Chez l'auteur (p. 101-103).

LE JARDIN MERVEILLEUX[1]


L’âme d’Aline était comme un lac tremblant.

Elle était comme un de ces lacs à la surface opaque, incessamment agités par des courants sous-marins ou par des causes inexplicables, de ces lacs qui n’ont jamais de mirages parfaits, qui ne réfléchissent que faiblement l’ombre des nuages qui voguent au ciel ou du canot qui glisse à leur surface.

Et jamais ou presque jamais Dercey ne pouvait voir se refléter une image dans cette âme mystérieuse.

Un jour toutefois, il eut une surprise. Aline lui racontait un incident de son enfance, son premier voyage à la campagne.

Elle avait treize ans. Sa tante Martine, une vaine et grosse personne, arrivant un dimanche matin à la maison, l’invita à l’accompagner à Joliette. Le 65e Régiment faisait là une excursion, et la plantureuse matrone voulait en profiter pour aller voir une de ses sœurs établie en cette ville. Aline accepta sans empressement et sans enthousiasme, car la tante Martine ne lui inspirait aucune sympathie. C’était une grosse dame prétentieuse, constamment en grande toilette, robe de soie aux couleurs éclatantes et chapeaux à plumes ; une grosse dame toujours en transpiration et sentant la sueur.

Aline, blonde, mince et vêtue de blanc, prit place dans le wagon à côté de sa parente pavoisée comme un monument un jour de fête. De tout le trajet, elle ne put bouger, remuer, car la grosse dame, outre qu’elle remplissait presque toute la banquette, l’étourdissait de recommandations : qu’il fallait être sage, avoir de la tenue devant le monde, ne pas tacher sa robe et autres agaçantes sornettes.

Aline se mourait de soif mais elle ne pouvait même se lever pour aller boire, sa tante l’obligeant à se tenir tranquille à sa place. Le voyage parut très long à la petite fille.

À Joliette, les militaires débarquèrent aux sons des clairons et des tambours et se formèrent en rangs pour la parade. La tante Martine, très fière de ses oripeaux, monta dans une voiture ouverte à deux chevaux pour se faire conduire chez sa sœur Malvina qui habitait une petite maison en bois à l’autre bout de la ville. Majestueuse dans sa toilette de gala, la brave dame traversa les rues encombrées par la population endimanchée, pendant qu’Aline, plutôt honteuse, se faisait toute petite à côté d’elle.

Lorsque le carrosse fit enfin halte, Aline sauta à terre, embrassa sa tante Malvina, puis courut à la pompe boire une tasse d’eau fraîche. Enlevant ensuite sa robe blanche pour ne pas la salir, et gardant seulement son jupon, elle s’élança vers le jardin plein des fleurs éclatantes de l’été. Elle était extasiée, ravie, allait de l’une à l’autre, les embrassait amoureusement, avec passion, collant ses lèvres rouges à leurs rouges corolles, et s’exclamant : « Ma tante, que c’est donc beau ! » Et à chaque cri, c’était un nouveau baiser sur une nouvelle fleur.

Son âme s’épanouissait comme les glorieuses pivoines de ce petit jardin de campagne.

Ah ! les belles fleurs ! Comme elles étaient plus belles, plus parfumées, plus sympathiques que celles qu’elle voyait chaque dimanche au cimetière avec sa mère. Celles-ci n’exprimaient pas des regrets ; elles n’étaient pas arrosées de larmes ; elles avaient poussé pour la joie des yeux et il ne fallait pas être vêtu de noir pour les voir. On pouvait les regarder gaiement, sans contrainte, debout ou en courant, et non agenouillé comme pour les autres, à côté d’un petit tertre, près d’une croix…

Blonde comme une abeille, Aline butinait dans chaque calice. Tout son être vibrait d’une joie profonde comme elle n’en avait encore jamais éprouvé. Elle parlait aux fleurs, les caressait comme si elles eussent été des amies très chères…

Là, dans ce jardin ensoleillé, Aline avait vécu des minutes délicieuses, charmantes, embaumées, des minutes lumineuses.

Le midi, au grand scandale de la grosse tante Martine, Aline avait couru, en jupon, acheter une pinte de lait, sept ou huit maisons plus loin.

— Que vont penser ces gens-là ? criait la corpulente dame dans sa vanité blessée. Jamais plus je ne t’amènerai avec moi, déclarait-elle avec dépit.

Aline revint silencieuse à Montréal, mais sa figure était éclairée comme par un reflet mystérieux. Assise aux côtés de sa tante Martine, elle serrait les lèvres comme si elle eût connu un secret merveilleux et qu’elle eût craint de le voir s’échapper.

  1. Chapitre du roman Lamento.