Chez l'auteur (p. 104-106).

L’IRRÉALISABLE RÊVE


C’était un artiste ; un être épris d’idéal et de chimère. Il avait eu une enfance triste et pénible, mais la souffrance, le mal et l’injustice ne l’avaient pas aigri. Malgré tout, il était resté bon et doux. Pèlerin de l’art, il avait erré de pays en pays, porté ses pas fatigués sur toutes les routes. Ses œuvres étaient l’expression de son âme. Il peignait des figures du Christ empreintes d’une telle douceur et d’une telle bonté que ceux qui les voyaient avaient l’impression que l’image allait parler, allait dire les paroles du Sermon sur la Montagne. Il en faisait d’autres, chargées d’une telle tristesse, d’un tel accablement que l’Homme de Douleurs semblait ployé, écrasé, sous le poids des fautes de toute l’humanité. Souvent aussi, ses toiles se fleurissaient de délicieuses et séduisantes figures d’enfants. C’étaient de merveilleuses créations de rêves, gracieuses et charmantes, infiniment, des œuvres ne ressemblant à celles d’aucun autre artiste.

Et ceux qui le connaissaient l’avaient surnommé le Peintre-Poète. Or, un jour, ce pèlerin de l’art, ce chercheur de chimère, échoua à Londres, parmi sept millions d’hommes.

Inconnu, ignoré, sans ressources, l’étranger trouva cependant dans cette multitude énorme aux puissants appétits matériels quelques précieuses sympathies ; il rencontra quelques êtres avec lesquels il put fraterniser. Sa personnalité s’imposa à un petit groupe, ses œuvres, fleurs de rêve, poèmes de grâce, firent entrevoir à ses nouveaux amis un monde idéal.

Le Peintre-Poète réunit autour de lui quelques camarades épris eux aussi de beauté et de bonté. Et un jour, il leur exposa une idée qui lui était venue. Puisque tous, ils étaient des cœurs sincères, passionnément dévoués à leur art, et désireux d’exprimer le meilleur qui était dans la nature, pourquoi ne formeraient-ils pas, au milieu de l’énorme multitude des profanes, une société d’hommes qui, animés du même idéal, exerceraient leur art comme un sacerdoce, en vivant fraternellement, comme les membres d’une seule famille ?

La proposition rencontra l’entière approbation de ces jeunes gens vibrants de foi et d’enthousiasme.

À la suggestion du fondateur et pour se rapprocher le plus possible des grands modèles dont ils s’inspiraient, il fut décidé que les ressources des douze amis seraient mises en commun, tout simplement. Aucun d’eux n’aurait de bourse privée, personnelle. Et pour commencer, le Peintre-Poète prit deux pièces d’argent qui étaient dans sa poche et les déposa sur la cheminée. Quelques autres l’imitèrent, mettant là leur maigre avoir. D’autres, et pour cause, ne mirent rien du tout.

Ainsi fut fondée, il y a quelques quinze ans, à Londres, la Société des Douze Apôtres de l’Art.

Les jours s’écoulèrent.

Dès que l’un des Douze Apôtres de l’Art avait vendu un tableau, une petite toile, il arrivait et déposait sur la cheminée, le prix qu’il en avait reçu. Pareillement, lorsqu’il en avait besoin pour manger, se loger, se procurer un vêtement, chacun des frères puisait sur la cheminée, à la cassette commune.

Un immense enthousiasme régnait parmi la petite communauté. Tous étaient animés des sentiments les plus nobles, les plus généreux. Au cœur de l’énorme ville de sept millions d’hommes, les douze apôtres de l’art vivaient un rêve de beauté et de bonté comme le monde n’en avait pas vu depuis longtemps.

Les Douze Apôtres de l’Art !

Sur les douze cependant, il n’y en avait que deux dont les œuvres se vendaient, trouvaient des acquéreurs : celles du Peintre-Poète et celles de son ami le plus cher. C’était toujours eux qui mettaient sur la cheminée l’or que les autres se partageaient pour subvenir à leurs besoins.

La société cependant continuait d’exister. Elle continua jusqu’au jour où l’un des dix qui n’avait jamais rien contribué au fonds commun, mais qui y avait régulièrement puisé avec les autres, prit la dernière guinée pour s’acheter des chaussures, laissant le fondateur de la Société des Douze Apôtres se passer de souper.

La Société des Douze Apôtres de l’Art qui avait soulevé à son origine un si vif enthousiasme avait vécu. Comme tous les beaux rêves, elle n’avait pu résister à l’épreuve de la vie, de la dure réalité. Les Douze Apôtres se dispersèrent. Quelques-uns sont demeurés fidèles à l’art, d’autres, crevant de faim, se sont faits commerçants, et d’autres encore sont morts. Le Peintre-Poète, celui qui avait été l’âme du petit groupe, a conservé ses illusions, son cœur généreux. Et, à travers le monde, il va, pèlerin de l’Art, prêtre de l’Idéal, victime de la Chimère.