Chez l'auteur (p. 114-116).

EN MARGE D’UNE ANNONCE


C’est d’une annonce parue dans un journal que je veux vous parler. La plus belle annonce jamais rencontrée en trente-six ans de journalisme.

La plus belle parce que la plus simple, la plus vraie, la plus convaincante. Une annonce écrite par un homme de génie.

Je travaillais à « La Presse » depuis dix-huit mois environ, lorsqu’une fin d’après-midi, je ramassai un journal de Chicago qui traînait sur un bureau dans la salle de rédaction. Je le feuilletais distraitement lorsque je tombai soudain sur une annonce qui m’empoigna dès la première ligne et que je lus avec un intérêt passionnant.

C’était un particulier qui invitait le public à lui envoyer son argent afin de le parier pour lui sur les courses.

« Envoyez-moi votre argent, disait-il. Je ne vous promets pas dix, vingt, trente, quarante ou cinquante pour cent, je vous promets simplement de faire de mon mieux pour vous donner un rendement honnête et généreux. Ayez confiance en moi, confiez-moi votre argent et je le ferai fructifier ». Et il continuait :

« Probablement que vous êtes jeune, en bonne santé, que vous occupez un bon emploi, mais vous vieillirez, vous pouvez tomber malade, vous pouvez perdre votre position, mais votre argent, lui, restera toujours jeune, il ne sera jamais malade, il n’aura même pas besoin de vacances.

« Envoyez-moi votre argent et je le ferai travailler pour vous ».

Et la vérité fulgurante entra en moi, tel un couteau qui s’enfonce dans la chair. En un instant, je réalisai ces choses auxquelles ne pense guère un jeune homme de vingt-six ou vingt-sept ans. Oui, je vieillirais, je pouvais tomber malade, je pouvais perdre mon emploi. Tout cela était vrai, si vrai. Et l’argent, lui, qui ne vieillit jamais qui reste toujours jeune et fort, qui n’est jamais malade. Quelle autre éclatante vérité !

Donc, au lieu de gaspiller l’argent, au lieu de le dépenser à tort, il fallait l’économiser, le faire travailler en prévision des jours où je serais vieux, en prévision du cas où je tomberais malade, où je perdrais ma position.

Je relisais l’annonce et mon cerveau me semblait déborder de ces grandes vérités si simples mais si fortement exprimées.

Quelle belle annonce ! Quel beau sermon laïque !

Mais là encore, comme ailleurs, il fallait séparer le bon grain de l’ivraie.

L’ivraie, c’était l’appel au public d’envoyer son argent à un étranger pour être risqué, déclarait-on, sur des courses. Cette invitation n’était évidemment qu’un attrape-nigauds, qu’un piège à gogos, mais les lignes à propos de l’homme qui vieillit et de l’argent qui reste toujours jeune, qui travaille sans relâche, c’était le bon grain, c’était le pur froment. Ces vérités ne tombèrent pas dans de sourdes oreilles et, le samedi suivant, sur mon mince salaire, je pris deux dollars pour m’ouvrir un compte de banque. J’y ai ajouté depuis presque chaque samedi pendant les années que j’ai été au journal et je l’ai encore aujourd’hui. Et c’est cet « argent qui reste toujours jeune, qui n’est jamais malade », qui me permet, sur mes vieux jours, de prendre quelques années de repos.

Souvent, lorsque je déjeune en paix devant la rivière miroitante au soleil, dans ma petite maison de campagne, ou lorsque je cultive mes rosiers dans mon jardin, j’ai une pensée de reconnaissance pour l’auteur de cette annonce qui, par les vérités qu’il y énonçait, a orienté ma vie et m’a permis d’acquérir l’indépendance.

Celui qui invitait dans un journal de Chicago les gens à lui envoyer leur argent pour le risquer pour eux sur les courses, je ne l’ai évidemment jamais connu, j’ignore son nom, je ne sais s’il vit encore ou s’il est mort, mais je souhaite que cet homme qui était pénétré de vérités si importantes et qui a si bien su les exprimer, ait eu la sagesse de profiter de ses connaissances. J’espère qu’il aura connu des jours de loisir, de joie et d’abondance.

Et, pour finir, je voudrais que ces lignes : « Vous êtes jeune, vous êtes en bonne santé, vous avez un bon emploi, mais vous vieillirez, vous pouvez tomber malade, vous pouvez perdre votre position, mais votre argent restera toujours jeune, ne sera jamais malade », soient encadrées et accrochées dans tous les bureaux, les ateliers, les usines, les fabriques, afin d’inciter la jeunesse à l’économie et à s’assurer des vieux jours exempts d’inquiétude.