Chez l'auteur (p. 111-113).

SES YEUX[1]


Aux heures de rêve :

De grands yeux bleus encadrés d’or.

Les grands yeux bleus d’Aline semblaient avoir été taillés dans l’azur du ciel. Ils en avaient la douceur et le charme, la mystérieuse attirance. Un regard de ses yeux était la plus divine des caresses. Ils emplissaient l’âme d’un bonheur infini.

Et Dercey en les regardant, se rappelait les iris du jardin de son enfance, en campagne. Alors qu’il était tout petit garçon, en s’éveillant, le matin, au printemps, il sortait sur la galerie de la vieille maison, descendait les quelques degrés du perron et allait voir les iris qui s’étaient ouverts pendant la nuit dans le modeste parterre. Il respirait le parfum de ces fleurs et il était heureux pour tout le jour. À près de quarante ans de distance, les yeux d’Aline lui versaient la même joie, la même ivresse.

De grands yeux bleus encadrés d’or.

Aux heures mauvaises :

Après les trahisons, Dercey retrouvait les mêmes grands yeux bleus qui semblaient refléter tout le pureté de l’azur. Ils n’étaient que le mirage de l’amour. Ils étaient comme ces mares éclatantes qui cachent toutes les boues, toutes les fanges, toutes les laideurs, mais qui reflètent à leur surface le ciel, ses nuages et l’enchantement et la beauté du monde.

Des yeux impénétrables comme la vie : implacables comme la destinée.

Des yeux opaques comme un lac sans fond.

Les yeux de Celle dont l’âme est un gouffre inaccessible aux sondes.

Les yeux de

 La Silencieuse.

 La Mystérieuse.

 L’Éprise de Chimère et d’impossible Idéal.

 La Malchanceuse.

Les yeux de Celle au Cœur douloureux.

Aux heures d’amour : Ses grands yeux bleus encadrés d’or se fondaient de douceur dans la figure transfigurée.

Ses yeux disaient le don complet et absolu de tout son être, de toute la femme.

Puis, les fleurs d’azur se fermaient : les yeux se révulsaient, et Dercey ne voyait plus qu’un mince croissant blanc, laiteux.

Dans les minutes divines, sous l’empire de la volupté, la figure extasiée d’Aline était marquée par des yeux de folie, de tempête, des yeux égarés, aux pupilles extraordinairement dilatées, des yeux fleuris de larges taches noires, puits d’ombre attirants comme l’abîme.

Des yeux de démence.

Aux heures sombres : Des yeux fixes, absents, étrangers, qui semblent regarder le passé ; des yeux aveugles aux choses environnantes.

Des yeux baissés de victime qui ne veut pas voir venir les coups.

Des yeux qui ont versé un déluge de larmes.

Des yeux qui disent les peines irrémédiables.

Des yeux figés.

Des yeux de glace sous lesquels roule l’énorme source des larmes.

Des yeux blêmes comme les fenêtres des maisons abandonnées.

Des yeux de rêve, éveillée ; des yeux de cauchemar.

Des yeux qui savent que les êtres et les choses sont hostiles, que tout le monde est contre la malheureuse.

Des yeux d’être battu qui se renferme en lui-même pendant qu’on le torture et qu’on le martyrise.

Des yeux qui ont pleuré pendant des affres effroyables sans voir un visage ami.

Des yeux de vaincue de la vie.

Les yeux qui disent la peine, l’accablement, les immenses détresses, l’agonie du Jardin des Oliviers, ou plus triste encore, le désespoir dans la chambre solitaire, où volète déjà telle une lugubre chauve-souris, l’idée de suicide.

Des yeux de la tristesse de la lune d’octobre, le soir, près d’un grand lac désert.

Des yeux de noyée…

Aux heures maudites :

Une figure grimaçante, hideuse, bestiale. Une bouche tordue rejetant une bave écumeuse pendant que les jambes s’agitent spasmodiquement et que les pieds battent le sol ou le plancher.

Une immonde créature, une possédée du diable.

Un être satanique aux yeux blancs, égarés, des yeux de démence.

Le masque de la folie.

Une monstrueuse vision.

Un visage de démone.

  1. Page du roman Lamento.