Chez l'auteur (p. 89-91).

LE POÈTE


Il est en bronze et, sur le square blanc de neige, au milieu des hauts érables dénudés, son buste regarde le soleil levant.

Indifférents, les passants défilent devant lui tout le jour et tard dans la nuit, sans le voir, courant à leurs affaires, à leurs plaisirs, ou écrasés par leurs peines, allant à leur destinée.

Pendant cette rude saison de neige et de frimas, la physionomie du poète change souvent. Il y a quelques jours, après une tempête, je l’ai vu déguisé en marquis d’autrefois avec un manteau d’hermine sur les épaules.

Un matin qu’il avait neigé toute la nuit, je l’ai trouvé encapuchonné, emmitouflé, comme nos braves gens de la campagne, dans les grands froids.

Hier, j’admirais sa belle tête blanche, si digne.

Je ne peux oublier l’impression qu’il m’a causée il y a quelques jours alors que je lui ai vu des yeux couleur de lune, des yeux d’aveugle qui regardaient obstinément devant lui.

Où donc va-t-il ce soir, le poète, avec son plastron immaculé ?

Tout dernièrement, par un temps doux, le poète semblait en proie à la fièvre et des sueurs lui coulaient des tempes sur les joues, jusqu’au menton.

Chaque jour d’hiver sa figure prend un nouvel aspect.

Seul sur le square blanc et glacé, au milieu des érables aux grands rameaux noirs, le poète songe. Il évoque les jours de l’été, les jours de frais ombrage, la verdure, le chant des oiseaux, la chanson de la pluie sur les feuilles, les enfants qui jouent sur le gazon près de leur mère, les vieillards silencieux dont la vie est presque finie qui, assis sur un banc, supputent le nombre de jours qui leur restent ou qui ne pensent à rien.

Le poète revoit la figure de ce sage qui, chaque jour, à la même heure, au même endroit, feuillette les pages d’un livre.

Il médite le poète, et il se dit que ni la fortune, ni les honneurs, ni la gloire, ne valent les minutes d’émotion que vivaient ces deux pauvres jeunes gens qui, assis un soir sur un banc, se regardaient avec des figures d’extase en se tenant la main et en échangeant quelques rares paroles.

Sur son socle, au milieu des hauts érables canadiens, ses fidèles amis, le poète rêve.

N’est-il pas étrange et remarquable l’hommage que lui rend chaque automne ce jeune platane, tout en arrière de lui ? Alors que les gelées et les vents d’octobre ont dénudé tous les arbres tous à l’exception d’un seul, ce jeune platane conserve encore ses feuilles d’or pendant quelques jours comme pour auréoler la figure du poète. Mais ce dernier arbre s’est dépouillé à son tour et maintenant c’est l’hiver avec ses tempêtes, ses bourrasques et ses gels. Solitaire au milieu des érables centenaires, le poète regarde défiler les passants, qu’entraîne et que pousse la vie, les passants qui se hâtent dans le froid et dans le soir qui tombe. Pendant des heures encore, les gens vont et viennent, là tout près, puis ils se font de plus en plus rares. C’est la nuit, la nuit froide, hostile. Soudain, l’on entend les sonores accents des clairons. Ce sont de joyeux raquetteurs qui passent et qui viennent saluer Celui qui a si noblement chanté son pays.

Le silence se rétablit. C’est la nuit, la nuit mystérieuse, la nuit étoilée d’astres lumineux qui, dans le ciel sombre, dans l’espace infini, brillent d’un éclat intense.

Et un mince croissant d’or luit au firmament, au-dessus des branches noires des vieux érables et l’on croirait qu’une main invisible va le prendre, le décrocher, pour en couronner le front du poète solitaire.

C’est la nuit…

Une ombre s’avance, elle s’écarte du chemin, oblique vers le monument. Elle s’approche, et celui-là qui aime si passionnément les vers, se découvre pieusement devant le buste du poète et reprend sa route. La solitude se fait complète.

Pendant des heures, le vent, violemment, se démène dans le parc désert. Il erre et court entre les arbres, halète furieusement, soufflette la figure du poète impassible à l’outrage. Puis, dans le matin gris, des clochent sonnent. Des tramways passent en grinçant brutalement. Des hommes se hâtent vers des besognes serviles. Au-dessus des maisons innombrables, le ciel devient rose et le soleil apparaît. Un moment, la figure du poète s’illumine et malgré le froid et la neige, il évoque déjà avril, alors que la sève montera dans les rameaux des érables et que les bourgeons roses éclateront aux branches.

Le poète rêve sur son socle.

Et devant lui, indéfiniment, les passants défilent, sans trêve, courant à leurs plaisirs, à leurs affaires, ou écrasés par leur peine, allant à leur destinée…