir instinctivement la séparation entre les deux natures que les théologiens unissent en Jésus. Ce Jésus est laid, non d’une laideur morale comme chez Rembrandt, mais comme le plus vulgaire des produits de la création, laid d’une laideur abjecte, sans flamme qui trahisse l’âme, sans rayon qui révèle le prophète, sans aucune de ces expressions de piété, de douceur et de confiance où la divinité de la nature pourrait se révéler. Toute lumière est éteinte chez ce Christ, et vraiment ses bourreaux sont presque excusables, car il est impossible de deviner un dieu sous une pareille enveloppe. Ce Christ, c’est la boue humaine dans toute sa visqueuse humidité, un vase de la plus vile terre que le potier n’a pas approché du feu purificateur. J’imagine que les pauvres sorciers de village, quand on les mettait à la torture ou qu’on les brûlait, durent présenter mainte fois un spectacle analogue à celui de ce Christ d’Holbein. Oh ! non certes, se dit-on presque involontairement, il n’était pas dieu au moment où il subit de semblables souffrances. Il avait fait abdication complète de sa nature divine, pour ne la reprendre que dans le ciel. Il n’exposait aux supplices que l’homme, il ne rendit au créateur que le dieu. Les deux natures furent successives, non simultanées, et séparées sur la terre comme dans l’éternité.

Cette grande composition trop vantée n’offre même pas toujours la correction et la pureté de dessin qui distinguent Holbein. Elle est bien loin de valoir un autre tableau sur bois représentant le Christ mort étendu dans le tombeau. C’est ce que nous avons vu de plus cruellement douloureux après le Christ à la paille de Rubens. Dans cette œuvre, excellente comme peinture, se trouve cette fois complètement rendu le sentiment que nous venons de décrire, et que la Passion de Notre-Seigneur exprime d’une manière imparfaite, gauche et sans nulle poésie. Nous venons de nommer Rubens, et en effet ce tableau d’Holbein appelle à première vue la comparaison avec les divins cadavres sortis du pinceau du maître d’Anvers. Chez Rubens comme chez Holbein, le Christ est un Christ populaire, mais quelle différence ! Chez le maître d’Anvers, ce pauvre cadavre d’homme du peuple reste le Christ selon toutes les traditions de l’orthodoxie; chez Holbein, cette dépouille humaine est entièrement hétérodoxe. Regardez à Anvers non-seulement le Christ à la paille, mais encore et surtout le Jésus de la Descente de croix. Un des caractères les plus admirés généralement de ce Christ, c’est sa réalité funèbre. Il est bien mort, dit-on, on le voit à l’inertie avec laquelle pendent les membres, à la pâleur exsangue des chairs, à l’abandon général du corps en un mot. Et sans doute il est mort, aussi mort que possible; mais ce qui me frappe en regardant ce chef-d’œuvre de la peinture pathétique, c’est combien cette mort est particulière, et ressemble peu à la mort commune. Avec un prodigieux génie, Rubens a trouvé moyen de faire ici sentir une miraculeuse exception; pour cela, il lui a suffi de donner aux chairs une certaine mollesse, de faire tomber les membres avec un abandon absolu sans doute, mais sans rigidité cadavérique, de faire pencher la tête sur la poitrine de manière à lui donner la pose que prend parfois la tête d’un homme qui dort assis. Est-ce la mort? Oui, c’est la mort, mais c’est aussi une léthargie surnaturelle. Avec le cadavre de Rubens, la résurrection n’a rien d’impossible; au contraire le corps étendu dans le tombeau par Holbein n’en soulèvera jamais la pierre, tant la rigidité est complète, tant la non-existence est marquée avec netteté. Dans le cadavre de Rubens, on sent, pour parler le langage de l’église, la chair glorieuse promise à l’immortalité; dans celui d’Holbein, on ne voit qu’une chair misérable dévolue au ver du sépulcre.


III. — LE PAYSAGE DU NORD-HOLLANDE. — RUYSDAEL.

Holbein vient de nous retenir longtemps sur le domaine exclusif de l’histoire; pour secouer cette poussière du passé et nous rafraîchir de ces impressions dont le charme est le résultat d’un effort d’imagination, partons pour le Nord-Hollande, et plongeons-nous au sein de la nature, qui donne des plaisirs sans labeurs. Le Nord-Hollande commence, à proprement parler, à Harlem; mais ce n’est que beaucoup plus haut que le paysage prend toute son originalité. En tout cas, il ne saurait y avoir de plus vif allegro que cette campagne de Harlem, comme introduction à la symphonie pastorale du Nord-Hollande. Nous avons déjà décrit, en cherchant des points d’opposition pour expliquer le paysage du Sud-Hollande, cette exubérance de végétation de la campagne des environs d’Harlem et ces riantes maisons de campagne que nous avons définies des nids humains enfoncés dans des édredons de verdure. Une particularité de ce paysage d’Harlem, c’est qu’il présente le point de toute la Hollande où le gazon est du vert le plus vif, soit que cette vivacité résulte de l’existence de l’ancienne mer de Harlem, dont la fécondante humidité n’est pas encore tout entière épuisée, soit qu’elle provienne de toute autre cause physique intéressante pour le savant, mais indifférente à celui qui ne demande à la nature que des couleurs, des formes et des sensations de bien-être physique. Dans le sud, la verdure est selon les heures du jour pâle ou sombre; dans le nord, elle est douce et tendre; à Harlem, point intermédiaire, elle est intense, robuste et gaie, sans nuance aucune de tristesse. C’est une ravissante campagne, cependant elle ne nous surprend pas trop : nous retrouvons quelque chose de son image dans nos souvenirs des autres pays; mais lorsque le chemin de fer qui vous emporte au Helder vous a fait franchir quelques lieues, alors commence le spectacle le plus original que vous réserve la nature de Hollande, après le paysage aquatique de l’arrivée à Dordrecht toutefois. Jamais originalité ne fut due à des élémens plus simples et moins nombreux; figurez-vous deux surfaces parallèles prolongées à l’infini, une surface verte, celle de la terre, et, selon les jours, une surface bleue ou blanche, celle du ciel. Cette immense prairie qui s’étend sans discontinuité de Harlem au Helder donne en pleine terre ferme quelque chose de la sensation que l’on éprouve en mer, lorsque l’œil, regardant à l’horizon, n’aperçoit que vagues succédant aux vagues. De même il n’aperçoit ici que flots de verdure succédant à flots de verdure et moutonnant sous un vent frais et doux. Comme sur mer, la vue est reposée d’un spectacle qui serait bientôt accablant par cette illusion bienfaisante de l’œil qui, donnant un démenti à la géométrie, prouve contre l’évidence de la raison que deux lignes parallèles peuvent se rencontrer lorsqu’elles sont prolongées à l’infini; l’horizon est fermé par le baiser du ciel et de la terre. Comme la mer enfin, ce spectacle endort l’âme et la plonge dans l’hébétement délicieux que nous ressentons lorsqu’assis sur une plage nous y restons de longues heures sans penser à rien. Au bout d’un instant, un sentiment d’une suavité incomparable s’empare de nous devant cette immense nappe de verdure d’une nuance si tendre. L’âme éprouve le besoin du silence et du recueillement, à l’instar de cette campagne où l’on n’entend aucun bruit, sauf de loin en loin le léger battement d’ailes de quelque joli petit canard, gros comme une perdrix, que l’on voit sortir du fossé qui longe le polder, ou le bond muet de quelque taureau paissant dans la prairie. Vos paisibles voisins arrivent bientôt eux-mêmes à vous gêner, et l’esprit de la solitude vient vous solliciter avec une éloquence d’une douceur irrésistible. Je conçois parfaitement maintenant que les habitans du Nord-Hollande passent pour bizarres même auprès des Hollandais des autres provinces.

Cette taciturnité, ce farouche amour de l’isolement, ces excentricités qui ressemblent aux manies des âmes innocentes d’enfans et de solitaires, cette proverbiale patience, tout cela est conseillé par cette nature, et, si au bout de quelques heures nous avons pu ressentir ces influences et glisser dans un état d’âme en harmonie avec ce paysage, qu’est-ce donc de l’homme qui passe les longues années de sa vie en face de cette verte steppe? Avec ces vertus, cette nature conseille aussi à la longue, je le crois, les défauts qui en sont le revers, la lenteur, l’indolence et la mollesse. Tous ces traits de caractère se réunissent synthétiquement en un seul, l’indépendance, sentiment qui est nettement marqué dans la disposition de ces villages qui se composent d’habitations isolées, et que l’on rencontre comme égrenés sur le polder. Chacune de ces gentilles petites maisons, qui sont construites contre terre comme si elles se courbaient pour éviter les coups de vent qui passent sur la plaine, se tient sur son quant à soi, à l’écart de sa voisine, et non fraternellement unie à elle comme les maisons des villages de nos pays. Les animaux eux-mêmes semblent ressentir l’influence morale de cette nature, et obéir à l’isolement et au recueillement qu’elle conseille. Le troupeau est essaimé sur le polder comme le village lui-même; les animaux paissent non par groupes et par bandes, par petits comités d’amis, comme dans nos prairies, comme dans les autres provinces hollandaises même, mais volontiers isolés; on dirait qu’aucune de ces bêtes n’a de camarade dans l’étable. Est-ce un effet du hasard? Elles m’ont aussi semblé silencieuses; au moins pendant mon excursion dans le Nord-Hollande n’ai-je entendu ni un mugissement ni un bêlement; les animaux de nos contrées sont plus loquaces, et ne manquent pas d’exprimer leur plaisir, leur crainte ou leur colère au moindre bruit qu’ils entendent, au moindre promeneur qu’ils aperçoivent. Est-ce une fantaisie de ma part? Cela est bien possible; mais comment donc les bêtes ne ressentiraient-elles pas dans une certaine mesure les mêmes influences que les hommes, et pourquoi, si la nature conseille aux bipèdes humains la taciturnité et l’isolement, ne les conseillerait-elle pas aussi aux animaux, qui lui sont en toutes choses beaucoup plus dociles? Les animaux n’ont pas pour lutter contre l’influence de la nature ces ressources morales dont l’homme se vante d’être armé : si donc, en dépit de ces ressources, l’habitant du nord est moins sociable que celui du midi, comment les bêtes hollandaises seraient-elles aussi sociables que celles de nos campagnes de France?

Nous pouvons définir en deux mots le caractère général de ce paysage : tout y est couleur, rien n’y est forme. De là sa douceur et sa suavité, de là aussi une certaine mollesse et une véritable monotonie; rien qui arrête le regard et l’empêche d’errer vaguement sur la verte plaine, rien qui donne un sursaut à l’imagination et l’arrache au bercement par lequel cette nature l’endort lentement en lui présentant toujours le même aspect et en lui chantant toujours le même lied. De loin en loin, quelques rares touffes d’arbres, plus fréquemment des arbres mélancoliquement isolés, et qui ont l’air d’avoir, eux aussi, le sentiment de l’indépendance. Toujours la prairie verte, l’œil se fatigue à la longue de cette couleur. Je crois que les Nord-Hollandais eux-mêmes ont ressenti cette fatigue, et c’est ainsi que je me plais à expliquer une de leurs bizarreries dont les voyageurs ont beaucoup ri, et qui me semble trahir au contraire un génie inné de coloriste. Je veux parler de ces arbres peints de diverses couleurs, surtout en bleu de ciel, que l’on rencontre dans le Nord-Hollande autour des grandes fermes. Est-ce le résultat d’une manie à la manière chinoise, comme on l’a dit? Eh non! c’est le résultat inconscient d’un besoin ressenti par l’œil. L’œil fatigué du vert cherche une autre couleur, et n’en trouve pas; il y a bien la robe grise des troncs d’arbres, mais c’est une teinte trop effacée; il en faudrait une plus tranchée et qui pût faire contraste avec la couleur triomphante. De là l’idée de peindre les troncs d’arbres en bleu. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette bizarrerie n’a absolument rien qui choque en face de l’éternel polder, et qu’elle m’a paru pour ma part une innovation des plus sympathiques.

Ce Nord-Hollande est vraiment l’idylle de l’Europe, tant pour l’aspect général du paysage que pour les sentimens moraux qu’il éveille. Oh ! que voilà un pays qui parle peu de grandeur et de gloire ! Ce n’est pas là que le laboureur, du soc de sa charrue, fera jaillir les ossemens des guerriers, et, s’étonnant devant ce spectacle, fournira le sujet d’un paysage historique aux Poussins du présent et de l’avenir. Oh non! ce paysage ne parle pas de vie héroïque; mais il parle, ce qui vaut tout autant, de vie patriarcale, d’affections simples, de bonheur silencieux, de patience et de douceur. Là peuvent vivre des familles selon la Bible et le Vicaire de Wakefield, des paysans selon les chants de Robert Burns. Y a-t-il des méchans et voit-on des assassinats dans le Nord-Hollande? Je me suis surpris à en douter, d’abord parce que je ne sais pas où pourraient s’embusquer les meurtriers en ce pays ouvert de toute part devant le ciel, ensuite parce qu’il me semble difficile que cette nature sans violence et pleine d’apaisement puisse inspirer à l’âme des sentimens noirs ou passionnés. Dans un tel pays, l’âme tournerait plutôt aux manies innocentes, et c’est par l’influence de la nature ambiante qu’il faut, avons-nous dit, expliquer très probablement les bizarreries des habitans. Ce paysage parle de vie patriarcale, il parle aussi de vie philosophique, d’austérité, de pensées graves; là peuvent vivre dans le voisinage d’âmes simples les solitaires selon Spinoza, les hommes qui dans les profondeurs de la méditation ont su trouver la paix, et le bonheur dans le renoncement. Ce paysage en effet a deux faces : d’une suave douceur pendant le jour, dès qu’il est touché par les ombres du soir, il devient d’une mélancolie profonde, mais cette mélancolie n’a rien d’affaiblissant pour l’âme : la tristesse du paysage hollandais n’a rien de byronien, ni d’élégiaque, elle n’a pas de plaintes ni de murmures ; elle est grave, muette et recueillie. C’est la mélancolie la plus mâle et la plus saine qui ait jamais émané du cœur de la nature aux multiples inspirations.

C’est ce sentiment d’austérité que Ruysdael a merveilleusement compris, et c’est pour l’avoir compris qu’il mérite le nom d’homme de génie. Lui aussi, comme tous ses compatriotes, il n’a peint que ce qu’il voyait ; mais son œil s’est arrêté justement sur ce qui était le plus digne d’être remarqué dans son pays, c’est-à-dire sur cette mâle et saine tristesse de la nature hollandaise. Ces paysages singuliers, composés des élémens les plus pauvres du monde, un maigre terrain, une flaque d’eau immobile, un buisson isolé, un arbre unique, ces paysages qui semblent presque des paradoxes, que l’artiste a imposés à notre admiration par la force de son génie, ils existent, et la réalité parle à l’âme juste le même langage que lui parlent les peintures de Ruysdael. Le caractère d’individualité que prennent les objets naturels dans la grande plaine de la Hollande, Ruysdael seul l’a saisi ; ni avant, ni après lui, aucun de ses confrères et de ses émules ne s’est même douté de cette puissante originalité. Il a surpris l’âme pensive de la nature de son pays, tandis que les autres n’en ont vu que les surfaces et les gais costumes. Voilà pourquoi il a pu accomplir le miracle de nous intéresser avec un paysage qui contient un seul arbre, ou un pauvre buisson, ou un pont de bois à demi ruiné ; mais cet arbre, il faut voir quelle physionomie il prend en Hollande dès que les heures du soir font sentir davantage encore sa solitude. Alors il a vraiment l’air d’un philosophe qui médite ou d’un ascète en contemplation. Ce buisson isolé, autour duquel montent les abondantes fumées de la terre à la fin du jour, exprime dans sa muette éloquence toutes les tristesses de l’abandon et de la pauvreté. Ce terrain maigre et sans charme dit plus tristement que Salomon que tout est vanité, et que verdure et fleurs sont une illusion qui apparaît à la surface d’un éternel rien. Cette flaque d’eau immobile parle du repos éternel avec plus de gravité que n’en parla jamais bouddhiste hébété par la Nirwana.

Parmi les beaux Ruysdael que l’on voit en Hollande, il en est deux qui sont plus particulièrement faits pour toucher les âmes dignes de nobles pensées. L’un, le plus extraordinaire, se trouve au musée van der Hoop à Amsterdam. Un terrain sec, sans verdure, sans arbres ni fleurs, nu comme la pauvreté même et cicatrisé de ravins comme l’image du malheur, est traversé par un courant d’eau terne, lente, impuissante ; tout en haut, une habitation chétive, et un ciel sombre, pluvieux, recouvre ce paysage ; le vent souffle visiblement sur cette lande où il n’a pas une feuille à emporter, où il ne remuera que quelques grains de sable. Avec ces maigres élémens, Ruysdael a composé un paysage dont on a peine à détourner les yeux. Plus on le regarde, plus on sent s’élever en soi le plus haut sentiment de l’âme humaine, le sentiment de la soumission aux lois des choses. C’est le plus frappant symbole de renoncement que j’aie jamais vu, et, pendant tout le temps que je l’ai regardé, il m’a semblé contempler l’explication par l’art de cet aphorisme : « changer plutôt ses désirs que l’ordre du monde, » troisième règle de la méthode de ce Descartes, qui fut contemporain de Ruysdael, et qui, lui aussi, avait vécu en Hollande et vu de tels paysages.

Le second, qui se voit au musée de Rotterdam, a fait, m’a-t-on dit, l’admiration d’une dame qui est femme d’un des écrivains philosophiques les plus distingués de ce temps-ci. Il n’y a guère en effet que les philosophes ou ceux qui se sont mêlés à leur vie qui puissent sentir le charme profond d’un pareil paysage. Un vaste champ de blé d’un blond pâle incline doucement la tête sous le souffle d’un vent léger qui n’a rien de la molle tiédeur de Favonius, ni de l’amoureuse espièglerie de Zéphyre. Un rayon de soleil aussi pâle que la moisson tombe sur les pointes des épis, et court sur le champ entier avec une finesse incroyable. Blafards sont les épis, blafarde la lumière qui passe sur eux comme une caresse tristement prolongée. Cette fois encore, Ruysdael a composé son chef-d’œuvre avec les élémens les plus ingrats du monde, une moisson incolore et une lumière incolore; mais un charme d’une mélancolie sans amertume s’échappe de cette toile, et nous parle éloquemment de la condition ordinaire des pauvres humains. Oh! que ces épis ont été peu favorisés du sort et peu gâtés par la nature; ils ont grandi cependant, ils ont percé ce sol humide, résisté à cet air grelottant, et avec l’aide de cette lumière moins avare que pauvre, et qui a donné ce qu’elle a pu, ils sont arrivés à maturité et composent maintenant une moisson tout comme s’ils avaient vécu sous la lumière la plus opulente, caressés par les brises les plus amoureuses et nourris par le sol le plus généreux. Voilà l’image de la vie moyenne de notre espèce : pour la majeure partie des hommes, le ciel est aussi froid, la lumière aussi pâle, l’air aussi âpre; ils vivent cependant, et, dociles à une inconsciente résignation, ils accomplissent leur loi et portent leurs fruits en dépit de l’inclémence des choses et de l’indifférence de la nature. Ce champ de blé révèle tout le secret de la sagesse : savoir vivre sans soleil.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. La haute société hollandaise semble assez inégalement disséminée sur l’étroite surface de ce petit pays ; cependant il est en dehors de La Haye trois régions qu’elle nous a paru habiter de préférence : la campagne semée de riantes villas entre Harlem et Amsterdam; Utrecht, ville opulente et de sévère tenue, où se retirent bon nombre de hauts fonctionnaires retraités et de riches commerçans qui ont renoncé aux affaires, et la Gueldre, la plus nobiliaire historiquement et la plus féodale des provinces hollandaises, qui, m’apprend-on, est en outre le séjour favori des personnes qui ont fait fortune aux Indes.